Macario Maurice. Des hallucinations. Première partie. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome VI, 2, 1845, pp. 317-349.

Macario Maurice. Des hallucinations. Première partie. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome VI, 2, 1845, pp. 317-349.

 

Article paru en deux partie, la seconde : Les rêves pathologiques, 1847, également sur notre site. Ces deux articles sont le ferment de l’ouvrage qui paraîtra quelques années pus tard, en 1846 (voir ci-dessous).

Maurice-Martin-Antonin Macario (1811-1898). Médecin aliéniste qui participa aux fameux débats des années 50 sur les hallucinations avec Lélut et Brierre de Boismont, il mobilisa son attention et ses recherches également sur les rêves. Elève de Leuret il proposa comme thérapeutique de la démonomanie, un traitement moral énergique. Nous avons retenu de ses nombreuses publications :
— Etude clinique sur la démonomanie. Article parut dans les « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome I, 1843, pp. 440-485. [en ligne sur notre site]
— Du traitement moral de la folie. Paris, Rignoux, 31 janvier 1843.
— Des hallucinations.] in « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome VI, 1845, pp. 317-349, et tome VII, 1846, pp. 13-45.
— Des hallucinations. Pars, Fortin Masson et Cie, 1846.
— Des rêves considérés sous le rapport physiologique et pathologique. Partie 2. Rêves pathologiques. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome I, 1847, pp. 27-48. [en ligne sur notre site]
— Du sommeil, des rêves et du somnambulisme dans l’état de santé et de maladie, précédé d’une lettre de M. le Dr Cerise. Lyon et Paris, Perisse frères, 1857. 1 vol

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 317]

DES HALLUCINATIONS

MACARIO.

Parmi les phénomènes psychiques qui accompagnent le dérangement des facultés intellectuelles, il n’en est pas de plus curieux, de plus bizarres et en même temps de plus mystérieux que les hallucinations. D’ici longtemps on ne parviendra pas, et peut-être ne parviendra-t-on jamais à les expliquer d’une manière plausible ; car il n’est pas donné à l’esprit humain de sonder et de débrouiller le mystérieux mécanisme des fonctions cérébrales dans les opérations de l’entendement et de la volonté. Quoi qu’il en soit, versatiles et incohérentes dans la manie, tenaces et oppressives dans la lypémanie, persistantes et expansives dans [p. 318] la monomanie, rares et fugaces dans la démence, confuses et comme voilées dans la stupidité, ainsi que M. Baillarger l’a démontré, les hallucinations sont un des symptômes les plus fréquents de la folie, et qui peut compliquer toutes les variétés de cette affection. D’après Esquirol, sur cent aliénés, quatre-vingts au moins ont des hallucinations.

Il ne faut pas croire, comme on l’a dit, que les hallucinations sont le partage des esprits faibles ; les têtes les mieux organisées n’en sont pas à l’abri, et l’histoire des hommes célèbres dans les sciences, les arts et la poésie nous montre souvent des hallucinés. Socrate avait son démon qui l’inspirait ct lui donnait de salutaires conseils ; Le Tasse au cours de son emprunt tel est souvent sur des sujets les plus relevés avec son génie familier, qui lui apprenait des choses merveilleuses inconnues ; Luther soutenait des discussions théologiques avec le diable ; Jérôme Cardan et Campanella avaient aussi leurs démons domestiques ; Pascal voyait toujours à ses côtés un précipice effrayant ; Malebranche était désespéré du boudin qui pendait à son nez ; Van-Helmont vit son âme ; Pythagore, Démocrite, Empédocle, Numa, furent des hallucinés ; il en fut de même de Swammerdam, de Swendenborg, de fra Girolamo Savonarola et du fameux fondateur de cet ordre religieux qui a dominé pendant trois siècles tous les trônes du monde et jusqu’à celui du vicaire de J.-C. — C’est donc avec raison qu’on a dit qu’il n’y a pas de grand génie sans un grain de folie. En effet, tous les grands hommes (Aristote l’avait déjà remarqué) sont doués du tempérament mélancolique, c’est-à-dire du tempérament qui prédispose le plus à la lypémanie : Dante, Alfieri, J.-J. Rousseau, Machiavel, Napoléon est en d’autres génies sublimes qui ont étonné le monde par une vaste conception de leur esprit, en sont des exemples éclatants.

Chose étrange ! Un homme voit des êtres extraordinaires, entend des sons harmonieux, goutte des mets délicats, savoure des odeurs sera, et cependant les plus épaisses ténèbres l’enveloppe, un profond silence règne tout entier de lui et il n’est à la portée d’aucun mets ni d’aucun corps odorant : c’est un homme qui rêve tout éveiller, c’est un halluciné.

M. Aubanel a voulu confondre dans une même dénomination l’illusion et l’hallucination ; c’est un tort, selon nous, car entre ces deux phénomènes grande est la différence. En effet, illusion nécessite l’intervention d’essence ; l’hallucination, au contraire, est un phénomène purement psychique, et tellement indépendant des organes, que les individus peuvent être sourds, arabe, privés du goût de l’odorat, et éprouver néanmoins des hallucinations de la vue, de l’ouïe, du goût et de l’odorat.

Quelle source féconde et inépuisable de méditations pour le philosophe, que le phénomène des hallucinations ! Sont-elles des images, des idées reproduites par la mémoire, associées par l’imagination, et personnifiées par l’habitude, ainsi que le dit Esquirol ? — Non ; les hallucinations ne sont point un phénomène de simple mémoire ; car il est des hallucinés qui, dans leurs disputes et dans leurs dialogues avec des êtres imaginaires, émettent des idées qu’ils n’ont jamais eues, est réellement supérieure à leur instruction et à leur intelligences. L’hallucination, dit M. Leuret, mais pas un souvenir, c’est une chose actuellement perçue ; héréditaire autant et de la même manière du souvenir que la sensation elle-même.

Sont-elles un produit de l’imagination, comme le veulent certains psychologistes ? — Non ; l’hallucination, continue, et avec raison, l’auteur que je viens de citer, entraîne avec elle l’idée de l’existence réelle de l’objet qu’elle a créé: il n’en est pas ainsi de l’imagination, comme tout le monde sait.

Que sont-elles donc ? — Les hallucinations sont analogues, j’allais dire identiques, aux rêves et au somnambulisme. En effet, dans l’un et dans l’autre cas le phénomène est le même, il y a spontanéité d’action du cerveau, mais avec cette différence, que l’hallucinée se rend compte, après la guérison, des phénomènes qu’il a éprouvés, tandis que dans le somnambulisme et [p. 320] quelquefois à la suite des rêves, les sensations nocturnes sont oubliées au réveil et cessent entièrement. Cependant on a vu des rêves continuer chez des personnes éveillées, et se transformer en hallucinations. Aussi M. Leuret n’hésite-t-il pas à ranger parmi ces dernières les rêves qui font sur l’esprit une impression vive, profonde et se gravent clairement dans la mémoire ; néanmoins il faut avouer que, même dans ce cas, dès que le sommeil est rompu, nous demeurons convaincus que nous avons été le jouet de notre imagination. — Mais il n’en a pas toujours été ainsi. L’antiquité croyait à la divination par les songes, et des devins de profession été consulté par les hommes les plus célèbres et les renvoie au sujet de leurs rêves. Le devin Amphiaraüs eut, après sa mort, des temples ou il rendait des oracle ; les ouvrages d’onirocritique d’Artémidore furent célèbres et parvinrent jusqu’à nous.

Il y eut chez les anciens des lois publiques et solennelles ordonnant à tous les individus qui auraient songé quelque chose concernant la république, de le faire savoir par une affiche ou par un crieur public. Une coupe d’or ayant été volée dans le temple d’Hercule, Sophocle assura que le dieu lui était apparu en songe et lui avait désigné le voleur. On mit à la question l’homme indiqué par Sophocle ; il avoua son crime. Cet événement, rapporté par Cicéron (De divinatione), fit donner au temple d’Hercule le nom d’Hercule indicateur (1).

Les songes qui paraissaient aux premières lueurs du jour étaient réputés infaillibles, ct influaient puissamment sur les déterminations et sur la conduite des peuples et des rois. Énée, à la voix d’Hector, qui lui paraît en songe, se lève précipitamment, se charge de son vieux père, des dieux pénates, et prend la fuite.

L’empereur Claude, sur un songe d’un de ses esclaves, fait mettre à mort Appius Silanus. Tibert revâ maintes fois la mort [p. 321] de plusieurs riches citoyens, et il se crut autorisés par les dieux de les faire périr dans le but de s’emparer de leur fortune. Mais, sans remonter si loin, ne voit-on pas encore de nos jours beaucoup de personnes qui ont une foi aveugle dans les rêves ? Du temps de la loterie, il existait des cartes explicatives où un tel rêve se rapportait à un tel numéro, et le joueur ne manquait jamais d’en faire son profit. — Mais revenons à notre sujet.

Dans les hallucinations, comme dans les rêves et le somnambulisme, c’est la pensée qui prend une forme, un corps, qui se concrète, qui se matérialise, qui devient, comme le dit M. Lélut, une image visuelle, un son, une odeur, une saveur, une sensation factice. C’est, en un mot, la transformation des idées en sensation. — Oui, mais cette définition ne dit rien, n’explique rien, ne préjuge rien sur le développement des hallucinations ; tout au plus porte-t-elle sur leur nature.

M. Baillarger, néanmoins, cherche à justifier et à maintenir cette définition par des exemples remarquables qui tendent à montrer quels rapports il y a entre l’état actuel de l’intelligence des aliénés et leurs hallucinations ; rapports si intime, dit-il, qu’il est impossible de douter que l’hallucination soit alors autre chose que la pensée elle-même, provoquant par le rappel des signes le retour des sensations auxquelles ces signes ont été primitivement associés (2). Il en soit quelquefois ainsi, nous en demeurons d’accord ; mais je dis et je soutiens que ces rapports sont loin, bien loin d’être constants ; ce ne sont, au contraire, que des exceptions. En effet, où est le rapport entre les hallucinations et les préoccupations habituelles de cet homme obscur et sans instruction qui soutient dans son délire sensorial de longues conversations sur les sujets les plus relevés et dont il ne s’est jamais occupé de sa vie ? — Où est le rapport entre les hallucinations et les préoccupations habituelles de cet homme [p. 322] illettré qui, face à face avec Dieu, s’exprime dans un langage sublime et correct, et parfois même en vers ? — Où est le rapport entre les hallucinations et les préoccupations habituelles de ce vieillard qui, dès sa première jeunesse, a renoncé à toute idée religieuse, a professé avec toute la conviction dont il est capable, les doctrines du matérialisme, et qui, tout-à-coup, par l’apparition instantanée d’un esprit, d’un fantôme, d’un démon, change subitement d’opinion, et court chercher un refuge dans le sein de la religion qu’il avait oubliée depuis si longtemps ? — Dans tous ces cas, ce sont bien encore des idées, des pensées qui s’imagent, qui se concrètent, qui se matérialisent, il est vrai ; mais cette transformations pour le plus sur les idées propres et habituelles du malheur : ce sont des idées de nouvelle création qui jaillissent tout à coup et spontanément, comme Minerve du cerveau de Jupiter. Non, je le répète, les images produites par l’hallucination ne sont pas toujours le résultat d’une préoccupation ; souvent elles viennent spontanément sans avoir été provoquées ; et cela est si vrai, qu’il n’est pas rare de voir des hallucinés qui n’ajoutent pas foi à leurs visions ; ils savent juger sainement de toutes ces apparitions et redresser toujours leurs jugements ; dans ce cas, les facultés de l’entendement ne sont aucunement altérées : seulement, un nouveau phénomène est venu se mêler à leurs opérations.

D’après ce que nous venons de dire, il est évident que le mécanisme, le mode de formation des hallucinations reste encore à expliquer. Je vais essayer de remplir cette tâche du mieux que je pourrai, et autant que mes forces me le permettront.

Tout le monde sait que la perception ou la sensation, car ces deux mots sont synonymes, a lieu à la suite d’une impression sensoriale. Or, pendant cet acte mystérieux, il faut de toute nécessité admettre à un ébranlement particulier, la vibration de certaines fibres, une modification moléculaire quelconque du centre cérébro-spinal ; car si cet organe restait en état de repos, la perception ne se ferait pas et la sensation n’aurait pas lieu. [p. 323] Cela me paraît de la dernière évidence. Ainsi donc la lumière qui blesse le nerf optique, les ondulations de l’air qui frappe le nerf acoustique, font vibrer les fibres cérébrales qui correspondent à ces nerfs, et la sensation de voir ou d’entendre a lieu. C’est donc le cerveau, centre de perception, qui voit, qui entend, qui ça, etc. ; mais les sensations sont rapportées par cet organe aux extrémités nerveuses qui en reçoivent les premières impressions : ainsi il voit dans l’œil, il entend dans l’oreille, il route dans la bouche et faire dans le nez, il sent la froidure à la peau.

Cela posé, pourquoi dans certaines circonstances le cerveau ne se trouverait-il pas modifier de la même manière que lorsqu’il reçoit une impression ? Si cela était, et c’est probablement ce qui arrive dans les cas dont il s’agit, on aurait sensation malgré l’absence de toute impression sensoriale, et partant il y aurait hallucination. Ce qui me paraît milité en faveur de cette opinion, c’est que les hallucinations ont le plus souvent la monomanie, c’est-à-dire cet état dans lequel une idée fixe, tenace, permanente, a fait vibrer mille fois les mêmes fibres cérébrales. Dans ce cas, rien d’étonnant que ces mêmes fibres sous l’impulsion d’une imagination concentrée se modifie, se dévient, si vous voulez, dans leurs vibrations d’une manière propre à imager, à concréter l’idée fixe. Et une fois l’habitude prise, rien d’étonnant que ces vibrations anormales et partant les hallucinations continue à se reproduire.  Aussi n’est-il pas rare de voir les hallucinations, d’abord vagues, confuses, se dessiner, se caractériser de plus en plus à mesure que les vibrations hallucinatives, qu’on me passe l’expression, deviennent plus nettes et plus précises ; de la même manière qu’un menteur, à force de répéter un mensonge, finit petit à petit par se persuader à lui-même qu’il dit la vérité.

Une modification analogue, mais à un moindre degré, a lieu sous l’influence de l’imagination lorsqu’on se retrace à l’esprit l’image d’un objet quelconque, et partant l’hallucination ne serait d’un degré plus avancé du souvenir : aussi l’intervention [p. 324] de la mémoire est-elle indispensable dans la production de cet acte anormal ; néanmoins ces deux phénomènes diffèrent essentiellement en ce que l’hallucination crée une chose actuellement perçue, et qu’il n’en est pas de même du souvenir.

Voilà pour la théorie des hallucinations.

Il nous reste maintenant à expliquer pourquoi les hallucinés ont souvent des idées supérieures à leur intelligence ordinaire. Voici, selon nous, la raison de ce phénomène.

Dans la génération des idées il faut également admettre une modification encéphalique ; en car vouloir soutenir que la pensée se manifeste sans une activité matérielle des fibres cérébrales, c’est vouloir soutenir qu’une flûte, par exemple, peut rendre des sons sans la vibration de l’air excité par le souffle de l’artiste, ce qui serait absurde. Or, pour donner naissance à une idée donnée, il faut que cette activité cérébrale soit portée à un degré déterminé ; et pour produire une conception élevée, cette même activité doit être porté un degré supérieur. Or, dans certains cas particuliers, il peut arriver que l’encéphale éprouve pour la première fois des modifications très profondes, d’où il rejaillirait des pensées sublimes et inconnues, pensées qui ont leurs racines dans le souvenir, il est vrai, mais qui se développent d’une manière inaccoutumée et extraordinaire. C’étaient des pensées qui n’étaient qu’en germe, mais que la modification moléculaire profonde du cerveau a fécondées et amplifiées. On ne s’étonnera pas de cette modification si profonde, si subite, si spontanée, si on fait réflexion que chez l’homme de génie, lorsque, par des voies mystérieuses et cachées, luit tout-à-coup à son esprit une idée neuve et grande, source féconde de résultats inouïs et incommensurables, se passe exactement le même phénomène ; c’est-à-dire que des fibres cérébrales jusqu’alors vierge sons mises en vibration, qu’une modification moléculaire particulière a lieu alors pour la première fois dans le centre nerveux, modification sans laquelle la découverte n’aurait pas lieu. [p. 325]

Tel est, ce me semble, le mécanisme de la génération des idées et de leur transformation en sensations.

Ainsi donc, chez l’hallucinée il y a, pour ainsi dire, développement d’un nouvel élément, j’allais dire création d’une nouvelle faculté ; l’âme se réfléchit, se replie sur elle-même ; elle acquiert un sens si exquis, une sonorité telle, si je puis m’exprimer ainsi, qu’elle devient l’écho de nouvelles sensations jusqu’alors inconnues qui viennent prendre place au foyer de son intelligence malgré l’absence de toute impression sensoriale.

Dès lors le lypémaniaque entend des voix terribles et menaçantes qui le poursuivent sans cesse, il voit des spectres effrayants qui s’enchaînent opiniâtrement à ses pas. Sa nourriture est empoisonnée, il s’en aperçoit au goût et à l’odeur : aussi ne mange-t-il pas, se laisse-t-il plutôt mourir de faim. Le démonomaniaque voit le diable en personne, entend sa voix, se sent harcelés par lui ; puis, saisis tout à coup par ce malin esprit, il est transporté aux enfers, où, glacé d’effroi, il contemple les tourments sans fin des damnés. Nouveau Nabuchodonosor, le zoanthrope se trouvent tout à coup métamorphosé en bête fauve, et s’en va errants au milieu des cimetières et des bois, où il se sent harcelé et chassé par la meute et les chasseurs. Le sorcier assiste au sabbat. L’extatique demeure immobile ; sur sa physionomie règne une céleste béatitude ; ne le troublez pas, il assiste au concert des anges et des séraphins, il contemple Dieu dans toute sa gloire. L’amant voue aux jouissances de la chair sa maîtresse ; il se sent appelé par les plus doux noms de l’amour et se livre avec elle aux jouissances de la chair. Le nostalgique voix le pays qui l’a vu naître, entend les accents chéris de ses parents, et converse paisiblement avec les amis de son enfance. Voyez cet homme d’un âge mûr qui se tient à l’écart, comme son regard est fier, sa parole brève et hautaine ; c’est le plus grand capitaine des temps modernes, il commande nos armées. Fuyez cet autre qui ne dit mot, qui vous regardent obliquement ; une pensée homicide surgis dans son cœur ; à une voix mystérieuse venue du ciel, il a déjà sacrifié son [p. 326] frère et deux de ses enfants. D’où viennent ces cris déchirants et ses gémissements lamentables qui frappent mon oreille ? Hélas ! C’est une jeune fille hystérique entourées de serpents et de bêtes féroces qui la déchirent avec leurs dents et la dévore. Et cette vieilles femmes, comme elle prête une oreille attentive, comme elle verse de larmes ! Taisez-vous, elle écoute : deux armées sont en présence de l’une de l’autre dans son ventre, et l’entend le bruit des armes et les cris des combattants. Et ce vieillard porte dans sa poitrine deux grands rois qui se querellent continuellement : Henri IV et Louis XIV. Voyez-vous là-bas ce jeune homme au regard étincelant et à la figure empourprées ? C’est un inspiré ; il déchire le voile de l’avenir, et reçoit de Dieu la mission de régénérer le monde. N’approchez pas de cette femme qui ose à peines se remuer, votre souffle pourrait la briser en éclats, car elle est de verre. Un autre je crois transformer en tonnerres, déjà il prend son élan pour aller rouler avec fracas dans les nuages. Celui-là ne fait que boire cet manger, c’est sa passion : aussi est-il gros et gras comme un moine et pourtant il se plaint d’une voix lamentable qu’il est maigre à faire peur, qu’il n’a que la peau et les os. Quel est cet homme qui regarde avec une attention concentrée une blessure qu’il porte à son bras ? Il se livre, comme il dit, à des créations nouvelles ; de sa blessure il voit sortir des légions d’hommes, de chiens, de chats, etc.

Représentation d’un animal hideux qui a mangé beaucoup de monde dans un village
nommé Singlais, situé à trois lieues de Caen », 1632

Ainsi mille hallucinations se jouent de la raison humaine et l’égarent : c’est un phénomène qui s’accomplit sans l’intervention des sens. La conviction des hallucinés est si entière, si franche, dit Esquirol, qu’ils raisonnent, jugent et se déterminent en conséquences de leurs hallucinations ; ils coordonnent au premier phénomène psychologique leurs pensées, leurs désirs, leur volonté, leurs actions.

Souvent les hallucinés sont entraînés au meurtre, au suicide par des voies mystérieuses, pour se défaire des personnes dont ils se défient et pour mettre un terme à leurs souffrances qu’ils croient sans bornes. Chez les hallucinés, les infections sont souvent [p. 327] perverties : ils conçoivent une haine implacable pour les personnes qui jadis étaient l’objet de toute leur tendresse.

Tels sont les phénomènes psychiques des hallucinés que j’ai eu l’occasion d’observer soit à Bicêtre, soit dans l’asile d’aliénés la Meurthe.

Dans ces derniers temps, quelques psychologistes ont essayé de rapprocher de ces malades les prophètes : ils ont voulu en
faire autant de fous, autant de visionnaires, autant d’hallucinés. Il y a plus, quelques uns ont été plus loin, ils ont prétendu qu’ils étaient des fourbes. Ces derniers ne méritent pas d’être réfutés. Quant aux premiers, il est vrai de dire que lorsqu’on ne creuse pas, qu’on ne pénètre pas profondément dans l’étude des livres sacrés, les apparences leur donnent gain de cause. En effet, au premier abord, il paraît y plus et les avoir une grande analogie entre les hallucinations et les inspirations de nos prophètes ; les auteurs sacrés eux-mêmes l’avouent. Élysée et les autres prophètes, dit Saint-Augustin, n’étaient point respectées par la plus grande partie du peuple, qui les regardait comme des insensés. Mais les apparences, on le sait, sont souvent trompeuses, et ici, il faut l’avouer, elles sont dénuées de tout fondement. Il y a vraiment lieu de cette année et de gémir sur la faiblesse de l’esprit humain, lorsqu’il est livré à lui-même, envoyant des hommes, d’ailleurs très recommandables sous tant de rapports, attaquer avec un aplomb imperturbable et une inconcevable légèreté, les croyances de nos pères, croyances qui ont bravé à travers les siècles les attaques de temps de philosophes et les persécutions de tant de gens, et sont parvenues jusqu’à nous aussi un intactes qu’à leur origine.

Non, les prophètes ne sont point des hallucinés ; leurs prédictions se sont en tous points merveilleusement accomplies. Or, a-t-on jamais vu d’hallucinés déchirer le voile l’avenir et lire les décrets de Dieu dans la nuit des âges ? Il est temps de revenir de ces erreurs. L’affectation de méconnaître les faits divins, dit un médecin, le cachet de la philosophie du XVIIIe siècle. Elle ne [p. 328] règne plus aujourd’hui ; mais il y a encore des réminiscences contre lesquels les meilleurs esprits ne sont pas toujours assez prémunis.

Les hallucinations ne constitue pas à elle seule le délire ; car il y a des hallucinés qui ont connaissance de leur état et savent les apprécier à leur juste valeur, et il y a folie que du moment ou les fantaisies de l’imagination sont reçues comme des réalités. Dans ce cas, elles sont simples, isolé, sans aucun trouble de l’intelligence. Longtemps les malades luttent contre elle avant de parler, avant d’agir d’après ces nouvelles sources d’erreurs.

D’autrefois elle le provoquent, elles en sont le point de départ, elle l’excitent et l’entretiennent.

Dans d’autres circonstances enfin, elles ne sont qu’un symptôme des désordres intellectuels plus ou moins étendus. Par leur origine et par leur nature elle se rattache aux idées fixes qui ont d’abord dominé les malades.

Les hallucinations, avons-nous dit, peuvent compliquer toutes les formes du délire. Sur quatre-vingt et quelques observations que j’ai recueilles, voici l’ordre relatif de leur fréquence dans les différentes espèces de folie.

Dans la démonomanie…………………..31

Dans la lypémanie…………………………31

Dans la manie……………………………….12

Dans la monomanie………………………..7

Incubes………………………………………….3

Succubes………………………………………..1

On les rencontre en outre assez souvent dans l’épilepsie et l’hystérie et dans certaines périodes de quelques maladies aiguës, telles que la fièvre typhoïde, la méningite, l’encéphalite, la pneumonie et la pleurésie ; enfin, elle caractérise le delirium tremens.

D’après le tableau que nous venons d’esquissé plus haut, il est aisé de comprendre que les hallucinations se divisent [p. 329] naturellement en deux grandes classes, savoir : en externes ou sensoriales, et en interne ou ganglionnaires. Assez de classe j’en ajouterai volontiers deux autres, dont l’une présente des caractères propres qui ne peuvent appartenir à aucune des deux premières classes : ce sont les hallucinations que je désigne sous le nom d’intuitives. La dernière enfin tient à une modification spéciale des nerfs sensoriaux ; elle reconnaît pour cause l’exaltation de la sensibilité. Nous allons traiter ces différentes espèces d’hallucinations d’en haut en deux chapitres différents.

I.

Hallucinations externes ou sensoriales.

 Les hallucinations externes sont relatives à cinq variétés de sens : vue, ouïe, goût, odorat, toucher ; on peut en ajouter un sixième, celui des organes génitaux, appelé par Brillat-Savarin le sens génésique. L’hallucination peut se rapporter à une seule sensation ou à plusieurs ; alors il y a souvent association de celle de la vue et de l’ouïe, de l’odorat et du goût, etc. Enfin, quelquefois tous les sens sont affectés simultanément ; dans ce dernier cas, les hallucinations sont un symptôme très grave, l’intelligence est alors profondément altérée. — Leur fréquence relative varie suivant les différents sens ; les plus nombreuses sont celles de la vue et de l’ouïe. D’après mes observations, voici quel est leur ordre de fréquence :

Hallucinations de la vue                         19
dont 11 du sexe masculin.

— de la vue et de l’ouïe                            21
dont 10 du sexe masculin.

— de l’ouïe                                                  15
dont neuf du sexe masculin.

— de la vue, de l’ouîe et du toucher      12

dont six du sexe masculin.

— De la vue, ouïe, toucher et odorat      4
Tous hommes.

Hallucinations des cinq sens                   4
Tous hommes.

— de l’odorat                                               3
dont un de sexe masculin.

— de la vue et du toucher                         2
Tous les deux du sexe masculin.

— de la vue, ouïe, toucher et odorat       1
Homme.

— de l’ouïe et du toucher                          1
Homme.

— de l’ouïe, goût et odorat                       1
Homme.

— du toucher et de l’odorat                     1
Femme.

— du toucher                                              1
Femme.

Aussi donc, comme on le voit d’après ce tableau, les plus nombreuses sont celles de la vue de l’ouïe ; viennent ensuite celle du toucher, contrairement à quelques auteurs ; puis celle de l’odorat, et enfin celles du goût. Tirets cette fréquence relative est exactement conforme a ce que j’ai observé cellules hallucinées démoniaques. — Quelles sont les raisons de cette différence ? Ainsi que je l’ai déjà dit dans un autre de mes écrits (3) c’est, parce que les sens de la vue et de l’ouïe sont continuellement exercés, et que les sensations qu’ils produisent sont gravés, sculpter en quelque sorte dans la mémoire, aussi par ce que ces sensations sont concrètées, matérialisée ; chaque couleur, chaque nuance, chaque forme, chaque objet, chaque sens, chaque bruit, ayants, en effet, un noms ou un signe caractéristique qui le représente, qui le dessine, qui le matérialiseà l’esprit. Aussi se retrace-t-on facilement une image, une personne éloignée, qu’on a pas vue depuis longtemps, surtout si cette image vous a frappé par sa beauté, si cette personne est chère à votre cœur, comme [p. 331] une mère, une épouse, etc. Et cela est si vrai, que je ne sache pas ondes jamais observées des hallucinations de la vue de l’ouïe chez les aveugles et les sourds de naissance ; car ces personnes ignorent les signes au moyen desquels les objets sont traduits à notre esprit : aussi leurs facultés sont-elles bornées et rétrécies d’une manière remarquable. C’est donc avec raison qu’on a dit que les sens de la vue et de l’ouïe sont les sens de l’intelligence, la source la plus féconde de toutes les connaissances humaines.

Par la même raison, les hallucinations du toucher sont aussi assez fréquentes, mais moins cependant que celles de la vue et de l’ouïe ; elles sont aussi plus mobiles et d’une appréciation plus difficile, parce que les signes qui expriment les phénomènes du toucher sont plus obscurs et moins déterminés que ne le sont ceux des deux sens intellectuels.

Les hallucinations du goût et de l’odorat sont, comme nous l’avons vu, très rares, par ce que les expressions manquent pour définir une manière précise est exacte les différentes nuancent des saveurs et des odeurs. — Nous disons bien : cette substance est amère, celle-ci est acide, celle-là est douce ; cette odeur et cela, cette autre est infecte. Mais combien de variétés et de nuances n’y a-t-il pas d’amertume, d’acidité, de douceurs ! combien n’y a-t-il pas d’odeurs suaves et d’odeurs infectes que nous ne saurions rendre par des mots techniques, par des expressions définies, déterminées ! Aussi toutes les classifications des odeurs et des saveurs que les physiologistes nous ont données jusqu’à ce jour sont-elles imparfaites ; et elles le seront toujours, car je ne pense pas qu’on parvienne jamais à concréter, à matérialiser à l’aide du langage, en un mot à leur donner un signe transmissible, les sensations du goût et de l’odorat. En effet, quel est le gourmet qui se l’appelle exactement la saveur d’un mets, d’un vin quelconque ? — Quel est le parfumeur, même le plus exercé, qui se rappelle parfaitement l’odeur d’un baume, d’une essence, d’une [p. 332] fleur, etc. ? On n’a, à cc sujet, que des souvenirs vagues et
confus ; ce n’est que pendant qu’on savoure ce mets, qu’on goûte ce vin, qu’on flaire cette odeur, que l’on se rappelle avoir déjà savouré, goûté, flairé ce mets, ce vin, cette odeur. C’est donc avec raison que, pour M. Archambault, les hallucinations sont des phénomènes de mémoire dont l’ordre de production, sous le l’apport de leur fréquence relative, répond à un fait physiologique, c’est-à-dire au degré de mémoire qui caractérise chaque sens.

Je crois utile d’appeler ici l’attention des observateurs sur les gourmets, sur les cuisiniers, sur les parfumeurs, en un mot sur les personnes qui, part leur profession, exerce d’une manière spéciale le sens du goût et de l’odorat, parfois de s’assurer si les hallucinations de ces sens ne sont pas plus fréquentes chez elles que chez tout autre personne.

D’après ces considérations, il est facile de voir que, si on pouvait parvenir à préciser, à déterminer à l’aide du langage les sensations du goût et de l’odorat aussi nettement et aussi sûrement que celles de la vue et de l’ouïe, les hallucinations du goût et de l’odorat deviendraient, selon toute apparence, plus nombreuses qu’elles ne le sont actuellement. Mon ami et compatriote, le docteur Cerise, a répandu une grande lumière sur ce fait ; il a démontré la nécessité de l’intervention des signes du langage dans la production des sensations : « La sensation et la perception, dit-il, sont un seul et même phénomène de l’activité humaine réagissant sur des groupes d’impressions sensoriales, et les transformant à l’aide d’un signe en une idée ou en une affirmation positive. » —  Or, cela posé, il est évident que si les signes qui servent à désigner certaines sensations sont obscurs et mal déterminés, les idées que ces signes représentent doivent nécessairement être vagues et confuses, C’est précisément cc qui arrive dans les sensations du goût et de l’odorat. [p.333]

I. Hallucinations de la vue.

Quel horrible démon que le démon de la jalousie ! Il prête au soupçon les apparences de la réalité, à l’ombre les qualités d’un corps. Un regard, un geste, un sourire de l’objet aimé plonge le jaloux dans les angoisses indéfinissables ; son cœur est toujours navré de douleurs et de chagrins ; son œil défiant ; sur sa physionomie règne une sombre tristesse.

Élisabeth M… porta cette passion à degré extrême : aussi fut-elle malheureuse. Elle est belle et bien faite ; sa physionomie est douce et agréable. Elle est âgée de trente-deux ans ; son tempérament et bilieux, et son caractère enclin à la mélancolie.

Pendant les six premiers mois qui ont précédé sa folie, elle fut affligée de maux de tête continuels ; puis elle fit une longue maladie, pendant laquelle sa raison s’égara. Dès lors un grand changement s’opéra dans son caractère ; elle voua une haine implacable à son mari, objet jadis de sa tendresse, et porta toute son affection sur ses enfants. En même temps, sa fureur jalouse grandit ct se développa d’une manière extraordinaire. Dans chaque femme, elle voyait une rivale et lui cherchait querelle ; sa mère même n’était pas à l’abri de ses soupçons jaloux.

Souvent, couchée près dc son mari, elle s’écriait tout-à-coup : « Voici tes maîtresses qui arrivent ; » et il lui paraissait, en effet, de voir réellement entrer des femmes dans sa chambre, faire des gestes et prendre des poses lascives et obscènes pour exciter la volupté et les désirs de son époux. Alors elle entrait dans de violents accès de colère, brisait, déchirait tout ce qui tombait sous sa main, et d’une voix terrible menaçait d’en tirer une vengeance mémorable. Et pourtant son mari ne lui a jamais donné aucun sujet d’être jalouse ; au contraire, il est si laid, si difforme, si mal tourné, qu’en vérité…. Mais ce n’est pas une raison, le goût des femmes est si bizarre !…

Marguerite C… es âgée de vingt-sept ans ; elle est d’un [p. 334] tempérament bilieux et d’une constitution vigoureuse ; les traits de sa figure sont réguliers et sa peau est très brune. Marguerite est simple, laborieuse et dévote. Étant chez ses parents, elle allait tous les matins vendre du lait à la ville voisine. Un jour, en revenant du marché, elle s’arrêta dans le champ de son père, comme cela avait été convenu la veille, et
pour la première fois de sa vie la pauvre Marguerite oublia de
travailler. Lorsque sa sœur vint lui apporter à déjeuner, elle la
trouva à genoux, les bras en croix et le regard tourné vers
le ciel. A la voix de sa sœur, Marguerite suspend sa prière et
s’écrie : «  Je me suis approchée du tribunal de la pénitence ; mon cœur est pur et mon âme tranquille ; mes vœux ont enfin été exaucé, car je viens de voir le ciel entr’ouvert, où Dieu, assis sur un trône lumineux, était entouré de saints, d’anges, et de chérubins. — Mais, hélas ! Plus tard elle paya bien cher cette vue ; l’instant de bonheur qu’il éprouva lui valut la damnation éternelle.

Cette infortunée est maintenant plongée dans un profond engourdissement. On dirait qu’elle est complétement étrangère aux impressions du monde extérieur. La sensibilité paraît abolie, ou du moins elle est considérablement émoussée, car une épingle enfoncée profondément dans les chairs ne lui arrache aucun signe de douleur. Rien au monde ne peut la tirer de cet état de torpeur.

II. Hallucinations de l’ouïe.

Alexandre est âgé de vingt-huit ans ; son front est très développé, son tempérament nerveux, sa constitution faible et délicate. Alexandre a reçu une instruction assez étendue, et a montré beaucoup d’intelligence et d’aptitude dans l’exercice de ses deux fonctions de tailleur et de cordonnier.

De tout temps il a toujours été peu communicatif et peu sociable ; la solitude a toujours eu beaucoup d’attrait pour son [p. 335] esprit ; et lorsqu’il paraissait dans la société, il était, à cause de son humeur bizarre et singulière, le plastron de mauvais plaisants.

A… A été en butte à beaucoup de chagrin domestique ; et il a été vivement contrarié dans ses amours ; il a été à plusieurs reprises dans le dénuement et dans la misère.

Si l’on doit se reporter aux dires d’Alexandre lui-même, son trouble intellectuel aurait éclaté à la suite d’une frayeur qu’il eut, étant à Paris, pendant la révolution de 1830 ; les soldats de la garde l’auraient menacé de tirer sur lui.. Depuis lors, il a perdu le goût du travail, et fantaisie lui prit de faire en vrai nomade le tour de France, réclamant sans cesse de l’argent à sa famille, et ne cherchant des ressources dans le travail que lorsque la nécessité ni forcer absolument.

Des hallucinations de l’ouïe ne tardèrent pas à l’atteindre ; il entendit des voix qui lui faisaient des reproches amers sur son inconduite, et le jetèrent dans un engourdissement physique et morales extrêmes. Ces voix le poursuivent encore aujourd’hui ; mais, choses remarquables ! il a fini par s’y habituer, et elle n’exerce plus aucune influence sur ses déterminations ni sur ses actes, car il les regarde maintenant comme le résultat anormal de la lésion de son intelligence.

Ainsi, Alexandre est guéri de son délire ; les hallucinations de l’ouïe seules lui ont survécu, et avec elle persiste son état d’inertie et d’engourdissement physique.

C’était ici le cas, ou jamais, de les attaquer par le datura d’après la méthode de M. Moreau. C’est ce que nous avons fait. Pendant les quatre premiers jours, Alexandre prit 20 centigr. d’extraits de datura ; les trois jours suivants, 30 centigr. : Les deux jours après, 40 centigr. ; enfin les trois derniers jours, 50 centigr. Mais les hallucinations ont persisté : seulement les voix qu’il entendait pendant la méditation était plus clair auparavant, et la terre lui paraissait élastique sous les pieds.

Je n’entends pas par là infirmer la doctrine de M. Moreau ; [p. 334] nous avons trop peu expérimenté ce remède pour pouvoir en tirer des conclusions. M. Moreau, d’ailleurs, est un observateur trop consciencieux, trop grave, pour que quelques faits négatifs puissent nous permettre de douter des résultats qu’il a obtenus.

B… est un petit homme sec et maigre, au regard oblique et
soupçonneux, à la démarche tantôt rapide, tantôt lente, à la
physionomie spirituelle. Ses petits yeux gris pétillent de malice 
et de fourberie ; son caractère est bizarre ; sa moralité a toujours été très équivoque, au point que tous les moyens lui
semblaient bons pour augmenter son pécule.

B… s’adonnait volontiers à la lecture, et recherchait surtout avec avidité les livres de sorcellerie, de magie, de nécromancie, ce qui exalta tellement son imagination, que sa raison fit naufrage.

Une nuit, c’était en 1816, il entendit des cris rauques et effrayants qui paraissaient venir de la cheminée de sa chambre : c’était le diable et ses satellites. Je vous laisse à deviner quel fut son trouble et sa frayeur ! surtout avec une conscience aussi peu tranquille que la sienne. — D’autres fois le démon, tout en poussant des cris sauvages, s’empare de toutes ses facultés, lui donne des attaques de nerfs, et lui inspire de mauvaises pensées et l’excite à la vengeance contre ses parents. – C’est donc sous cette influence diabolique qu’un jour il lança de toute sa force une espèce d’arme qu’il avait lui-même confectionnée, contre son neveu. Heureusement le coup porta à faux. L’arme passa entre les jambes de la victime, et alla se fixer solidement dans le mur.

B… a pris en haine tous ses parents et une famille voisine. Et comment en serait-il autrement ? On dirait, en vérité, qu’ils ont établi une espèce de rivalité entre eux pour le tourmenter et le persécuter. On lui ravit ses biens, qui sont immenses (il est pauvre comme Job) ; on détruit ses récoltes par des enchantements, car la famille Baric a l’enfer à ses ordres. Aussi ne [p. 337] nourrit-il d’autres sentiments que celui de la vengeance, qu’il poussera, si on le laisse faire, jusqu’à l’homicide. Mais heureusement, pour parer à ces inconvénients, l’autorité l’a séquestré dans l’asile de Maréville, où il finira ses jours.

B… , malgré ses grossières superstitions, sa croyance au diable, est matérialiste ; il ne croit pas à l’immortalité de son âme, parce qu’il est garçon. Or, d’après son idée, les personnes qui n’ont pas d’enfants n’ont point d’âme ; car notre esprit passe dans celui de nos enfants, et Dieu est le soleil. Telle est l’histoire de B… le démonomaniaque.

III. Hallucinations de la vue et de l’ouïe.

Mademoiselle B… est âgée de trente-six ans. Elle est blonde, grande, lymphatique ; sa figure est distinguée, sa démarche lente et grave ; ses manières sont honnêtes et polies quand elle le veut, mais elle ne le veut pas souvent. – Son caractère fut gai et insouciant jusqu’à l’âge de quinze ans ; à cette époque elle devint envieuse et laborieuse. À dix-huit ans, on a voulu la marier ; mais elle s’y est refusé, car elle a le mariage en aversion. — Mademoiselle B… est généreuse et éprouve une grande satisfaction à rendre service, et donne avec joie. Bonne et honnête, l’injustice lui fait horreur, l’ingratitude l’afflige profondément, et jamais le moindre mensonge  ne souilla ses lèvres.  Pauvre infortunée ! dans la société où nous avons le malheur de vivre, voit-on autre chose qu’ingratitude, mensonge, injustice ? On y rencontre la fraude sous le manteau de la loyauté ; la vertu y est dupée, la générosité raillée, la haine furieuse, et tiède l’amitié… Les vices et les horreurs d’une pareille société, son exquise sensibilité, ont conduit cette malheureuse à la folie.

A l’âge de vingt-six ans, elle perdit une sœur chérie, et en fut profondément affligée ; une transpiration qu’elle avait aux pieds se supprima, et elle tomba dans une sombre tristesse. Mais, grâce aux soins maternels, au bout de deux ans et demi, elle [p. 338] reprit son caractère gai et enjoué. — Mais, hélas ! un accident cruel vint, quelques années plus lard, faire de nouveau naufrager sa raison. Elle fut blessée dans la partie la plus sensible de son âme, dans l’honneur : on l’accusa d’entretenir des intrigues avec un officier. Cette lâche calomnie la frappa si vivement que ses règles se supprimèrent tout-à-coup ; elle fut prise d’attaques de nerfs, et devint complétement folle.

Dès lors elle voit toujours ses accusateurs qui l’insultent et l’outragent ; ils la tourmentent au moyen de la magie et de la physique. L’eau qu’elle boit, l’air qu’elle respire, les aliments qu’elle mange, sont empoisonnés par des opérations cabalistiques. Ses vêtements, si elle vient à les quitter, sont immédiatement ensorcelés : aussi se refuse-t-elle à changer de linge. Depuis dix-huit mois, elle couche pas dans son lit ; elle passe les nuits sur une chaise, à lire ou à travailler. — Elle voit dans chaque être un conspirateur, un ennemi jaloux de son repos. Le genre humain tout entier s’est ligué contre elle, chétive créature ; et, qui le croirait ? son père est son ennemi le plus acharné : aussi l’a-t-elle en horreur. Si elle n’a pas succombé sous leurs embûches, c’est que de bons esprits, de bons génies viennent la consoler et lui tendre une main charitable au milieu de ses prières et de ses malheurs ; ils lui conseillent de manger, car en mangeant, ses ennemis n’ont aucun pouvoir sur elle, et elle de manger nuit et jour.

Chose étrange ! mademoiselle B…. a une horreur indicible de l’incendie, et pour dissiper son délire et la rappeler à la raison, sa mère n’a qu’à jeter devant elle un papier allumé, et aussitôt son délire cesse et se tait pendant plusieurs heures. — Et dans ses plus grands accès de fureur, ce qui lui arrive souvent, surtout lorsqu’on la contrarie, si une personne étrangère entre dans sa maison, sa fureur tombe tout-à-coup, et les traits de sa figure se composent au calme et à sérénité.

Un paysan prussien voit et entend un ange qui lui ordonne au nom de Dieu d’immoler son fils sur un bûcher, et aussitôt, [p. 339] obéissant à la voix du ciel, il donne ordre à ce fils de portée du bois dans un endroit qu’il désigne. Celui-ci obéit, et le nouvel Abraham l’étend sur le bûcher et l’immole : c’était son fils unique (4).

Brutus étant à Sardes, échauffé par les veilles et le travail, voit pendant la nuit un spectre d’une taille effrayante qui vint se placer vis-à-vis de lui, et auquel il dit froidement : « Es-tu un dieu ou un homme ? — A quoi le spectre répondit : Je suis un esprit, je suis ton mauvais génie. Tu me reverras dans les champs de Philippes. — Soit, répliqua Brutus, nous nous reverrons. » Le lendemain, Brutus parla de cette apparition à son collègue Cassius, qui, étant épicurien, ne croyait pas qu’il existât autre chose que la matière ; il traita cette apparition prétendue et ce colloque d’illusion nocturne. Brutus en eut la même idée, et finit par en rire (5).

Encore une observation remarquable que j’emprunte à M. Leuret (6) :

« Aimée avait trente-deux ans ; sa constitution était robuste ; sa figure exprimait un état de souffrance habituelle ; elle pleurait souvent. Elle était âgée de onze ans quand elle a perdu sa mère ; son père s’est remarié. Un soir, sa belle-mère, au moment de souper, la mise à la porte avec un frère et une sœur. Tous trois ont été recueillis par des voisins, et ont trouvé à se placer comme domestiques. Sa sœur a fait ces soumissionsrespectueuse et s’est mariée ; son frère en a fait autant. Elle a aussi demandé le consentement de son père ; mais son père ne lui ayant refusé, elle n’a pas voulu se marier malgré lui. « Je respecterai, a-t-elle dit, la volonté de mon père ; je resterai sa fille. »

« Pendant qu’elle était en service, un homme, qui depuis [p. 340] quelque temps la recherchait, lui frappa sur l’épaule, il lui prit la main et lui demanda : « Combien gagnez-vous ? Si vous voulez vivre avec moi, vous ne manquerez de rien. — Non, a-t-elle répondu, j’aime l’honnêteté et la vertu ; quand vous seriez las de moi, vous me renverriez ; je ne veux pas vivre dans le concubinage. » Trois jours après, se trouvant chez un épicier, cet homme y est venu, l’a saisie avec force, et lui a jeté dans la bouche le reste d’un verre d’eau-de-vie dont il avait bu la moitié. L’horreur et le dégoût qu’elle en a ressentis lui firent une telle impression, qu’en moins de huit jours elle était épileptique.

« Plusieurs médecins ont été consultés pour la délivrer de ses attaques ; et n’y ont rien fait. Après son grenier les charlatans, qui n’ont pas mieux réussi. Un paysan lui a dit qu’elle était ensorcelée ; elle a eu recours aux prières et au pèlerinage. Sa maîtresse lui conseillait d’avoir un enfant, lui faisant espérer que peut-être ça la guérirait — « Je ferai un petit malheureux qui n’a qu’à tomber du haut mal comme moi ; non, dit-elle, je veux être sage. »

« Ses attaques sont devenues de plus en plus fréquentes, et n’ont pas tardé à s’accompagner d’agitation et de délire. Elle ne pouvait plus demeurer chez ses maîtres ; on l’a placée à la Salpêtrière, dans la division des épileptiques. Elle est restée plus de cinq ans dans cette division. Quand l’état de sa santé n’était pas trop mauvais, elle travaillait ; son gain était employé à quelques dépenses d’habillement ou de nourriture. Mais pendant un accès de délire, qui suivit une attaque d’épilepsie, elle s’est jetée par la fenêtre, sachant bien qu’elle ne se ferait pas de mal, et parce que Dieu lui avait dit : « Va à la fenêtre, et tu voleras comme un oiseau.» » On fut dès lors obligé de la mettre avec les aliénées. Là,  enfermée dans une loge étroite et humide, ne voyant le jour que par une fenêtre d’un pied carré et nie de deux barreaux en fer, sans vêtement, ne se reposer sur un lit, chaque nuit et souventes fois pendant le jour, elle [p. 341] était couché sur la pierre. Quand elle se levait, elle se couvrait les épaules et la poitrine d’un débris de jupon, puis venait à la fenêtre appuyer son front contre les barreaux. On l’entendait réciter avec l’accent d’une foi vive quelque prière chrétienne, converser avec Dieu, ou interpeller quelques unes des personnes qu’elle voyait passer, et dans lesquelles elle reconnaissait ou un parent ou un ami. Il arrivait qu’après ses attaques elle était comme imbécile et même furieuse ; son état ordinaire était calme, triste. Dès la première fois qu’elle me vit, elle me prit en affection, et m’appela son oncle. « Je suis bien malheureuse, me dit-elle. Quand est-ce donc que j’irai travailler, que je gagnerai ma vie, Je tremble de froid. (C’était au mois de juillet.1832. Elle ne voulait supporter aucun vêtement ni coucher sur un lit. Tout ce qui la touchait la gênait ou la brûlait. Dès qu’on lui donnait une couverture, elle la mettait en pièces. ) Je ne me plains pas à faux ; j’ai couché deux nuits sur la paille ; il y a de bonnes couvertures, et on ne m’en offre pas. J’ai un bon paquet, mon oncle ; je ne donnerai pas pour eux 100 francs. Qu’on me mette dehors de la Salpêtrière ; je n’ai jamais été malheureuse comme à présent. Je tremble et je brûle.

« Y a-t-il longtemps que vous êtes ici ? — Il y a sept ans le 15 décembre ; j’ai été cinq ans et demi épileptique. — Quel âge avez-vous ? — Trente-deux ans depuis le 25 février, je vais à 26. — Vos attaques viennent-elles souvent ? — Oui, mon oncle, bien souvent, mais surtout si je perds du sang. Quand je serai morte, je serai bien heureuse ; j’ai souvent l’envie de ne pas boire ni manger pour être plus tôt morte. Prie M. B… de me renvoyer, on ne peut retenir personne de force dans un hôpital, j’ai toute ma raison. — Il me semble que vous souffrez, vous avez froid ? — Je tremble et j’ai chaud. Ça me cuit la tête comme du feu ; je souffre de mes dents, de mes oreilles, de tout ; je le peux bien dire, je ne mens ma foi Dieu pas. — Êtes-vous bien sûre que je suis votre oncle ? — Oh ! oui, j’en suis bien [p. 342] sûre, vous êtes Jean. — Vos parents viennent-ils vous voir ? —
Non, il y a plus de deux ans que je n’ai vu personne. — Mais
je suis venu, moi ; est-ce que vous ne dites plus que je suis votre
oncle ? — Oui, vous êtes mon oncle, le bon Dieu me l’a bien
dit et la bonne Vierge. Nous avons causé ensemble, nous avons
fait une conversation qui était superbe. Le bon Dieu m’a dit:
Ton oncle Jean est l’homme le plus franc ; il m’a dit que vous seriez heureux : il m’a dit aussi : Prends courage, j’avais la pensée de déchirer, de cogner. C’est le bon dieu qui qui donne les pensées. Tenez, mon oncle, voila le bon Dieu qui me parle. « Tu ne vas pas manquer de te bien porter, tu souffres, il y a des jours où tu ne veux pas boire ni manger, tu voudrais bien mourir de faim. — Oui, mon père. — Tu ne mourrais pas de faim, tu souffrirais davantage ; dans le jour de la bonté, tu dois t’en aller. — Oui mon père (et s’adressant à moi) : je pense que c’est pour le jour de la Toussaint. — Ne crois pas cela, tu seras surprise, on ne te dira pas le jour ; dis à ta sœur Marie qu’une procession viendra te chercher. — Votre sainte volonté soit faite, mon père. — Ne te fait pas de prisonniers, j’enverrai des personnes qui medonnerait les idées de sauter par-dessus les grillages. Écoute de l’enfant : J.-C. est prêt de te traiter comme tu le mérites. Tu vois quelquefois patentes bien habillées. Cette nuit je vais donner la pensée de chanter une complainte (elle a en effet chanté toute la nuit). Je te donnerai une couverture, tu la prendras. — Oui, mon père. Je ne demande rien que la vie, si vous voulez me la donner, et la sagesse, si vous voulez de la conserver. — Tu n’auras pas dix ans. — Votre sainte volonté soit faite, mon père. — Tu seras bien logée, dans un beau bâtiment ; veux-tu savoir qu’il appelle bâtir ? C’est ton nom que voilà. — Mon père, tout comme vous voudrez ; si c’est votre volonté, j’irai au cimetière. — Mon enfant, en voilà suffisamment ; fait le signe de la croix. » Elle se signe et prie.

« En faisant parler Dieu, elle avait l’air inspiré, son regard était tourné vers le ciel, elle était immobile, la bouche seule [p. 343] exprimait les pensées, sa parole avait le ton de la bienveillance ; en répondant à Dieu, elle était soumise est désignée.

« A la commisération pour ces maux se joignit, dans mon cœur, un profond sentiment de respect pourtant de vertu. Pauvre fille ! Et l’inconnu que jusqu’à l’âge de onze ans le bonheur d’avoir une mère ; depuis, elle a été chassée par une marâtre ; son père l’avait abandonnée ; elle pouvait, en se mariant, trouvé l’appui dont elle avait besoin ; elle ne s’est pas mariée, par ce que c’eût été agir contre la volonté de son père. Au plaisir qu’elle n’aurait pu goûter sans déshonneur, elle préféra un travail pénible ; une insulte la fait tomber dans la plus affreuse des maladies, et pour en sortir elle ne voudrait pas commettre une faute ; réduite à la condition la plus malheureuse, j’aurais dit la plus abjecte, s’il pouvait y avoir de l’abjection pour la vertu, elle garde sa pureté, elle ne profère aucune plainte contre ceux qui l’ont insultée, chassée ou délaissée.

« Quelques jours après que j’ai entendu la conversation dont je viens de rendre compte, je vis Aimée : elle était au bain ; une attaque l’avait prise ; sa figure avait la pâleur et l’immobilité du corps que la vie abandonne ; elle était sans connaissance. Et une affusion froide il lui rendit le sentiment ; elle murmura, en revenant à elle : Dieu merci je vais mourir.

« Quelques mois encore et elle ne souffrait plus.

« Et nous sommes impuissants pour prévenir ou soulager une pareille infortune ! Rien qui atteigne une marâtre chassant les fils de la maison paternelle ; rien contre le criminel qui outrage une femme vertueuse !

« Puis quand le mal est fait, rien qui ne guérisse !

« Législation, morale, médecine, que promettez-vous donc ? Paix et justice, qu’êtes-vous sur la terre ?…

« Oh ! Que dans un monde meilleur le juste soit récompensé ! Que l’espoir de celui qui souffre ne soit point une chimère ! Que l’homme resté pur à l’épreuve du malheur soit reçu dans le sein de la divinité ! [p. 344]

» Et moi dans mes paroles et dans mes écrits, puissé-je ne donner jamais lieu à aucune interprétation contraire à la croyance de Dieu, croyance si vraie pour tous les hommes et si nécessaire aux malheureux ! »

IV. Hallucinations du toucher.

Les hallucinations du toucher isolées de tout autre symptôme de folie sont très rares. M. Leuret en cite un exemple : c’est celui d’un ouvrier qui se sentit saisir par le bras dans l’église Saint-Sulpice, à Paris, où il était en prière, et fut conduit jusqu’à la butte Montmartre par une main invisible. Il passa la nuit en plein air et sans bouger de place. Le lendemain en rentrant chez lui, « il ne se passe des choses extraordinaires, s’écria-t-il, et bientôt des choses obscures seront expliquées. » Sa raison était parfaite sur tout le reste, au point que ses parents le crurent inspirer.

Quant à moi je n’ai recueilli qu’une seule observation de ce genre : c’est celle d’une femme âgée de quarante-sept ans qui croit que les personnes qui lui parlent lui lancent des traits à la tête. Cette femme est souvent taciturne, mais parfois elle parle avec une volubilité extraordinaire. Elle se dit issue d’une grande famille. Elle passe souventes fois subitement de la colère à la joie, et vice versa. Elle a juré une haine implacable à ses parent et aux personnes qui l’avoisinent, parce qu’elles lui lancent des traitset veulent l’empoisonner.

V. Hallucinations du goût.

Les hallucinations qui se rapportent à ce sens sont encore plus rares que celles du toucher : je n’en ai pas encore rencontré, et je suis même persuadé qu’il n’en existe pas isolées de toute autre hallucination. En effet, comment peut-on concevoir la lésion dc ce sens sans qu’il y ait en même temps lésion de la vue, du toucher ou au 1moins de l’odorat ? Car pour qu’il y ait hallucination du goût, il faut que le malade croit manger, et parlant il [p. 345] faut qu’il voit, qu’il touche, qu’il sente la nourriture qu’il prétend savourer. C’est impossible autrement.

Les illusions occasionnées par le sens du goût sont au contraire très fréquentes. Beaucoup d’insensés trouvent aux aliments et aux boissons une saveur toute différente de celle qui leur est propre. Ce n’est pas tout. Sans être aliénées, beaucoup de personnes, dans certaines circonstances, en cas d’embarras gastrique par exemple, trouvent aux mets les plus exquis et les plus délicats une saveur désagréable et nauséabonde. Tout le monde est à même de faire cette remarque.

VI. Hallucinations de l’odorat.

Les hallucinations de l’odorat sont aussi assez rares, mais pas autant que les auteurs le disent. L’odorat, en effet, est indépendant des autres sens, et partant, on peut parfaitement concevoir s’allusion isolée. J’ai recueilli trois observations remarquables d’hallucinations de l’odorat ; je vais les rapporter ici.

M. A… est un ancien capitaine âgée de quarante-cinq ans ; à la suite d’une apoplexie pulmonaire il éprouva du trouble dans les idées.

Il ne peut respirer, dit-il, il va étouffer dans la nuit : c’est son dragon qui lui ôte l’air nécessaire à la respiration ; demain matin on le trouvera mort dans son lit. Tout autour de lui, dans sa chambre, en plein air, au milieu du parterre le plus odorante, s’exhale une odeur horriblement infecte qui poursuit comme un cauchemar. Qui peut le poursuivre ainsi, C’est son dragon.

Madame H… est âgée de trente-sept ans ; elle eut deux enfants, et tous les deux moururent rachitiques. Son mari, redoutant le même sort pour ses enfants à venir, résolue de ne plus en avoir. Madame H… en conçut des scrupules que les conseils imprudents d’un confesseur ne firent qu’aggraver ; son esprit, d’abord effrayée, finit néanmoins par se calmer ; elle vécue en paix plusieurs années. Mais une fille dévote ébranla de nouveau son [p. 346] moral mal affermi ; elle se livre avec elle , en cachette de son mari, à des lectures et à des pratiques ascétiques ; son imagination s’exalte, sa tête se trouble et les menaces d’autrefois se représentent à sa mémoire. Elle se croit damnée, elle sent une odeur infecte, c’est l’odeur du diable.

Madame H… est sombre et taciturne, et si parfois elle rompt le silence, c’est pour parler de damnation. Enfin, cet état empirant tous les jours, madame H… est amené à Maréville, le 2 mai 1842. Le surlendemain elle était guérie et sans traitement aucun, tant fut grande chez cette femme l’influence de l’isolement.

Une autre femme âgée de trente-six ans, et atteinte depuis longtemps d’accès de manie, m’affirmait sentir la sueur de son mari absent ainsi que la mienne, et qu’elle est distinguée parfaitement l’une de l’autre. C’est dans ses moments calmes et lucide qu’elle répondrait cette hallucination.

VII. Hallucinations des cinq sens.

Ces hallucinations sont assez communes ; elles indiquent une profonde lésion de l’intelligence.

Charles S… est un petit homme maigre, sec et voûté. On lui donnerait, à le voir, quatre-vingts ans, et cependant il n’en a que cinquante-huit ; il est de la religion luthérienne, et commis-marchand de profession.

Charles a reçu une brillante éducation : c’est un vrai polyglotte ; il parle tant bien que mal grec, le latin, l’italien, l’espagnol, le français, l’anglais et l’allemand. Il joue en outre du violon et se livre parfois au dessin. Charles compte dans sa famille un aliéné et deux épileptiques, et quant à lui, il roule les Petites-Maisons depuis vingt ou vingt-cinq ans ; car depuis vingt ou vingt-cinq ans il voit des légions de diables dont les uns sont noirs et à cornes et les autres sans cornes. Ces diables viennent souvent se placer à côté de lui dans son lit, le harcèlent continuellement, ils ont toujours la menace et l’injure à la bouche ; [p. 347] parfois ils lui parlent un langage inconnu, ils pénètrent dans son corps et le brûlent. D’autres fois ils cherchent à saisir le fil qui le rattache à la vie, savoir, le lien qui l’unit à Dieu et aux carrières honnêtes, mais ils ne sont jamais parvenus à le trancher. Ces démons répandent une odeur infecte et désagréable et lui envoient souvent dans la bouche un goût acide, et cela parce que son frère s’appelle Sigismond, qui en allemand signifie bouche de vinaigre.

Un jour, un de ces malins esprits, noir comme un charbon, appelé Amos, lui a mordu trois doigts ; il en porte encore les marques.

Charles souffre horriblement. Si du moins et il était la seule victime de l’enfer ! mais, hélas ! Il a vu les humains au-dessous de ses pieds se donner aux démons, tomber dans les pièges sataniques. Malheur, malheur à l’humanité ! ! !

Si pour Charles tout n’est pas rose dans la vie, parfois il éprouve des joies ineffaçables ; il voit souvent, bien souvent Dieu environné de toute sa gloire. Il voit les saints et les anges du paradis ou les anges mâles courtisent et font l’amour aux anges femelles tout comme ici bas, et c’est en cela que consiste leur bonheur.

Il n’a jamais vu la vierge Marie, car les luthériens de l’invoque pas.

Cof… est l’être le plus bizarre et le plus extraordinaire que j’ai jamais vu de ma vie. Il est âgé de quarante-trois ans. C’est un grand maigre, à la taille flûtée, au sourire sur les lèvres. Il est pieux, honnête, poli et très serviable ; il a reçu une belle éducation, et nous l’occupons souvent à écrire, car il a une écriture superbe.

Il est impossible de trouver une personne plus attentive que lui à ce qu’il fait, et, chose étonnante ! il n’est pas de fibre dans son cerveau qui ne soi lésée. Il est à Maréville depuis 1830.

Il entend des voix dans le lointain qui le menacent et le provoquent. Cause-t-il avec quelqu’un, la voix de son père répète [p. 348] ses mots, et parfois même elle prononce avant lui. Sa mère, morte depuis longtemps, lui dit souvent avec une voix aigre et criarde : Hosanna, hosanna ! et l’appelle rodomont, ce qui l’in- quiète beaucoup. Il voit souvent sa mère comme à travers une gaze. Un jour il la vit, à cent pas de lui, percée d’un coup de sabre par un cuirassier dont l’armure était couverte par une chemise empreinte d’une arme étrangère :c’était au moment que la terre s’entr’ouvrait et les morts ressuscitaient ; il a voulu courir à son secours ; mais, ô prodige ! il a été arrêté par un souffle brûlant qui le rendit immobile comme une statue.

Souvent une langue de feu, répandant tantôt une odeur sulfureuse, tantôt une odeur suave, viens friser autour de son lit pour l’inviter au repos. D’autres fois le tonnerre, pour l’éprouver, éclate sur sa tête sans l’atteindre ; dans la cour de l’hospice on voit encore l’endroit ou le tonnerre a soulevé la terre et les dalles et vint passer entre ses jambes ; c’est un trou d’où il est sorti et puis entrer en jetant des flammes ou en éclatant dans les airs.

Cof… entreprend quelquefois des voyages aériens ; il s’élève comme un oiseau à des hauteurs prodigieuses d’où il aperçoit la terre tourner et par instant s’arrêter ; de son intérieur elle laisse exhaler des vapeurs d’une odeur et d’un goût infects qui tendent à l’asphyxier ; ces vapeurs pénètrent dans les appartements en tournoyant comme si elles étaient mues par un cylindre, et font du bruit comme si des ressorts se détachaient.

Souvent aussi des cadavres aux longs pieds l’entourent, une main céleste vient à son aide et le défend.

Etant dans son pays natal, un jour il fut attiré à l’église par une force invisible, et là son cerveau s’est évaporé sous forme de fumée ; depuis lors il est sans cervelle.

Dans sa jeunesse on lui a fait manger de la chaire de cheval (ce qui est défendu par la religion), laquelle lui a laissé dans le corps les traces du péché véniel et du péché mortel. Tout le monde le sait, le cheval est composé de feu et de plusieurs [p. 349] autres éléments, et est le produit d’une métamorphose. Ce noble animal renferme dans son corps, tantôt des secrets, tantôt des personnes, selon que le cheval a été créé par l’homme où l’homme par le cheval. Ainsi donc dès qu’il mangé de la viande cavaline, dans le goût était comme métallique, son abdomen s’est ouvert des deux côtés et il en est sorti de grains, dans l’un véniel et l’autre mortel. Cof… recueillit ces grains, les enduisit d’onguent et de salive et les jeta au feu pour les purifier.

Toutes ces merveilles ne sont rien auprès de la puissance extraordinaire dont Cof… est investi. Depuis bien longtemps Dieu vient à de longs intervalles se placer invisiblement à côté de lui, et lui communique la faculté de créer avec des coquillages, de la terre, des onguents et de la chaux, etc.

Ce n’est pas tout : un jour en taillant une plume il se fit une blessure au doigt médium, et, chose étrange ! de cette blessure, qui le  croirait ? il sortit un jeune homme très bien fait. Au bras gauche et le porte une cicatrice, laquelle, s’étant ouverte, laissa sortir un joli garçon, une jeune fille belle comme un amour, et un chien qui, ayant été tué quelque temps après, ressuscita. On mit à ce chien un collier, et lui Cof… sentait ce collier comme s’il avait porté lui-même, ce qui l’empêchait d’écrire avec orthographe.

Enfin, nouveau Briarée , Cof… C’est vu quelquefois avec plusieurs bras et plusieurs mains. Ce phénomène provenait de la manipulation des vivres.

A-t-on jamais vu un censé pareil à celui-ci ? Eh bien ! Malgré tant d’hallucinations, malgré temps de conception délirante, il n’y a personne au monde qui soit loué d’une plus grande aptitude pour le travail, surtout pour la comptabilité et les écritures que lui. Il n’est pas de journée qu’il ne passe sept à huit heures à écrire.

(La suite au prochain numéro.)

Notes

(1) Leuret, Fragments sur la folie.

(2) Baillarer, Fragm. pour servir à l’histoire des hallucinations, (voy. Revue médicale, janvier 1842).

(3) Voy. mon Mémoire sur la démonomanie, Annales médico-psychologiques, cahier de mai 1843. [en ligne sur notre site]

(4) Journal d’Hufeland.

(5) Rollin, Hist. rom.

(6) Leuret, Hist. Psych. Sur la folie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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