Marcel Réja. La Littérature des fous. Extrait de la « Revue Universelle », (Paris), 1903, pp. 129-133.

Marcel Réja. La Littérature des fous. Extrait de la « Revue Universelle », (Paris), 1903, pp. 129-133.— 

 

Paul Meunier [Réja Marcel] (1873-1957). Docteur en médecine (Paris, 1900). – Psychiatre, l’un des premiers découvreurs de l’art brut. — Auteur dramatique, poète et romancier sous le pseudonyme de Marcel Réja.

Quelques publications :
— Les rêves et leur interprétation.
— L’Art malade : Dessins de fou. Extrait de la « Revue Universlle », (Paris, 101, pp. 913-915 et p. 940-944. [en ligne sur notre site]
— Des rêves stéréotypés. Extrait du « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), Deuxième année, 1905, pp. 428-438.
— (Avec Vaschide Nicolas). Des Caractères essentiels de l’image onirique. Extrait de la revue « Annales des sciences psychiques », (Paris), 15e année, n° 10, 1905, pp. 618-627. [en ligne sur notre site]
— (Avec Vaschide Nicolas). Projection du rêve dans l’état de veille. Article parut dans la « Revue de Psychiatrie (médecine mentale, neurologie, psychologie », (Paris), nouvelle série, 4e année, tome IV, n°1, janvier 1901, pp. 38-49. [en ligne sur notre site]
— Valeur séméiologique du rêve. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), septième année, 1910, pp. 41-49. [en ligne sur notre site]
— Marcel Réja, L’Art chez les fous : le dessin, la prose, la poésie, Paris, Mercure de France, 1907.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images sont celles de l’article original. Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 129, colonne 1]

La Littérature des fous.

L’HOMME de bon sens et de sens pratique, probe travailleur, bon citoyen et bon époux, ne fut jamais un grand poète. Il faut quelque fantaisie, du caprice, de la passion par où l’aède s’éloigne de cette norme banale. L’être parfaitement équilibré avec son milieu est merveilleusement calme, il n’a ni grande joie ni grande souffrance.

La folie, l’aliénation, rupture de l’harmonie qui unit l’homme a son milieu est donc loin, en principe, de pouvoir être considérée comme incompatible avec l’élan poétique.

La vérité est que les fous, les vrais, ont une littérature très riche, tant en prose qu’en vers. Occupons-nous des vers d’abord. Les plus intéressants sont généralement ceux qui émanent de gens étrangers à l’art d’écrire la folie leur révèle le talent poétique qu’ils croient avoir et ils ignorent complètement la prosodie.

L’intérêt d’une telle étude consiste moins en la mise à jour d’œuvres singulières qu’en l’éclaircissement qu’elle apporte sur tels points du mécanisme intellectuel. C’est ainsi que le vers, rythme et rime, apparaît comme une carcasse sur laquelle s’échafaude un discours d’une incohérence plus ou moins complète.

Apologie de Napoléon.

Onze minutes criant, horizon
Canons, lueurs seconde, détonation
Nous calculâmes qu’Apollon
Fasse cent dix lieues en phaéton
Dix-huit cent, observa Colonel
Qu’Icare se perdit au soleil
Donc Louis ne mourut pas, Napoléon
Craignit d’Espagne l’inquisition
Le duc d’Enghien ne devait pas suffire.
Pour tuer souffrir, il guillotine.

Ces vers stupides sont intéressants en ce qu’ils dévoilent le mécanisme du rythme fonctionnant pour lui-même, à vide, dans un pitoyable automatisme intellectuel.

L’incohérence est moins grande dans la pièce qui suit ; le verbiage se précipite avec une volubilité excessive, et la prosodie sert à le canaliser.

.   .   .   .   .   .   .   .    .   .   .   .   .   .   .   .    .   .   .   .   .   .   .   .

Qu’un jour avec mon Edouard je dansais en rond ;
Si tu voulais, papa dis-moi je me marierais
Je griffonne, vilaine plume ; dis si tu m’excusais
Chère maman Eugénie, dis-moi maman Amélie
Père bien-aimé Chariot, dis-moi ? marie-toi donc ?
Chère maman Amélie ? dis-moi maman Eugénie
Père bien aimé Foubertol, dis-moi ? marie-toi donc
Oui ma fille bien aimée, l’mariage est accordé
Oui ? soudain me répondent pour toi mes mères aimées.

D’ailleurs la fin de cette longue épître est curieuse à ce point de vue.

Sais-tu, non, savez-vous que c’est ma sœur aimée
Embrasses papa, dis, ah; laisse-moi.. Chariot.

Laisse tes vers tranquilles et dis ce que tu voudras, eh bien attends maintenant, je finis doucement mon écriture.

Et la lettre tourne court ; car ce verbiage bouillonnant et vide ne trouve aucun tuteur, aucun secours dans la forme plus logique et plus réfléchie de la prose.

Même en l’absence de toute vibration émotionnelle, même en l’absence d’une précipitation affolée de mots et d’images, la structure mécanique du vers peut encore s’imposer à certains fous, pour l’expression des choses aussi banales et aussi simples[p. 129, colonne 2] que possible. Des œuvres complètes d’un ancien gendarme j’extrais ces vers significatifs :

Le service d’été étant rétabli
Ma fille vient toujours dans l’après-midi
Avec ses deux chers enfants
Pour embrasser leur père-grand.
S’il vous est tout à fait impossible
De m’accorder quarante-huit heures;
J’écrirai à ma très chère fille
Pour partir le dimanche à huit heures.

Voici maintenant un compliment du jour de l’an, qui, dans la maladresse de la forme, ne manque pas de gracieuse ingénuité.

Compliment de vive voix pour m’annoncer
Mes sœurs, vous pardonnerez mon incongruité
De venir vous troubler votre déjeuner
II faut en accuser ce préjugé séculaire
Que l’on nomme nouvelle année
Qui pour beaucoup est jour de trêve
Dans leurs querelles quitte le lendemain à recommencer
A se dévorer de plus belle
Je ne viens pas pour vous natter
Je suis aujourd’hui ce que j’étais hier
Et serai demain quels que soient mes procédés
Je travaille pour l’humanité.

Les confessions ou autobiographies que les fous écrivent si volontiers et avec un souci de détails si scrupuleux, peuvent

 

Spécimen d’écriture. Modifcations du graphisme.
(Extrait d’une très longue pièce de vers sur le Dictionnaire Larousse).

[p. 130, colonne 1] aussi affecter une allure de complainte. (1) Voici les extraits des interminable confession d’un homme du peuple :

Tout en gardant mes agneaux
Blanc, je rencontre un agent
De ville. Il me dit : combien
Gagnez-vous d’argent.
Six cent mille francs je lui réponds.
Peste, maçon vous pouvez travailler

Aquarelle. – Recherches décoratives de lignes et de couleurs où l’on a évité tout rappel de formes connues.

Aquarelle. — Recherche décorative de lignes et de coule lignes et de couleurs
où l’on évité tout rappel de formes connues.

À ce prix j’en ferais bien autant,
… Car je suis persuadé
Que tout le monde doit aimer cette
Vie là. La vie de ferme, le bon
Air, les animaux, la vie solitaire
Où toute la splendeur de la nature souris
Quand tu arrives le printemps, le mois
De mai, la feuille pousse la verdure
Les fleurs que l’on respire
Ce parfum délicieux des jardins
Et des champs.

Les animaux de tout espèce
Des cailles, des perdrix, des rossignols,
Des alouettes, des hirondelles,
Des perroquets, des faisans dorés.
Tout ceci a été créé pour ma figure,
Aussi je tiens à ce qu’elle dure
C’est pour cela que je me soigne
Bien dur et longtemps
Temps pire pour les amours.
Qui ont des maîtresses je n’en veux point
Je n’ai point de femme, je m’en passe tout simplement.
Ma femme c’est ma pipe
Deux paquets de tabac par semaine
Voilà ma rente hebdomadaire
Une petite prise de temps entends
Que l’on offre avec plaisir
Que j’accepte de même
Voilà ma petite vie
Et je voyage pour connaître ma géographie.

Nulle hautaine prétention non plus, mets une douce sentimentalité mélancolique dans cet encrier brisé.

L’ENCRIER BRISÉ

Dans mes longues heures d’exil, chère Marie
N’ayant pour me distraire, et pour te parler,
N’ayant plus cela pour causer avec mamie
Que un papier, ma plume et mon encrier.

À ne servir que la fortune
De son haut mal comitiale
C’est voir le Christ en Belliat
Au soleil emboîtant la Lune.
Gants fondant la République
Sur le roc de l’enseignement
Transcendentalement biblique
Dont voici le couronnement :

Extermine le privilège
Toujours et partout malfaisants
Et le proclamant bienfaisants
Vite intronisent le sortilège (2)

Il n’y a là qu’une incohérence apparente due à ce que les idées insuffisamment développées se succèdent trop vite.

Les auteurs de vers corrects quant à la forme produisent presque toujours des pastiches plus ou moins reconnaissable. Voici un passage d’une pièce que ne désavouerait sans doute aucun imitateur de Victor Hugo.

Il grandit… Comme un verre dans l’ombre
Il grandit… Comme un verre dans l’ombre
Et, serpent au soleil d’été
Il se glisse et se mêle nombre
Des hydres dans la haine sombre
Envenime chaque cité
Ignoble héros de guinguette,
Faut mendiant des carrefours,
Escroc portant un masque honnête
Hideux détrousseur qui vous guette
C’est lui partout ! C’est lui toujours !

Cependant cette strophe, détaché d’une longue pièce de vers écrite en entier sur le même tons, est due, d’après Regnard, (Magnétisme et sorcellerie), à un homme qui n’avait jamais fait de vers de sa vie et qui, l’accès de fièvre passé, fut incapable de renouveler ce tour de force.

Les manifestations en prose présentent, elles aussi, des exemples divers  d’activité intellectuelle. Il est une chose qu’il faut d’abord signaler, avant de passer en revue les caractères que nous sommes susceptibles de rencontrer, c’est que souvent il arrive qu’on ne constate aucun caractère particulier lorsqu’on n’envisage que des fragments de la production d’un écrivain. Dix pages sensées sont suivies d’une onzième qui est folle, [p. 131, colonne 1] soit que les troubles de l’esprit n’apparaissent que par intervalles, soit qu’il ne se manifestent que dans certains cycles d’idées. Ce constat est indiscutable, et pour s’en convaincre il suffit de lire les deux lettres suivantes écrit par le même individu à quelques jours d’intervalle :

Madame,

Je n’ai pas donneur de vous connaître, mais l’intérêt que je porte à votre fils m’engage à vous éclairer sur le régime qu’on lui fait suivre

Paysage aux crayons de couleurs exécuté par un ancien facteur.

Dans la maison de santé. Depuis un mois, il va tous les jours au bain et y reste longtemps : Il prend que des aliments peu nourrissants et souvent même il n’en a pas assez pour satisfaire sa faim. Je vous laisse à penser si, dans cet état, on peut avoir la tête forte. Je n’ai pas besoin de vous en dire davantage.

Monsieur,

Cette maison est une prison ou, sous prétexte de folie, on en fait un des individus « sans jugement ». Les personnes qui la servent ne savent pas plus ce qu’ils font ; par la nature des aliments qu’ils prennent, ils préparent la nourriture de l’humanité. Des gens qui n’étaient que salés et se moutonnaient, se serrent les mains, deviennent des héros et ces mêmes héros qui n’était que salés, deviennent des âmes et envoient des gens à Dieu.

L’absence de toute anomalie dans quelques-uns des écrits d’un fou n’est d’ailleurs pas chose rare. Mais souvent, si le fou qui sait écrire et possède un peu de littérature, prend la plume, c’est pour confier au papier les divagations qui constituent le fond même de sa folie.

Aussi signalerons-nous en premier lieu les accidents les plus marquants, ceux qui portent de façon ostensible le stigmate le plus indéniable et le plus absolu de la maladie : l’incohérence.

Chez les incohérents les mots ne s’associent ni par une logique, ni par une idée : c’est la sonorité seule du vocable qui sert de trait d’union et d’enchaînement des idées, et il n’est pas sans intérêt de remarquer que c’est de la même façon que les enfants aiment à répéter sur de vagues airs de mélopées des successions incohérentes de mots qui ne s’associent que par la richesse plus ou moins grande de leurs rimes.

Au-dessus de l’incohérence apparaissent des manifestations moins informes et plus directement intéressantes en ce que, [p. 131, colonne 2] vicieuse ou non, une logique y intervient :  c’est ce qui arrive pour les écrits absurdes. Avec un semblant de lien dans la suite du discours, les conceptions extravagantes imprévues et les rapprochements imprévus, les conclusions inattendues et les assertions fantaisistes, tout contribue à donner à ces morceaux des allures désordonnées de la démence. C’est le ce disloquement de la pensée, le coq à l’âne persistant et parfois burlesque et généralement ayant pour pivot le calembour. Un exemple typique nous est fourni par cette lettre, adressée à la librairie Larousse, ou l’absurdité

 

Spécimen d’écriture. — la tyrannie du jeu de mots. Écriture surchargée et tracée
dans des directions multiples

du début se complique à la fin de l’incohérence la plus notoire.

Levallois-Perret, 1897.

Messieurs, Mesdames, Mesdemoiselles, je vous écris pour vous demander un renseignement tout à fait extraordinaire : il s’agit de physique, de géométrie et de mathématiques : ne pourrait-on pas, à l’aide du procédé physique, augmenter ou diminuer à volonté la longueur du diamètre du cercle par rapport à l’étendue de la circonférence ? Ou vice versa ?

Agréez etc.,

Un lecteur du Petit Journal et du supplément du Petit Parisien.

P.S. — Y aura-t-il aussi, messieurs, etc., dans le vocabulaire de votre dictionnaire les mots : Devinettes, volt, W, cathéter… Boom ! zim ! crou-crou ! atchoum ! tchi ! Tra !! la ! la ! la ! la ! lère ! le ! la( la ! li ! la ! li ! la ! lère ! mordons mordez, mordâmsr, mordâtes… etc. etc., etc., etc.

Aux motx désignant les couleurs comme par exemple bleu, noir, blanc, gris etc., ces couleur seront-elles représentées réellement par des carrés ou des cercles bleus, noir, blanc, gris, etc. etc. etc.

Un l. du P. J. et du s. du P. P.

Mais il est rare en somme que l’absurdité et un rôle exclusif : d’autres caractères la dominent généralement, ce sont les enchaînements vicieux du discours, sous la forme du jeu de mots et du jeux d’idées, des analogies abusives sinon complètement arbitraires, qui peuvent se ranger sous les catégories du mysticisme et du symbolisme en remarquant bien le caractère excessif que présente le mysticisme et le symbolisme des fous. Voici un fou qui se représente le jugement dernier et y fait figurer naturellement toute sa famille :

Je crois rationnel de croire que tout ce qu’ils doivent assister à la soi-disant prochain et première création ressusciteront transformer en [p. 132, colonne 1] sortant de leurs vieux tombeaux ou d’un court sommeil léthargique. Ce jour-là chacun pourra la voir sans sortir de chez soi de tous les points du globe par une réflexion miraculeuse dirigée divinement chacun se repentira ou regrettera de n’avoir pas fait ce qu’il pouvait pour moi, Alice et Joséphine Jouffray, même mon frère qui a souffert énormément quoi qu’il soit le second génie de la terre. On verra Dupré entre mon Alsace et ma Lorraine, Joséphine Hertrich et Esther Berrier lui donnant le bras qui sera hissé du sol à l’estrade divine naturellement sans le secours d’aucun cordage. Dans un coin de la même estrade, Phylloxéra toute nue au vu de tout le monde. Avec un sabre bien aiguisé je viendrai lui séparer le corps en deux tronçons qui tout de suite se rejoindront. Ce ne sera qu’à cette époque que je commencerai mes cours d’histoire et de science où je révélerai les secrets historiques et scientifiques les plus cachés et les plus inconnus. Dieu m’a promis que ladite création aurait lieu au mois de juillet 1903, un an après la cérémonie des armoiries de la ville de Paris, peut-on ajouter foi à des promesses toujours fallacieuses ?

Dieu aura pratiqué des chemins de fer souterrains sur lesquels comme rails il n’y aura qu’à poser des barres d’argent, d’or et de platine. Par conséquent, pour être clair, j’aurai fait connaître les théories de la chimie nouvelle et ancienne, et même la chimie organique qui s’occupe des substances telles que le sirop de Diacode qui peut servir à fabriquer de l’or.

L’intention symbolique apparaît dans ce fragment sur les as de cartes où l’auteur qualifie les as de cœur, de pique ou de trèfle d’as féminins, sans doute à cause de la prédominance des lignes courbes dans leur dessin.

Le tracé des 3 as Féminin (santad Trinitad) au moyen d’un compas neuf à pointes plus ou moins sèches à brisures polies et à charnières rondes.

L’as de carreau manque — il est masculin et d’une simplicité par trop franc-comtoise. H a quatre points que l’on peut toucher ou éviter à son gré, s’adresser pour son tracé aux troupiers ou croupiers dits vulgairement culs rouges, aux forts de la treille au blé rôts virguliens ou à ceux qui y sont (sur le carreau). — La pointe en l’air il est menaçant, mais n’est plus carré par la base et peut être fichu par terre au moindre souffle. L’expérience l’a prouvé une fois de plus. — Se dessine sous le bâton infléchi, à la plume d’oie — ou de geai paré des plumes de paon la formi-table à tic-tac.

Le plus souvent le style des fous se caractérise par une richesse intempestive de néologismes et de tournures cérémonielles il se signale par une sorte de dogmatisme au moyen duquel l’auteur déguise, sous la pompe de l’expression, la faiblesse réelle des raisonnements et la niaiserie de ses idées.

C’est au Grand tribunal de l’Entendement, de la Raison et de la Philosophie que je me suis adressé et que je m’adresse quant aux autres, je les récuse pour cause de suspicion légitime, car s’il y a des honnêtes [p. 132, colonne 2] gens parmi eux, il y a des Carnot, et pour Napoléon, on rend des services plutôt que des arrêts.

… La reproduction de cette déesse sur les becs-de-cane et les manches de parapluie, exportés et vendus par l’intermédiaire des factoreries aux Dahoméens, peut être d’un grand rapport.

… Je ne vous demande pas d’arguments mais des réponses. Vous ne pouvez pas me répondre votre conduite est inexcusable elle est inexplicable, inconcevable, phénoménale.

L’inconnaissable métaphysique est leur grand refuge et leur permet d’ergoter sur des pointes d’aiguilles. Comme exemple de cette tendance excessive, voir ce fragment de « galimatias hystérico-philosophique ».

Un être privé des cinq sens est-il un être?
Il peut penser, direz-vous.
Mais encore une fois, s’il pense, peut-il penser qu’il n’est rien, sans être quelque chose??
Et alors, qu’est-il ?
Un animal ? non.
Un idiot ? non. II existerait alors, sans s’en apercevoir, d’une vie toute animale.
Pour croire qu’il n’est pas, pour penser qu’il ne parait pas.
Pour se figurer que c’est à tort qu’il croit paraitre.
Que faut-il qu’il soit?
Un fou.
Mais si c’est un fou qui écrit cela ?
Son raisonnement juste n’est-il qu’un effet du hasard ?
Ou bien ce qu’il écrit, ne l’écrit-il que sous une inspiration extérieure ou intérieure invisible et intangible ?
Et alors l’homme s’agite, un dieu le mène.
Mais si c’est vrai du fou, est-ce vrai de l’homme raisonnable ?
Et le libre arbitre ?

.   .   .   .   .   .   .   .    .   .   .   .   .   .   .   .    .   .   .   .   .   .   .   .    .   .   .   .   .   .   .   .    .   .   .   .   .

[Galimatias hystérico-philosophique ou Dissertation sur la Grande névrose et ses effets immédiats et éloignés].

Dans le domaine scientifique l’extravagance la plus complète se donne libre carrière.

L
U   I
T
I

A Monsieur Joseph Bertrand,
secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences
et de l’Académie française.

Monsieur le secrétaire perpétuel,

La composition que je place en tête de ma lettre est la base du flambeau des sciences, c’est la rotation sur l’axe des académies, l’émancipation de la Sorbonne. Deux grands morts l’ont établi en action : Gambetta et Sadi Carnot. C’est la dilatation nerveuse de Gambetta et la présentation extérieure de Sadi Carnot. C’est la résolution plus ou moins proche des cinq Frances.

L, c’est votre fils en tant que sciences, c’est la dilatation du cerveau

 

Stylisation originale. — Figures à demi symbolique auxquelles
est attachés une valeur métaphysique.

[p. 133, colonne 1]

de la présidence des États-Unis de l’Amérique du Nord, qui, en faisant sa rotation, deviendra le lobe droit du cerveau de Gambetta et représentera la France occidentale au Canada comme président de la République, etc.

Cela continue longtemps sur ce ton, pour l’explication des cinq lettres symboliques de l’en-tête.

Il s’en faut cependant que tous les fous qui rêvent à une

 

Stylisations originales. Figures à demi symboliques auxquelles est attachée une valeur métaphysique.

meilleure société future déraisonnent d’une façon aussi flagrante. Original, soucieux de philanthropie plus que de raisonnement, un auteur est pourtant capable, au milieu de niaiseries solennelles, d’émettre çà et là quelques propositions intéressantes. C’est ainsi qu’il donne, des 1886, le principe de la loi Bérenger, qui, on le sait, ne fut présentée au Sénat que le 26 mars 1891.

En présence de ces craintes, de ces hésitations et de la répugnance bien constatée que chacun éprouve à faire arrêter un coupable, les législateurs ont à s’occuper sérieusement de réviser le code et la procédure. C’est là un besoin qui, tous les jours, devient de plus en plus impérieux je ne pense pas qu’il en soit de plus urgent que de créer une Mt-<e d’hygiène préservatrice du vice, comme la médecine moderne a créé l’hygiène des maladies pour n’avoir pas à les guérir. Il faudrait obtenir que la justice consentit (sauf pour des exceptions à déterminer et des-crimes par trop caractérisés) à ne point poursuivre à fond une première affaire, et ne constituer qu’un casier judiciaire qui, en cas de récidive, doublerait de droit la peine à appliquer. II est bien entendu qu’on devrait entourer cette première procédure de toutes les garanties nécessaires tant à la société qu’à l’individu, et que, coupable ou non, il aurait toujours le droit d’obtenir son jugement ou l’acceptation de ce casier judiciaire provisoire qui, en cas de récidive, devrait servir à le faire punir plus sévèrement. (A. A…….. dit L……. Va te faire pendre ailleurs ! 1886.)

D’un fatras d’absurdités adressées par un inconnu au préfet de la Seine, on peut détacher le fragment suivant qui, dans son excessive exaspération, ne manque pas d’éloquence pittoresque :

Vous avez déjà fait des œuvres méritoires jusqu’à ce jour, c’est bien, mais cela ne suffit pas. Prenez garde ! Car bientôt toutes vos richesses, toutes vos cavernes à l’Ali-Baba deviendront votre coqueluche, vos pots pourris, vos bourreaux ! Et certes, messieurs, je n’exagère pas en vous disant que si les mots révolution et mort vous effrayent, il faut vous hâter d’être plus modéré dans vos bénéfices, plus humains, plus moelleux envers les malheureux déshérités de la fortune qui bientôt seraient obligés de brouter l’herbe des champs, d’être plus vertueux, plus religieux, et alors seulement vous deviendriez en toute sécurité, fermes à la tête de vos biens comme la montagne de Sion. Cent millions de bras se tendraient vers vous pour vous remercier, pour vous bénir et la civilisation qui s’obstine à demeurer stationnaire et à bivaquer honteusement dans les marais de l’égoïsme et de la corruption marcherait avec des bottes de sept lieues vers l’union, la paix et le bonheur. Quelle béatitude Mais, hélas, vos yeux démesurément aveugles s’ouvriront-ils assez pour entrevoir le précipice caché sous vos pieds ? J’en doute fort. Car, en définitive, il faut avouer que vous aussi vous êtes plus ou moins répréhensibles d’avoir toléré et de tolérer encore les tripotages éhontés et la barbarie digne des cannibales de l’Archipel de ces richissimes [p. 133, colonne 2]  dévorants, sans vertu ni religion, de ces égoïstes nababs aux visages rôtis carbonisés, aux yeux ternes comme les vitres d’un grenier à fourrage, à l’imagination tellement crasseuse que toutes les brosses du monde seraient incapables de nettoyer, qui ne connaissent pas de musique plus harmonieuse, plus berçante que les gémissements des malheureux prolétaires sans travail et sans pain.

La fondatrice d’une religion nouvelle, « l’universallisme »,poursuit parfois des raisonnements qui ne manquent pas d’une certaine logique :

D. — S’il arrivait qu’un universelliste militant soit atteint d’une affection mentale, doit-on le conduire dans une maison de santé libre ou de l’État ?

R. — II est impossible qu’un rénovateur et même un militant soit frappé de folie, l’impeccabilité contre les principes fondamentaux de l’universellisme étant la sauvegarde immuable de leur santé intellectuelle et physique, depuis que leurs savants posthumes ont trouvé le secret pour la destruction des racines ataviques. Afin de faire face à l’impossible, si un adepte des phalanges supérieures perdait la raison, malheur aux rénovateurs qui laisseraient conduire un des leurs dans ces maisons, réceptacles des victimes des vices de l’organisation de la Société en décomposition. Gardez vos malades physiques et moraux ; c’est le premier devoir des père, mère d’une Famille. Si vous voulez acquérir l’immortalité, n’abandonnez jamais les vôtres. (Les Dieux des anarchistes, pages 71, 72.)

Du même auteur

En universellisme, les droits des deux sexes sont égaux La propriété individuelle abolie ;
La peine de mort considérée comme la plus grande plaie du genre humain, les prisons, des écoles du crime ;
Les frontières n’existent plus ;
La crémation imposée comme salut de la santé publique ;
L’esclavage patronal aboli ;
Les vieillards, les enfants, les faibles, les déshérités moralement, intellectuellement, placés sous la haute protection de leurs frères, sœurs, qui ont reçu de la nature la puissance intellectuelle et physique, pour les aider à graviter dans les dédales de la vie charnelle.
C’est le renversement total de la législation ou société en vigueur. (Les Dieux des anarchistes, p. 142.)

On ne peut s’empêcher de reconnaître qu’il y a chez les fous de singulières lueurs de raison, une inspiration parfois très vibrante et très intense. Sans vouloir tirer de ce fait des conclusions peut-être excessives, il est permis d’affirmer que la folie, si elle détruit souvent des qualités brillantes chez l’individu, peut aussi en susciter, de la façon la plus vive et la plus imprévue, qui, sans elle, seraient toujours restées à l’état latent ou rudimentaire.

MARCEL RÉJA.

 

 

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