Ma rencontre avec Freud. Par Charles Baudouin. 1955.

BEAUDOUINFRUED0003Charles Baudouin. Ma rencontre avec Freud. Article parut dans la revue créée et dirigée par Maryse Choisy, revue chrétienne de psychanalyse, « Psyché », (Paris), 11e année, numéro 107-108, numéro spécial FREUD, 1955, pp. 467-470.

Charles Baudouin (né à Nancy en 1893 et mort à Genève en1963). Psychanalyste, poète et romancier qui tenta de conjuguer les théories Freudienne, jungiennes et adlériennes. Il fut influencé par la pensée de Bergson, et celle de son analyste didacticien de l’époque, Charles Odier. Nombre de ses travaux touchent à la suggestion. Il fondra en 1924 l’Institut international de psychagogie et de psychothérapie qui deviendra par la suite l’Institut international de psychanalyse et de psychothérapie Charles Baudouin. Parmi ses très nombreuses publications, nous avons retenu :
— Suggestion et autosuggestion. Neuchâtel et Paris, Delachaux & Niestlé, 1919.
— Études de psychanalyse. Neuchâtel et Paris, Delachaux & Niestlé, 1922.
— Psychanalyse de l’art. Paris, Félix Alcan, 1929.
— Mobilisation de l’énergie. Éléments de psychagogie théorique et pratique. Ed. Pelman, Paris, 1931.
— L’Ame enfantine et la psychanalyse. Neuchâtel et Paris, Delachaux & Niestlé, 1931.
— Introduction à l’analyse des rêves. Genève, Editions du Mont-Blanc,

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 467]

Charles BAUDOUIN

Prolesseur à l’Université de Genève.

Ma rencontre avec Freud

Freud m’avait donné rendez-vous pour huit heures, après dîner. Une auto m’a mené à la Berggasse, petite rue étroite et montante, où le grand sédentaire demeure depuis longtemps dans le même logis. On sent cependant autour de soi l’ambiance, le mouvement de la capitale, comme on sent l’atmosphère mouillée et froide de ce soir d’automne, qui pénètre tout et se mêle aux lumières dansantes et brouillées. Je suis moi-même plein des images dansantes et confuses du voyage, qui multiplie et agite les sensations. C’est encore cet après-midi que j’ai rencontré Paul Valéry — oui, à Vienne. Mais à présent je suis tout à l’attente de cette autre grande figure, qui existe depuis longtemps, très fortement, dans ma pensée, mais qui va devenir réalité.

Le salon où j’attends repousse d’un coup très loin et la ville et l’automne ; la lumière douce et comme en suspens crée le calme, le cercle magique. Il y a là des gravures du XVIIIe et un masque de Dante — deux pôles.

Et voici, Freud me reçoit dans son cabinet. Un instant de silence, qui pourrait être impressionnant. Mais je sais que c’est le pli professionnel : le confesseur attend qu’on parle. Je parle. [p. 468] Il écoute avec tunee attention exacte et bienveillante. Je savais sa force ; je découvre sa délicatesse. C’est un vieillard plutôt menu, sous ce grand front très haut et droit, qui est le centre, certes, de sa vitalité ; par ailleurs toute l’organisation nerveuse est fine, vibrante, et offre une surface toujours en contact avec les sensations diverses ; les mouvements sont sobres, mais déliés, précis, encore alertes. J’entrevois autour de nous quelque ancienne poterie, et des collections sous verre. Mais c’est lui seul qui m’intéresse.

BEAUDOUINFRUED0002

 

Il est d’une vivacité d’esprit qui dément son âge ; seulement la bouche, récemment opérée, mâche avec peine, avec énergie et lenteur, les paroles. C’est une raison de plus pour qu’il s’en tienne à l’allemand ; d’ailleurs il a, dit-il, oublié son français, qu’il possédait bien jadis, puisqu’il traduisit dans sa jeunesse ses deux maîtres Charcot et Bemheim.

La conversation suit son cours zigzaguant.

Il est question de Romain Rolland. Il y a peut-être une douzaine d’hommes dans le monde, dit Freud, sur qui repose le vrai destin du monde : Rolland est un d’entre eux. Puis il me dit son estime pour l’œuvre de Stefan Zweig, dont j’étais l’hôte il y a quelques jours, à Salzbourg.

Nous revenons à Paris. Au temps qu’il y faisait ses études, Freud n’y a jamais entendu le nom de Janet ; cependant on dit et on va répétant que c’est aux premiers travaux de Pierre Janet qu’il doit la première orientation de sa pensée : ainsi écrit-on l’histoire.

Freud ne prend jamais de notes au cours de ses analyses. Il m’explique : les mots sélectionnent déjà, puisqu’on ne peut pas tout noter ; ils sélectionnent dans le sens de quelque idée préconçue. Mieux vaut simplement écouter, pour tout entendre, puis laisser reposer l’esprit sans y songer : cette manière est logique, du moment que l’on a confiance dans l’inconscient.

Survolant sa vie et ses luttes, Freud constate qu’il est devenu plus tolérant et bienveillant. La vieillesse donne une autre Weltanschauung ; on jouit davantage des choses et des hommes, à présent que les passions et les haines sont tombées. D’ailleurs [p. 469] les autres deviennent, du même coup, plus tolérants à votre égard ; par réciprocité d’abord ; mais il y a aussi une autre raison, ajoute-t-il non sans humour : c’est qu’ils vous savent vieux et désormais sans venin, sans danger. Quant à son œuvre, étant ce qu’elle est, il sait bien qu’elle ne peut être qu’une raison de haine contre lui. Cette boutade lui va très bien !… Oui, son œuvre. C’est dommage qu’on ne peut savoir ce qu’il adviendra d’elle, « ce qu’ils en feront, tous ! » Car le destin d’une œuvre n’est pas tout en elle-même ; il est entre les mains de ceux qui vont la porter et la promouvoir. Où la mèneront-ils ? On ne peut pas savoir. Mais il ne se plaint pas. Sa règle est de ne pas se plaindre ; elle est de ne pas se nourrir d’illusions, et voyant les choses telles qu’elles sont, de les accepter ainsi.

Il me parle, à ce propos, de l’auteur hollandais qui signe Multa Tuli, et qui fut une des nourritures de son esprit et de sa volonté, auteur moins connu dans les pays latins (bien qu’il soit traduit au Mercure de France) et qu’il m’engage à lire. Multa Tuli a écrit : « J’ai deux dieux, Logos et Ananké ». Freud ajoute : « C’est plus digne ainsi ». L’inflexible raison, le destin nécessaire, ces appuis lui suffisent. Et l’on peut être sûr qu’il n’y a là aucune hâblerie oratoire. Freud, lui aussi, a, dans sa vie « beaucoup porté » — multa tulit. Il parle de cela avec la même sobriété que j’ai reconnue dans ses gestes… La guerre, trois fils au front, les deuils, la ruine de l’inflation, la perte, à 62 ans, de toutes les économies d’une vie (« Mais cela, ce n’est rien, on recommence, voilà tout. »).

BEAUDOUINFRUED0001

Il me conte aussi quel grand travailleur il fut, mais c’est toujours avec une extrême simplicité, comme s’il ajoutait : « Ce fut ainsi, voilà tout. » Il a longtemps analysé douze heures par jour ; maintenant, il est à la portion congrue ; il n’a gardé que cinq patients : trois malades et deux élèves. « Je mange mon Gnadenbrot ». Et comme j’hésite, à ce mot, il a tôt fait de s’accroupir devant sa bibliothèque pour prendre un dictionnaire et chercher à ce mot un équivalent français. C’est alors surtout que j’ai pu mesurer combien il était demeuré alerte… Voilà, il a voulu se comparer à un vieux serviteur, que l’on continue à nourrir, pour ses services passés. Mais point de fausse modestie ! Il conclut, souriant : «  Je lai bien mérité. »

Le comte Keyserling m’avait dit, naguère, avoir senti en Freud la présence d’un irrémédiable désespoir. Certes le même homme peut être tout autre, à deux moments. Mais je soupçonne l’imagination fougueuse de Keyserling d’avoir ajouté ici un romantisme qui n’y est point. Un pessimisme amer et viril, oui ; mais si viril qu’il cesse d’être amer, et une force d’acceptation (résignation serait mal dit) qui va jusqu’à la conquête de la sérénité et de la douceur. Un stoïcien, voilà ce que, pour ma part, j’ai vu ; stoïcien à l’antique, et comme sans doute on ne peut plus l’être que si l’on est toujours demeuré à l’écart des influences chrétiennes ; et à ce titre, le premier vrai stoïcien vivant que j’aie vu. Et ce que procure d’abord une telle rencontre, c’est l’enseignement d’une force sévère, d’un courage tranquille et sans phrases.

CHARLES BAUDOUIN .

 BEAUDOUINFRUED0004

LAISSER UN COMMENTAIRE