Maurice Delafosse. Les Religions. Extrait de « Haut-Sénégal-Niger (Soudan Français-. Série d’études publiées sous la direction de M. le Gouverneur Clozel. Première série….

Maurice Delafosse. Les Religions. Extrait de « Haut-Sénégal-Niger (Soudan Français-. Série d’études publiées sous la direction de M. le Gouverneur Clozel. Première série. Le Pays, les Peuples, les Langue, l’Histoire, les Civilisations. Tome III. Les Civilisations. Bibliographie – Index. », (Paris), Émile Larose, Chapitre VII, 1912, pp. 160-215.

 

Maurice Delafosse (1870-1926). Administrateur colonial français, africaniste, ethnologue, linguiste, enseignant et essayiste prolifique. Chargé de cours de langues soudanaises à l’École des langues orientales vivantes (à partir de 1909).

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CHAPITRE VII – Les religions.

Quels que soient les noms que l’on donne aux religions indigènes de l’Afrique Occidentale, il est un fait certain bien que pratiquées par une population de beaucoup supérieure à la population musulmane, ces religions sont encore très peu connues et leur étude demeure difficile. Cela tient en partie à ce que les pratiques du culte ne s’exercent qu’exceptionnellement en public et au grand jour et à ce que les adeptes des religions indigènes n’aiment pas à parler de leurs croyances cela tient aussi à ce qu’il nous est très malaisé d’approfondir et de définir des dogmes qui ne s’enseignent qu’en secret et qui sont totalement différents des concepts religieux auxquels nous sommes accoutumés, c’est-à-dire de ceux dérivant plus ou moins du mosaïsme et composant le fondement des doctrines chrétienne et musulmane.

Je commencerai l’étude des religions du Soudan en passant en revue divers systèmes religieux ou prétendus tels que l’on a dit souvent exister dans ce pays, mais qui, à mon avis, ou bien ne s’y rencontrent pas, ou bien s’y rencontrent sous une forme ne pouvant, à aucun égard, constituer une religion proprement dite la religion des indigènes non musulmans du Soudan français n’est, quoi qu’on ait dit, ni le fétichisme, ni le totémisme, ni le théisme elle ne mérite pas davantage le nom de paganisme quant au christianisme, il est on somme inexistant dans la colonie. Les diverses croyances entre lesquelles se [p. 161] partagent les Soudanais relèvent de deux systèmes religieux dont l’un est l’animisme et l’autre l’islamisme, avec une addition, chez les sectateurs de l’une et de l’autre de ces deux religions, de pratiques d’ordre magico-religieux.

I.—  Fétichisme, totémisme, théisme.

1° Fétichisme.

Nous avons coutume de designer sous le nom global de « fétichisme » ou celui de « paganisme » toutes les religions africaines qui ne sont ni le christianisme ni l’islamisme ; ces désignations sont aussi impropres que les appellations de kafir ou de bambara que donnent souvent les musulmans de l’Afrique Occidentale à ceux qui ne pratiquent pas leur religion. Les « fétiches », à proprement parler, sont des talismans ou amulettes et ils ne constituent pas plus le fond de la religion des Noirs dits « fétichiste » qu’ils ne constituent le fond de l’islamisme ou du christianisme. Les fétiches sont du domaine de l’universelle superstition et de la crédulité humaine ils existent chez nous aussi bien que chez les Noirs et n’ont qu’un rapport très éloigné avec la religion proprement dite ; l’usage du scapulaire n’a rien à faire avec l’enseignement du Christ ou de saint Paul et, de même, le port d’une corne de bélier destinée à éloigner la variole n’a rien à voir avec le culte des ancêtres. C’est pourquoi je prétends que le terme de « fétichisme », employé pour désigner les religions africaines indigènes, est souverainement impropre; le terme de « paganisme » ne l’est pas moins, mais il a cependant l’avantage de s’opposer aux termes islamisme et christianisme.

En réalité, les Noirs non musulmans ont une religion véritable, en général assez compliquée, se présentant sous des aspects très différents les uns des autres malgré un fond commun et dans laquelle le fétichisme propre,’ c’est-à-dire la confiance accordée aux amulettes, n’entre que pour une part pour ainsi [p. 162] dire externe, sans faire partie des croyances religieuses proprement dites ; le fétichisme d’ailleurs n’est pas spécial aux religions nègres, ainsi que je le disais tout à l’heure il existe dans la pratique de toutes les religions, ou, plus exactement, il se superpose à la pratique de toutes les religions, y compris la musulmane et la chrétienne. Mais, comme la plupart des peuples demeurés superstitieux, les Noirs cachent à l’étranger les dogmes de leur croyance et, autant qu’ils le peuvent, les rites fondamentaux de leur culte, en sorte que l’observateur superficiel n’aperçoit que ce qu’il y a de plus grossier, de plus extérieur et de moins important dans les religions qu’il cherche à étudier il y est entraîné du reste par ses informateurs indigènes et, en première ligne, par nombre d’interprètes qui, pour se débarrasser de questions importunes, y répondent par la sempiternelle explication qui n’explique rien «  ça, c’est fétiche » autant dire «  ça, c’est quelque chose que je ne comprends pas ou quelque chose dont je ne veux pas parler ».

Lors donc que l’on rencontre l’expression « fétichistes » appliquée à des indigènes du Soudan, il doit être bien entendu qu’il faut lui donner son acception vulgaire, c’est à-dire celle de « non musulmans ?, sans vouloir aucunement en faire la désignation des sectateurs d’une religion spéciale.

Totémisme.

Tel qu’il est défini par les ethnographes l’ayant étudié en Amérique ou en Océanie, le totémisme semble bien ne pas exister en Afrique Occidentale. Les pratiques qui ont avec lui une certaine analogie, plus apparente que réelle, et dont j’ai parlé à propos du clan, paraissent constituer, non pas un système religieux, mais plutôt une sorte de système d’association se manifestant par des rites d’ordre magico-religieux. J’ai dit que les tana ou animaux sacrés avaient été déclarés tabous par l’ancêtre du clan et n’étaient nullement considérés eux-mêmes comme des ancêtres. Il arrive bien parfois que tel ou tel animal est regardé par certains individus ou certaines familles comme pouvant être — non pas comme étant nécessairement —leur [p. 163] ancêtre, mais cela rentre dans la croyance à la transmigration des âmes tel est le cas où l’esprit d’un défunt est censé avoir élu domicile dans le corps d’un animal qui d’ailleurs n’est pas toujours de l’espèce tana et qui, en général, est un animal particulier et non n’importe quel animal d’une espèce donnée d’autres animaux sont sacrés parce qu’ils sont censés servir de résidence habituelle à un génie. Ces croyances et le fait tout à fait exceptionnel du reste — que le nom du tana est, dans des cas très rares, le même que celui du clan ont pu faire croire à l’existence au Soudan d’une sorte de totémisme mais, en tout cas, ce totémisme serait complètement dînèrent du système religieux auquel on donne habituellement ce nom.

Théisme.

Si le terme de « fétichisme », employé pour désigner la religion des Noirs non musulmans, est impropre, ceux de « polythéisme » ou « paganismeé ne le sont pas moins. La plupart en effet des peuples indigènes de l’Afrique Occidentale, tous même très probablement, croient à l’existence d’un Dieu unique, Dieu créateur, qu’ils ne sont pas loin de se figurer comme un pur esprit, auquel ils n’attribuent jamais, en tout cas, le caractère anthropomorphique, mais qu’ils confondent souvent, tout au moins par le terme sous lequel ils le désignent communément, avec le Ciel. Ils le regardent comme l’auteur du monde et de tout ce qui existe de matériel et d’immatériel, de visible et d’invisible, ou du moins de tout ce qui a existé au début du monde, mais ils lui dénient en général tout pouvoir sur le présent et sur l’avenir, toute faculté de modifier les desseins arrêtés par lui lorsqu’il a créé l’univers en tout cas ils ne croient pas à son intervention directe et seraient plutôt disposés à admettre que, si tout ce qui arrive n’arrive qu’avec la permission de Dieu et parce que Dieu l’a voulu, l’homme ne peut pas obtenir de cet Être suprême qu’il modifie ses plans pour faire plaisir à ses créatures il leur arrive très souvent de dire, lorsqu’un malheur les frappe : « C’est Dieu qui a fait cela », mais il ne [p. 164] leur serait pas venu à l’idée de supplier Dieu d’écarter d’eux ce malheur.

Ils n’acceptent donc pas le dogme du Dieu-Providence et, par suite, ne rendent pas de culte à Dieu et ne lui adressent pas de prières, considérant ce culte et ces prières comme tout au moins inutiles Dieu, disent-ils, est trop au-dessus des hommes et trop différent d’eux pour les entendre et, les entendrait-il, qu’il ne pourrait pas changer pour eux le cours des évènements tel qu’il l’a fixé une fois pour toutes. Toutefois, par un illogisme dont l’exemple se retrouve sous toutes les latitudes, c’est Dieu qu’ils invoquent le plus souvent lorsqu’ils formulent un souhait, mais on peut dire qu’il n’y a la bien réellement qu’une simple façon de parler. Une bonne part du prestige dont jouissent les musulmans et les chrétiens auprès des Noirs professant les religions indigènes provient précisément de ce que les musulmans et les chrétiens s’adressent à Dieu et conversent avec lui.

Quoi qu’il en soit, le théisme des indigènes de l’Afrique Occidentale tient beaucoup plus du fatalisme que de toute autre chose et il ne constitue nulle part une religion dans le sens que nous donnons habituellement à ce mot c’est tout au plus une doctrine de philosophie religieuse.

Bien entendu, ce qui précède no s’applique pas aux indigènes musulmans qui, tout fatalistes qu’ils soient, ont une autre conception de Dieu, puisqu’ils s’adressent à lui au moins pour lui demander le salut dans l’autre vie (1). [p. 165]

II. — L’animisme.

Généralités.

L’animisme ou culte des esprits est la vraie religion Indigène de l’Afrique Occidentale. Il se divise en culte des morts et en dynamisme, parce que les esprits objets d’un culte sont de deux sortes les mânes des défunts et les génies personnifiant les forces de la nature ou esprits des êtres autres que l’homme.

Le Noir estime que, dans tout phénomène de la nature et dans tout être renfermant une vie visible ou latente, il existe une puissance spirituelle, ou esprit dynamique ou efficient (nidma en mandingue), qui peut agir par elle-même de là le culte des génies, personnifiant les forces naturelles, et celui des mânes des défunts, esprits qui ont été libérés par la mort de leur réceptacle humain momentané. A chacun de ces génies ou esprits, le Noir prête à la fois raison et passion si l’on trouve o moyen de convaincre sa raison ou de satisfaire sa passion, on associe parla même le génie ou l’esprit à ses propres désirs. La croyance à la réviviscence et à la transmigration des âmes existe partout, mais elle n’est pas contradictoire du culte des défunts on distingue, en effet, du principe efficient ou véritable esprit (en mandingue nidma) qui est l’objet d’un culte, le souffle vital (dia dans la même langue) qui, à la mort d’un être vivant, va animer un autre être et fait chez les indigènes l’objet, non pas d’un culte, mais d’une simple conception philosophique.

Le nidma, esprit dynamique ou efficient, peut-être l’esprit d’un génie, d’un ancêtre, d’un objet sacré, d’un animal, d’une montagne, d’une pierre, etc. Le dia ou souffle vital n’existe que [p. 166]chez les êtres vivants (hommes, animaux, plantes) ; à la mort de son possesseur, il va animer un être de même catégorie (nouveau-né, animal, plante) ; qui se trouve être le remplaçant numérique de l’être défunt c’est ainsi que s’explique que la croyance à la reviviscence des âmes n’est nullement inconciliable avec le culte du nidmades défunts. Ce dernier peut résider où il lui plaît dans le cadavre du défunt, dans son habitation, dans l’objet ou sur l’arbre qui lui est consacré, dans sa statue, ou encore dans le corps d’un homme ou d’un animal vivant dont il absorbe alors le nidma propre et qu’il asservit, par possession, à sa volonté c’est ainsi que les soubarha ou jeteurs de sorts acquièrent leur puissance spéciale en arrivant, par des rites magiques, à se faire posséder par le nidma d’un génie ou d’un défunt.

Les génies et esprits peuvent faire le bien ou le mal (rôle positif) ou s’abstenir de l’un ou de l’autre (rôle négatif) on s’adresse à eux pour obtenir soit l’un soit l’autre de leurs effets. Il n’y a pas de bons et de mauvais génies. La distinction que l’on a voulu faire parfois entre bons génies que les Banmana appelleraient dyiné ou guina ou niéna et mauvais génies qu’ils appelleraient nid n’existe pas en réalité tout génie se nomme niâ chez ce peuple, tout esprit niéna les termes dyiné, guina, niéna sont des altérations du mot arabe djinn et ne s’appliquent qu’à certains génies quelque peu apparentés aux djinn musulmans. Quant au boli ou dio, c’est l’objet matériel spécialement consacré à tel ou tel génie ou esprit et qui lui sert de résidence lorsque certains rites ont été accomplis. On arrive facilement, dans la pratique, à identifier le nid et son boli, comme les chrétiens arrivent à identifier le saint et sa statue ou à adorer la croix au lieu de Jésus lui-même. Il semble que les esprits des défunts ont la prédominance chez les peuplades les moins influencées par l’extérieur, tandis que le culte des génies domine chez les peuplades plus influencées, sans que je puisse me permettre aucune affirmation catégorique à ce sujet. Dans les deux cas, comme je viens de le dire, il arrive que la superstition populaire identifie presque avec l’esprit ou le génie l’objet qui le représente ou qui lui est [p. 167] consacré, d’où l’apparence d’idolâtrie que revêt souvent la religion indigène. De plus, il convient de tenir le plus grand compte des croyances et des rites magico-religieux, qui prennent souvent une importance plus grande que la religion elle-même et auxquels se rattachent, avec beaucoup d’autres choses, le fétichisme proprement dit et le système du tana.

Au dire de certains vieillards, la foi diminuerait d’intensité chez les animistes de notre époque, en même temps que s’accroîtrait l’exploitation des fidèles par leurs prêtres. La religion, disent-ils, était autrefois une chose plus sérieuse que maintenant les cérémonies du culte s’accomplissaient toujours en secret et selon les rites traditionnels actuellement, on s’y livre fréquemment au grand jour, on en fait un jeu et on mélange sans discernement des cérémonies qui devraient, par leur objet, rester distinctes les unes des autres; les prêtres se font payer pour la moindre chose, ils inventent tous les jours de nouvelles prohibitions afin de se faire remettre des présents par les fidèles pour les en délier, ils imaginent sans cesse de nouveaux « grigris » et sont devenus, en un mot, les « marchands du Temple ».

Culte des morts.

La grande importance donnée à la famille dans la société indigène, le respect du patriarche et l’autorité dont il jouit, nous font comprendre facilement que les ancêtres soient en Afrique Occidentale l’objet d’un culte véritable et que ce culte et les croyances qui s’y rattachent constituent le plus souvent la base de tous les systèmes religieux et des pratiques qui s’y sont greffées.

Le fondateur de chaque famille est partout vénéré son souvenir a été conservé par des légendes qu’on se transmet de génération en génération et qui, au fur et à mesure de leur transmission, s’amplifient et se dénaturent jusqu’à entrer dans le domaine du merveilleux. C’est ainsi qu’avec le temps l’ancêtre se transforme peu à peu en un véritable héros ou demi-dieu, quelque peu analogue à l’Hercule de l’antiquité classique [p. 168] et aux saints des religions musulmane et chrétienne, demi-dieu qui a son culte localisé, bien entendu, à l’ensemble de ses descendants, c’est-à-dire à la famille, au clan, à la sous-tribu ou à la tribu. Mais, comme c’est surtout l’imagination des conteurs de légendes qui a doté le héros de ses principales vertus et lui a attribué la plupart dos actes miraculeux de sa vie terrestre, comme d’autre part l’imagination des hommes travaille à peu près selon les mêmes méthodes dans dos sociétés de civilisation analogue, il arrive que les ancêtres des diverses tribus, tels qu’ils sont connus aujourd’hui des membres de ces tribus, se ressemblent en bien des points, et que souvent la vie de plusieurs héros est contée de façon presque identique en sorte que plusieurs tribus rendent des cultes analogues à leurs ancêtres respectifs, les noms des héros qui en sont l’objet étant seuls différents.

Les ancêtres divinisés ou esprits protecteurs du village ou de la famille portent en mandingue le nom de dassiri ils résident habituellement sur un arbre ou arbuste qui, pour ce motif, est sacré et auquel on ne touche jamais, respectant même les toiles que les araignées tissent entre ses branches au pied de cet arbre, ou sur la fourche que forment ses premiers rameaux, est placée généralement une écuelle qui sert à recevoir les libations, tandis que le tronc de l’arbre à sa base est recouvert de sang, de plumes et d’œufs brisés provenant des sacrifices. L’arbre du dassiri n’est pas nécessairement placé dans le village on le rencontre fréquemment à quelque distance des lieux habités, sur le bord des chemins ou dans les plantations ; indépendamment du sang et des œufs coagulés avec des plumes qui ornent sa base, on le reconnait à ce qu’une petite place a été aménagée alentour et à ce qu’un sentier généralement assez creux permet d’y accéder facilement.

En outre des arbres sacrés, il existe des autels en terre, de forme le plus souvent conique ou tronconique, supportant une écuelle de terre, et qui servent aussi de résidence et de lieu de culte aux dassiri (2) ces autels sont appelés kara en mandingue [p. 169] ceux consacrés à l’esprit protecteur du village ou d’un quartier du village sont dressés sur une place publique ou bien à un carrefour voisin des premières habitations, ceux consacrés à l’esprit protecteur d’une simple famille sont érigés le plus souvent à l’intérieur des maisons et sont en général beaucoup moins élevés des statuettes représentant les ancêtres les entourent fréquemment.

Le chef de village (3) ou le chef de famille, suivant le cas, est chargé de présider aux sacrifices offerts au dassiri de son village ou de sa famille et porte en mandingue le titre de dassiritigui (4).

En outre et à côté de ces ancêtres éloignés, il y a les ancêtres décédés plus récemment, dont chacun est l’objet d’un culte spécial pour ses descendants ou parents directs de môme que chaque tribu a son demi-dieu, et chaque province ou village son héros ou son saint, chaque famille globale ou réduite à ses défunts de marque et leur rend un culte véritable.

Ce culte des défunts se manifeste, sur toute l’étendue de l’Afrique Occidentale et principalement dans les sociétés indigènes qui ont le moins subi l’influence des civilisations étrangères, par les cérémonies bien caractéristiques et toujours solennelles qui accompagnent les funérailles des notables et des chefs, par le deuil imposé aux veuves et aux parents des défunts, par l’entretien et le respect des tombes et surtout des objets dont le mort se servait habituellement de son vivant et qui deviennent [p. 170] sacrés après son décès. Je n’entreprendrai pas ici la description des cérémonies et des rites relatifs à la mort, aux funérailles, au deuil, etc., car cette description demanderait tout un volume, en raison de l’importance de ces cérémonies et de ces rites et de leur variété selon que l’on passe d’un pays à un autre. Je me contenterai de rappeler les plus caractéristiques, notamment les sacrifices qui suivent le décès des chefs — sacrifices dont les victimes furent souvent des hommes jusqu’au moment de notre intervention — ; les fêtes mortuaires, qui durent des semaines et parfois des mois et qui sont les cérémonies extérieures les plus pittoresques que l’on rencontre chez les Noirs ; les offrandes de vivres et de boisson aux défunts la conservation des cadavres pratiquée encore chez plusieurs populations indigènes les statues en bois, en argile, en fer et en bronze érigées à la mémoire des morts les chapelles funéraires si curieuses que l’on observe chez les peuples de la forêt, dans le bassin de la Volta et ailleurs la croyance à la transmigration des âmes répandue un peu partout et qui fait admettre qu’un défunt peut survivre dans la personne d’un enfant conçu au moment de son décès et conduit à donner à cet enfant le nom du défunt, etc., etc. (5).

Plusieurs de ces rites celui des sacrifices humains entre autres s’expliquent par la croyance que les hommes doivent jouir dans l’autre monde d’une existence en rapport avec celle qu’ils ont vécue sur la terre à un notable qui avait beaucoup de femmes et d’esclaves il faudra, par-delà la mort, des femmes et des esclaves.

Le culte rendu aux morts est une preuve indéniable de la croyance universelle des peuples soudanais à une survie quelle est cette survie ? en quoi consiste-t-elle exactement ? [p. 171] C’est ce qu’il serait assez malaisé de définir de manière précise ; il est à peu près démontre que tous les indigènes n’ont pas les mêmes idées à ce sujet et il est probable même que bien peu pourraient exposer clairement la doctrine qu’ils professent en la matière. Ce qui est absolument certain, c’est que tous croient que tout ne finit pas avec la mort et que, parfois, ils étendent cette croyance, non seulement à l’humanité, mais aussi aux animaux et même aux arbres. En général ils pensent qu’au-delà de la mort existe une sorte d’état mi-matériel, mi-spirituel dans lequel le niâma des défunts continue à s’occuper des choses de la terre, avec une puissance de perception et d’action que ces derniers ne possédaient pas de leur vivant.

L’esprit dynamique ou niâma d’un mort peut continuer à résider dans son enveloppe corporelle — de là les soins donnés aux cadavres, les précautions prises pour les ensevelir — il peut aussi résider momentanément, soit lorsque cela lui plaît, soit lorsqu’on l’en prie selon certains rites, dans la maison où habitait le vivant, autour des objets qu’il affectionnait ou sur ces objets mêmes, ou encore dans la statue qui le représente. Quant au dia ou souffle vital, il peut venir animer le corps d’un nouveau-né ou d’un fœtus en gestation, — d’où la croyance assez répandue que les femmes peuvent concevoir sans avoir aucun rapport avec un homme, — ou même parfois le corps d’un animal nouveau-né, principalement d’un animal de l’espèce constituant le tana de la famille du mort. Les prêtres d’un génie meurent par suite du ravissement de leur dia par le génie c’est une mort glorieuse l’individu qui a encouru la colère d’un génie ou qui a été voué, par des rites magiques, à la haine de celui-ci est tué par lui de la même façon mais c’est là une mort ignominieuse et, dans ce cas, le défunt est privé de funérailles. Chaque fois que, pour la raison qui précède ou par suite de circonstances quelconques, les funérailles n’ont pas été accomplies selon les rites traditionnels, que les sacrifices exigés par la coutume ont été négligés — par exemple, dans les pays où existe la pratique des sacrifices humains, que des victimes n’ont pas été immolées aux mânes du défunt pour le servir dans l’autre vie — que l’on n’a pas pourvu aux besoins matériels du [p. 172] mort en mettant à sa disposition des aliments, ou encore que la tombe a été violée ou qu’un individu assassiné, empoisonné ou tué par sortilège n’a pas été vengé, le niâma du défunt souffre, il erre de place en place sans trouver de repos, s’irrite et manifeste sa colère en rendant malades ou en faisant mourir ceux de ses parents qui ne se sont pas acquittés de leurs devoirs envers lui. Ce sont surtout ces esprits mécontents qui vont parfois habiter le corps de certains animaux, non pas nécessairement — le corps d’un animal nouveau-né de l’espèce tana, mais plutôt — dans ce cas spécial le corps d’un animal adulte d’une espèce quelconque, le plus souvent d’un solitaire aux mœurs bizarres, qui se montre toujours au même endroit cet animal devient alors sacré et personne n’ose lui faire de mal. D’autres fois, les esprits mécontents vont habiter le corps d’un homme ou d’une femme, se substituant au propre esprit de cet homme ou de cette femme, tantôt d’une façon définitive et alors le possédé devient fou (fato en mandingue) et on le respecte comme incarnant un esprit tantôt de façon temporaire et à la requête même de l’homme ou de la femme qui cherche, en donnant asile à l’esprit d’un mort, à acquérir une puissance surnaturelle dont il ou. elle se servira aux dépens de ses ennemis le possédé de cette espèce ou possédé volontaire appartient à la catégorie des jeteurs de sorts (soubarha en mandingue) lorsqu’il agit sous l’influence du niâma qui le possède, il peut se métamorphoser en animal ou user de maléfices pour rendre malades les vivants dont le mort ou le possédé lui-même a à se plaindre ou même pour les tuer mystérieusement. Au contraire des fous ou possédés malgré eux, les possédés volontaires et malfaisants sont redoutés, pourchassés et tués sans pitié lorsqu’on les découvre c’est là l’origine du meurtre rituel, qui a longtemps existé dans toute l’étendue de l’Afrique Occidentale même chez les musulmans, et qui se pratique encore de nos jours en certaines régions, malgré tous nos efforts pour combattre cette pratique barbare (6). [p. 173]

Culte des forces naturelles et des génies.

Les forces naturelles, dont l’action a tant d’importance pour des peuples surtout agriculteurs, ont, comme les êtres humains, un esprit ou niâma, véritable esprit dynamique cet esprit, tout naturellement, est devenu l’objet d’un culte, soit sous le nom de l’élément ou du corps naturel qu’il fait agir (le ciel, la terre, les astres, le feu, les vents, les montagnes, les fleuves, etc.), soit sous le nom d’un génie (nid ou gniâ en mandingue) (7) qui est censé disposer à son gré de l’une ou de plusieurs de ces forces, de l’un ou de plusieurs de ces éléments. Aucun de ces génies n’est considéré comme un Dieu à proprement parler, puisque tous ont été créés par Dieu comme le monde et tout ce qu’il renferme de visible et d’invisible cependant le génie du Ciel, au moins dans la terminologie vulgaire, est souvent confondu avec Dieu lui-même, mais la plupart du temps les anciens attribuent à Dieu un nom spécial connu d’eux seuls et qui n’est pas le nom du Ciel.

En tout cas, alors qu’on ne rend aucun culte à Dieu, on en rend un aux génies, qui sont en quelque sorte les intermédiaires naturels entre l’homme et Dieu, exécutant les secrets desseins de ce dernier mais pouvant les modifier dans une certaine mesure, peut-être à son insu, en ce sens qu’ils détiennent chacun une parcelle de la puissance divine et l’exercent à leur guise. C’est ainsi que le polythéisme des Indigènes non musulmans de l’Afrique Occidentale a en réalité une base monothéiste et que les esprits et les génies correspondent à peu de chose près, les premiers aux saints et les seconds aux anges et démons des religions musulmane et chrétienne.

Ces génies ne sont pas non plus sans analogie avec les dieux de l’antiquité grecque et surtout égyptienne ; souvent ils constituent une véritable famille mythologique, a la base de [p. 174] laquelle on rencontre habituellement le Ciel, génie mâle e principe fécondant, et la Terre, génie femelle et principe fécondé et générateur. Le Ciel, parfois identifié avec le Soleil, a épousé la Terre, parfois identifiée avec la Lune, et de leur union ou de l’union de leurs enfants sont sortis tous les principaux génies qui dirigent le monde et y dispensent la vie et la mort, le bonheur et le malheur sous toutes leurs formes. Le Ciel et la Terre, père et mère des génies, sont souvent pris à témoin dans les serments ou invoqués dans les souhaits ; mais le culte rendu directement à eux est beaucoup moins répandu que celui rendu à l’aîné de leurs enfants, lequel, doué à la fois des vertus mâles et femelles de ses deux auteurs, est le véritable intermédiaire entre la puissance mystérieuse de Dieu et la faiblesse craintive de l’homme.

Généralement le Ciel et la Terre restent des entités sinon abstraites, au moins sans représentation palpable ; parfois cependant le premier est invoqué sous la forme d’un homme pourvu d’un énorme phallus ou même sous la forme d’un phallus isolé, tandis que la Terre ou génie femelle est représentée par une femme aux vastes mamelles ou simplement par une paire de mamelles.

Quant au fils ainé de la Terre et du Ciel, il est représenté sous des aspects très divers, parfois sous celui d’un hermaphrodite, le plus souvent sous une figure animale tête de taureau, caïman, poisson, serpent. Le culte de ce génie, sous les divers aspects de sa représentation extérieure, est commun, je crois, à toutes les populations non islamisées de l’Afrique Occidentale et il existe même, sous une forme atténuée, chez plusieurs peuples islamisés. On le rencontre, chez toutes les tribus mandé, sous le nom de Koma ou Komoet, sous le nom de Do, chez les Sénoufo, les Agni-Assanti, etc. ; ailleurs il est connu sous des noms différents, mais, quelle que soit l’appellation que l’on donne au génie, son culte se retrouve partout, depuis le Sénégal jusqu’au Congo et sans doute au-delà, avec des cérémonies extérieures tout à fait analogues. Partout aussi ces cérémonies sont interdites aux femmes et certains de leurs rites sont cachés même aux hommes non-initiés ; l’initiation au culte comporte toute une [p. 175] série d’épreuves que l’on entoure de mystère et que l’on n’aime pas à révéler aux étrangers l’association religieuse ayant pour but principal le culte de ce génie est l’une des plus répandues et les plus fortement constituées qui existent en Afrique Occidentale.

Les autres génies, ou génies secondaires, ont également leurs cultes spéciaux et souvent aussi leurs épreuves d’initiation, accessibles tantôt aux hommes seuls, tantôt aux deux sexes. Mais les cultes des génies secondaires sont plus spécialisés à tel ou tel pays, à telle ou telle tribu. Parfois ils sont importés dans un pays où ils n’étaient pas encore connus, s’y développent avec une grande rapidité, puis disparaissent leur fortune est soumise aux caprices de la mode.

Le culte du Koma au contraire est universel et dure depuis sans doute des milliers d’années.

Les génies représentant proprement des forces naturelles ont un culte moins compliqué et plus localisé ; généralement ils ne sont pas figurés par des images ou statues, mais sont invoqués directement, en des lieux où l’on pense qu’ils résident habituellement sur des montagnes, sur des entassements de rochers présentant le plus généralement dos aspects bizarres et inattendus, dans des cavernes, sur le bord dos fleuves, sur des arbres plantés auprès des villages ou des maisons, ou situés en pleine brousse ou dans les champs. On leur offre des sacrifices surtout des œufs, du sang et des plumes pour obtenir d’eux les faveurs que l’on désire ou pour leur demander d’éloigner de soi un malheur ou de faire du mal à autrui. C’est dans le culte de ces génies qu’il faut ranger certaines cérémonies agraires, comme la procession qui a lieu presque partout au Soudan vers le commencement de mai, après la première journée de grosses pluies, et qui est destinée à appeler sur les champs les bénédictions d’en haut. (A Bamako, cette procession se termine par un sacrifice offert, sur le bord du Niger, au génie du fleuve, sacrifice qui, avant notre occupation, consistait à précipiter dans le fleuve une vierge que dévorait le caïman représentant le génie : d’où le nom de Bamako : l’affaire du caïman). C’est [p. 176] au même culte qu’appartiennent les fêtes accompagnant les semailles et les récoltes en beaucoup de pays (8).

Alors que le culte des ancêtres et celui des esprits qui ne font qu’un en réalité n’ont pas en général de prêtres spéciaux, chaque chef de famille ou de village remplissant les fonctions sacerdotales, le culte des forces naturelles et des génies est presque partout entre les mains d’un véritable clergé, organisé en associations, qui veille au culte de chaque génie, initie les néophytes aux pratiques cultuelles, leur enseigne parfois un langage secret dont se servent entre eux les seuls initiés, préside aux cérémonies de la circoncision et de l’excision et aux funérailles des initiés. Ce clergé ne forme pas en général une caste spéciale et ne doit pas être confondu avec la catégorie des gens qui se livrent, soit à la magie, soit à certaines danses religieuses, et qui, eux, constituent souvent une caste à part. La circoncision (ablation du prépuce) n’existe pas partout certains peuples même par exemple les Gourounsi la considèrent comme infamante. L’excision (ablation de l’extrémité du clytoris) est pratiquée au contraire chez toutes les tribus noires du Haut-Sénégal-Niger, y compris celles qui n’admettent pas la circoncision. Ces deux genres de mutilation existent d’ailleurs en dehors du Soudan chez un très grand nombre de peuples, tant fétichistes que musulmans, même chez des peuples du golfe de Guinée, comme les Dahoméens par exemple. Il semble bien que ces coutumes sont antérieures à l’islamisme, car on les rencontre chez des populations rebelles à l’islam et n’ayant été que fort pou en contact avec des musulmans, tandis qu’elle ne sont pas pratiquées par certains peuples vivant depuis des siècles au contact des musulmans. L’excision en particulier n’est certainement pas d’origine islamique et quelques peuples musulmans ceux de race blanche ne la pratiquent qu’exceptionnellement. En tout cas, partout où ces coutumes existent, même chez beaucoup de [p. 177] musulmans, elles font partie des épreuves d’initiation à caractère religieux; on opère les enfants seulement au sortir de la première enfance ou plus exactement à l’âge de la puberté (9).

Les cérémonies du culte de certains génies se font tantôt dans des édicules ou près d’édicules renfermant la statue du génie ou la représentation de l’animal par lequel il est figuré, tantôt surtout en ce qui concerne les cultes qui sont l’apanage dû sociétés secrètes dans des bois sacrés avoisinant les villages ou, en l’absence de ces bois sacrés, dans des endroits réservés spécialement à cet usage et situés en général sur la lisière ou en dehors du village. Beaucoup de cérémonies religieuses ont lieu de préférence la nuit. Les prêtres sont, dans les associations religieuses, ceux que l’on pourrait appeler les initiés parfaits les simples affiliés, non encore parvenus au terme suprême de l’initiation, constituent l’ensemble des fidèles ou sectateurs (10). [p. 178]

III. Croyances et rites magico-religieux.

A tous les systèmes religieux — y compris l’islamisme et môme les religions chrétiennes —s’adaptent et se superposent des croyances et des rites, souvent plus anciens que la religion proprement dite, et qui parfois constituent un véritable culte beaucoup plus répandu que le vrai culte religieux de l’endroit et ayant, la plupart du temps, des manifestations extérieures plus nombreuses et plus facilement perceptibles.

Ces croyances et ces rites, que l’on retrouve à tous les âges dans toutes les sociétés humaines, ont sans doute la même origine que les religions proprement dites, à savoir le besoin pour l’homme de se défendre contre les forces qu’il ne connaît pas ou qu’il connaît mal ; mais alors que la religion est une science qui prétend précisément connaître ces forces, les étudie et les définit, afin de pouvoir mieux les utiliser ou les combattre, la magie est un empirisme qui use de certains procédés parce qu’il les croit bons, sans chercher à discerner les causes de leur efficacité on pourrait dire que le magicien est au prêtre ce que le guérisseur empirique est au médecin moderne.

La magie ainsi entendue — ou, si l’on préfère, la pratique des rites magico-religieux — est au Soudan entre les mains de gens, hommes ou femmes, magiciens, sorciers ou féticheurs — selon l’expression vulgaire — qui, tantôt forment une caste à part, tantôt appartiennent à l’une des castes d’artisans ; il arrive fréquemment aussi que dos prêtres païens et des marabouts musulmans ajoutent à leur métier propre celui de magicien ; il arrive aussi que des individus quelconques se livrent accidentellement ou habituellement aux pratiques de magie. C’est dans l’élément magico-religieux qu’il convient, à mon sens, de classer la croyance au « tabou »ou au tana, si universellement répandue en Afrique Occidentale. Non seulement chaque clan a son ou ses tana, mais il est rare que chaque village, chaque famille, chaque individu même n’ait pas le sien ou [p. 179] les siens (111), qui lui ont été imposés à la suite de certaines circonstances par quelque magicien réputé, avec la croyance bien enracinée que toute infraction au tana amènera la mort ou tout au moins une maladie grave, à moins que l’infraction ait été involontaire, auquel cas elle peut être rachetée par un sacrifice expiatoire et une offrande au magicien.

C’est ainsi que, dans tel village (12), on ne peut manger ni faire pénétrer des arachides, à moins qu’elles soient pilées, sous peine de voir des animaux malfaisants s’introduire dans le village et y exercer des ravages ; les membres de telle famille ne peuvent pas toucher le corps de tel animal, qui d’ailleurs n’est pas le tana de leur clan (13) : tel individu ne peut pas manger de riz blanc, tel autre ne peut pas manger de bananes le samedi ; certains jours de la semaine sont néfastes pour tel individu ou pour telle classe sociale tel chef de village ne peut pénétrer dans son village et doit tenir ses assises à l’extérieur du mur d’enceinte, etc., etc. Le nombre et la variété des interdictions urbaines, familiales et individuelles sont tels en Afrique Occidentale que l’acte le plus simple de la vie journalière devient souvent des plus malaisés à accomplir cette coutume du tana est une véritable entrave à la liberté humaine.

Les génies aussi ont leurs tana, et les prêtres et sectateurs d’un génie, en plus de leurs tana de clan ou autres, ont le tana  de leur génie, ainsi que les enfants que l’on a baptisés du nom ou surnom d’un génie ; le niâma d’un défunt a son ou ses tana propres, qui viennent s’ajouter à ceux qu’avait le vivant. Certains génies ou esprits ont comme tana les plumes de perdrix, certains autres les coques d’arachides, d’autres le dolo ou bière de mil, d’autres tel ou tel animal ; d’où la nécessité, dans les [p.180] villages consacrés à ces génies ou esprits, de n’introduire que des perdrix toutes plumées, des arachides décortiquées, de ne pas laisser pénétrer de jarres de dolo, d’interdire l’entrée de l’animal prohibé, etc. Les remèdes eux-mêmes ont leurs tana certaines plantes médicinales perdent leur vertu si on les met en contact avec telle autre plante ou avec tel ou tel objet.

Les prohibitions d’ordre magico-religieux sont plus ou moins étendues elles peuvent concerner simplement la manducation du tana, elles peuvent aussi impliquer la défense de le tuer, et même de le toucher ou de le regarder. En ce qui concerne le tana de clan, il est quelquefois permis de tuer l’animal tana, il est généralement licite de le regarder et de le toucher, mais il est toujours interdit de le manger ; en ce qui regarde les tana individuels, la prohibition s’étend le plus souvent jusqu’au simple contact (14) et même à la vue du tana quant aux tana de village, ils sont d’ordre excessivement varié. Si les prohibitions sont observées strictement, le tana est parfaitement inoffensif ainsi presque tous les indigènes du Soudan sont persuadés que l’animal sacré d’un clan ne fera jamais de mal à un individu de ce clan, pourvu que ce dernier n’enfreigne pas les interdictions traditionnelles un Diara ne craint pas la rencontre d’un lion ni un Mariko celle d’un caïman ; mais du jour où quelqu’un abandonne son tana de clan, il a à redouter ce dernier ainsi, lorsqu’un indigène n’appartenant pas à une caste proprement dite épouse une femme castée, nous avons vu qu’il entre de ce seul fait dans la caste de sa femme, et, en même temps, il quitte son clan pour entrer dans celui de son épouse, adoptant le diamou et le tana de cette dernière ; à partir de ce jour, il peut être blessé ou tué par l’animal qui, avant son mariage, constituait son propre tana.

J’ai dit plus haut que deux individus portant le même diamou ou nom de clan peuvent ne pas avoir le même tana de [p. 181] clan, en raison du fractionnement des clans primitifs en clans secondaires de même nom ; j’ai dit aussi qu’un clan donné avait en général plusieurs tana : l’un, initial et commun a tout le clan les autres, secondaires et spéciaux aux fractions, mais arrivant souvent à faire presque oublier le tana primitif. Il peut arriver d’autre part que deux clans entièrement distincts aient le même tana. Pour en finir avec ce qui concerne le tana de clan, il me faut ajouter que les prohibitions concernent, non seulement le ou les tana du clan lui-même, mais aussi le tana du clan allié par le sénékoun.

Au point de vue indigène, une interdiction ne constitue un tana que si elle a été prononcée dans des circonstances spéciales et selon des rites magiques et si l’infraction à cette interdiction doit amener comme châtiment la maladie ou la mort sans aucune intervention étrangère. Ainsi les interdictions prononcées par une loi religieuse proprement dite, qui ne s’appliquent qu’aux fidèles de la religion intéressée ou aux initiés et qui n’ont comme sanctions que des châtiments dans l’autre monde ou des peines corporelles dans celui-ci, ne constituent pas des tana telle l’interdiction musulmane concernant le jeûne du Ramadan ou la défense faite aux femmes d’assister aux cérémonies du culte du Koma. Les défenses émanant de la loi civile ne sont pas non plus des tana, pas plus que les prohibitions de tel ou tel aliment ordonnée par un médecin, à moins que ce médecin soit en même temps magicien et qu’il ait érigé sa prohibition en tana par la formule magique habituelle. J’ai dit déjà qu’il n’existait pas de croyance à une origine animale ni à une parenté proprement dite avec le tana, quoique certaines idées relatives à la transmigration du dia ou à l’incarnation du niâma dans le corps d’un animal aient pu faire croire le contraire. Ce qui prouve bien que la croyance au tana ne constitue pas une religion à proprement parler, c’est qu’il n’existe aucune représentation figurée de l’objet tana, aucun emblême s’y rapportant, et qu’on n’offre aucun sacrifice au tana, qu’on ne lui adresse aucune prière lorsqu’un sacrifice expiatoire est offert pour réparer un manquement involontaire aux règles prohibitives établies, ce n’est pas au tana qu’il est [p. 182] offert, mais à l’esprit protecteur de la famille ou du village, ou encore au génie du prêtre auquel on s’est adressé (15). C’est aussi à l’élément magico-religieux qu’il convient de rattacher les pratiques souvent bizarres destinées à préserver de certaines maladies ou à éloigner les épidémies ou des maux parfois imaginaires : en 1904, le bruit se répandit depuis le Mossi jusqu’au golfe de Guinée qu’un magicien réputé — dont personne d’ailleurs ne connaissait le nom ni la résidence — avait déclaré que les plus grands malheurs allaient fondre sur les Noirs si l’on ne tuait pas toutes les bêtes domestiques de couleur noire ce fut, en quelques semaines, une véritable hécatombe de tous les bestiaux et volailles noirs ou simplement bruns en 1905, on put voir en pays sénoufo, à un moment donné, tous les habitants, étrangers et musulmans compris, porter suspendu au cou un fragment de calebasse c’était parce qu’un magicien avait déclaré que c’était le seul moyen d’empêcher la variole de s’abattre sur le pays.

Les soubarha ou jeteurs de sorts sont, nous l’avons vu, des initiés à la magie de la possession, qui se font volontairement posséder par le niâma d’un défunt pour augmenter leur puissance et afin d’exercer les vengeances dont ce niâma est assoiffé. Ils sont fort redoutés et certaines associations religieuses, comme celles du Koma et du Nama, se consacrent en partie à la recherche et à la mise à mort des soubarha. Ces derniers, quoi qu’on on ait prétendu, ne sont pas anthropophages à proprement parler lorsqu’on dit qu’ils ont « mangé » un individu, c’est une simple façon de dire qu’ils lui ont jeté un korté [p. 183] maléfice mystérieux et mortel, ou tout au moins réputé tel ; de même, un homme affligé d’une plaie mauvaise croit qu’un soubarha lui a sucé le sang ; si un enfant a été dévoré par une hyène, on dit aussi que l’auteur de cet exploit est un soubarha momentanément métamorphosé en hyène. Ces croyances sont exploitées parles namatiguiou prêtres du Nama et par les gbassatigui ou détenteurs d’amulettes contre les malénces, lesquels, lorsqu’ils en veulent à quelqu’un, le chargent de l’accusation d’être un soubarha pour le faire mettre à mort (16). La maladie et la mort sont attribuées d’ailleurs le plus souvent soit à la colère d’un génie ou de l’esprit d’un défunt, soit aux maléfices d’un soubarha ; aussi, en cas de maladie, c’est au magicien que l’on s’adresse ce dernier prescrit ce qu’il faut faire pour détourner la colère du génie ou de l’esprit ou pour combattre le maléfice, en même temps qu’il administre au moins le plus souvent un médicament réel mais il avertit le patient que la vertu de ce dernier cessera du moment où les rites magiques prescrits ne seront plus observés.

Si un notable, même âgé, vient à mourir, et surtout si plusieurs décès se produisent à peu d’intervalle dans la même localité, il est rare que l’on n’attribue pas ces décès à une cause surnaturelle on fait appel à un ou des magiciens qui prétendent avoir le secret de découvrir les soubarha et qui, souvent en dissimulant dans la maison de leur victime désignée un objet dont la découverte doit signaler le soubarha recherché, livrent à la vindicte publique un ou plusieurs individus, généralement des vieilles femmes ; ces derniers sont aussitôt mis à mort et parfois, tant est grande la force des croyances magico-religieuses, ils avouent avant de mourir avoir jeté en effet un sort sur la personne dont on leur reproche le décès. La désignation de l’individu qui, soi-disant, aurait tué quelqu’un par un maléfice, est faite souvent par le cadavre même du défunt ce cadavre, promené à travers le village sur la tête de deux hommes que guide et excite un magicien, finit par heurter une personne ou [p. 184] la demeure d’une personne que l’on déclare aussitôt être le coupable cherché.

Les magiciens prédisent également l’avenir, soit en traçant des lignes sur le sable, soit en jetant à terre des cailloux, soit en consultant l’enchevêtrement de fils de cuir réunis en une sorte de faubert, soit en expliquant les songes, soit encore par d’autres procédés (17).

Ce sont encore les magiciens qui fabriquent et vendent — ou apprennent à confectionner —les innombrables talismans ou amulettes appelés vulgairement « fétiches » ou « grigris » par les Européens et dénommés en mandingue, suivant les catégories, bassi, foura, sébé, ghassa ou siri (18). Parmi ces talismans, les uns sont préventifs, étant destinés à empècher telle ou telle maladie, les blessures, le vol, les mauvaises rencontres, les accidents, les maléfices ou korté des jeteurs de sorts, les effets de la malignité des génies et, d’une façon générale, à combattre la puissance nocive du nidma de tous les êtres animés ou inanimés, visibles ou invisibles d’autres sont des talismans positifs, destinés à procurer la richesse, l’amour, des enfants, du gibier, etc. ; d’autres enfin les siri ont une puissance proprement nocive et possèdent la vertu d’attirer la mort, la maladie ou un malheur quelconque sur la personne ou les biens de celui à qui l’on veut nuire, tandis que les ghassa jouissent du pouvoir de conjurer l’influence de ces talismans nocifs et de faire découvrir les soubarha. [p. 185]

Les magiciens capables de fabriquer ces talismans divers sont arrivés à connaitre les choses occultes par leur commerce avec les esprits et leur initiation aux mystères de certains génies spéciaux. L’initiation à la magie comporte des frais d’admission, des épreuves et l’étude des rites et des formules ; une fois cette initiation complètement terminée, le magicien peut à son tour former des disciples et leur enseigner l’art de confectionner des talismans, des remèdes, des poisons, des maléfices, ainsi que l’art de prédire l’avenir et de discerner les choses cachées.

En outre de ses fonctions propres, le magicien prescrit les saraka ou offrandes et sacrifices propitiatoires destinés à détourner la colère d’un génie ou d’une force occulte mal définie, telle, par exemple, que certains vents qui apportent des épidémies c’est lui aussi qui, très souvent, règle les sacrifices expiatoires nécessités par l’inobservance des prohibitions relatives aux tana.

On peut se demander si les magiciens sont sincères ou si ce sont de simples exploiteurs de la crédulité publique. Il est certain qu’ils font payer un bon prix leurs services et leurs talismans et que le métier est lucratif ; il est non moins certain que, dans beaucoup de cas, le magicien sait parfaitement à quoi s’en tenir sur le peu de valeur intrinsèque de ses pratiques et des grigris qu’il fabrique. Toutefois, étant donné que tous les indigènes croient fermement à la vertu des pratiques magiques et que les magiciens se recrutent dans toutes les classes sociales, il est difficile d’admettre que ces magiciens soient tellement plus intelligents ou plus éclairés que leurs congénères qu’ils soient les seuls à considérer comme jongleries ce que tous les autres prennent pour argent comptant. Je croirais plutôt que le magicien, en général tout au moins, a foi lui-même dans la vertu des talismans qu’il fabrique (19). [p. 186]

  1. — L’islamisme.

Son domaine.

L’islamisme a fait son apparition dès le VIIIe siècle de notre ère dans les pays qui constituent aujourd’hui le Soudan Français. Son extension s’accentua surtout du XIe au XVe siècles ; elle fit peu de progrès durant les deux siècles suivants, mais reprit sa marche en avant durant le XVIIIe et le XIXe siècles. Actuellement, le mouvement d’islamisation semble stationnaire on observe à la vérité quelques conversions nouvelles, mais elles sont surtout individuelles. Les peuples animistes, sentant que leur conversion à l’islam qui fut souvent une nécessité politique dans les empires indigènes dont le chef était musulman n’entraînerait plus désormais pour eux aucun avantage, profitent de ce que notre protection s’étend également à tous pour demeurer fidèles à leur religion ancestrale. On constate même certaines régressions à leur religion primitive de la part de quelques populations, musulmanes depuis des siècles ; j’ai pu observer plusieurs cas de ce genre en 1909 dans le cercle de Bamako, notamment en ce qui concerne les Marka ou Soninké de la circonscription de Banamba : privés de leurs esclaves à la suite de la libération de ces derniers par l’autorité française, beaucoup de ces Soninké ont dû se mettre à cultiver eux-mêmes leurs champs et, établis dès lors à la campagne, n’ayant plus de contact avec les musulmans de la ville, portés naturellement d’autre part à se rendre favorables les génies dispensateurs de la pluie et protecteurs des récoltes —auxquels sans doute ils n’avaient pas cessé de croire au fond d’eux-mêmes — ils sont retournés, au bout de deux ou trois ans, à la vieille religion animiste que leurs ancêtres avaient abandonnée pour l’islamisme il y a huit ou neuf siècles.

En tout cas l’islamisme, comme j’ai eu déjà l’occasion de le dire, est beaucoup moins répandu et surtout beaucoup moins fortement implanté au Soudan français qu’on ne le croit [p. 187] généralement. Souvent il n’est qu’extérieur, les soi-disant musulmans ayant emprunte simplement à la civilisation islamique ses vêtements, ses formules de politesse, quelques expressions du langage, tous signes purement superficiels qui peuvent tromper l’observateur de passage et lui faire prendre pour des musulmans des gens qui n’ont que l’habit du moine sans en avoir la foi. Ailleurs, l’islamisme est bien réellement professé par les indigènes, mais il n’a pas fait disparaitre complètement les croyances autochtones ni la pratique des anciens cultes. A la vérité, il existe beaucoup de vrais musulmans au Soudan et même des musulmans fervents, mais leur nombre est excessivement restreint si on le compare au nombre des fidèles des religions autochtones.

Il est rare du reste que l’adoption même complète de la religion musulmane ait amené l’abandon des coutumes indigènes en matière de droit civil et de droit social, ainsi que nous l’avons vu déjà.

D’autre part, certaines populations semblent particulièrement rebelles à l’islamisation, qui ne parait avoir fait chez elles aucun progrès sensible depuis l’hégire. Il en est ainsi par exemple de la très populeuse famille voltaïque et du principal de ses peuples, celui des Mossi ces derniers sont environnés de musulmans depuis près de dix siècles, ils comptent au milieu d’eux un nombre appréciable de mahométans étrangers (les Yarhsé) et pourtant ils sont demeurés animistes en totalité ou presque.

J’ai donné dans le premier volume (pages 142 à 171) la répartition approximative des musulmans entre les divers groupements ethniques du Haut-Sénégal-Niger, ainsi que dans chacun des différents cercles. On a pu voir que cette colonie ne compte que 1.139.171 musulmans contre 3.660.832 animistes, c’est-à-dire que les premiers ne forment pas le quart de la population totale ; on a vu aussi que, sur ces 1.139.171 musulmans, la moitié seulement environ exactement 608.642 appartient à la race noire et que l’islamisme n’affecte que le septième de la population nègre de la colonie. [p.188]

Les Maures et les Touareg (20) sont considérés comme étant tous musulmans, les Peuls ne le sont qu’en majorité. Parmi les Noirs, les Toucouleurs —peu nombreux d’ailleurs — sont presque tous musulmans et les Songaï le sont tous ; dans la famille mandé, les Bozo sont tous mahométans et les Soninké et Dioula le sont en majorité. Mais là s’arrête le domaine de l’islamisme : il ne compte en effet que quelques représentants isolés chez les autres peuples mandé (Banmana, Khassonké, Malinké, Foulanké), les Kâgoro et les Mandé du Sud n’ayant d’ailleurs aucunement reçu son empreinte, et il est, pour autant dire, inexistant chez les Sénoufo et chez les 2.292.088 représentants de la famille voltaïque, laquelle forme à elle seule à peu près la moitié de la population totale du Haut-Sénégal-Niger (21).

Son clergé et ses écoles.

Le clergé proprement dit, chez les musulmans du Soudan, est excessivement restreint, le culte n’ayant dans l’islam qu’une importance secondaire. Les fonctions sacerdotales se ramènent à trois et souvent à deux d’abord celle de l’imâm ou admâni (22), qui se place en avant des fidèles lors des prières publiques, puis celle du khâtib (prédicateur), qui prononce le prône (23) et se confond le plus souvent au Soudan avec l’imâm, et enfin celle du muezzin, sorte de clerc chargé d’appeler les fidèles à la prière et de répéter à haute voix, après l’imâm, [p. 189] les formules d’oraison dans les prières publiques. Chaque mosquée possède son imam et son muezzin, quelquefois son khatib, mais, de même que les fidèles no sont pas tenus d’accomplir leurs devoirs religieux à la mosquée et peuvent prier là où ils se trouvent (24), de même ce clergé n’est pas nécessaire à l’exercice du culte musulman ; dans les localités qui, vu le petit nombre ou le zèle médiocre de leurs habitants musulmans, no possèdent pas de mosquée, on ne rencontre ni imam, ni khatib, ni muezzin ; mais, lorsque plusieurs fidèles se réunissent pour faire la prière en commun, ne seraient-ils que deux, le plus âgé ou le plus anciennement converti ou le plus instruit fait office d’imâm.

Les membres du clergé ne se recrutent pas dans une corporation spéciale et ne sont l’objet d’aucune consécration les mettant à part ou au-dessus du commun des fidèles. L’imâm et, s’il existe, le khâtib sont choisis par les musulmans notables de l’endroit parmi les plus pieux et les plus instruits d’entre eux ; ils sont élus à vie. Parfois ils sont recrutés de préférence dans la même famille, parmi les descendants de celui qui, le premier, a introduit l’islamisme dans la localité. Quant au muezzin, il est également élu à vie par la communauté des fidèles et choisi, non pas précisément en raison de sa piété ni de sa science, mais en raison de la puissance de son organe vocal. Il n’existe aucune hiérarchie on montre de la déférence envers l’imam, et, dans les villes comptant plusieurs mosquées, l’imam de la grande mosquée a la préséance sur les autres, mais ceux-ci ne relèvent pas de lui ; chaque communauté musulmane est indépendante et il n’existe rien d’analogue à nos évêques ni à nos consistoires ; quant à l’institution du cheik-el-islam ou chef suprême de la religion musulmane, elle est inconnue au Soudan.

A côté et en dehors du clergé est le cadi (dénommé le plus généralement alkali par les indigènes du Soudan) il n’a en réalité rien à voir dans l’exercice du culte, ses fonctions étant [p.190] purement judiciaires ; mais, la justice dérivant de la religion dans l’islamisme et étant étroitement liée avec elle, le cadi est considéré comme un personnage religieux. Il est tantôt élu, comme les membres du clergé, par la communauté musulmane, tantôt nommé par le chef d’État et, dans ce dernier cas, il peut être révoqué s’il provoque le mécontentement du souverain. Toutes les localités renfermant des musulmans no possèdent pas un cadi en fait, on ne rencontre au Soudan ce fonctionnaire que dans les villes de quelque importance ailleurs, c’est l’imam qui le remplace.

Bien que ne faisant pas partie du clergé à proprement parler, les docteurs, savants ou lettrés que nous désignons vulgairement par le terme assez impropre de « marabouts » exercent sur la religion une influence beaucoup plus grande que les ministres du culte. On en rencontre partout, non seulement dans les centres regardés comme les foyers de l’islamisme, mais même dans des localités ne renfermant qu’un nombre infime de mahométans. On leur donne au Soudan, selon les régions, les noms d’alfa (abréviation de l’expression arabe al-faqih, le jurisconsulte), modibbo (corruption peule du mot arabe mo’addib« professeur », mallami ou mallam (corruption du mot arabe mo’allim «  savant », fodié ou fodé (mot dont j’ignore l’étymologie), tierno (plur. sérenbé, chez les Peuls), karamorho ou karamoko (en mandingue « homme de lecture ») ou moribaa (« grand musulman » (25) dans la même langue).

Ces divers titres sont conférés par la voix publique, rien d’officiel ne vient les consacrer et peut les prendre qui veut ; cependant, ceux qui pensent y avoir droit se distinguent en général du commun des fidèles en portant, lors des cérémonies publiques, un turban élevé dont l’une des extrémités retombe sur l’épaule, privilège qu’ils partagent avec l’imâm et le khâtib.

C’est le dogme orthodoxe, fondé sur le Coran et la Sounna, [p. 191] qui règne au Soudan comme dans l’Afrique du Nord. Beaucoup de musulmans ne connaissent pas autre chose du dogme que la partie essentielle résumée dans la formule lâ ilâha illa Allâhi, %ohammadou rassoûlou’llâhi, « pas de divinité en dehors de Dieu, Mahomet est l’envoyé de Dieu ». Mais les connaissances d’un nombre relativement considérable de lettrés sont beaucoup plus étendues qu’on n’est souvent porté à le croire on en rencontre qui sont réellement instruits tant en ce qui concerne la théologie et le droit que dans la langue arabe mais, par ailleurs, il ne faudrait pas inférer a priori de ce qu’un musulman porte le titre d’alfa ou quelque titre analogue, qu’il soit nécessairement un savant ; il convient de se défendre d’affirmations trop absolues aussi bien quant à la science et la valeur que quant à l’ignorance et au manque de culture des représentants du clergé musulman au Soudan : certains n’ont aucune instruction, d’autres ne possèdent que des données assez confuses de ce qu’ils prétendent savoir, d’autres enfin — si l’on tient compte du milieu intellectuel dans lequel ils vivent — sont relativement des hommes supérieurs et des savants distingués. En général cependant, les plus instruits eux-mêmes manquent de vues d’ensemble leur science est plus analytique que synthétique et se confine souvent dans des détails qui, à notre point de vue, n’ont qu’une importance bien inhume ils attachent, par exemple, plus de prix à connaître la généalogie des prophètes et des jurisconsultes qu’à posséder à fond l’esprit de leurs révélations et de leurs doctrines.

Il n’est guère d’imâm ni de docteur ou de simple lettré qui ne dirige une école ; aussi le nombre des écoles musulmanes au Soudan est-il fort considérable mais, d’une part, beaucoup de ces écoles ne possèdent qu’une quantité infime d’élèves, certaines ne comptant que les enfants ou neveux du maître enseignant d’autre part, l’enseignement donné dans la plupart est fort rudimentaire, se bornant à apprendre aux enfants à réciter le Coran et à en écrire le texte sous la dictée du maitre. Dans plusieurs écoles, cependant, on pousse plus loin les choses et on habitue les élèves à interpréter le sens des phrases qu’ils récitent ou écrivent dans quelques-unes même on professe la [p. 192] théologie et le droit. En réalité le nombre des écoles ne donne qu’une idée très imparfaite de l’instruction musulmane au Soudan : la plupart des élèves, s’ils savent quelque chose au moment de leur sortie de l’école, l’ont à peu près complètement oublié quelques années après ; ceux qui, continuant leurs études jusqu’à l’Age adulte, arrivent à savoir lire, écrire et comprendre l’arabe d’une manière suffisante, ne forment qu’une, minorité restreinte ce sont ces derniers qui, à leur tour, deviendront des professeurs et seront chargés de fonctions sacerdotales.

L’enseignement suit la progression suivante les enfants apprennent d’abord le Coran par cœur ; ensuite seulement, on leur apprend à lire et à écrire l’arabe puis, on leur explique le sens des phrases et, postérieurement le sens des mots et leur emploi (vocabulaire et grammaire) quelques-uns seulement, comme je le disais, poursuivent plus loin leurs études, si leur maître est capable de leur enseigner autre chose (théologie, droit, magie). Les disciples d’un maître sont appelés talibé ; une fois instruits, ils prennent le titre de hafid.

Les élèves, entre les heures de classe, travaillent pour leur maître, vont chercher l’eau et le bois, désherbent les champs, réparent les cases, ou vont quêter pour leur professeur en revanche, le maître les nourrit, si leurs familles ne résident pas dans le village, ce qui arrive fréquemment, car les jeunes gens vont en général achever au loin leurs études ; il n’est pas rare, par exemple, de voir un jeune homme de la région de Kayes aller suivre les leçons d’un moddibo du Fouta ou d’un alfa de Dienné. L’élève verse une certaine somme à son maître lorsque, son instruction achevée, il retourne dans sa famille les tarifs varient selon les maîtres, selon l’instruction reçue et selon les régions (26).

Les statistiques recueillies par les administrateurs donnent le chiffre approximatif de 1.121 écoles musulmanes dans le Haut-Sénégal-Niger (27), dont 34 qu’on pourrait appeler des « écoles [p. 193] supérieures (28) ces 1.121 écoles comptent ensemble environ 11.375 élèves. En voici la. répartition dans les divers cercles :

Kayes 216 écoles 1.222 élèves
Nioro 182 écoles 1.450 élèves
Goumbou 57 écoles 374 élèves
Sokolo 56 écoles 414 élèves
Niafounké 25 écoles 300 élèves
Dienné 29 écoles 520 élèves
Bandiagara et Mopti 41 écoles 500 élèves
Ouahigouya 3 écoles 33 élèves
Ouagadougou 42 écoles 250 élèves
Fada-n-Gourma 0 écoles 0 élèves
Gaoua 1 écoles 12 élèves
Koury 165 écoles 2.640 élèves
Bobo-Dioulasso 30 écoles 400 élèves
Sikasso 32 écoles 290 élèves
Bougouni 5 écoles 78 élèves
Koutiala 14 écoles 109 élèves
San 20 écoles 271 élèves
Ségou 83 écoles 1.034 élèves
Bamako 81écoles 1.053 élèves
Kita 3 écoles 55 élèves
Bafoulabé 5 écoles 070 élèves
Satadougou 5731 écoles 300 élèves

Ses confréries et ses marabouts (29).

Trois seulement des grandes confréries musulmanes sont représentées au Soudan Français : celles des Kadria, des [p. 194] Tidjania et des Senoussia, ou, si l’on préfère des termes francisés, celles du kadérisme, du tidjanisme et du senoussisme ; cette dernière d’ailleurs n’y compte qu’un nombre très minime d’adeptes.

Le kadérisme est la plus ancienne .des confréries musulmanes (30) et fut la première d’entre elles à s’introduire au Soudan, où il est encore de nos jours la confrérie la plus importante. Il se répandit surtout au XVe siècle, grâce aux Kounta de la famille Bekkaï, qui l’importèrent du Touat dans la région de Mabrouk et de Tombouctou et le transportèrent par la suite dans le Hodh et le Tagant : c’est à cette circonstance qu’est dû le nom de Bekkaya donné parfois au Soudan comme synonyme de Kadria ; par la suite, Sidi-el-Mokhtar-eI-Kounti, le grand saint de la famille des Bekkaï, fut l’un des plus ardents propagateurs du kadérisme (31). Actuellement, les représentants les plus vénérés de cette confrérie sont Abiddine, chef des Kounta dissidents, refugié au Tafileit comme nous l’avons vu précédemment, et Cheikh Tourad, neveu de Saad-Bou et petit-fils de Mohammed-Fadel, lequel réside habituellement près du tombeau de son grand-père, à Dar-es-Salam (route de Goumbou à Oualata). Cheikh Sidia et Cheikh Saad-Bou, bien que résidant en Mauritanie, ont aussi une certaine influence parmi les Kadria du Haut Sénégal et du Sahel. Mais il n’existe aucun chef de la confrérie, aucun personnage auquel obéissent les membres. Le kadérisme domine chez les Maures, les Peuls, les Soninké, les Dioula et les Songaï.

Le tidjanisme (32) est d’introduction récente au Soudan et, malgré une fortune momentanée, il n’a pas réussi à détrôner le kadérisme. Ce fut El-hadj-Omar qui, affilié à cette confrérie durant son séjour à La Mecque et investi du titre de khalifa [p. 195] (vicaire) du chef des Tidjania alors Sidi-el-hadj-Ali — par le ouakîl (fondé de pouvoirs) de ce dernier, propagea le tidjanisme dans les pays de l’Afrique Occidentale dont il se rendit maître, de 1850 à 1864. La plupart des animistes convertis de force à l’islam par le conquérant toucouleur furent affiliés à la confrérie nouvelle on même temps qu’ils devinrent musulmans ; beaucoup aussi de Kadria abandonnèrent leur ancienne confrérie pour celle qui avait les préférences d’El-hadj-Omar ou ajoutèrent les pratiques de celle-ci à celles du kadérisme mais, lorsque l’empire fondé par El-hadj eut disparu de la carte d’Afrique, bien des musulmans convertis par nécessité revinrent à la religion locale et, parmi les mahométans de vieille date, un grand nombre laissèrent de côté le tidjanisme pour retourner au kadérisme.

Vers 1885 cependant, un nommé Mohammed, ouakîl de Sidi-Mobammed-Guener, alors khalifa de la section marocaine des Tidjania, propagea les pratiques de cette confrérie parmi les Maures de l’Adrar et du Tagant et remit’ un brevet de mokddent (délégué) à El-hadj-Mohammed-el-Mokhtar-ould-ChérifAhmed, qui réside aujourd’hui à Nioro. Ce dernier personnage naquit à Bakel vers 1860, d’une famille arabe les Ahl-Chérif-Ahmed qui se dit originaire du Ouadaï : son grand-père était venu se fixer vers 1835 dans le Fouta et son père faisait du commerce avec les Maures de la région Bakel ; lui-même fit ses études dans le Tagant, à la zaouïa (couvent) de Sidi Ahmed-Taha-ould-Sidi-Abmed el-Djediât, de la fraction maraboutique des Idao-el-Hadj ; vers l’âge de 26 ans, Mobammed-el-Mokhtar entreprit un voyage dans le Haut-Niger, résida à Ségou, fit le pèlerinage de La Mecque et vint enfin s’installer à Nioro. Actuellement, on rencontre surtout des Tidjania, en ce qui concerne le Haut-Sénégal-Niger, parmi les Toucouleurs et les Soninké du Sahel, principalement dans les cercles de Nioro et de Kayes, mais on trouve aussi un peu partout des représentants isolés de cette confrérie. Ceux du cercle de Nioro reconnaissent en général comme chef spirituel nominal Mobammed-ben-Abdallah, khalifa actuel de la section marocaine des Tidjania, qui résiderait à Fez, et comme chef direct ce [p. 196] Mohammed-el-Mokhtar dont je viens de parler. Ceux du cercle de Kayes ont comme chef un Soninké nommé Fodié-Ismaïla. Tounkara, né en 1862 à Yarouma (cercle de Podor), qui fit ses études à Gakoura, dans le Guidimaka, sous la direction de son cousin Fodié Diâbi après avoir ouvert lui-même une école à Gakoura, Ismaïla Tounkara vint, en 1894, s’installer à Kersignané, où il créa un ribât (monastère), entouré d’une muraille haute de 3 m. 60 et percée d’une porte unique qui ne s’ouvrait qu’à ses disciples et aux gens qu’il désirait recevoir ; en 1904, il alla faire une tournée dans le cercle de Bafoulabé et y récolta une grande quantité d’aumônes sous forme de bœufs, de chevaux et d’argent ; sa popularité grandissante et l’influence qu’il commençait à prendre sur les populations voisines l’ayant rendu suspect aux autorités françaises, celles-ci le contraignirent à abaisser à 1 m. 50 la hauteur de son enceinte fortifiée ; ainsi humilié aux yeux des habitants de Kersignané, Ismaïla quitta cette localité et vint s’établir à Koussané en 1906 ; il entreprit le pèlerinage de La Mecque et, à son retour, fit construire à Koussané une mosquée et une sorte de palais où il réside encore actuellement.

Les Noirs du Soudan affiliés au tidjanisme passent pour être plus intransigeants en matière religieuse, sinon plus fervents, que ceux affiliés au kadérisme ; ils semblent plus enclins que ces derniers à faire du prosélytisme et affichent plus de mépris pour les non musulmans ; ils ont de plus en général tout au moins une tendance bien marquée à mettre les liens religieux qui les unissent au service de leurs ambitions politiques, tendance qui parait ne pas exister chez les Kadria de la même région. D’autre part, les Tidjania sont beaucoup moins nombreux que ces derniers et encore englobe-t-on souvent, sous l’étiquette de Tidjania, nombre de musulmans qui appartiennent à la fois aux deux confréries.

Le senoussisme (33) n’a jamais eu qu’une action fort restreinte dans le Soudan occidental : c’est tout au plus s’il compte dans le Haut-Sénégal-Niger (territoire civil) une centaine de [p. 197] représentants, cantonnés chez les Soninké et les Dioula de la boucle du Niger, principalement chez ceux du Dafina et de Bobo-Dioulasso ces derniers ont été affiliés en général par des marchands et des teinturiers du Bornou ; ils n’ont aucun semblant d’organisation et on ne leur connait ni chef ni mokaddem.

« La confrérie, dit M. Houdas (34), ne vise pas à interpréter la religion dans ses diverses conceptions elle se contente de lui fournir de nouvelles pratiques qui permettront au fidèle de mieux assurer son salut dans l’autre monde. Elle emploie pour cela un moyen fort simple qui consiste à répéter fréquemment une formule très courte, facile à retenir. Grâce à cette oraison, l’adepte acquiert à la fois une plus grande certitude d’obtenir la félicité suprême et une protection matérielle en ce monde, car chacun des membres d’une confrérie doit aide et assistance à tous ceux qui sont affiliés au même ordre que lui. »

Cette définition ou explication de la confrérie musulmane, si juste en principe, n’est peut-être entièrement applicable que dans sa première partie aux confréries telles qu’elles se présentent au Soudan : il est exact de dire que la formule d’oraison, la pratique de dévotion surérogatoire, le dzikr en un mot, est le fondement de la confrérie au Soudan, son seul caractère distinctif et en somme sa seule raison d’être. Quant au but que se propose l’adepte en récitant cette formule, il semble bien que, pour les pays qui nous occupent et tout au moins dans l’immense majorité des cas, ce but consiste simplement à acquérir « une plus grande certitude d’obtenir la félicité suprême ». Peut-être même le plus souvent l’adepte n’at-il rien autre chose en vue, lorsqu’il récite le dzikr qu’on lui a appris, que de faire quelque chose qui assurément doit être bon et recommandable, puisque c’est un maître, un cheikh vénéré, qui lui a appris à le faire en lui enseignant que cette pratique était d’institution divine. Mais nous ne pensons pas que le Kadri ou le Tidjani du Soudan, lorsqu’il n’est qu’un simple « frère », ait, en récitant son dzikr « conscience qu’il est membre d’une grande associations », ni qu’il « se rappelle les engagements qu’il a pris vis-à-vis de [p. 198] ses confrères » (35), car en réalité il n’a pris aucun engagement et il serait sans doute inexact de dire qu’il fait partie d’une association véritable.

A tout bien considérer, le mot de « confrérie » ne convient que très imparfaitement au kadérisme et au tidjanisme tels qu’ils existent chez les Noirs musulmans du Sénégal et du Soudan, exception faite de ceux qui vivent dans le voisinage immédiat des Maures, exception faite aussi des talibé (disciples) qui entretiennent des relations suivies avec un cheikh renommé. Le plus souvent, les Kadria, comme les Tidjania, ne sont « confrères que parce qu’ils ont le même dzikr ,c’est-à-dire le même chapelet et les mêmes formules d’oraison. Le lien qui les unit est en quelque sorte purement extérieur, mais aucun règlement intérieur, aucun devoir à remplir les uns vis-à-vis des autres, aucun but même mystique poursuivi en commun, ne sont là pour créer entre les divers adeptes du même dzikr l’élément d’union nécessaire pour constituer une association proprement dite. Et peut-être le mot « rite », s’il n’avait déjà reçu d’autre part un sens spécial et consacré par l’usage, conviendrait-il mieux en la circonstance que le mot « confrérie ». Le terme dont se servent communément les Soudanais pour désigner ce que nous appelons « confrérie » nous fournit d’ailleurs une indication précieuse : ce terme est tarika c’est-à-dire « voie, manière de se conduire ».

Toute confrérie suppose une organisation, des statuts, un règlement, un chef ou directeur : dans les confréries musulmanes du Soudan occidental, nous ne rencontrons la plupart du temps ni organisation, ni statuts, ni règlement, ni chef. Lorsqu’il en est autrement, c’est que l’on se trouve avoir affaire ou bien à une sous-confrérie locale ou bien à une sorte d’association encore plus localisée, ne comprenant qu’un marabout et ses disciples.

Si l’on demande à un Kadri soudanais quel est son cheikh il répondra, selon la localité — ou même, dans une localité, selon la personne de laquelle il a reçu le ourd (l’initiation) — [p. 199]

« Cheikh Sidia », ou « Cheikh Saad-Bou », ou « Cheikh Tourad », ou « Cheikh cl-Bekkaï » ; ou bien encore il prononcera le nom d’un obscur marabout, connu seulement dans la région souvent même il répondra, et de très bonne foi : « Je n’en sais rien » ou « je n’ai pas de cheikh en dehors de Dieu ». Aucun en tout cas ne prononcera le nom de l’héritier spirituel de Abd-eI-Kader el-Djilani, de celui que l’on appelle parfois en Europe le « grand-maître des Kadria » et dont les Kadria du Soudan ignorent très probablement tous le nom et même l’existence.

Si l’on insiste et que, au Kadri disant qu’il n’a « pas de cheikh en dehors de Dieu », on demande pourquoi il récite telle ou telle formule en disant son chapelet, il répondra : « Parce que celui qui m’a donné — lisez « vendu » — mon chapelet m’a enseigné cette formule », ou encore « parce que mon père — ou mon maître — avait coutume de dire toujours son chapelet de cette manière ». Les plus instruits ajouteront « et parce que c’est la manière qui fut enseignée par Sidi Abd-elKader el-Djilàni », mais beaucoup ignorent même le nom de ce saint personnage et par conséquent le nom de la prétendue association dont ils sont membres sans le savoir.

J’ai pris le kadérisme pour exemple, mais il en est exactement de même en ce qui concerne le tidjanisme et le senoussisme.

L’immense majorité des adeptes d’une confrérie donnée, tout en observant scrupuleusement les pratiques de cette confrérie, n’ont aucune idée de sa raison d’être, de son but ni de son histoire beaucoup en ignorent même le nom. Tellement que, lorsqu’on veut savoir si un musulman du Soudan est kadri, tidjani ou senoussi, ou n’appartient à aucune confrérie, il ne faut pas, sous peine de s’exposer à une réponse erronée, lui dire : « Es-tu kadri ? ou tidjani ? ou senoussi ? mais il faut lui demander quelle formule il prononce en disant son chapelet, quelles sont les oraisons qu’il récite aux différentes heures de la journée et de quelle façon il pratique les prières réglementaires.

 

Beaucoup de musulmans du Soudan, à la vérité, connaissent [p. 200] les noms de Sidi Abd-el-Kader et de Sidi Ahmed-et-Tidjani et savent qu’ils ont institué chacun une tarika, une règle spéciale de conduite et de prière mais beaucoup aussi ne connaissent ce terme de tarika qu’avec l’acception de « religion » ou de « culte » et, lorsqu’on leur demande quelle est la tarika qu’ils suivent, il répondent invariablement tarikaMohammafi, ou, en employant l’expression mandingue, sîla Mamadou, c’est-à-dire « le sentier de Mahomet, la religion musulmane, par opposition à sîla Moussa et à sîla Issa, « le sentier de Moïse ou judaïsme » et « le sentier de Jésus ou christianisme ».

Le plus souvent, l’affiliation à telle ou telle confrérie — ou plutôt l’adoption de tel ou tel dzikr l’initiation à telle ou telle formule d’oraison — se produit de la manière suivante un marabout, un imàm, lorsqu’il apprend & ses jeunes élèves la manière de procéder aux prières réglementaires, leur enseigne en même temps les pratiques surérogatoires auxquelles il se livre lui-même, et c’est ainsi que, dans la même famille, on voit un musulman réciter le dzikr des Kadria tandis que son frère récite celui des Tidjania, pour la simple raison qu’ils ont ou deux maîtres différents. D’autres fois, un marabout étranger, arrivant dans une localité, constate que les musulmans de l’endroit suivent la règle des Kadria tandis que lui-même suit celle des Tidjania en vertu de ce principe universel que ce qui vient de loin passe facilement pour avoir des vertus merveilleuses, il n’a pas de peine à leur persuader que son dzikr est beaucoup plus efficace que le leur, et il le leur fait adopter sans entrer dans aucune autre explication.

Mais de même que l’animiste converti à l’islam ne cesse pas de pratiquer certains rites de sa religion ancestrale, de même aussi que le fidèle superstitieux qui vient de payer très cher un talisman nouveau ne quitte pas pour cela le talisman qu’il portait auparavant, de même le Kadri devenu Tidjani — ou inversement — n’en continue pas moins à réciter le dzikr qu’on lui avait enseigné tout d’abord il estime que, si le second vaut mieux que le premier, cela n’empêche pas celui-ci de conserver une certaine valeur, et que le salut éternel lui sera plus certainement assuré s’il emploie simultanément les deux moyens de l’obtenir. [p. 201]

Aussi le nombre des musulmans soudanais qui sont à la fois Kadria et Tidjania est-il considérable l’imâm de Bamako m’a confié que, initié dans sa jeunesse au dzikr tidjani, il a reçu plus tard, d’un lettré de Tombouctou, le ourd kadri il a conservé son chapelet tidjani, mais il n’en récite pas moins le dzikr kadri et il donne le ourd kadri à ceux de ses fidèles qui le lui demandent, moyennant une modeste redevance. J’ai parlé plus haut de Fodié-Ismaïla Tounkara, qui est considéré comme le chef des Tidjania de la région de Kayes son cousin et ancien maître, Fodié Diabi, était kadri, et Ismaïla, bien que cheikh des Tidjania de la région, a conservé l’habitude de certaines formules qui appartiennent au kadérisme.

Bien mieux, Cheikh Tourad-ould-Cheikh-el-Adrami, chef des Taleb-Mokhtar du Sahel et considéré dans une vaste région comme cheikh des Kadria, donne tantôt le ourd kadri et tantôt le ourd tidjani, selon le désir des fidèles. J’ai rencontré un homme de sa tribu, nommé Mohammed-Abdoul-Ouahhab, qui avait été initié par lui aux pratiques du kadérisme et à celles du tidjanisme, ce qui permettait à ce Abdoul-Ouahhab de recueillir des aumônes auprès de tous les musulmans, sans distinction de confrérie.

En résumé, nous trouvons aujourd’hui chez les musulmans du Soudan occidental, d’une façon générale, non pas des confréries puissamment organisées et pouvant exercer à un moment donné une influence religieuse ou politique considérable, encore moins des associations secrètes plus ou moins dirigées contre l’action européenne, mais simplement des rites de prière qui tirent, il est vrai, leur origine de confréries véritables, mais qui ne sont actuellement, dans la région qui nous occupe, que la forme la plus bénigne du mysticisme religieux. Aucune organisation d’ensemble ne fait de la pratique de chacun de ces rites quelque chose d’analogue à un ordre monastique ou à une secte religieuse, aucune direction ne leur est donnée, aucune hostilité n’existe entre les adeptes des différents rites. Les adeptes d’un même rite se trouvent dispersés en un nombre incalculable de groupes dont certains ne comprennent [p. 202] que quelques individus et entre lesquels n’existe aucune cohésion.

En dehors des trois grandes confréries dont il vient d’être question, il a existé au Soudan et il existe encore quelques confréries secondaires, créées par des « marabouts » locaux. Ces confréries secondaires, lorsqu’elles réussissent à se former, méritent mieux l’appellation de « confréries » que celles dont elles dérivent, car, leur aire d’extension étant très restreinte, leur organisation se trouve par là même mieux assise et les lions unissant les affiliés entre eux et à leur chef ou directeur spirituel sont naturellement plus étroits. Elles se trouvent exactement dans la même situation qui fut celle d’une grande confrérie à ses débuts et dans le pays où elle avait pris naissance. Beaucoup à vrai dire n’eurent qu’une durée éphémère et il n’en reste plus trace aujourd’hui, mais, si la personnalité de leurs fondateurs avait été autre, s’ils avaient eu affaire à des adeptes plus épris de mysticisme que ne le sont les Nègres en général et surtout si l’état politique du Soudan n’avait pas été aussi éminemment instable avant l’époque de notre occupation, plusieurs sans doute de ces confréries secondaires se seraient agrandies au point de pouvoir rivaliser avec celle des Kadria ou tout au moins celle des Tidjania.

La personne du fondateur d’une confrérie nouvelle est véritablement l’âme de cette sorte d’association, comme la personne du marabout est l’âme du mouvement religieux qu’il crée autour de lui. En cela comme à d’autres égards, la confrérie secondaire ne se distingue guère au Soudan de cet aspect spécial de la religion musulmane que l’on désigne communément sous le nom de « maraboutisme » et dont je parlerai un peu plus loin.

Au Soudan comme ailleurs, les confréries musulmanes fournissent l’occasion de quêtes de la part des chefs de confrérie et d’offrandes de la part des adeptes. Il est vraisemblable même que le désir de voir affluer les offrandes a été le motif principal qui a conduit et conduit encore nombre de musulmans de l’Afrique Occidentale à fonder des confréries secondaires ou à se faire instituer khalifa ou Mokaddem par les chefs des confréries déjà existantes. [p. 203]

En principe le Mokaddem a pour mission de donner le ourd (initiation au dzikr ou formule d’oraison) de la part du cheikh de la confrérie et de recueillir les offrandes ou aumônes pieuses (sadaka) destinées à ce dernier. Mais, le plus souvent, les mokaddem agissent soit pour leur propre compte soit pour celui d’un khalifa sans investiture officielle ou d’un marabout qui s’est intitulé cheikh de sa propre autorité. Jamais en tout cas, au Soudan, le produit de la sadaka ou hadiyya ne sert à alimenter la caisse de la confrérie jamais, en d’autres termes, il ne sert à son objet véritable, qui serait de soulager les frères nécessiteux. Si le mokaddem est envoyé par un cheikh, les offrandes qu’il recueille sont rapportées par lui à ce cheikh, qui s’en sert surtout pour accroitre son harem et ses écuries et améliorer son train de maison, et en dépense également une partie pour recevoir les hôtes de marque qui viennent lui rendre visite. Si ce cheikh a des visées politiques, il emploie le produit des quêtes à faire des cadeaux aux gens qu’il a intérêt à s’attacher et à entretenir des cavaliers et des serviteurs qui, le cas échéant, formeront le noyau d’une armée ; El-hadj-Omar, à ses débuts, n’a pas opéré autrement. A une époque très récente, il est absolument certain qu’une partie des sommes recueillies au Soudan par des mokaddem maures a servi à alimenter le trésor de Mâ-eI-Aïnîn ; le nom de ce dernier, à peu près inconnu d’ailleurs au Soudan n’était pas prononcé, et les quêtes étaient faites par les mokaddem soit en leur nom personnel, soit au nom de quelque cheikh vénéré (Saad-Bou, Cheikh Sidia ou autres) qui ne percevait naturellement rien sur le produit de ces quêtes.

Souvent le cheikh se déplace lui-même, et alors les adeptes viennent lui apporter directement leur offrande dans ce cas, l’aumône pieuse porte au Soudan le nom de ziara. Elle est toujours plus considérable que la sadaka remise au simple mokaddem. Aussi les cheikh sont-ils très empressés de faire des tournées.

La quotité des aumônes, dans les deux cas, varie nécessairement beaucoup selon la richesse des fidèles et surtout selon le renom de sainteté du cheikh ou l’habileté du mokaddem. Les [p. 204] bœufs, les chevaux, les moutons (et autrefois les esclaves) sont de monnaie courante lorsqu’il s’agit d’offrir la ziara à un cheikhrenommé ou redouté ; les mokaddem les plus ordinaires ramassent auprès de chaque fidèle des sommes variant de 0 fr. 80 à 10 francs.

J’ai employé à. dessein le mot « fidèle » et non le mot « adepte ». C’est qu’en effet, non seulement les quêteurs adoptent à la fois le dzikr des deux confréries principales afin de pouvoir s’adresser en même temps aux Kadria et aux Tidjania, mais encore ils vont aussi quémander la sadaka auprès des musulmans qui ne sont affiliés à aucune confrérie. Je pourrais même citer des exemples d’aumônes faites par des animistes à des quêteurs musulmans.

En général, le quêteur ne s’adresse qu’aux adeptes de sa confrérie dans les pays où il est connu mais il préfère s’éloigner de son pays et se rendre dans des contrées lointaines où personne ne le connaît et où la religion est plus fruste et moins éclairée il lui suffit là d’afficher des allures compassées, une piété excessive, un grand zèle contemplatif, pour opérer de fructueuses moissons. Si le quêteur a un aspect extérieur un peu étrange par exemple s’il appartient & la race blanche ou porte de longs cheveux il a toutes chances de remplir très rapidement son escarcelle. Aussi les marabouts maures ou marocains font-ils plus vite fortune chez les Noirs que leurs compatriotes se livrant au commerce, et cette particularité n’est sans doute pas étrangère à la naissance du proverbe arabe qui dit qu’« un voyage au Soudan guérit de la misère ». Jamais les donateurs ne demandent compte de l’emploi de leurs offrandes, jamais même ils ne cherchent à savoir ce que le quêteur fait de l’argent qu’il reçoit. Seuls, les membres du clergé local, qui voient d’un mauvais œil les ressources de leurs fidèles s’en aller du pays, font parfois une enquête discrète sur l’emploi des sommes recueillies et c’est par eux, le plus souvent, que l’on a pu apprendre que des aumônes pieuses destinées soi-disant à telle ou telle confrérie servaient en réalité à approvisionner de poudre les bandes de Ma-el-Aïnïn et de ses partisans. [p. 205]

Beaucoup de quêteurs ne sont pas des mokaddem envoyés par un cheikh ou soi-disant tel, mais quêtent délibérément pour leur propre compte et sans en faire mystère. C’est le cas de presque tous les membres des tribus maures dites « maraboutiques » et d’un nombre assez considérable quoique beaucoup plus restreint de marabouts de race noire. J’ai rencontré plusieurs de ces personnages chacun de ceux que j’ai interrogés sur leurs moyens de subsistance m’a répondu : « Je ne me livre ni à l’élevage, ni à la culture, ni au commerce je ne m’occupe que de religion et je vis et fais vivre ma famille uniquement à l’aide des aumônes que l’on me fait ». Ces gens dont la mendicité est l’unique métier ne font pas de prosélytisme religieux et se préoccupent peu de propager le dzikr de la confrérie à laquelle ils appartiennent ils demandent simplement l’aumône, au nom de Dieu, et ils vivent largement des offrandes que chacun leur fait.

Cette pratique des quêtes et des offrandes constitue certainement le côté le plus regrettable de l’institution des confréries. En principe, l’on pourrait soutenir qu’il n’y a aucun rapport entre une confrérie fondée pour raviver la dévotion des fidèles et les quêtes dont le produit ne sert aucunement les intérêts de la confrérie. Mais en réalité c’est l’institution des confréries qui a permis aux quêtes de se généraliser et qui leur fournit un prétexte et une apparence de raison d’être. Au début, les offrandes étaient bien destinées à la confrérie ensuite elles devinrent une rente servie au cheikh, mais cela pouvait encore se justifier dans une certaine mesure peu à peu, elles ont servi surtout à entretenir des bandes de brigands ou des paresseux, mais le pli était pris et il est bien difficile aujourd’hui d’enrayer ce courant fâcheux. On peut espérer cependant que le clergé musulman proprement dit s’y emploiera, car son propre Intérêt le conduit à recommander aux fidèles de se montrer avares de leurs deniers vis-à-vis des quêteurs étrangers.

Le « maraboutisme », forme spéciale du culte des saints, fleurit au Soudan comme au Maghreb, mais jusqu’à ces derniers temps il avait, semble-t-il, revêtu au pays des Noirs un aspect plus matérialiste que celui sous lequel il se présente dans [p. 206] l’Afrique du Nord. Depuis une époque récente, il parait entrer rapidement dans la voie du mysticisme, surtout au Sénégal, ce qui pourrait avoir des conséquences assez inattendues pour l’orientation de l’islamisme soudanais.

Les « marabouts », connus chez les Noirs du Soudan sous les noms de cheikh (ou sékou), ouali, moriba, etc., sont des musulmans qui ont acquis un grand renom par leur piété, leur rigorisme, leur vie ascétique, leur science, leur grand âge, ou simplement par la réputation qu’ils ont de posséder le don de karâma, c’est-à-dire le pouvoir de faire des miracles, de prédire l’avenir, etc.

Un marabout quelque peu connu est vénéré partout, mais il n’est l’objet d’un véritable culte que dans le pays où il réside peut-être même serait-il plus exact de dire que ses compatriotes le respectent, l’honorent et le comblent de leurs offrandes, mais que son entourage immédiat de disciples est seul à lui donner les témoignages d’un culte véritable.

Depuis que l’islamisme a commencé de se répandre parmi les Noirs, il y a eu des marabouts au Soudan les uns ont été des lettrés et des jurisconsultes célèbres, comme le cadi de Tombouctou Sidi Mahmoud-ben-Omar, qui vivait au XVIe siècle et dont il est longuement parlé dans le Tarikh-es-Souddân ; d’autres furent des khakifa ou des mokaddem de confréries comme Cheikh Mohammed Fadel ; certains devinrent des fondateurs d’empire, comme El-badj-Omar d’autres enfin, dont la notoriété ne dépassait guère les environs immédiats de leur résidence, étaient des ignorants, fort peu versés dans la science religieuse, parfois môme des fous ou des faibles d’esprit, mais des thaumaturges remarquables, si l’on en croit les traditions populaires.

Tous ces marabouts, à quelque catégorie qu’ils aient appartenu, ont certainement plus fait pour l’islamisation des Noirs que la simple propagande des cheikh ou des mokaddem de confréries et même que les conquêtes des divers « commandeurs des croyants » qui ont pullulé au Soudan depuis le XIe siècle environ jusqu’à nos jours. Actuellement encore, le grand nombre des marabouts soudanais et la vénération dont ils sont l’objet [p. 207] constituent assurément la pierre angulaire de l’islamisme aux pays du Sénégal et du Niger.

S’ils sont vénérés durant leur vie, ils le sont également après leur mort, et le pouvoir qu’on leur attribue de faire des miracles les accompagne dans leur tombeau. Un peu partout, généralement auprès des mosquées ou dans les faubourgs des centres musulmans, on rencontre des tombes entourées d’un petit enclos en argile durcie ou en épines : ces tombes, le plus souvent modestes en raison du manque de matériaux de construction, sont des lieux de pèlerinage assidûment fréquentés ; celles qui se trouvent dans les régions privées d’eau courante sont presque toujours situées dans le voisinage d’un puits, que l’on a creusé primitivement pour abreuver les pèlerins et leurs montures et grâce à la présence duquel l’endroit est devenu par la suite un gite d’étape habituel pour les voyageurs. L’un des plus fréquentés de ces tombeaux est celui où est enterré Mohammed FadeI-el-Adrami, père de Saad-Bou et de Ma-eI-Aïnin, près du puits de Dar-es-Salam, sur la route de Goumbou à Oualata ; non seulement les Maures, mais aussi quantité de Noirs du Sahel, se rendent en pèlerinage à la tombe de MohammedFadel, pensant, par cet acte de dévotion, obtenir en ce monde la protection du saint, en même temps que son intercession auprès de Dieu pour leur salut éternel.

De tout temps, on a demandé aux marabouts, vivants ou défunts, des miracles matériels. Dans un pays essentiellement agricole comme le Haut-Sénégal-Niger, où tout dépend de l’abondance des pluies durant une saison déterminée et relativement courte, il est assez naturel que le miracle le plus souvent réclamé ait consisté à faire tomber la pluie : c’est en effet ce qui a toujours été le plus demandé aux thaumaturges et c’est le miracle qui a le plus contribué à leur renom, puisque son accomplissement profitait a toute une région et à un nombre considérable d’individus.

Depuis quelque temps, un vent de mysticisme — venu peut-être de Mauritanie — souffle sur les pays musulmans du bas Sénégal et donne en cette région au maraboutisme un aspect nouveau. Jusqu’à présent, cette sorte de réforme religieuse semble [p. 208] être localisée dans les provinces s’étendant de la Gambie au Fouta-Toro, mais elle parait vouloir se propager dans certains cantons soninké du cercle de Kayes et il se pourrait qu’elle fasse des prosélytes au cœur même de la colonie du Haut-Sénéga-Niger, en raison de la présence, dans les centres principaux de cette colonie, de nombreux Ouolofs et Foutanké qui demeurent en relations suivies avec leurs compatriotes demeurés au pays. Il m’a donc semblé intéressant, même en me plaçant au point de vue de la colonie du Haut-Sénégal-Niger, d’étudier cette forme nouvelle et quelque peu redoutable du maraboutisme. Outre le don de karâma ou tassarrof, c’est-à-dire la faculté d’accomplir des miracles, les marabouts possèdent également le don de baraka, c’est-à-dire le pouvoir de répandre sur les fidèles la bénédiction divine qui confère la certitude du salut. Jusqu’à présent, les Noirs de l’Afrique Occidentale demandaient surtout à leurs marabouts des prodiges matériels mais, depuis qu’a passé le vent de mysticisme dont je parlais tout à l’heure, et tout au moins dans la région mentionnée plus haut, il semble qu’on n’exige plus les miracles que pour s’assurer que le marabout est réellement un ouali, un familier de Dieu, et que, une fois son pouvoir surnaturel bien établi, on sollicite surtout de lui l’exercice de son don de baraka.

Cette croyance à la baraka, qui a existé de tout temps au Maghreb et dans le Soudan musulman, a passé peu à peu au Sénégal de la période théorique à la période de réalisation pratique, si l’on me permet l’emploi de ces termes en la circonstance. Des marabouts intelligents et avides ont trouvé dans l’exploitation de cette croyance un moyen d’accroitre leurs revenus et ils ont réalisé en peu d’années, grâce à ce moyen, de véritables fortunes, en même temps qu’ils acquéraient un prestige considérable et une autorité incontestée sur leurs disciples. Ces derniers, qu’on appelle mourid sont recrutés un peu partout, de préférence parmi les gens ignorants et grossiers, les serfs ou descendants d’esclaves, les paysans, môme parmi les animistes ; le marabout se contente d’enseigner à ces derniers la formule de la foi musulmane, sans exiger d’eux les pratiques même les plus élémentaires du culte, telles que les prières quotidiennes. [p. 209]

Sur ces gens sans foi ni morale, le marabout étend sa baraka et il fait d’eux sa chose en leur promettant le paradis à condition qu’ils ne se mettent pas dans le cas de perdre la baraka. Et, pour ne pas se mettre dans ce cas fâcheux, les mourid apportent à leur marabout le produit intégral de leur travail, et parfois de leurs rapines car, dans leur empressement à plaire à leur maître, dans leur foi aveugle dans la baraka qui les couvre et leur assure le salut quoi qu’ils fassent, ces gens n’hésitent pas à commettre des vols ; dès le moment que le produit de leurs larcins est destiné au marabout, ces larcins deviennent, dans leur esprit ignorant et endoctriné, des œuvres pies et méritoires.

Ils ne remplissent le plus souvent aucun de leurs devoirs religieux, qu’ils ignorent du reste à peu près complètement. Ils ne font pas leurs prières, n’observent pas le jeûne du ramadan, font volontiers usage de boissons fermentées et s’abstiennent de toute aumône pieuse en dehors des offrandes qu’ils remettent à leur marabout. En réalité ils ne connaissent que ce dernier, ne se considèrent comme liés qu’envers lui, lui obéissent scrupuleusement, attendent de lui seul leur salut ; leur religion est bien un islam, mais leur islam n’est plus l’abandon à la volonté de Dieu, c’est l’abandon à la volonté de leur marabout. Ils ont la persuasion absolue que, tant qu’ils n’auront pas démérité vis-à-vis de lui, personnellement, ils jouiront après leur mort de toutes les félicités, quels qu’aient été les actes de leur vie.

Les mourid de chaque marabout cherchent à recruter à celui-ci de nouveaux disciples, afin de mieux mériter les faveurs de leur maître, et leur propagande, s’exerçant dans tous les milieux, est assez fructueuse.

Il est facile d’envisager les résultats considérables que pourrait amener dans l’évolution religieuse et sociale du Soudan, et même dans son évolution économique, cette déformation de l’islamisme, si elle parvenait à prendre de l’extension. Ces résultats ne pourraient être que déplorables. Cette opinion n’est pas seulement celle des autorités françaises chargées de guider les destinées de l’Afrique Occidentale, c’est aussi celle de tous les musulmans éclairés du pays. On peut espérer que leurs [p. 210] conseils et leurs enseignements amèneront une réaction salutaire, ou tout au moins empêcheront le mouvement « maraboutique » de pénétrer dans les régions qu’il n’a pas gagnées encore.

Son esprit et ses résultats.

L’esprit des musulmans du Haut-Sénégal-Niger —certains Maures mis à part — est en général peu porté vers le fanatisme les Toucouleurs et les Soninké ont souvent une foi intransigeante, mais ils font actuellement peu de prosélytisme. D’ailleurs, en dehors des conversions à main armée opérées autrefois par les Marocains dans la région de Tombouctou et plus récemment par EI-Hadj-Omar, le prosélytisme musulman ne se manifeste guère au Soudan français que par l’attirance morale qu’exercent les mahométans, mieux habillés et plus policés, sur les populations plus frustes qui les entourent.

Quant aux sentiments que professent nos sujets musulmans à notre égard, ils ne sont, je crois, ni plus bienveillants ni plus malveillants que ceux qui animent les populations animistes pour les uns comme pour les autres, nous sommes l’étranger et le maitre, ce qui ne peut entraîner l’affection. « Rien n’est plus délicat, dit M. E. F. Gautier (36), que des affirmations ou même des hypothèses sur les sentiments intimes de nos sujets musulmans. On entend parfois dans leur bouche des protestations de dévouement et d’admiration pour nos institutions. Ils les font avec la mesure et la dignité qui leur sont naturelles, et qui donnent l’illusion de la sincérité. La sagesse est de conclure que le panégyriste désire les galons de brigadier, un avancement quelconque, ou plus simplement un pourboire. Au fond du cœur le musulman, sûr du paradis, garde intact son mépris infini pour le mécréant damné, et le barbare son aversion pour des hommes dont la langue, la tournure d’esprit, les habitudes et les vêtements lui sont étrangers. Cela fait pourtant un complexe [p. 211] de sentiments assez éloigné de ce que nous appellerions la haine patriotique. »

Pris en bloc, l’état d’esprit des musulmans du Haut-Sénéga-Niger ne paraît pas opposé à notre civilisation ; si certains partis nous ont fait de l’opposition, ce n’est pas parce que nous sommes une nation chrétienne, mais simplement parce que notre action a menacé l’indépendance jusqu’ici absolue de chefs turbulents ou de tribus pillardes : que ces chefs ou ceux qui cherchent à soulever ces tribus mettent en avant la question religieuse et prêchent la guerre sainte contre les infidèles, rien de plus naturel ; mais la religion est ici un masque et non une cause, et le sultan du Maroc chercherait à établir sa domination sur la Mauritanie qu’il rencontrerait tout autant d’hostilité que la France, sinon plus.

Nul doute que les indigènes musulmans préféreraient le plus souvent leur indépendance au joug pourtant bénin de l’autorité française, mais les non musulmans pensent de même et des faits récents ont prouvé qu’il est plus difficile d’obtenir la soumission des animistes de la forêt que celle des musulmans du Soudan septentrional : dans le Haut-Sénégal-Niger même, c’est chez les animistes que nous avons rencontré les résistances les plus acharnées et les tribus que nous n’avons pu soumettre que tout récemment, comme celles des Lobi et des Tombe, comptent parmi celles que l’islamisme n’a jamais entamées

Quoi qu’en disent ceux pour qui l’islamophobie est un principe d’administration indigène, la France n’a rien de plus à craindre des musulmans au Soudan que des non musulmans. Les uns et les autres nous considèrent comme des maîtres parfois gênants, parfois utiles, généralement bienveillants, et nous subissent avec plus ou moins de facilité selon la nature de leur caractère et la diversité de leurs intérêts. Ceux d’entre eux qui désireraient le plus ardemment nous voir partir du pays — et il s’en trouve certainement dans la haute classe sinon dans la plèbe — le désirent, non pas parce que nous ne sommes pas de leur foi, mais simplement parce que nous ne sommes ni de leur race, ni de leur mentalité, ni de leur sol, en un mot parce que nous sommes « l’étranger ». [p. 212]

Les Noirs en particulier ne sont ni des mystiques ni des philosophes spéculatifs ce sont des matérialistes superstitieux, qui n’adoptent telle ou telle religion que parce qu’ils sont persuadés que les pratiques de cette religion détourneront d’eux des maux tangibles, tels que la maladie ou la mort, ou que l’abstention de ces pratiques attirera sur eux les mêmes maux. Quant à la doctrine, elle ne passe qu’au second plan et il est douteux qu’on puisse rencontrer chez eux beaucoup de Mêles disposés à subir le martyre plutôt que de renier leur foi.

L’islamophobie n’a donc pas de raison d’être au Soudan, mais, par contre, l’islamophilie, dans le sens d’une préférence accordée aux musulmans ou d’un encouragement à la propagation de l’islamisme, constituerait également une erreur fort grave, en créant un sentiment de méfiance parmi les populations animistes, qui se trouvent être les plus nombreuses et qui, à certains égards, sont plus accessibles à nos idées que les populations musulmanes.

Lorsqu’on envisage l’influence exercée par l’islamisme sur la race noire, les avis sont très partagés. Il semble que la religion musulmane ait produit, là où elle s’est implantée, des résultats indéniables en ce qui concerne la civilisation extérieure et matérielle, mais il ne parait pas que la modification de la mentalité indigène ait été bien profonde et que la moralité des individus ait été sensiblement améliorée quant à l’état social des populations, il n’a, je crois, subi aucun progrès. Les résultats de l’islamisation des Noirs sont vraisemblablement supérieurs, au point de vue purement objectif, à ceux obtenus çà et là par leur christianisation, mais il serait peut-être préférable, pour les indigènes, que leur civilisation évoluât normalement par suite d’une modification lente des religions autochtones.

Au point de vue de la capacité intellectuelle, les peuples du Soudan qui ont adopté l’islamisme n’apparaissent pas sensiblement supérieurs aux autres : d’une part, ce ne sont pas toujours les mieux doués sous le rapport de l’intelligence qui se sont convertis à l’islam et, d’autre part, on ne constate pas de différence appréciable entre les fractions d’un même peuple demeurées animistes et celles qui ont embrassé l’islamisme. Si les [p. 213] musulmans sont en général plus affinés que les autres, cela tient à leur éducation supérieure, à leur groupement en centres plus considérables et à leurs déplacements plus fréquents et plus lointains, d’où résultent des frottements qui font souvent défaut aux populations animistes, plus dispersées et plus casanières.

Au point de vue social, l’islamisme a bien créé entre ses divers adeptes une sorte de lien de mutualité qui s’étend au delà des limites provinciales et des distinctions ethniques mais ce lien n’a pas toujours toute la solidité désirable et les grands conquérants musulmans, tels qu’El-Hadj-Omar et Samori, n’en ont tenu aucun compte, se contentant de déclarer impies les populations musulmanes auxquelles ils voulaient faire la guerre et détruisant sans scrupule les mosquées des pays conquis, sous le simple prétexte qu’elles avaient été construites par d’autres que par eux-mêmes. Si les peuples musulmans se solidarisent plus que les autres lorsqu’il s’agit de résister à une intervention européenne, le principe de la solidarité sociale proprement dite est moins fortement assis chez eux, du fait de la communauté de la foi, qu’il ne l’est parmi les nombreuses populations animistes demeurées fidèles aux institutions indigènes des clans et des associations ; ces institutions, du reste, ont presque toujours survécu à l’islamisation, rien d’analogue n’étant apporté en échange par la civilisation musulmane. Les confréries, nous l’avons vu, sont bien loin d’avoir la même portée que les associations sociales ou religieuses des animistes. L’aumône prescrite par le Coran profite surtout aux marabouts et a plutôt le caractère d’un impôt que celui d’un moyen d’améliorer la situation des pauvres la chose est du reste de médiocre importance, le paupérisme n’existant pas encore dans le pays ou du moins ne s’y manifestant que sous une forme très bénigne. L’islam a trouvé au Soudan l’esclavage et la polygamie il a accru plutôt que diminué le premier et n’a fait que réglementer la seconde en restreignant à quatre le nombre des femmes légitimes la condition des esclaves et celle de la femme sont à peu près les mêmes au Soudan chez les musulmans que chez les animistes, peut-être cependant celle de la femme est-elle légèrement supérieure chez ces derniers. [p. 214]

Au point de vue administratif, on a souvent vanté le système réellement remarquable qui régnait dans certains États musulmans de l’Afrique Occidentale et Centrale, mais il convient de ne pas oublier que ce système est antérieur à l’islamisme, que des États non musulmans très fortement organisés ont existé de toute antiquité au Soudan, que certains y existent encore et que, la plupart du temps, ils ont eu une durée supérieure à celle des États musulmans et ont été moins troublés par des révolutions intestines je me contenterai de citer, à titre d’exemple, les empires mossi de Ouagadougou et du Yatenga.

Au point de vue moral enfin, l’islamisme n’a eu au Soudan que des résultats peu appréciables : il n’a pas amélioré la conception indigène du bien et du mal, sinon en dissimulant parfois sous plus d’hypocrisie la brutalité primitive. Toutefois, il faut rendre cette justice à la religion musulmane que, si elle n’a pas réussi, en général, à abolir la sauvage pratique des meurtres rituels, provoqués par la croyance aux maléfices et à l’action occulte des génies et des esprits, elle a fait disparaître la coutume odieuse des sacrifices humains partout où elle s’est fortement implantée. Il faut aussi lui faire honneur d’avoir enrayé de façon très appréciable la plaie de l’alcoolisme en proscrivant, non seulement les alcools proprement dits, mais aussi les boissons fermentées de fabrication indigène, bière de mil et vin de palme à vrai dire, on rencontre au Soudan un certain nombre de soi-disant musulmans qui ne se font pas scrupule d’user de ces boissons ni même d’en abuser, on en rencontre aussi qui ne craignent pas d’absorber du tafia ou de l’absinthe mais ceux qui pratiquent ces errements encourent le mépris non déguisé de la grande majorité de leurs coreligionnaires et les « marabouts-cognac », comme on les surnomme de façon pittoresque dans la colonie, sont à classer parmi les gens qui ne sont musulmans que de nom.

A mon avis, l’islamisme au Soudan no doit pas être regardé comme un mal, mais il n’y a pas lieu non plus de le considérer comme un bien : si j’essayais de résumer mon opinion sur ce sujet, je dirais que, dans notre intérêt politique, il est parfois préférable, surtout au début de l’occupation d’un pays, d’avoir [p. 215] affaire à des musulmans plutôt que d’avoir affaire à des animistes, et que l’islamisation de nos sujets africains serait en tout cas moins redoutable pour nous que leur christianisation ; mais j’ajouterais que, si l’on se place dans le domaine purement objectif, n’ayant en vue que l’intérêt et l’avenir des races indigènes, bien que là encore l’islamisation soit préférable à la christianisation, le mieux serait que les populations soudanaises se bornassent à perfectionner les religions locales. Et peut-être, en fin de compte, serait-ce là pour tout le monde la meilleure des solutions.

Notes

(1) Je crois inutile de passer en revue les quelques communautés indigènes soi-disant chrétiennes que l’on rencontre au Soudan. Le nombre des individus pratiquant !a religion chrétienne est extrêmement restreint dans nos colonies de l’Afrique Occidentale, dans le Haut-Sénégal-Niger plus encore que dans les autres; si l’on ne tient pas compte et il n’y a vraiment pas lieu d’en tenir compte des enfants fréquentant les écoles des missionnaires et enregistrés comme chrétiens par ces derniers, mais qui, dès qu’ils quittent l’école, retournent à la religion de leurs pères, on ne rencontre d’indigènes méritant le nom de chréuens que dans la population à demi européanisée originaire de quelques villes du Bas-Sénégal, population qui pratique en général le catholicisme le total de ces chrétiens n’atteint certainement pas mi!)e individus sur une population indigène globale de 4.800.000 habitants. On peut donc les passer sous silence, d’autant [p. 165] plus que le décret de 1903, qui a spécifié un certain nombre de clauses relatives aux musulmans, ne s’est pas occupé des indigènes chrétiens ces derniers restent soumis aux coutumes locales de leurs congénères animistes, à moins qu’ils ne demandent à être jugés selon la loi française, demande qui est toujours recevable dans les causes civiles si les deux parties sont d’accord sur ce point.

(2) On a dit parfois que ces autels coniques et tronconiques étaient une manifestation du culte phallique je ne crois pas me tromper en émettant [p. 169] l’avis qu’il n’en est rien si ces autels revêtent cette forme, c’est qu’elle est la plus naturelle dans un pays où l’on n’a à sa disposition, pour des constructions de ce genre, que de l’argile, et où, par suite, on est forcé de donner cette forme à l’autel pour qu’il ne soit pas détérioré par les pluies les autels situés dans les habitations, pour lesquels la même raison n’existe plus, offrent le plus souvent l’aspect d’une masse sans forme bien précise et ne rappelant en rien l’anatomie d’un phallus. Très fréquemment d’ailleurs, le tronc de cône est remplacé par un simple pieu que termine une fourche à trois branches et c’est sur cette fourche qu’est placée l’écuelle aux libations.

(3) S’il existe un dougoutigui et un kountigui, c’est le premier qui est chargé du culte.

(4) Il est à noter que le culte du dassiri a persisté en général chez ta plupart des musulmans noirs du Soudan.

(5) Chez certains peuples, les morts sont enterrés dans les habitations ; chez d’autres, les tombes sont creusées en dehors du village presque partout, une logette est pratiquée dans l’une des parois de la tombe et le corps, enveloppé dans une natte, est glissé dans cette logette couché sur le côté droit, la tête au Sud et la face regardant vers l’Est. Une calebasse ou marmite trouée est placée sur la tombe, au-dessus de la tête, pour permettre au mort de participer aux libations et à son niâma de quitter le cadavre lorsqu’il le désire.

(6) Je reparlerai des soubarha à propos des croyances et pratiques magico-religieuses.

(7) Le niâ, comme je l’ai dit plus haut, est le génie lui-même et on donne les noms de boli ou dio à sa représentation matérielle on aux objets qui lui sont consacrés et dans lesquels il est censé résider lors de certaines cérémonies.

(8) ] On fait souvent aujourd’hui coïncider les fêtes animistes avec les fêtes musulmanes, dans les pays où coexistent les deux religions mais autrefois les fêtes animistes étaient toujours réglées sur l’année solaire et il en est encore ainsi dans les pays où l’islamisme n’a pas pénétré.

(9) Voir ter volume, pages 331 et 332.

(10) Je ne crois pas inutile de donner ici les termes employés par les indigènes de langue mandingue pour désigner les principaux concepts se rapportant à la religion animiste et aux associations religieuses, en dehors de ceux déjà mentionnés au cours des pages précédentes ; ces termes sont donnés sous la forme qu’ils revêtent dans le dialecte banmana le prêtre d’un génie s’appelle niâtigui, le gardien des objets sacrés bolitigui ; une secte ou société religieuse secrète se nomme dian — le terme de to ou ton s’appliquant à toute association réglementée, de quelque nature qu’elle soit — le chef d’une société diantigui, la formule de reconnaissance des initiés dianté, la cérémonie d’initiation konio (nom donné aussi à la nuit nuptiale), l’école d’initiation kiba ; un sacrifice rituel se dit soni, un sacrifice ou une offrande propitiatoire saraka (mot dérivé de l’arabe sadaqa) on appelle souba (soubaya ou soubarha dans les autres dialectes) les jeteurs de sorts ou de maléfices, Korté les maléfices, siri des amulettes ayant la vertu de jeter le mauvais sort, gbassa ou gouassades amulettes ou objets consacrés servant au contraire à conjurer le mauvais sort, bassi des amulettes ou talismans quelconques et même de simples remèdes, sébé des talismans écrits, fla ou foura des talismans ou remèdes composés avec des substances végétales. — Le génie Koma, en dehors du masque porté par celui qui le représente dans les cérémonies, a pour insigne distinctif une sorte de tube en fer dans lequel on souffle et qui produit un bruit très spécial, considéré comme la voix du génie ; le Nama, lui, a pour insigne de même ordre une trompe faite d’une grosse corne d’antilope et une espèce de clochette.

(11) Par contre, je ne crois pas qu’il existe de tana commun à toute une tribu ou à tout un peuple.

(12) Les prohibitions constituant le tana d’un village ne concernent que les gens qui se trouvent à l’intérieur du village elles cessent d’être en vigueur lorsque les habitants du village sont en voyage.

(13) On rencontre aussi le cas d’une famille ou d’un clan qui est tana pour une autre famille ou un autre clan les membres des deux familles ou clans ne peuvent alors ni manger au même plat, ni coucher dans la même pièce, ni se marier ensemble ce cas paraît d’ailleurs assez rare.

(14) Nous avons vu, dans la partie historique de cet ouvrage, que Soumangourou, empereur de Sosso, avait comme tana un ergot de coq blanc : le seul contact de ce tana lui devait être fatal et c’est en lui décochant une flèche terminée par un ergot de coq blanc que son ennemi Soundiata eut raison de lui.

(15) Il existe beaucoup de villages ayant un ou des animaux sacrés, qu’on nourrit et qu’on ne tue jamais, auxquels on passe toutes leurs fantaisies et qui sont considérés comme des porte-bonheur pour le village qui les possède ; je citerai seulement, comme exemple de cette coutume, les oiseaux appelés diougo qui sont nombreux aux alentours de Ségou et que les habitants de cette ville regardent comme sacrés. Cette vénération ne s’étend qu’aux animaux résidant dans le village ou auprès du village, mais non à tous les animaux de la même espèce répandus ailleurs. On donne généralement comme raison de ce respect que, lors de la fondation du village, l’ancêtre ou les ancêtres de ces animaux ont rendu un service signalé aux ancêtres des habitants actuels nous retrouvons là la même idée qui a donné naissance aux tana de clan.

(16) Les Sénoufo brûlaient autrefois le corps des soubarha pour détruire l’esprit malfaisant résidant en eux.

(17) La science de la divination est poussée très loin chez les Gourmantché : elle consiste à faire entrer le devin (otambépouadou) en rapport avec Dieu (Ounténou en gourmantché, Ouandé en mossi) par l’intermédiaire d’Oumaro, génie de la divination ; pour ce faire, le devin représente sur le sable, par des lignes ou des points, les descendants d’Oumaro ; ces lignes ou points sont groupés ensemble par deux ou quatre, de façon former seize figures différentes dont chacune porte un nom spécial et représente une catégorie d’êtres ou d’idées (êtres humains, animaux, vie, mort, etc.) en alliant ensemble ou éliminant certaines parties de ces figures, on en obtient d’autres qui dictent au devin la réponse à faire à celui qui l’a consulté. M. l’administrateur Maubert a recueilli la liste de ces figures, avec le nom et la forme de chacune, le nom et la filiation du génie descendant d’Oumaro à laquelle elle se rapporte et la catégorie d’êtres ou d’idées qu’elle représente.

(18) Voir la note 2 page 177 du présent volume.

(19) Telle est l’opinion de M. Doutté en ce qui concerne les magiciens du Maroc et de l’Algérie. (Cf. Magie et religion dans l’Afrique du Nord, par Ed.Doutté, 1909.)

(20) Les Touareg sont à peine musulmans ils croient à Dieu et à Mahomet, mais ils ne pratiquent pas, ont des coutumes datant de la période préislamique et ont conservé des traces de leur ancienne religion ceux de la région de Tombouctou, toutefois, sans doute par suite de leurs mélanges avec des Arabes, comptent des familles maraboutiques d’un islamisme plus épuré et plus dévot.

(21) Voir la carte 21 indiquant la répartition des religions, page 217.

(22) Dans les localités musulmanes importantes, l’imâm, souvent fort âgé, est assisté d’un khalifa ou vicaire, qui le remplace dans les circonstances ordinaires et, fréquemment, hérite de son office lorsque l’imâm vient à mourir.

(23) Le prône du vendredi est tu en arabe par le khâtib ou l’imam et généralement traduit ensuite par lui dans la langue locale.

(24) Dans les villages, on fait la prière soit devant sa maison, soit sur les places publiques, soit dans de petits oratoires privés ou mosalla qui consistent en un rectangle de terre battue entouré d’un petit mur bas.

(25) Les Mandé donnent aux musulmans le nom de mori ou modi, qui est peut-être une abréviation de modibbo ou une dérivation du mot d’où vient le nom des Maures, mais qui peut avoir aussi une tout autre étymologie.

(26) Quand à l’imâm, au khatib et au muezzin, il sont rétribués par les offrandes des fidèles.

(27) Non compris les cercles de Tombouctou, Say, Dori, Hombori, rattachés [p. 193] récemment la colonie civile, et la circonscription de Kiffa, sur lesquels je ne possède pas de renseignements à cet égard.

(28) Parmi ces écoles dites supérieures est comprise médersa qui fonctionne à Dienné sous le contrôle de l’autorité française.

(29) Un grand nombre des renseignements que l’on trouvera ici sous ce titre ont été publiés déjà sous ma signature dans les Renseignements [p.194] coloniaux et documents publiés par le Comité de l’Afrique Français (supplément au n° de l’Afrique Française d’avril 1911).

(30) Il fut fondé à Baghdad, au XIIe siècle, par Abd-el-Kader-el-Djilâni.

(31) Ce cheik n’a rien de commun que le nom avec Sidi-eI-Mokhtar el-Adrami, grand-père de Saad-Bou et propagateur du kadérisme chez les Tateb-Mokhtar.

(32) Fondé à la fin du XVIIIe siècle par Sidi-Ahmed-et-Tidjani dans le Sud de la province de Constantine.

(33) Fondé vers 1840 dans la Cyrénaïque par Mohammed-es-Senoussi.

(34) O. Houdas, L’islamisme Paris, 1904, in-12, page 246.

(35) Houdas, op. cit., page 247.

(36) La conquête du Sahara, page 161.

 

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