Marthe Moricet. Le « Varou ». Extrait des « Annales de Normandie », (Caen), 2e année, n°1, 1952. pp. 73-82.

Marthe Moricet. Le « Varou ». Extrait des « Annales de Normandie », (Caen), 2e année, n°1, 1952. pp. 73-82.

 

Marthe Moricet ( ?? – 1960).Collaboratrice technique du Centre national de la recherche scientifique, attachée au Musée de Normandie.
Quelques publications :
— La « Chasse Hellequin », Annales de Normandie. (Caen), 2-2, 1952, pp. 169-174.
— F. Cottin. Céramiques lexovienne. (De l’époque Gallo-Romaine au XIXe siècle. Compte-rendu. Annales de Normandie. (Caen), 4-2, 1952, p. 203.
— Dr Stephen-Chauvet. La céramique bas-normande ancienne. compte-rendu). Annales de Normandie. (Caen), 4-1, 1952, pp. 91-93.
— Récits et contes des veillées normandes. Préface de Michel de Boüard. Annales de Normandie.(Caen), 2. 1963.

[p. 73]

Traditions populaires de la Normandie
Le  » VAROU « 

« Une personne, un animal ou un objet change sa forme et apparait sous un nouvel aspect et nous appelons cela transformation ; mais si l’être vivant meurt entre les deux états, nous avons la réincarnation …..

….. Les mythologies de tous les peuples sont pleines de métamorphoses impliquant ou non la mort et le « revenir » ….

L’une des plus marquantes de ces croyances concerne le loup-garou, l’homme qui, périodiquement, « tourne » en un loup effrayant. Sous son aspect humain, le loup-garou est souvent aimable et bon, et le changement de forme a lieu involontairement. Étant loup, il combine l’esprit humain et la mémoire avec la cruauté et la voracité du loup …. »

Telle est la définition du loup-garou que donne M. Stith Thompson (1). Il s’agit ici du loup-garou que l’on trouve souvent dans les récits féériques. victime d’une métamorphose dont il n’est pas Fauteur, par opposition au garou volontaire, sorcier ou magicien (2).

Victimes ou non, les loups-garous hantent l’esprit humain depuis l’antiquité la plus reculée.

En effet, la transformation de I’homme en animal, et plus spécialement dans nos contrées en loup (3) a été signalée comme une chose courante et incontestable par des auteurs aussi divers qu’Hérodote (4), Apulée, Pline, Lucien ou Virgile, pour n’en citer que quelques-uns. A l’époque chrétienne, saint Augustin rapporte, comme un événement digne de foi, le mythe de Lycaon (5) et de ses fils qui, s’étant nourris de chair humaine. furent changés en loups. [p. 74]

Le moyen âge hérita de cette croyance et l’on connaît, parmi d’autres, la légende de saint Patrick qui transforma en loup le roi gallois Vereticus et celle de saint Natalis maudissant une puissante famille irlandaise dont chaque membre fut, dès lors, condamné à devenir loup pendant sept ans.

En 1414, les théologiens, réunis en concile à Constance, étudièrent la question sur la demande de l’empereur Sigismond. La conclusion de leurs délibérations fut que, non seulement la lycanthropie était une chose possible, mais encore, en douter constituait pour le chrétien une faute grave, susceptible d’entrainer la damnation éternelle. (6)

D’autre part, la loi apporta sa sanction à cette croyance et nombre d’individus furent alors condamnés au bûcher parce que l’opinion publique les accusait de se transformer volontairement en animaux malfaisants par le moyen de la sorcellerie. (7)

La crédulité populaire savait, d’ailleurs, fort bien distinguer le garou-sorcier, avide de profits ou désireux de nuire, du garou-victime, objet d’une malédiction ou d’un enchantement. Et, si le premier genre donna naissance à de doctes traités sur la lycanthropie et fournit la matière à de nombreux et effarants procès, une littérature abondante, qui va de la légende du Chevelete Assigne(Lohengrin) au conte de La Belle et la Bête, fleurit sur le thème du second.

L’un et l’autre —sorcier ou victime —ont en commun ce que l’on pourrait appeler le « rituel » de la métamorphose : il est indispensable que l’intéressé mette, ou ôte, de gré ou de force, un objet ou un vêtement auxquels sont attachées certaines propriétés qui entrainent automatiquement la métamorphose. (8) Pour retrouver sa forme primitive, le garou doit faire à rebours le geste qui lui a permis de la quitter.

Autre caractère à signaler comme étant, semble-t-il, commun à tous les garous involontaires : la périodicité de la transformation. Elle a toujours lieu à un moment donné du jour ou de l’année et dure un laps de temps bien déterminé. De plus, certaines conditions très précises sont à remplir pour que le garou reprenne définitivement son apparence humaine. (9) Si ces conditions ne sont pas rigoureusement remplies, le cas du garou, dans la plupart des versions, s’aggrave et le libérateur maladroit est souvent puni à son tour.

Telles sont, semble-t-il, les caractéristiques essentielles et quasi-universelles de l’homme transformé en animal. [p. 75]

Que reste-r-il, ou plutôt que restait-il en Normandie, à la fin du siècle dernier, de cette croyance au loup-garou ?

Le mot garou ne semble pas avoir été employé dans les patois normands ; il est remplacé par la forme dialectale varou. Les dictionnaires et glossaires des langages de Haute-Normandie ne mentionnent pas du tout ou rarement ce terme. Au contraire, ceux des dialectes bas-normands ne s’en font pas faute. Parfois même. ils ne se contentent pas d’en donner la traduction mais y ajoutent un commentaire plus ou moins historique. Cela laisserait supposer que cette croyance était en Basse-Normandie, assez fortement enracinée pour que le besoin de la souligner se soit fait sentir.

Ces mêmes dictionnaires restreignent le sens du mot « varou » à l’usage des vivants. Les varous fantômes ne sont pas mentionnés.

Toutefois. les enquêteurs qui à cette époque recueillirent des récits sur les varous font état de varous qui « reviennent » et la description des faits qui précèdent ce « revenir » vaut que l’on s’y arrête. (10)

« Les hommes qui meurent damnés commencent à souffrir dès leur mise en terre. Ils mangent leur suaire (11) et poussent des cris plaintifs. La nuit, des lueurs phosphorescentes apparaissent sur leurs tombes et les efforts qu’ils font pour quitter leur bière empêchent la terre de se tasser ( on dit alors que la fosse « n’a pas foulé »). C’est à ce signe que l’on reconnaît qu’il y a là un malheureux damné qui deviendrait bientôt un varou ou loup-garousi l’on n’y mettait ordre. Il faut alors que Je curé, muni d’une bêche neuve, exhume le cadavre. lui tranche la tête et, tout en la disputant à des démons qui sous forme de chiens, le harcèlent, jette cette tête dans une rivière. Aussitôt, il se forme un tourbillon, une tourniolle, à l’endroit où la tête a disparu. » (12)

On dirait que les tourments auxquels sont condamnés les revenants quand ils hantent les lieux qu’ils ont autrefois habités, ont créé une certaine confusion avec le varouage, cette course nocturne à laquelle est soumis le varou, course insensée, pleine de désespoir et d’épouvante. Peur-être est-ce pour cela que le terme de varouleur est appliqué ?

Quant au varou vivant, victime d’une malédiction divine lui aussi, on pourra juger, par les récits qui vont suivre ou par les commentaires qu’ils ont suggérés aux collecteurs qui nous les ont transmis des particularités qui le caractérisaient.

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Tout d’abord, empruntée à Louis Du Bois. une description assez· précise du sort du varou :

« Voici l’origine des loups-garous selon les paysans. Avant la Révolution on était dans l’usage de publier des monitoires dans les églises[p. 76] contre les malfaiteurs qui n, avaient pu être découverts par des moyens naturels et contre ceux qui, ayant connaissance du crime et du criminel, ne le dénonçaient pas. Les monitoires recevaient aussi le nom de quérémonies ou de quérimonies. Les paysans étaient persuadés que, si malgré les différentes publications des monitoires au prône de la messe, le criminel restait inconnu et laissait passer la troisième publication, il appartenait au diable et était obligé de courir le loup-garou. Il en était de même de ceux qui avaient refusé de faire la dénonciation du coupable… » (13)

« … Le diable auquel ce malheureux est échu en partage le traite fort durement ; les coups de bâton trottent, les croquignoles et les nasardes ne sont point épargnées ; les gourmades et les horions pleuvent à foison ; le pauvre patient souffre cruellement. C’est ce qui arrive surtout, si à l’heure que Satan lui a fixée, le possédé ne se trouve pas exactement au rendez-vous qui est ordinairement le pied d’un if ; le malin va trouver chez lui le retardataire, l’entraîne rapidement par les oreilles, et l’étrille d’importance, et pour le bon exemple, au centre de chaque carrefour, et devant toutes les croix du voisinage…» (14)

Bien que la transformation en animal ne soit pas toujours explicitement mentionnée dans les récits parvenus jusqu’à nous, tous les collecteurs sont d’accord pour souligner que le varou doit revêtir une peau de bête, une hureou haire, avant de se livrer à ses courses infernales. C’est souvent une peau de loup, de chèvre ou de mouton. (15)

S’il arrive que quelqu’un. trouvant cette hure, l’endosse, il se met aussitôt à courir lui aussi le varou. (16). Le même sort atteint l’imprudent qui met les vêtements abandonnés par le varou pendant qu’il accomplit sa peine. L’envoûtement cesse lorsque hure ou vêtements sont remis à leurs places respectives.

Toutes les nuits de l’année n’étaient pas propices au varouage. Dans la Manche, cela se passait de Noël à la Chandeleur ; dans les environs de Pont-Audemer, c’était durant les nuits de l’Avent, et Noël y mettait fin.

Il est curieux de constater que les jours dévolus aux varous poor subir leur supplice se situent autour de la fête de la Nativité. Cette période de l’année serait-elle favorable aux changements d’individualité quels qu’ils soient ? Le thème classique des animaux doués de la parole pendant la nuit de Noël (17) serait alors à rapprocher de celui qui représente l’homme devenant animal pendant un laps de temps ayant cette même nuit comme point de départ ou d’arrivée.

Le temps d’expiation du varou était généralement fixé à sept ans si aucune intervention n’avait lieu pendant ce délai. Ce temps pouvait être abrégé si quelqu’un lui faisait du sang entre les deux yeux. Faire du sang consistait à piquer adroitement le varou entre les yeux, avec la pointe d’un couteau de manière à faire jaillir quelques gouttes de sang. [p. 77]

Si l’opération réussissait, le varou était débarrassé de sa hure à tout jamais. Si le coup était mal porté le malheureux voyait sa peine prolongée de sept ans à partir de ce moment.

Ces principaux caractères vont se retrouver dans le récit suivant, recueilli dans la Hague. voici environ un siècle, par Jean Fleury.

Il y a, dans la commune de Gréville, trois vallons parcourus chacun par un réseau qui se rend à la mer. Entre deux, ce sont des hauteurs qui se terminent par des falaises.

La première de ces dépressions de terrain, en venant de Cherbourg, est la vallée du Hubilan, qui était autrefois le domaine favori des fées.

La seconde  est la vallée du Câtet, qui aboutit près du trou de Sainte Colombe.

La troisième est le Val Ferrand, qui aboutit à la mer en un endroit que l’on appelle le Douet du Moulin.

Ce vallon est le plus boisé et le plus sauvage des trois. Il a aussi sa légende. Le vallon est profond. A mi-hauteur, du côté Est, s’élève une habitation perdue au milieu de grands arbres ; derrière et à côté, des jardins et des champs en pente rapide ; dans la vallée même, un moulin.

C’est très pittoresque, mais très isolé. Les maisons les plus voisines sont à près d’un kilomètre de là. Quand le moulin marche, quand l’eau qui tombe d’en haut fait tourner les roues à grand bruit, on aurait beau crier, ou ne serait pas entendu.

C’est ce qui arriva au milieu du XVIIIe siècle à un M. de Rikmé, qui était venu s’y établir. Il fut assassiné à coups de hache, et la même hache servit à tuer le meunier dans son moulin. C’était au milieu du jour. Tout le monde était à travailler aux champs. Personne n’entendit, ou du moins, si l’on entendit, si l’on vit les meurtriers qui étaient en même temps des voleurs, personne n’en dit rien.

On eut recours, en désespoir de cause, à un moyen qu’on employait quelquefois avec succès pour découvrir les crimes cachés. Un dimanche, dans toutes les églises du pays, on lut en chaire un monitoireoù les faits étaient relatés et où l’on sommait, au nom de Dieu, les auteurs, victimes on témoins du crime, de déclarer ce qu’ils savaient sous peine, s’ils ne le faisaient, d’encourir l’excommunication majeure. Le monitoire était lu trois dimanches de suite, avec un appareil propre à frapper les fidèles de terreur. A fa fin de la troisième lecture, le prêtre, après avoir adressé une dernière et solennelle sommation à ses auditeurs, jetait à terre le cierge qu’il tenait à la main et l’éteignait ,en marchant dessus. « Tout est consommé, disait-il ; l’excommunication est encourue. Les auteurs du crime, !es témoins qui ne se sont pas déclarés sont rejetés de l’église. »

La terreur fut profonde à Gréville quand le prêtre fulmina cette excommunication, mais personne ne bougea. Les meurtriers ne se trouvaient pas dans l’église ; il y avait pourtant dans l’auditoire quelqu’un qui, sans avoir participé au crime, en avait été le témoin involontaire. Si on l’avait regardé, sa pâleur en ce moment aurait pu faire deviner la vérité, mais personne ne le regarda, et quand il sortit de l’église, il était redevenu assez maître de lui-même pour ne pas attirer l’attention sur lui.

Cet individu était un valet de ferme appelé Gliauminot. Il couchait habituellement dans la grange, où il s’était fait un lit dans le blé. Une nuit, comme il dormait, —c’était la nuit de Noël, pendant la messe de minuit, au moment où les animaux s’agenouillent, dit-on, dans les étables, —il semble tout à coup [p. 78] que quelque chose de lourd se jette sur son dos ; il se lève, ouvre là porte, et voilà que malgré lui —il l’a assuré plus tard —il se met à courir comme un fou à travers les mares, les cavées, les fondrières, les ronces et les buissons, marchant devant lui sans pouvoir s’arrêter, sans pouvoir se diriger et emporté par une force irrésistible. Arrivé à un carrefour à quatre chemins, il se sent cinglé de sept coups de fouet vigoureusement appliqué. Il en est de même à chaque carrefour, mais il ne voit personne. C’est une main invisible qui le frappe.

Il se croise avec plusieurs de ses connaissances ; il les reconnaît, mais elles ne le reconnaissent pas ; Il veut leur parler : les sons s’arrêtent dans sa gorge, il ne peut articuler un seul mot. Et puis les rencontres sont rares. Les chemins par où on le fait courir sont si déserts, si impraticables que presque personne n’y passe.

Gliauminot était valet chez les Verbbois. Un valet qui avait à lui parler alla le chercher à la grange de très bonne heure ; il fut étonné de ne pas le trouver mais il fut bien plus étonné encore quand, ,au bout d’un moment, il le vit arriver brisé, éreinté, les mains ensanglantées et crotté jusque par-dessus la tête.

—D’où arrives-tu ? lui dit-il. On dirait que tu viens de porter « le varou ».

—« Eh bien, tu me promets le secret ? »

— « Certainement ».

—« Eh bien, tu as deviné : je viens de porter le varou. Voilà ce que l’excommunication m’a valu. Et j’en ai comme ça pour un mois, jusqu’à la Chandeleur,. N’en dis rien, surtout ; il ne faut pas qu’on le sache. Mais toi, si tu me rencontrais, par hasard —il faut que ce soit par hasard —, sais-tu ce que tu devrais faire ? ».

— « Oui, il faudrait sauter sur toi et te « faire du sang » entre les deux yeux ».

—« Si le sang coulait, ne fût-ce qu’une goutte, je serais délivré. Seulement il faudrait être très adroit. St tu ne réussissais pas, ma peine serait doublée ».

—« Ah çà, il paraît que vous êtes plusieurs à porter le varou, car voici ce qu’on m’a raconté pas plus tard qu’hier.

An carrefour qui est entre Gréville et Nacqueville, un domestique trouva, la semaine dernière, un habit de luxe en bon état et le prit. Mais la nuit d’après, il fut réveillé par une voix qui lui ordonnait de reporter l’habit où il l’avait trouvé. Il le reporta. Un homme qui l’attendait là lui dit : « Tu as bien fait de le rapporter, sans cela, c’est toi qui aurais couru à ma place ».

—« C’est qu’il avait eu trop chaud et qu’on lui avait permis d’ôter ses habits pour mieux courir. Au reste, si je suis coupable, je suis le moins coupable de tous, et ii n’est pas juste que je sois puni tout seul. »

—« Tu sais donc le secret du Vaouferand ? ».

—« Eh bien, oui, j’étais là, pas- loin ; j’ai tout vu, mais je n’ai pas osé, je n’oserais pas encore le dire. C’est toujours les pauvres qui souffrent des sottises des grands personnages. Ça me fait plaisir d’apprendra que d’autres que moi sont punis ».

Le valet fit sa peine, assure-t-on, et ne dénonça personne, si bien qu’on n’a jamais su au juste quels furent les meurtriers de M. de Rikmé. Le moratoire sur cet assassinat est le dernier qu’on ait fulminé dans le ipays. Il est de 1770.

(J. FLEURY, Littérature orale de la Basse-Normandie. Hargue et Val de Saire. Paris, 1883, petit in-8°, pp .84-89).

Le varou, d’autre part, était en quelque sorte « tabou » : nul n’avait le droit de l’appeler par son nom ; nul, non plus, n’avait le droit d’attenter à sa vie, bien qu’il fût possible de le tuer, mais seulement au moyen [p. 79] d’une balle d’argent bénite. (18) Si cette loi n’était pas respectée les pires malheurs fondaient sur celui qui l’avait enfreinte.

La légende qui va suivre illustrera cet aspect de l’intangibilité du varou.

Au bac de la Bataille, près de Clécy, Dominique, le passeur, entendait souvent, au coup de minuit, une voix le hêler ainsi de l’autre rive :—« Au bateau, Dominique ! au bateau ! ».

Réveillé en sursaut et contraint pas une force irrésistible d’obéir, le pauvre hère sautait de son grabat, démarrait le bac, passait la rivière et trouvait devant lui une dame plus pâle que les vêtements blancs qui la couvraient, et qui prenait place à l’arrière. Le bac repartait, mais s’enfonçait dans l’eau à mesure qu’il avançait, comme s’il eût été chargé outre mesure ; et quand, transi de peur, Dominique se retournait, la forme blanche avait disparu et le bac revenait à flot.

Longtemps le passeur n’osa se soustraire- à ce supplice. Cependant à bout de patience, il prit conseil du sacristain de la paroisse et d’après son avis résolut d’y mettre fin.

Une nuit, il s’embusqua derrière le tronc vermoulu d’un vieux saule chevelu auquel il avait coutume d’amarrer le bac et attendit anxieusement l’oreille attentive, l’œil à l’affût. Il était armé d’un fusil où il avait glissé une balle bénite que lui avait remise le sacristain. A minuit, quand l’appel se fit entendre et que la forme blanche apparut et se dessina sur l’autre rive, il visa et tira . Le coup avait porté car il vit le fantôme s’enfuir, il entendit des cris déchirants et des gémissements qui, bientôt, s’éteignirent dans le profond silence de la nuit.

Le lendemnin, aux premières lueurs de I’aube, des laboureurs qui traversaient la bruyère de Noron, trouvèrent étendu, au pied d’un bloc de rochers, le corps d’une jeune fille admirablement belle, couverte de la haired’un varou par-dessus ses blancs vêtements. Elle avait au côté une large blessure, d’où son sang s’était écoulé avec sa vie.

C’était elle que le passeur avait frappé, et la tradition ajoute qu’en expiation d’une faute cachée, elle devait accomplir durant sept années ces courses nocturnes, qui se terminèrent par un si tragique dénouement.

Dominique fut désormais délivré de ses terrifiantes visites, mais le malheur ne tarda pas à le frapper. Ses deux jeunes enfants périrent quelques jours après, victimes d’un mystérieux accident, et le chagrin qu’il en ressentit le conduisit aussi prématurément dans la tombe.

(Jules LECŒUR, Esquisse du Bocage Normand, tome II. Condé sur Noireau, L. Morel, 1887, in-8°, pages 406 et 407).

On peut constater, par ces exemples qui réunissent assez fidèlement tous les caractères « traditionnels » du varou normand que celui-ci, qu’il soit « revenant » ou bien vivant, n’est pas nuisible.

C’est un être condamné, en vertu de la morale ou du droit outragés à subir une peine effroyable.

Il n’attaque personne, il ne dévore pas les enfants et ne cherche pas [p. 80] à reprendre de sa vigueur en buvant du sang frais comme les vampires d’Europe Centrale. Il souffre son châtiment seul, au ban des hommes ses semblables.

Et cette extraordinaire mise hors-la-loi suggère une hypothèse à laquelle il est difficile de résister, si grande est la ressemblance qu’offre le varou avec le proscrit des lois germaniques, tel qu’il apparaît en particulier à travers les récits de l’épopée scandinave.

D’abord. varou et proscrit sont tous deux des condamnés : le varou à la suite de l’excommunication qui le rejette d’entre les fidèles, le proscrit, à la suite d’une décision judiciaire qui le rejette d’entre les hommes.

A partir de cette condamnation, les points de ressemblance vont se multiplier :

a) Le varou est semblable à une bête sauvage : le proscrit est assimilé aux bêtes sauvages, aux loups.

b) Il est interdit aux autres hommes, sous peine d’être varous à leur tour, d’avoir des rapports quelconques avec le varou pendant qu’il purge sa peine : il est défendu aux autres hommes sous peine de mise hors-la-loi, de donner refuge ou nourriture au proscrit.

c) Il est interdit de nuire au varou sous peine de châtiment :Le proscrit a droit à un traitement honorable ; un attentat (contre lui)… peut très bien être l’objet de poursuites.

d) Le varou est un être surnaturel, participant à la fois de l’homme et de l’animal ou du démon ; l’imagination populaire avait fini par faire du proscrit une sorte d’être surnaturel, intermédiaire entre homme et troll.

e) Enfin, dernière citation à laquelle il sera sans doute superflu de donner un pendant « varou » : Pour les sagas, le proscrit n’est pas tant l’individu insurgé contre la Société, que l’homme pourchassé par des ennemis impitoyables, l’homme en lutte avec une nature âpre et marâtre, l’homme isolé en proie à la terreur. (19)

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Une autre coïncidence troublante est celle-ci : la loi des Francs Ripuaires. les lois anglaises et normandes usaient d’une formule qui est tout un programme pour terminer la sentence frappant un individu de proscription : Wargus habeatut ! wargus sit, hoc est expulsus(20). Qu’une relation de cause à effet se soit produite dans l’esprit populaire entre l’image employée et la transformation effective du coupable en loup, la chose n’est pas impossible, surtout à une époque où l’ enchaînement des causes était soumis à des règles mystérieuses de participation qui déroutent totalement notre actuelle logique.

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Quels sont aujourd’hui (1952), en Normandie, les résidus qui peuvent exister de cette croyance au varou ? [p. 81]

Les enquêtes menées par le Laboratoire d’Ethnographie régionale ont souvent permis d’aborder cette question avec nos informateurs qui sont généralement, mais pas toujours, des personnes âgées.

Tout d’abord, nous n’avons rencontré que dénégations et sourires.

Mais en persistant, bien souvent nous avons fini par recueillir, en Basse-Normandie, des témoignages qui étaient autre chose que des réminiscences, vagues de quelques « on dit ».

Voici quelques-uns de ces témoignages notés sur le vif.

Un vannier de 70 ans nous a raconté le fait suivant : « Un homme s’était tourné en cochon, par ses moyens qu’il avait dans un livre, ou dans ses papiers. Il était parti dans la cour du presbytère parce ·qu’il ne pouvait plus se détourner. Le curé voulait le chasser mais le cochon était toujours là.

« Le curé est allé chercher le père C…., le boulanger ; il lui a dit de venir avec lui, vu qu’un cochon était dans le jardin du presbytère et qu’il n’y avait pas moyen de le faire partir. Un homme qui était là a dit que sûrement c’était un qui ne pouvait pas se détourner et qu’il fallait lui faire une piqûre.

« Alors le curé lui a donné un coup de fouet et il lui a fait du sang, comme on dit, et l’homme est sorti du cochon. »(21 )

On retrouve ici plusieurs caractères déjà vus dans les histoires effarantes du siècle dernier, mais le varou n’est plus un condamné. C’est tout au plus un apprenti sorcier incapable de se « détourner » et venant chercher l’aide de l’homme de Dieu pour retrouver sa forme première.

Un cultivateur interrogé sur ce qu’il savait du varou raconta que « la couturière de [sa] belle-mère en revenant d’aller faire sa journée, à la nuit bien tombée, trouva un bien beau chat tout noir qui se frottait sur sa jupe. Elle le prit sur son bras et le caressa. Mais tant plus qu’elle allait, tant plus qu’il alourdissait. Il était pourtant bien gentil et bien doux. Alors elle a voulu le mettre par terre, mais le chat lui a dit qu’elle devait le ramener là où elle l’avait pris. Et elle a été obligée de le faire. » ( 22)

La notion du varou est, dans cette histoire ; complètement transposée. Il n’y a plus rien de commun avec le varou tel que l’ont dépeint A. Bosquet, Lecœur ou Fleury. Le père M…. qui la raconte ne sait pas si le chat était un animal ensorcelé, une incarnation démoniaque ou un homme tourné en chat, mais il précise que c’était un varou

Mme A … qui, à Denneville-sur-Mer, dans la Manche, « lave pour le monde », a connu quand elle était petite des varous « qui étaient des hommes tournés en bêtes. Des fois en chien ou en chat, quelquefois en cheval aussi. Et ils venaient par les chemins embêter les filles qui revenaient de traire. » ( 23)

A Caen, Mlle L … , âgée d’une quarantaine d’années, ma raconté [p. 82] qu’elle avait un oncle, frère de sa mère. qui possédait « la faculté de se transformer en corbeau pour ennuyer les gens. Il tenait cette faculté de son père qui lui-même se transformait en chouette. Un jour qu’il s’était introduit, sous forme de corbeau, chez des gens où, faisant mine de chercher une issue, il cassait tout en volant à tort et à travers dans la maison, ceux-ci ont voulu se venger. Le lendemain, ils l’ont attendu au détour d’un chemin et lui ont donné une raclée, je ne vous dis que ça ! »

L’oncle est mort en 1936n à Anisy, où il exerçait encore ses talents de varou, grâce à des livres qu’il possédait. (24)

A Thury-Harcourt, Mme R … raconte qu’en 1940 une jeune femme avait de nombreuses difficultés avec ses vaches. « Son domestique, chaque nuit, voyait une espèce de grand lévrier qui passait. Un soir, il essaya de l’abattre d’un coup de fusil. Mais la bête était invulnérable, c’était un sorcier, on fit dite une messe et tout rentra dans l’ordre. Jamais personne depuis n’a revu le lévrier. » (25 ).

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Les collecteurs de traditions populaires du XIXe siècle ont bien noté l’existence de ces animaux fantastiques, mais ils les apparentaient souvent à des lutins plus ou moins taquins, plus ou moins donneurs de leçons de morale.

Et voilà que les loups ayant complètement disparu du paysage normand, le varou est devenu une chouette, un chat ou un cheval, animaux familiers que chacun rencontre au cours d’une promenade nocturne.

Que peut-on conclure de ces exemples ?

Bien que tout essai de conclusion soit un peu prématuré dans l’actuel état de l’enquête, il semble que l’on puisse déjà dégager de ces récits un fait certain : le varou, tel que l’ont connu les témoins du XIXe siècle, n’existe plus guère. L’idée de la métamorphose de l’homme en animal à la suite d’un crime resté impuni par les hommes, cette idée a vécu. Mais la croyance à la sorcellerie existe encore et par-delà les siècles, rejoint l’esprit médiéval pour lequel il était possible à un individu d’avoir une double apparence, s’il possédait des secrets, des livres, s’il avait fait pacte avec le diable.

Malgré cette espèce de régression, il est à prévoir que petit à petit, et après avoir passé par les nombreux avatars que nous avons vus, le mot « varou » va disparaître d’un langage où il n’aura plus aucune signification. Déjà, bien souvent, le seul mot « sorcier » apparait là où l’informateur pense encore « varou ». Et cela, nous l’avons maintes fois constaté.

Il serait intéressant de poursuivre cette enquête, surtout parmi les enfants, afin de localiser les dernières survivances du varou. Les résultats que nos lecteurs obtiendraient ainsi seraient les bienvenus au Laboratoire d’Ethnographie et les Annales de Normandie pourraient à leur tour les diffuser.

Marthe MORICET
(C. N. R. S .. )

Notes

(1) Stith Thompson, The Folktale, New-York, The Dryden Press, 1946; pp. 258-259.
M. St. Thompson a complété Ie recueil, composé par Anti Aarne, des thèmes fondamentaux et quasi-universels des contes populaires ; il les a groupés en un Motif-Index où chacun d’eux est coté ainsi que les variantes qu’il peut avoir. Cet ouvrage est fondamental pour les chercheurs qui peuvent y trouver tous tes points de comparaison existant avec les versions collectées par eux-mêmes. Le motif Loup-Garou porte la cote D 113-1-1.

(2) Sur la différence qui existe entre ces deux termes, voir le Iivre de Robert-Léon Wagner « Sorcier et Magicien. Contribution à l’histoire du vocabulaire de la Magie. Paris, Droz, 1939. in-8°, 292 pp.

(3) Il est intéressant de constater l’animal « dans la peau » duquel mettra un homme est toujours un animal faisant partie du paysage où vit cet homme. Ours ou loup dans les pays scandinaves et en Russie, panthère en Afrique, renard en Angleterre, etc…

(4) Richard Preston Eckels, Greek wolf-lore. Philadelphia University of Pennsylvania, 1937. In-8° de 88 p.

(5) Joseph Fontenrose, Philemon, Lot and Lycaon. Berkeley, University of California press, 1945. in-8°.

(6) H. Finke, Acta. Concilii Constanciencis. Musnster, 1896-1928. 4 vol. in-4°.

(7) En France, ce n’est que le 25 avril 1672 qu’une déclaration royale mit fin aux procès sur la matière du sortilège. Il faut souligner que depuis longtemps les évêques et leurs chapitres luttaient contre les superstitions. (voir B. Thiers, Traité des Superstitions qui regardent les sacremens d’après l’Écriture Sainte, les décrets des concile, et les sentiments des Saints Pères et des Théologiens. 4e éd., Paris . 4 vol.). Toutefois la déclaration royale ne fut enregistrée par le Parlement de Normandie que le 31 août 1682, soit dix ans après sa promulgation. Entre temps les membres de ce Parlement donnèrent une preuve de l’attachement qu’ils avalent envers leurs superstitions : en adressant au roi une requête développant l’argument de Saint Augustin sur le sortilège (Boissier. Recueil de Lettres au sujet des maléfices et du sortilège ; servant de réponse aux lettres du sieur de Saint André, médecin à Coutances sur le même suiet… avec la savante Remontrance du Parlement de Rouen faite au Roi Louis XIV, au sujet du Sortilège… Paris, chez Henri, 1781. in-12, Xlll-387 pp.

(8 et 9) S. Thompson classe ces particularités sous les indices D 536.1, D 700, D 721.3. (Folktale… pp. 259 et 490).

(10) Les œuvres de ces auteurs sont devenues si rares de nos jours qu’il parait nécessaire d’en reproduire au cours de cette étude les passages essentiels d’où ont été tirés les détails concernant le « varou ».

(11) Le suaire est un mouchoir plié en triangle et posé sur le visage du mort. Ses trois pointes sont imprégnées de cire vierge que l’on a fait fondre.

(12) Traditions recueillies vers 1840 par L. .T. Chrétien dans l’arrondissement d’Argentan. —Bibliothèque d’Alençon, ms. n° 2653, fol. 14
L. Du Bois, Recherches… sur la Normandie, pp. 305-306.
A. Bosquet, La Normandie romanesque… pp. 237-238.

(13) Le dernier monitoire prononcé dans le Calvados eut lieu en 1771 à Evrecy.

(14) L. Du Bois, Recherches … sur la Normandie. pp. 298-301.

(15) Ibid., p. 299 et J. Lecœur, Esquisses du Bocage Normand… II, pp. 403-404.

(16) A rapprocher de la saga où il est dit que deux héros, « ayant un jour pénétré de nouveau dans la forêt pour y faire du butin trouvèrent… deux hommes endormis… au-dessus d’eux pendaient des peaux de loups. Tous les dix jours ils pouvaient se dégager de ces peaux… Sigmund et son compagnon se revêtirent des peaux, mais ils ne parvinrent plus à s’en débarrasser car elles conservaient les mêmes propriétés qu’auparavant. Ils poussèrent des hurlements de loup et comprenaient tous deux le langage des loups. Maintenant ils se mirent à rôder par la forêt, chacun poursuivant son chemin propre… » F. Wagner, Les poèmes héroïques de l’Edda et la Saga des Völsungs. Paris, E. Leroux, 1929. pp. 191-192.

(17) St. Thompson, The Folktale… , indice B 251-1-2.

(18) La « balle bénite » devait avoir été déposée sur l’autel pendant la célébration de la messe. Le plus souvent, la complicité du prêtre ne pouvant être envisagée, c’était le sacristain qui, soudoyé à cet effet, dissimulait la balle sousl’autel. Ayant ainsi « participé » au sacrifice de la messe la balle acquérait la propriété de détruire les sortilèges ; ainsi, elle tuait le varou, faisait crever les orages dûs à la malveillance d’un sorcier, atteignait les créatures fantastiques, etc. —: (J. Lecœur, Esquisses… T. II, pp. 799-80 et Bibl. d’Alençon. Ms. n° 2653, fol. 73 v° —74 r°).

(19) Toutes les citations concernant le proscrit sont prises à : F. Mossé, La saga de Grettir. Paris, F. Aubier, 1913 , pp. LVIII et suiv.

(20) « Qu’il soit considéré comme loup, qu’il soit loup, c’est-à-dire banni. »
Loi Ripuaire, tit. LXXXVII ; Ancient Laws and Institutes of England. Londres, 1840. in fol., p. 258 et Hoüard, Dictionnaire analytique … de la Coutume de Normandie, Rouen, 1781, t. III, p. 304.

(21) Témoignage recuielli à Rémilly sur Lozon (Manche), en 1949, auprès de M. A. V…, (70 ans). qui se trouvait chez le père C…. quand la chose a eu lieu, à la fin du siècle dernier. Il n’a pas vule varou, mais il sait que cela s’est ainsi passé. Son témoignage a été confirmé par Mme X. devant qui M. V… a relaté le fait.

(22) Récit fait en 1947 par M. A. M… , né le 29-2-1872 à Sallen et habitant, depuis 1895, à Coulvain, (Calvados) , où se situe cette histoire.

(23) Mme A… , âgée d’une cinquantaine d’années en 1950, précise qu’elle-même n’est pas très sûre que ces animaux étaient des varous mais que bien des gens, et des gens bien comme il faut, le lui ont affirmé.

(24) Témoignage recueilli à Caen de la bouche de Mlle I.., L., en 1951.

(25) Mme R. eut à son service la sœur de la jeune femme dont il est question. C’est elle qui lui a rapporté le fait ci-dessus. (Témoignage recueilli en décembre 1951.)

 

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