Luquet. Les bonshommes tétards dans le dessin d’enfant. Extrait du « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), XVIIe année, 1920, pp. 684-710.

Luquet. Les bonshommes tétards dans le dessin d’enfant. Extrait du « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), XVIIe année, 1920, pp. 684-710.

 

Georges-Henri Luquet (1876-1965). Philosophe et ethnographe, élève de Bergson et de Lucien Lévy-Bruhl, il fut un des pionniers de l’étude du dessin de l’enfant. l fut également un des grands dignitaires de la Franc-Maçonnerie. Quelques publications :
— Les dessins d’un enfant. Étude psychologique. Paris, Librairie Félix Alcan, 1913. (thèse)
— Le Dessin enfantin, Paris, F. Alcan, 1927.
— L’art primitif. Paris, G. Doin & cie, 1930.
— La franc-maçonnerie et l’état en France au XVIIIe siècle, Ed. Vitiano Paris, 1963.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons corrigé plusieurs fautes de composition. –  Les images sont celles de l’article original, sauf le portrait de l’atour, rajouté par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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LES BONSHOMMES TÊTARDS

DANS LE DESSIN ENFANTIN

On appelle têtards dans les dessins d’enfants des représentations du corps humain qui, à s’en tenir à la matérialité des traits, ne contiennent qu’une tête et des jambes, en sorte que ce qu’on appelle communément le corps et que, pour éviter toute ambiguïté, nous appellerons le tronc, semble n’être pas figuré.

Les travaux relatifs au dessin enfantin se bornent à une mention rapide de ce type de bonshommes et semblent avoir hâte d’arriver à des productions plus esthétiques, sans paraître se rendre compte que les dessins de l’enfant sont instructifs, comme documents sur sa mentalité, précisément dans la mesure où ils diffèrent des dessins d’adultes.

L’étude plus approfondie que nous consacrons ici à ces dessins doit commencer par l’exposé des faits, dont certains ont été jusqu’à présent négligés ou même ignorés.

La grande majorité des têtards ont la tête figurée de face (fig. I, 6, 7) ; mais il en existe d’autres, qui donnent de la tête une représentation soit mixte ou de transition, c’est-à-dire réunissant des éléments de face et des éléments de profil (fig. 2), soit entièrement de profil (fig. 3). Il en résulte que l’apparition du tronc ne se produit pas régulièrement, comme on l’a cru jusqu’à présent, à la période du dessin où la tête est encore figurée exclusivement de face, puisqu’il est encore absent dans des dessins que le caractère de la tête rapporte à un âge plus avancé. L’évolution du bonhomme à partir du têtard à tête de face semble donc suivre, selon le dessinateur envisagé, deux [p. 685] directions différentes : tantôt conservation de la tête de face avec addition du tronc, tantôt conservation du type têtard sans addition du tronc, mais avec passage graduel au profil, notamment en ce qui concerne la tête. Si l’on tient à conserver l’expression adoptée de « stade têtard » (1), il faut bien spécifier qu’on n’entend pas désigner par là un âge déterminé et approximativement constant du dessinateur ; et peut-être vaudrait-il mieux encore parler d’un « type » têtard, comprenant diverses variétés.

D’ailleurs, même la variété à tête de face se prolonge parfois au-delà de l’enfance, comme le prouvent des documents ethnographiques sur lesquels nous aurons à revenir (fig. 4). Un autre rapprochement intéressant est fourni par des agrafes de ceintures burgondes (Ve siècle après J.-C.) décorées du motif de l’« orant » (fig. 5). Le personnage, figuré d’une façon assez correcte dans l’exemplaire de gauche, prend dans les deux autres un aspect très analogue aux têtards enfantins. Il est bon de remarquer que les auteurs de ces ouvrages étaient non seulement des adultes, mais des professionnels, et que leur façon de rendre le corps humain devait sembler satisfaisante, non seulement à eux-mêmes, mais aussi à leur clientèle, assurément aristocratique, notamment pour la pièce de droite, pourtant la plus informe à nos yeux, et qui est un objet de grand luxe, plaqué d’argent.

Dans les têtards enfantins, le vêtement est très souvent absent ; pourtant, dans un certain nombre de cas, il est indiqué de diverses façons plus ou moins rudimentaires, soit par un gribouillis, soit par des boutons, soit par un contour qui tantôt enveloppe toute, la longueur des jambes (sauf généralement les pieds, quand ils sont distincts), tantôt est posé seulement sur leur partie inférieure.

Les bras étant encore fréquemment omis dans des bonshommes pourvus d’un tronc et exécutés par d’es dessinateurs relativement âgés, on ne saurait s’étonner de relever la même absence dans nombre de têtards (fig. 1, 2, 3). Ceux qui ont des bras les ont le plus souvent attachés à la tête (fig. 3 [nos 1509, 3625, 3656, 6) ; mais parfois aussi [p. 686] ils sont insérés sur les jambes (fig. 7). Ce mode d’insertion semble plus rare que l ‘autre, et a même échappé à certains auteurs (2).

Fig. 1. — Têtards à tête de face sans bras (2).

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Mais cette attribution des bras, tantôt à la tête et tantôt aux jambes, ne se présente pas seulement dans des dessins d’auteurs différents j on la rencontre également dans différents dessins d’un même enfant, parfois dans le même dessin. Les exemples de ce fait sont assurément rares ; mais cela doit tenir, au moins en partie, à ce qu’ils ne peuvent être découverts que par la méthode monographique, et le nombre en serait sans doute accru par un emploi moins restreint de cette méthode. Le fait fût-il même exceptionnel, il y a lieu d’en chercher une explication, et tout d’abord de le constater. En voici quelques exemples particulièrement nets.

Les têtards dessinés par André B… (fig. 8) entre 4 ans 1 mois et 4 ans 1/2 sont le plus souvent dépourvus de bras. Des 6 qui en possèdent, 5 (exemples : 205, 208, 214) les ont attachés à la tête, mais un autre (n° 212), interprété par lui comme le portrait de sa bonne, et situé chronologiquement au milieu de cette période, a les bras insérés sur les jambes, au-dessous d’une rangée verticale de boutons.

Les têtards dessinés dans une même séance par une fillette de 3 ans 3 mois (fig. 9) et qui sont probablement ses premiers, appartiennent simultanément aux trois types sans bras, avec bras dans la tête (un des exemplaires, un « papa », semble avoir un vêtement rudimentaire), avec bras sur les jambes (un exemplaire). Ce dernier dessin présente d’ailleurs deux traits symétriques par rapport à la tête qui peuvent avoir été tracés avec l’intention de figurer des bras, mais dont l’enfant n’a donné aucune explication ; en tout cas, il a énoncé expressément comme bras les traits insérés sur les jambes. Dans ses dessins postérieurs, l’insertion des bras dans la tête disparaît, et les têtards, avec ou sans vêtements, ont régulièrement les bras, quand ils en sont dotés, attachés aux jambes.

Chez Jean L… (fig. 12), les bras des bonshommes têtards, quand ils sont figurés, sont presque toujours attachés à la tête ; mais ce n’est pas l’insertion primitive. Dans son premier bonhomme voulu (n° 051), il n’avait pas figuré les bras ; sa sœur lui en ayant fait remarquer l’absence, il les rajoute et les insère sur les jambes. La même insertion, abandonnée pendant un. an, reparaît dans le dessin d’un cavalier (n° 0509).

Des 4 seuls têtards où le vêtement soit figuré, les boutons qui le représentent sont, dans trois, dessinés entre les jambes (exemple : [p. 688] n° 0110) ; mais, dans le quatrième (n° 0129) ils sont inscrits dans le contour de la tête, sous la bouche.

Une fillette de 4 ans (4), dans un dessin réunissant son portrait et celui de sa maman, insère les bras de celle-ci sur les jambes, recouvertes d’une robe, les siens propres dans la tête.

Fig. 2. — Têtards à tête mixte (5).

Dans un dessin intéressant à plus d’un titre (6), un petit garçon de 4 ans 1/2 dessine trois couples, abrités chacun sous un parapluie, se promenant sous la neige. Les bras, totalement absents dans le groupe de gauche, sont attachés aux jambes dans celui du milieu et à la tête dans celui de droite.

*
*    *

Le caractère essentiel des bonshommes têtards, celui qui, c’est le cas de le dire, saute aux yeux, est l’absence du tronc. Elle ne saurait [p. 689] être interprétée comme signifiant que l’enfant ignore l’existence de cette partie du corps dans un homme en chair et en os : ses yeux l’ont vue tout autant que ceux d’un adulte. Admettre qu’il l’ignore parce qu’il ne la dessine pas obligerait à supposer, pour la même raison, qu’il n’a pas vu le nez et la bouche dans la tête tant qu’il n’y dessine que des yeux; qu’il n’a pas vu le costume des personnes qui l’entourent tant que ses bonshommes semblent être nus ; qu’il n’a pas vu les bras parce que, même encore à un âge voisin de l’adolescence, il les omet dans ses dessins plus souvent que la coiffure. Un argument décisif sur ce point serait fourni, si ce n’était superflu, par le fait constant que tous les enfants observés d’une façon suivie, après qu’ils ont commencé à dessiner des bonshommes pourvus d’un tronc, preuve incontestable qu’ils en connaissent l’existence, continuent pendant un certain temps à intercaler des têtards parmi leurs bonshommes du type perfectionné et parfois réunissent dans un même dessin des bonshommes des deux types. Parmi un grand nombre d’exemples, je citerai trois bonshommes consécutifs d’un même enfant (fig. II), dont le premier seul a un tronc, et le dessin n° 0501, fig. 12 (une madame et ses petits enfants assis sur des chaises autour d’une table avec pieds ‘ à roulettes sur laquelle est un plat de petits pois), où des trois personnages, tous dépourvus de bras, un seul a un tronc (7).

Comment expliquer cette omission dans le dessin d’un élément réel et connu ? Le souci constant de l’enfant (au moins dans ses dessins soignés, car il en fait aussi de hâtifs et de bâclés, même pour s’amuser, et sans doute à plus forte raison dans les exercices scolaires, auxquels les études sur le dessin enfantin empruntent généralement la plupart de leurs matériaux) est de faire un dessin aussi complet que possible, d’y loger le maximum de détails. La manifestation la plus nette de cette tendance est ce que j’ai appelé le réalisme logique (8), caractéristique de l’apogée du dessin enfantin et qui consiste à figurer dans le dessin tout ce qui existe dans l’objet représenté, même quand on ne peut pas le voir. Mais ce souci d’être complet existe chez l’enfant dès le début. A maintes reprises, lorsqu’il dessine [p. 690] successivement plusieurs exemplaires d’un même motif, il lui arrive, en dessinant un détail dans l’un des dessins, de s’apercevoir qu’il l’a oublié dans un des précédents ; il s’empresse alors de réparer son omission. Par exemple, en faisant le nez et la bouche du dessin 892

 

Fig. 3. — Têtards à tète de profil (1).

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(fig. II), son auteur s’aperçoit qu’il n’en avait pas mis dans le dessin 891 et les rajoute ; ce qui d’ailleurs ne l’empêche pas de les oublier de nouveau, immédiatement après, dans le dessin 893.

Mais si l’enfant a l’intention de mettre dans son dessin tous les éléments contenus dans ce que j’ai appelé le modèle interne (10), autrement dit sa représentation mentale de l’objet correspondant, il n’y met en réalité que ceux auxquels il songe pendant qu’il l’exécute, c’est-à-dire ceux auxquels il fait attention à ce moment, et son attention s’épuise vite, d’autant plus que pendant le tracé elle doit s’appliquer non seulement à la contemplation des détails, mais en outre à leur reproduction graphique. Elle est fonction de l’intérêt qu’il porte à ces éléments (11) ; ceux qui l’intéressent le plus sont dessinés d’abord ; s’il pouvait fixer son attention plus longtemps, il en ajouterait d’autres, et en fait des dessins différents d’un même objet en contiennent plus ou moins. Mais à un moment donné, l’attention cesse, et le dessin s’arrête. Par exemple, après que l’enfant dont nous venons de parler a fait le dessin 893, on lui demande : « Est-ce tout ? » Il répond : « C’est fini ». Ainsi, bien que son attention critique ait été provoquée, il ne remarque pas l’absence du tronc, qu’il a figuré dans le dessin 891, ni celle du nez et de la bouche, qu’il avait pourtant aperçue et réparée dans ce même dessin (12).

L’intérêt que l’enfant porte aux éléments d’un objet dépend à son tour, au moins pour la plus grande partie, de l’importance du rôle qu’il leur attribue. Le tronc existe bien chez l’homme, et l’enfant l’a vu ; mais il n’y prête pas attention, parce que pour lui le tronc ne sert à rien. Ce qui en fait l’importance, c’est les organes vitaux qu’il contient ; mais les organes internes ne se voient pas, et l’enfant ignore l’anatomie. [p. 692]

Cette indifférence pour le tronc n’a pas lieu de surprendre chez l’enfant, car elle subsiste chez l’adulte. Si elle ne s’y manifeste plus par des dessins têtards, on en trouve une preuve dans le langage. Le mot tronc est d’un emploi peu fréquent et, même dans les ouvrages sur le dessin enfantin, où un terme précis ne serait pas inutile, constamment remplacé par le mot corps. Bien plus, non seulement le tronc n’est pas d’ordinaire désigné par un mot spécial, mais il n’est généralement pas pensé à part. On songe à distinguer dans le corps la tête, ou les bras, ou les jambes, et alors, par opposition à cette partie à laquelle on fait spécialement attention, on appelle corps tout le reste en bloc, c’est-à-dire,

Fig. 4. — Têtards dessinés par des sauvages (13).

selon le cas, tantôt la somme de la tête et du tronc, tantôt celle du tronc et des jambes. Chacun pourra se demander, par un recours à son expérience personnelle, s’il ne lui est pas arrivé d’employer sans scrupule et indifféremment selon les circonstances le mot corps dans chacune de ces quatre acceptions ; l’ensemble du corps, cet ensemble moins les jambes (autrement dit la tête le tronc), cet ensemble moins la tête (c’est-à-dire les jambes + le tronc), enfin le tronc seul. Cette ambiguïté du terme est l’indice d’une imprécision et d’un flottement de la pensée de l’adulte, qui doit se retrouver a fortiorichez l’enfant. Celui-ci en effet, plus encore que l’adulte, n’apprend pas la signification des mots dans un dictionnaire, mais en la devinant (non sans risque de contre-sens) d’après l’emploi qu’on en fait en parlant devant lui ou avec lui ; ce qui rend chez lui encore plus que chez l’adulte le mot corps équivoque et confuse la notion du tronc. [p. 693]

On est par suite fondé à se demander si, dans nombre de têtards, le tronc n’existerait pas implicitement dans le dessin, sous-entendu au même titre que dans le mot corps du langage de l’adulte.

Il semble même que dans certains cas, dont la faiblesse numérique n’est peut-être due qu’à notre ignorance, et notamment à un recours insuffisant à la méthode d’observation directe de l’enfant pendant qu’il dessine, le tronc soit plus que sous-entendu, qu’il soit réellement présent, figuré ou tout au moins voulu par le dessinateur dans son dessin, bien qu’il y échappe au regard d’un adulte.

Tout d’abord, à l’extrême début du « stade têtard », au moment où il se substitue au « stade cellule », certains enfants au moins distinguent dans leur dessin, à ce qu’il semble, les jambes et le reste du corps, autrement dit l’ensemble de la tête et du tronc ; et dans leur esprit cet ensemble serait surtout un tronc, car c’est seulement ensuite qu’ils v distinguent la tête, ou même simplement un détail de la tête. De même dans certains têtards, soit du début, soit de la fin, l’allongement du contour que l’adulte considère comme une tête, la localisation des détails de la tête dans l’extrémité supérieure de cet espace, tandis que la partie inférieure reste vide (14), parfois la représentation dans cette partie inférieure d’un détail du tronc tel que le nombril (15) ou le phallus (16), donnent à penser que dans l’intention de l’enfant ce contour correspond à l’ensemble de la tête et du tronc.

Dans d’autres cas au contraire, c’est dans les jambes que pourrait se trouver le tronc, inaperçu de l’adulte. Les deux personnages dessinés par un enfant comme portraits de son papa et de sa maman (17) semblent dépourvus de tronc ; mais en traçant la jambe bombée de gauche du portrait de son papa, l’enfant a déclaré : « C’est le gros ventre de papa ». Il est donc possible que dans nombre d’autres dessins, pour lesquels nous sommes privés du commentaire de [p. 694] leur auteur, ce que nous prenons pour des jambes prétende figurer l’ensemble des jambes et du tronc.

La seule raison que nous ayons de croire que le trône manque dans les bonshommes têtards, c’est qu’il n’y est pas délimité pat- un contour spécial. Mais des exemples prouvent que l’enfant ne délimite pas nécessairement par un contour des parties de l’objet dessiné dont il ne peut ignorer l’existence et que parfois il énonce au moment même où il semble ne pas les dessiner. J’en ai cité ailleurs des exemples particulièrement nets empruntés à des dessins de maisons (18) ; je me

Fig. 5. — Décors de plaques de ceintures burgondes (19)

bornerai ici à signaler des bonshommes où le contour dé la tête est soit incomplet, soit totalement absent (20).

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On peut donc se demander si l’enfant ne verrait pas souvent le trône de son bonhomme dans l’espace compris sous la tête entre le haut des jambes, bien que cet espace ne soit pas limité dans le bas. Cette conjecture est solidement étayée par les nombreux dessins où cet espace contient ou supporte des éléments effectifs du tronc, à savoir, sans parler du phallus (21), soit les bras (fig. 7), soit le vêtement (22).

Lorsque le vêtement est figuré par un gribouillis, le tronc, support du vêtement ; est manifestement pensé par l’enfant à l’endroit de son dessin où il applique ce gribouillis. J’ai d’autre part observé chez plusieurs enfants la coexistence de têtards les uns munis ; les autres dépourvus de cette sorte de vêtement. Les premiers prouvent que l’enfant considère le vêtement comme faisant partie des éléments d ‘un homme réel ; si donc il ne le figure pas dans les seconds, c’est simplement, comme je l’ai fait remarquer plus haut pour d’autres détails, que son attention est épuisée au moment de le dessiner. Il en résulte que dans ces bonshommes dont le tracé ne manifeste ni vêtement ni tronc, le vêtement et par suite le tronc sont cependant considérés comme présents dans le dessin par son auteur.

Dans le vêtement réel, on peut distinguer deux étages portés, celui [p. 696] du haut par le tronc, celui du bas par les jambes. D’une manière générale, l’étage supérieur offre à la vue des boutons apparents, qui manquent d’ordinaire à l’étage inférieur (au reste, quand celui-ci en porte, dans le costume féminin, l’enfant sait bien reconnaître pour de

Fig. 6. — Têtards à tête de face avec bras insérés dans la tête (23)

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simples ornements, des « pour faire joli » et non des boutons véritables, ces boutons qui ne se boutonnent pas). Par suite, il sera légitime d’interpréter comme tronc la partie du dessin qui contiendra les boutons, lesquels, dans certains têtards, sont figurés entre les jambes (24). L’étage inférieur, à son tour, présente dans le vêtement féminin ce double caractère distinctif d’être plus ou moins évasé, en forme d’abat-jour, et d’une seule pièce pour les deux jambes : par- là cet étage du vêtement féminin (jupe) s’oppose à la fois à son étage supérieur (corsage) et aux deux étages du costume masculin (veston et pantalon), qui sont sensiblement collants, de sorte que leur contour, épousant celui de la partie correspondante du corps, n’a pas besoin d’être figuré à part. Aussi est-ce en général pour les « madames » et les « petites filles » qu’est adopté ce mode de représentation du vêtement, au moins au début, pour être étendu ensuite aux « messieurs » par analogie, quelquefois sous la même forme de jupe. Cette sorte d’abat-jour est parfois appliquée sur toute la longueur des jambes, c’est-à-dire rapportée en bloc à ce qui dans le corps n’est pas la tête, de sorte que les jambes du dessin correspondent en réalité à l’ensemble des jambes et du tronc (25). D’autres fois, l’abat-jour est posé uniquement sur la partie inférieure des jambes (26) ; par suite, à moins de supposer que l’enfant ait voulu représenter son personnage féminin nu jusqu’à la ceinture, on doit admettre que ce qui semble être la partie supérieure des jambes était considéré par lui comme figurant le tronc.

Il est donc possible et plus ou moins probable, selon les particularités des différents cas que nous venons d’énumérer, que le tronc soit réellement figuré, au moins en intention, dans la partie du dessin où l’adulte ne voit que des jambes ; il suffirait, pour rendre le bonhomme sensiblement correct, d’un petit trait horizontal coupant à mi-hauteur [p. 698] les deux lignes verticales ; et ce mode de transition du têtard au bonhomme pourvu d’un tronc a été observé en fait chez un certain nombre d’enfants (27).

Fig. 7. — Têtards à tête de face avec bras attachés aux jambes (28)

Au reste, sans médire des conjectures qui, faute de mieux, offrent au moins une probabilité plus ou moins grande, aucune hypothèse ne vaut un fait ; et je puis citer un exemple certain où l’auteur d’un têtard a considéré le tronc comme contenu dans les traits de son dessin [p. 699] qui aux yeux d’un adulte figureraient exclusivement des jambes. Après avoir fait ce dessin (fig. 10), Jean Cr… l’énonce comme le portrait de son Papa ; il en expliqué différents détails et, pour les deux traits verticaux et parallèles du bas, il dit en propres termes : « Tout ça c’est le corps parce que c’est petit ; alors… » Je ne retiens pas l’explication précédée de parce que, dont le sens est ambigu, et qui pourrait du resté être sophistique, mais le début de la déclaration établit d’une façon incontestable que l’enfant considère le « corps » (c’est-à-dire le tronc) comme contenu, au moins virtuellement, dans les traits qui semblent n’être que des jambes.

Ce dessin est d’ailleurs contigu (c’est-à-dire tracé immédiatement soit avant, soit après) à un autre qui est énoncé comme le portrait de sa maman. Ici, la forme humaine est représentée par un contour unique. La localisation des détails du visage à la partie supérieure de ce contour, tandis que sa partie inférieure porté des traits sinueux qui doivent vouloir figurer le vêtement, la situation des pieds au bord inférieur de ce contour, la représentation de « son bras qu’elle met devant elle », tous ces indices ne laissent aucun doute que le tronc est considéré comme figuré par la partie inférieure du contour dont seule la partie supérieure correspond à la tête (29).

Ainsi, ces deux dessins établissent que le tronc est réellement voulu par l’enfant tantôt dans ce qui semblerait n’être que des jambes, tantôt dans ce qui semblerait n’être qu’une tête, et aussi que ces deux types de représentation du tronc sont employés simultanément par un même-enfant.

En résumé, il y a donc lieu de reconnaître l’existence d’une catégorie de bonshommes dont le tronc, bien qu’absent aux yeux d ‘un observateur adulte, est réellement vu et voulu par l’auteur du dessin, et qu’on pourrait appeler des « pseudo-têtards ».

Mais, une fois établie l’existence de ces pseudo-têtards, il faut reconnaître comme têtards authentiques les nombreux dessins où le [p. 700] tronc n’est pas figuré et où les bras se greffent sur un contour qui, par sa forme sensiblement circulaire, par la répartition sur toute son étendue des divers détails qu’il contient, parfois par l’addition d’une barbe à son bord inférieur (30), est une tête et rien de plus (fig. 6). Comment expliquer une telle insertion des bras qui, malgré son caractère paradoxal, est, au moins dans l’état actuel de la documentation, de beaucoup la plus fréquente dans les têtards enfantins ?

Fig. 8. — Dessins d’André B.

Les traits du dessin expriment les mêmes jugements relatifs à l’objet dessiné que le langage énonce avec des mots ; chaque trait est, pourrait-on dire, une proposition graphique. Le dessin d’un [p. 701] bonhomme avec des bras est la traduction graphique de ce jugement : un homme a des bras ; et en fait il arrive souvent que l’enfant donne simultanément du jugement les deux expressions, graphique et verbale, quand son dessin s’accompagne de ce commentaire : « C’est un bonhomme… avec ses bras ». La place que l’enfant donne à tel détail dans son dessin (abstraction faite de la période initiale où, en tenant compte de la maladresse graphique, on ne saurait être sûr que le détail se soit trouvé placé exactement à l’endroit où l’enfant voulait le mettre), exprime donc la conception qu’il se fait des relations de ce détail avec les autres éléments du dessin.

Nous pouvons négliger ici les relations de juxtaposition (le nez est entre les yeux et au-dessus de la bouche) dont l’enfant ne se soucie qu’assez tard, comme le prouvent notamment les situations variables et également bizarres qu’il donne souvent aux différents détails de la tête les uns par rapport aux autres (31) ; nous envisagerons uniquement les relations d’inclusion (les yeux sont dans la tête), que l’enfant semble se représenter plutôt sous forme d’appartenance (un habit, ça a des boutons).

Dès que l’esprit est arrivé à distinguer dans un objet des parties (par exemple dans une maison la cuisine et la salle à manger, la tête et les jambes dans le corps humain), chaque détail de cet objet acquiert, outre sa relation d’appartenance à l’ensemble, une relation d’appartenance plus particulière à l’une des parties de l’ensemble : les yeux sont non seulement dans l’ensemble du corps, dans l’homme, mais aussi d’une manière plus spéciale dans la tête.

Cette distinction de parties dans un ensemble est acquise de bonne heure chez l’enfant, sous l’influence de son expérience personnelle et du langage qu’on parle devant lui ; dès les premiers têtards où il localise plus ou moins exactement les yeux dans le contour de la tête, il manifeste par là qu’il considère la tête comme une partie du corps distincte des jambes, et dès lors chacun des détails de ses dessins est [p. 702] susceptible simultanément des deux relations d’appartenance que nous venons de distinguer.

Fig. 9. — Dessins de Jeanne Cr. (3 ans 3 mois).

Chez l’adulte, par suite de la systématisation de ses notions, les deux relations coïncident ou plus exactement se fondent dans une sorte de hiérarchie : les yeux sont dans la tête qui est dans le corps. Mais chez l’enfant, pendant un certain temps, elles ne font que coexister, et c’est tantôt l’une, tantôt l’autre (au début, surtout la relation à l’ensemble) qui occupe le premier plan de sa conscience. Par exemple, dans certains dessins d’un bonhomme avec des boutons [p. 703] (c’est-à-dire d’un personnage habillé) (32), les boutons sont attribués au corps pris en bloc et dessinés n’importe où à côté, parfois tout autour et jusqu’au-dessus de la tête, même dans le dernier où un détail représentant « des pommes de terre dans le ventre » est figuré entre les jambes et par suite localisé d’une façon plus précise. De même, un enfant de 4 ans 8 mois dessine côte à côte des bonshommes dont l’un tient des drapeaux et un autre porte un parapluie (33). Les drapeaux sont bien figurés au bout des bras ; mais le parapluie est planté dans la tête ; et comme l’enfant n’a pas voulu signifier par là qu’un parapluie se porte ainsi, en ne le plaçant pas au bout des bras, qui sont pourtant figurés dans le dessin, il le rapporte, non aux bras, mais au corps envisagé dans son ensemble. C’est de la même façon que les doigts, au lieu d’être localisés dans la main, sont parfois disposés tout le long des bras et par suite attribués à sa totalité, sous forme tantôt de petites ellipses donnant au bras l’aspect d’un rameau feuillu (34), tantôt de traits perpendiculaires, qui le font ressembler à une aile (35).

Si l’enfant n’avait conscience pour un détail que de sa relation à l’ensemble, la localisation de ce détail dans le dessin ne soulèverait aucune difficulté : si bizarre que puisse sembler la situation qui lui serait attribuée (par exemple l’insertion des bras soit sur les jambes, soit dans la tête), elle serait l’expression graphique de ce jugement vrai : l’objet réel possède cet élément, l’homme a des bras. Mais cette [p. 704] explication nous paraît trop simpliste : dans la mesure où l’enfant a la conscience (si restreinte et confuse qu’on veuille la supposer) de la relation d’un détail à telle partie en même temps que de sa relation à l’ensemble, cette relation doit avoir, comme l’autre, sa traduction graphique, et le problème se pose pour le dessinateur, non seulement de donner des bras au bonhomme, mais de les situer à un certain endroit du dessin.

Fig. 10. — Dessins de Jean Cr. (3 ans 4 mois 1/2).

Ce problème, inévitable puisque l’homme réel a des bras, est en même temps insoluble, parce que ces bras s’attachent en réalité au tronc qui, sous réserve des possibilités signalées plus haut, manque dans les bonshommes têtards. Inévitable et insoluble, le problème ne peut recevoir que des solutions de fortune. Or il est troublant de constater que dans le dessin enfantin la fréquence relative des diverses solutions possibles est, pourrait-on dire, directement proportionnelle à leur degré d’imperfection. Assurément, l’enfant ne compare pas les différentes solutions pour choisir la moins mauvaise, car s’il avait [p 705] conscience de leur imperfection, il choisirait, au lieu de l’une quelconque d’entre elles, la solution adéquate, qui consiste à figurer le tronc ; mais il adopte spontanément celle dont l’imperfection est le plus. flagrante.

Une première solution serait de placer les bras au point de contact du haut des jambes avec-le contour de la tête. De cette façon, les bras, empêchés de s’insérer dans le tronc qui n’est pas figuré, seraient au moins attachés à l’endroit où il devrait être et, placés à la jonction de la tête et des jambes, ils ne seraient attribués en un sens ni à l’une ni aux autres. Mais cette solution n’est presque jamais adoptée ; il m’a fallu des recherches laborieuses pour en découvrir tout au plus une dizaine (36), et encore à condition de n’être pas trop difficile ; car je crois bien qu’à regarder de près, les bras de ces rares dessins apparaîtraient, comme dans les autres, quoique d’une façon moins éclatante, attachés soit aux jambes, soit à la tête. Il y a d’ailleurs lieu de remarquer que ces dessins appartiennent généralement, par l’âge de leurs auteurs, à la fin de la période des têtards.

L’insertion des bras sur les jambes, comme nous l’avons vu, serait encore une solution relativement acceptable, car ou ces jambes ont au moins l’apparence d’un tronc quand elles contiennent des boutons, ou tout au moins elles ne sont pas nettement caractérisées comme étant une partie du corps incompatible dans la réalité avec les bras, comme c’est le cas pour la tête. Or cette solution ne rallie qu’un nombre restreint de suffrages, et la majorité des enfants optent, avec une régularité déconcertante, pour la solution, qu’on pourrait appeler une absurdité empirique, de bras fixés dans la tête.

Voici, selon nous, l’explication de ce fait paradoxal. Dans l’homme réel, les bras ont non seulement une relation d’appartenance au tronc, mais en même temps et par là même une relation d’incompatibilité avec les autres parties du corps, tête et jambes. La première relation n’est pas susceptible d’être figurée dans le dessin, qui n’a pas de tronc ; mais la seconde peut l’être, puisqu’il a une tête et des jambes. L’enfant, [p. 706] ne pouvant attribuer positivement les bras au tronc, sera donc amené à les lui attribuer négativement, si l’on peut dire, en les refusant à ce qui dans le corps n’est pas le tronc. ; et comme le dessin ne contient qu’une tête et des jambes, refuser les bras à l’une de ces deux parties, c’est, bon gré mal gré, les attribuer à l’autre. Chacune d’elles joue à la fois, par rapport aux détails figurés dans le dessin, un rôle positif et un rôle négatif : elle reçoit essentiellement, pourrait-on dire, ses détails propres et accessoirement ceux du tronc qui sont refusés à l’autre. Il nous semblerait insuffisant de dire, pour expliquer la localisation des boutons dans la tête du dessin 0129 (fig. 12), que son auteur a voulu les attribuer au corps dans son ensemble ; plus précisément, croyons-nous, il a voulu les exclure des jambes.

Fig. 11. —Dessins de Constant M. (3 ans Y/2).

Comme dans la réalité les bras ne s’attachent ni aux jambes ni à la tête, les deux exclusions sont également légitimes ; on comprend dès lors que les deux localisations négatives correspondantes se rencontrent l’une et l’autre dans les têtards enfantins. Cette explication suffisante est aussi, croyons-nous, nécessaire pour rendre compte du fait que les bras sont fixés tantôt à la tête, tantôt aux jambes, non seulement par des enfants différents, mais même par un dessinateur unique. Si en effet il avait réellement l’intention d’attribuer positivement les bras à l’une de ces deux parties du corps, je n’arrive pas à apercevoir pourquoi, dans certains cas, il les attribuerait à l’autre. Si l’on admet au contraire qu’il ne songe qu’à les refuser à l’une des deux, on [p. 707] s’explique sans peine que de ces deux exclusions, ce soit tantôt l’une, tantôt l’autre qui se présente à son esprit.

Les deux exclusions étant également légitimes par rapport à l’homme réel, c’est uniquement dans le dessin qu’on peut chercher la raison du choix de l’une ou de l’autre, et de la prédilection manifeste pour l’une d’elles. Celle-ci tient, croyons-nous, à ce que l’enfant commence d’ordinaire ses bonshommes par la tête. Par suite, la question de placer les bras se présente le plus souvent à son esprit sous la forme de les situer par rapport aux jambes, qui viennent d’être dessinées ; et les situer par rapport aux jambes, cela consiste à les leur refuser. Mais si, pour cette raison, c’est généralement la répulsion des jambes pour les bras qui se manifeste dans le dessin, la tête, plus nettement caractérisée comme n’étant rien qu’une tête, peut également, à l’occasion, exercer une répulsion analogue et de sens contraire. La place attribuée aux bras dans chaque dessin considéré sera déterminée par la répulsion qui sera, non pas assurément consciente, mais agissante dans l’esprit de l’enfant au moment où il les dessinera.

Il va sans dire que, quelle que soit l’exclusion pratiquée, elle aura nécessairement pour résultat ce que nous avons appelé une absurdité empirique, puisque, le dessin ne contenant que deux parties (tête et jambes), il est impossible de refuser les bras à l’une sans par là même les attribuer à l’autre, ce qui est également contraire à la réalité dans les deux cas. Le dessinateur ne peut conserver le type têtard que tant que cette absurdité lui échappe ; et, si elle lui échappe, c’est qu’elle n’éclate qu’une fois les bras mis en place. Mais à ce moment, le dessin est achevé ; l’enfant songe à autre chose, ne fût-ce qu’à en faire un autre, et par suite n’y applique pas ses facultés critiques.

Il arrive pourtant un moment où l’enfant s’aperçoit que le problème de l’insertion des bras n’est susceptible, dans un bonhomme têtard, que d’une solution absurde, et c’est alors qu’il découvre la solution correcte, qui consiste à figurer le tronc. Cette découverte est favorisée, jusqu’à un certain point, par les suggestions extérieures, exemples des dessins d’autres enfants plus avancés ou critiques et conseils des parents ou des maîtres. Mais c’est un fait constant que ces suggestions ne produisent un effet notable sur l’enfant que lorsqu’elles correspondent à sa mentalité, c’est-à-dire lorsqu’il aurait été capable de trouver [p. 708]

Fig. 12. — Dessins de Jean L.

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tout seul ce qu’elles lui indiquent. Pour le cas spécial qui nous occupe, les observateurs ont signalé à diverses reprises la résistance ou tout au moins la force d’inertie opposée par les enfants que l’on provoque soit à ajouter un tronc à leurs têtards, soit à modifier l’insertion des bras. Jean L…, à qui l’on fait observer que les bras ne sont pas dans la tête comme dans le bonhomme qu’il vient de dessiner (4 ans 1/2), répond tranquillement : « Ça ne fait rien ». C’est donc en somme par lui-même que l’enfant s’avise de la nécessité du tronc pour le dessin d’un bonhomme ; et c’est avec intention que nous disons pour le dessin, car dans sa représentation d’un homme réel, il n’y a rien de changé. Nous ne saurions admettre que ses yeux découvrent à ce moment le tronc inaperçu jusqu’alors ; et même à supposer cet aveuglement antérieur, quel miracle le guérirait à ce moment précis ? Si c’est par ignorance de son rôle dans l’organisme humain qu’il ne faisait pas attention au tronc et ne songeait pas à le faire figurer sous forme expresse dans ses dessins, qui lui aurait révélé subitement cette importance méconnue ? Le tronc n’a pas acquis d’utilité pour l’homme réel, mais il en a acquis une pour le bonhomme dessiné, du jour où le dessinateur s’est aperçu que sans lui il n’y avait pas moyen de placer les bras d’une façon satisfaisante. Cette interprétation nous semble trouver une confirmation solide dans le fait que les têtards à tête de profil, c’est-à-dire attribuables aux auteurs les plus âgés, sont le plus souvent dépourvus de bras (fig. 3). Si le bonhomme a pu jusque-là se passer de tronc, c’est que la nécessité de celui-ci comme support des bras n’avait pas encore eu l’occasion de se manifester (37).

En résumé, l’absence du tronc dans les bonshommes têtards, qui dans bon nombre de cas pourrait être qu’une apparence, s’explique, dans ceux où elle est effective, par le peu d’importance que l’enfant attribue à cette partie du corps pour un homme réel. Elle cesse lorsque le dessinateur s’est aperçu que le tronc est nécessaire au dessin [p.710] pour y placer convenablement les bras, non sans que, pendant un temps plus ou moins long, le type têtard se conserve, par automatisme, concurremment avec le type nouveau.

G.-H. LUQUET.

Notes

(1) Cette expression est de Levinstein (op. cit., p. 5) qui distingue le « stade têtard » du « stade œuf ou cellule » antérieur, dans lequel le bonhomme n’est représenté que par une sorte de trait pelotonné, gribouillage amorphe et homogène. Par une double erreur, Rouma (op. cit., p. 33) attribue ces deux expressions à J. Sully et les considère comme synonymes.

(2) « Nous n’avons pas vu les bras attachés aux jambes dont parle Stanley Hall, Contents of Children’s Mind[New-York, 1$93], p. 267. » (J. Sully, op. cit., p. 484, note).

(3) Autres exempies : Levinstein, Kinderzeichungen, Leipzig, 1905, fig. II a (F. 5 ans) ; C. Ricci, L’arte dei bambini, Bologne, 1887, fig. 1 et 2 ; J. Sully, Études sur l’enfance, trad. Monod, Paris, F. Alcan, 1898, fig. 7 a (3-4 ans) ; Rouma, Le langage graphique de l’enfant, 2″ édit., Bruxelles et Rang, 1913, pl, III, Henriette (3 1/2), Victor (3 1/2), Ernest (32), Louis (3 1/2), André (6, anormal) ; pl, IV, Jean (4), Armand (4), Victor (4) ; pl, XX, Alida (5 1/2) ; pl. XXXV, Numa (3 1/2) ; pl. XXXIX, Gaston (3 1/2) ; pl. L, Céline (3) ; Luquet, Les dessins d’un enfant, Paris, F. Alcan, 1913, nombreux exemples dans les dessins antérieurs à 824.

(4) Rouma, pl. XXXIV, Wilhelmine (4 ans).

(5) Autres exemples : Luquet, Sur les caractères des figures humaines dans l’art paléolithique, dans l’ Anthropologie, t. XXI (1910), p. 413, fig. 5 c ; Luquet, Les dessins d’un enfant,p. XIX. fig. C, E, L.

(6) Rouma, pl. XXV, Pierre B.

(7) Cf. un exemple analogue dans Luquet, op. cit., dessin 822 et p. 93.

(8) Luquet, op. cit., chap. VIII. VIII.

(9) J’ai classé dans cette série à tête de profil les dessins 3447, 3656 et 5711 à cause de leur œil unique ; mais c’est assez souvent sous cette forme cyclopéenne que les yeux font leur apparition dans le contour de la tête de face. Dans le dessin 3447 en particulier, la disposition des cheveux autour de la tête semble bien indiquer l’intention de représenter celle-ci de face. Autres exemples de têtards à tête de profil : Luquet, Les dessins d’un enfant, p. XIX, fig. A, B, D, F, G, H, I, j, K, M. N. — Je n’en connais dans la littérature que deux autres exemples, que J. Sully a publiés (op. cit., fige II aet 28 a), mais sans les signaler à ce point 4e vue.

(10) Luquet, op. cit., chap. V.

(11) Ce rôle de l’intérêt est particulièrement net dans les bonshommes dessinés par les Indiens du Brésil. Les Bororo oublient quelquefois le nez, mais figurent toujours la bouche, tandis que les Bakaïri figurent toujours le nez et jamais la bouche. Leurs yeux ont bien vu également l’un et l’autre ; mais les Bakaïri s’intéressent au nez dont ils perforent la cloison, et les Bororo à la bouche dont ils percent la lèvre inférieure, dans un cas comme dans l’autre pour y passer ou y suspendre des ornements (Cf. K. von den Steinen, Unter den Naturvœlkern Zentrai-Brasiliens, 2e édit., Berlin, 1807, p. 236).

(12) Cf. de même le dessin absolument rudimentaire fait par un Nahuqua devant von den Steinen comme portrait de celui-ci (von den Steinen, op. cit., p. 235 et pl. IV).

(13) 9655. Pétroglyphe (J. Sully, op. cit., fig. 10, d’après Schoolcraft). — 9687, Pétroglyphe des îles Bahama (Levinstein, op. cit., fig. 107 = G. Mallery, Picture writing of the American Indians, dansAnnual Report of the Bureau of Ethnology, Washington, 1888-89, fig. 102).

(14) Cf. par exemple ci-dessus n° 3615, fig. 1 ; J. Sully, op. cit., fig. 13 a ; Luquet, op. cit., fig. 38, 408. — Le dessin 13 b de J. Sully, considéré par celui-ci comme un exemple analogue pour la tête de profil, ne nous semble pas décisif, car la tête a une forme très analogue dans des bonshommes cependant pourvus d’un tronc (exemple : J. Sully, fig. 21 b). Je considèrerais comme plus démonstratif le n° 3625 (fig. 3 du présent article).

(15) Exemples : Luquet. op- cit., § 51 et fig. 411, 415, 429.

(16) Exemples : n° 3615 (fig. 1 ci-dessus) ; 3774 (fig. 2) ; Luquet, op. cit., pl. XIX, fig. C.

(17) Rouma, pl. V, Marcelle (5 ans 3 mois).

(18) Luquet,op. cit., p. i33.

(19) D’après Barrière-Flavy, Les arts industriels des peuples barbotes de la Gaule du Ve au VIIle siècle, Toulouse et Paris. 1901. pl. XL, fig. 2 (la Balme (Haute-Savoie), musée de Genève) : pl. XXXVII, fig. 6 (Tolbchenaz près Bofflens (Suisse), musée de Lausanne) ; pl .A2, fig. 3 (Boussières (Doubs), musée dé Besançon). Un second exemplaire presque identique à ce dernier a été trouvé au Cros-Chaletf, près Bonfol (canton de Berne}, musée de Porrentruy ; cf. planche dans Dr P. A. Boéchat, Le cimetière burgortde du. Cros-Chalet, Porrentrby, 1887.

(20) No 075, fig. 12 ci-dessous : Levinstein, fig. 98 (G. 4 ans) ; J. Sully, fig. 12 (F. 6 ans), dont on peut rapprocher un pétroglyphe du Nicaragua (Mallery, op. cit., fig. 1103). Je signalerai spécialement deux dessins de sauvages adultes de la collection Pitt Rivets, reproduits par J. Sully ; l’un (fig. 3) exécuté par un nègre de l’Uganda et qui, alors qu’il néglige le contour de la tête et du tronc, figure parmi les détails de la tête les joues, qui dans la réalité ne sont pas délimitées par un contour ; l’autre (fig. II b), exécuté par une femme zoulou, où le tronc n’est pas figuré, mais où sa place vide entre les bras et les jambes. Le même procédé se retrouve dans des dessins de la petite Lilian L…, observée par Lukens, A study of childrens drawings(cf. Levinstein, op. cit.,p. 5 et fig. 1-6), d’une façon particulièrement nette dans la fig. 4 ; la fig. 3 présente également l’absence du contour de la tête.

(21) Exemple : n° 3688 (fig. 2 ci-dessus).

(22) Les dessins de sauvages fournissent nombre d exemples concordants. Les portraits dessinés par des Bakaïri et un Nahuqua (von den Steinen, op. cit., pp. 234-235 et pl. III et IV) donnent absolument l’impression de têtards. Mais la représentation par les Bakaïri du phallus (fâcheusement supprimé dans les reproductions que donne de ces dessins J. Sully, op. cit., fig. 4 c, 13 e et f), auquel le Nahuqua ajoute le nombril et même l’anus, prouve bien que la partie supérieure des lignes qui semblent n’être que des jambes a la prétention de correspondre au contour latéral du tronc. Les dessins des Indiens de l’Amérique du Nord présentent de nombreux spécimens de bonshommes dont le contour du tronc reste ouvert à sa partie inférieure, mais contient dans certains cas des détails caractéristiques du tronc objectif : seins féminins (Mallery, op. cit., fig. g35, 1070), taches de rougeole ou de petite vérole (ibid., fig. 870). L’homme aux côtes saillantes qui, chez ces Indiens, symbolise la famine, se simplifie chez les Pottawotomi en bonshommes à tronc non séparé des jambes, mais dont la place est indiquée par un trait horizontal correspondant aux côtes (ibid., fig. io46). Dans la même série semblent rentrer différents bonshommes d’un pétroglyphe algonkin de l’île Cunningham (lac Erie) (ibid., fig. 1090 ; la figure publiée par J. Sully, op. cit., fig. 40b, sous le titre : « inscription sur la peau d’un crâne », semble n’être qu’une reproduction incomplète de l’un de ces pseudo-têtards). Des pseudo-têtards du même genre figurent à côté de bonshommes de types différents dans des pétroglyphes de la Guyane anglaise (Mallery, fig. 104). — Cf. enfin un têtard de profil (ibid., fig. 825).

(23) Autres exemples : Levinstein. fig. II b(G. 6 ans) ; Ricci, fig, 3, 6 ; J. Sully, fig. 19 (l’âge de 2 ans 1/2 attribué à son auteur me semble inacceptable) ; Houma, pl. V (5 ans) ; pl. VII, Louis ; pl. VIII, François (6-7 ans, arriéré) ; pl. XII, Jacques (4 ans) ; pl. XX, Ernest (4 ans) ; pl. XXVIII. Léontine (3 ans 1/2). Luquet, Les dessins d’un enfant, nombreux exemples dans les dessins antérieurs à 824.

(24) Rouma. pl. IV, Amélie (3 ans 1/2), Jean (4 ans). Victor (4 ans).

(25) Rouma. pl. V, Marie (5 ans). — On notera que dans ce dessin, le « papa » n’est pas pourvu de ce genre de vêtement, qui est réservé à la « maman » et à « l’enfant ». Celui-ci est une petite fille, d’abord parce que le dessin représente la famille de l’auteur, qui est une petite fille, ensuite parce que le sexe féminin de l’enfant est signalé par l’espèce de corne, qui représente une natte de cheveux. — On retrouve le même type, de vêtement dans des dessins où son contour reste vide, les jambes n’apparaissant qu’à partir de son bord inférieur, de sorte que le tronc est contenu dans le contour (exemple : dessin d’un garçon de 6 ans : J. Sully. fig. 14 c).

(26) Rouma, pl. LXI, Lucien (4 ans 1/2) une petite fille jouant à la balle).

(27) On trouve chez les Bororo la même transition, non plus il est vrai chronologique, mais logique, c’est-à-dire non dans la succession de dessins d’un même auteur, mais dans la comparaison de dessins d’auteurs différents. Les bonshommes des Bororo contiennent, à côté de spécimens à tronc distinct, deux exemplaires (portraits de von den Steinen et d’une Indienne), analogues à ceux des Bakaîri : le tronc ne fait qu’un avec les jambes dans le tracé et ne doit l’apparence d’en être distinct qu’à l’addition de traits horizontaux figurant une ceinture (von den Steinen, op. cit., pl. V et VI).

(28) Les n° 1340-1342 sont du même auteur (G. 5 ans). Autres exemptes : A. Descœudres, L’éducation des enfants anormaux. Neuchâtel, 1916, pl. III (p. 388), n° 10 (fille arriérée, 12 ans). Levinstein, fig. 58 ; Rouma, pl. IV, Victor (3 ans 1/2) ; Amélie (3 1/2) ; Arthur (4 1/2,) ; pl. VIII, Michel (4) ; Caroline (4) ; Jules, pl. X, Marcelle (5 ans 3 mois) ; pl. XV, Joseph (4 ans 8 mois) ; pl. XXIV, A. (6 ans 1/2) ; pl. L. Henriette (5) ; pl. LI, Lucien (4 1/2).

(29) On ne saurait manquer d’être frappé de la grande ressemblance de ce dessin avec les représentations féminines des grottes funéraires néolithiques de la Marne (cf. notamment Luquet. op. cit., p. 72, fig. D), dont j’ai du reste déjà signalé qu’elles avaient été spontanément reconnues comme des « bonshommes «  par un autre enfant à peu près du même âge (un peu moins de 4 ans).

(30) Luquet, op. cit., fig. 391.

(31) La même indifférence à la situation relative des détails a été signalée chez les Indiens du Brésil par von den Steinen (op. cit, pp. 235 236). La moustache est régulièrement figurée au-dessus des yeux dans les portraits d’Européens. L’unique exception est celle d’un Nahuqua qui, ayant fait de von den Steinen un portrait critiqué par celui-ci comme exagérément incomplet, le recommença en observant attentivement son modèle.

(32) Rouma, pl. IV, Arthur (4 ans 1/2), Armand (4 ans), Victor (3 ans 1/2).

(33) Rouma, pl. XXV, Joseph.

(34) Rouma, pl. VIII, Michel (4 ans).

(35) Rouma, pl. VIII, Caroline (4 ans), Jules. — Les bras en ailes se rencontrent également dans l’art primitif : cf. peintures rupestres ibériques néolithiques (Luquet, Art néolithique, etc., Bulletin hispanique, t. XVI [1914), p. 13, fig. 107) ; céramique peinte archaïque de la Susiane (Breuil, Congrès international préhistorique, 1906 [Monaco], t. II, pp. 332 sq.) ; plaquette chypriote en terre cuite du Musée du Louvre (Dussaud, Les civilisations préhelléniques, 2e édit., fig. 271). On en trouve également des exemples chez les Indiens de l’Amérique du Nord et les Yakut de Sibérie (Mallery, op. cit., fig. 5z. 7°, 1159 d-1162) ; mais ici il est possible que ce tracé des bras ait une signification différente ; il peut représenter soit les manches à franges d’un costume réel, soit les ailes authentiques d’un être légendaire (l’oiseau du tonnerre), soit des ailes attribuées symboliquement à des hommes pour signifier le pouvoir magique.

(36) N° 2304, fige 7 ci-dessus ; 208 et 214 (fig. 8) ; Luquet, op. cit., p. XIX, fig. E ; J. Sully, fig. 2 (F. 5 ans), 7 d(6 ans), 7 e (F. 7 ans) ; Rouma, pl. IV, Marie (5 ans) ; pl. V, Marie (5 ans) ; pl. XXXV, Lucienne (5 ans).

(37) Il me semble voir apparaître dans un têtard à tête mixte (Luquet, op. cit,. p.XIX, fi g. C) le sentiment de la difficulté de placer convenablement les bras dans un bonhomme à tronc non distingué de la tête. Quand l’auteur a songé à ajouter les bras dans la tête, qui est en même temps un tronc puisqu’elle supporte le phallus, il a dû être frappé par l’absurdité manifeste d’insérer l’un des bras dans le nez, et il a tourné la difficulté en ne dessinant que l’autre.

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