Longdon J. Rogers. Quelques observations sur le rêve. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), huitième année, 1911, pp. 152-157.

Longdon J. Rogers. Quelques observations sur le rêve. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), huitième année, 1911, pp. 152-157.

 

Nous n’avons trouvé aucune donnée bio-bibliographique sur cet auteur.

[p. 152]

QUELQUES OBSERVATIONS DE RÊVES

Il est probable que les rêves ont souvent un rapport plus ou moins direct avec certaines fonctions internes de l’organisme.

Un rêve qui m’est fréquent semble bien se rapporter à un état physiologique inconnu. Je me promène dans la rue et je m’aperçois que j’ai le pouvoir, en appuyant du pied un peu fort par terre, de me soulever à une hauteur de quelque 30 centimètres et de flotter dans l’espace pendant quelques instants — le temps de traverser d’un trottoir à l’autre. Ce petit exercice me procure une sensation très agréable. Je suis fier de ma faculté et m’étonne de ce que les passants ne s’en émerveillent pas. Pendant que je vole, je retiens mon .haleine et mon vol ne peut durer que le temps que je puis la retenir. Aussitôt que je lâche ma respiration et que mes poumons recommencent à fonctionner je descends à terre. Je connais si bien ce petit jeu, que lorsque je me réveille après un de ces rêves je suis presque tenté chaque fois d’essayer dans ma chambre si je ne possède pas réellement ce pouvoir.

Il y a un rêve que je fais assez souvent et que je dois décrire, malgré son caractère un peu répugnant, parce qu’il est très certainement le résultat d’un état physique particulier, et que j’ignore d’ailleurs. Je rêve donc que j’éprouve un léger étouffement dans la gorge. Je crache une humeur visqueuse, et pendant qu’une partie sort de ma bouche l’autre bout reste collé au fond de ma gorge. Je suis très embarrassé de cette matière, surtout lorsque ce petit fait se produit dans la rue. La matière est blanchâtre, élastique, légèrement collante, avec la consistance à peu près de ce sucre de guimauve que l’on tire dans les foires ou du fromage dans une soupe à l’oignon. J’en tire de ma bouche quelquefois la longueur d’un mètre qui s’allonge en s’amincissant et en prenant une consistance fibreuse. Lorsque j’en ai à peu près tout sorti, je suis obligé de détacher le bout en le coupant avec les ongles du pouce et de l’index. La peau de la bouche, qui a été étirée et fatiguée pendant l’opération, rentre alors à sa place et je ne sens plus rien. [p. 153]

Un type de rêve que je connais bien est celui où je passe par des endroits très étroits pour tâcher d’arriver à un but que je n’atteins jamais.

Par exemple, je me trouvais l’autre nuit dans Piggot street Limehouse. Pourquoi Piggot street ? Je ne sais rien. C’est une rue étroite, très commerçante, dans un quartier pauvre et populeux de Londres. Je savais qu’il y avait une autre rue peu éloignée parallèle à Piggot street et je pensais qu’il devait se trouver quelque passage ou cour par lequel je pourrais atteindre cette rue où je désirais me rendre au plus vite. Donc, j’entre dans la cour d’une maison et aperçois au fond un couloir. J’entre dans le couloir qui est très sombre et je vois qu’il y a au bout une porte dont les planches mal jointes laissent filtrer un vif jour qui doit venir directement de l’autre rue, d’autant plus sûrement que j’entends déjà le bruit des voitures roulant sur le gros pavé. J’ouvre la porte et me trouve à mon étonnement dans une seconde cour. Il y a trois marches dans le coin opposé à celui où je me trouve et en haut des trois marches une porte. Il n’y a pas d’autre issue. Je ne veux pas retourner. Voyons où cela mène. Je monte les trois marches, ouvre la porte, et me trouve dans un corridor très étroit et assez obscur. Je l’enfile rapidement, ouvre encore une porte, et me trouve dans un parloir. Cela devient ennuyeux. Je suis dans un domicile particulier. Cependant, une porte en face de moi m’invite. J’y passe. Je me trouve dans une autre pièce close où il y a du monde qui prend le thé. C’est tout à fait déconcertant. Pourtant, on ne fait pas attention à moi. Je commence à m’impatienter. Je traverse la pièce et ouvre encore une porte en face de moi et monte un escalier très étroit, très raide et assez noir. Il devient de plus en plus étroit à mesure que je monte. En haut, il y a une toute petite porte où je peux à peine passer. Ensuite, c’est une sorte de cheminée où je suis obligé de passer à quatre pattes. Je vois de la lumière au bout qui vient d’une sorte de soupirail et j’ai un ardent désir d’atteindre cette lumière et de me libérer. L’idée de retourner ne me vient jamais. Le passage devient cependant si étroit que j’étouffe. Je me sens perdu. Je vois qu’il sera tout à fait impossible de passer dans le soupirail. Je suis tout près d’expirer. A ce moment, je me réveille par un dernier effort.

Une autre fois, je me promène sur les bords de la Marne. Il fait un temps si beau, si beau, que cela atteint tout ce qu’on peut imaginer. Le ciel est plus bleu que ciel et la verdure est plus verte que le vert le plus vif que je connaisse. Je sais, dans mon rêve, que je dois arriver à un moulin avant de faire une autre étape pour atteindre le cabaret du Petit Cochon de lait, où je veux boire une cruche de vin. J’arrive au moulin et m’aperçois qu’il y a, à 500 mètres de là, une allée d’acacias que je connais déjà. Le cabaret est plus loin que je ne pensais. On l’apercevra en arrivant aux acacias. J’arrive aux acacias, mais là je me souviens d’un restaurant où il y a des tables [p. 154] dressées sur le bord de l’eau, qui doit se trouver là-bas à 500 mètres, et qu’en effet le cabaret du Petit Cochon est une étape plus loin. Je marche toujours bon train, dépasse le restaurant et vois devant moi un autre moulin que j’avais oublié. Je dois être encore à quelque distance de mon but. Arrivé au moulin numéro 2, je me dis : tiens ! c’est vrai, il y a là-bas un village à traverser. Le cabaret est plus loin que le village. J’avais oublié le village. Je confonds les pays à présent, car il me semble que j’entre dans Bezons (Seine-et-Oise). Il y a de très vieilles maisons en plâtre gris. Je connais le pays. Il n’y a qu’une petite ruelle à enfiler et la petite place à traverser pour se trouver de nouveau sur le chemin de halage. J’enfile la ruelle, traverse la place, mais, diable, il y a une autre ruelle ! C’est plus grand que je ne pensais. Cette ruelle fait des détours et me conduit dans des coins obscurs. Je voudrais bien en avoir fini et presse le pas sur le vieux pavé gris, sale et boiteux, pour attraper au plus vite la lumière de la plaine. Pourtant, cette ruelle mène dans une rue étroite où il y a des boutiques. Il fait très sombre dans cette rue et il y a même des boutiques mal éclairées avec de vieilles chandelles. Il y a beaucoup de monde qui circule dans une demi-obscurité lugubre. Ah ! mais ça fourmille de monde. Il y a des coins noirs où il y a, à peine perceptibles, des tas d’enfants grouillants. Je me hâte de sortir de là. Il y a un passage entre deux murs qui doit conduire au bord de l’eau. Ici, le rêve commence à ressembler tout à fait à l’autre. Je marche de plus en plus vite, mais je commence à désespérer de revoir jamais le beau soleil et la belle campagne. Une indicible et terrible appréhension s’empare de mon âme. Je descends des marches humides, je monte des escaliers noirs, fangeux, fétides, j’enfile fiévreusement des couloirs de plus en plus étroits et de plus en plus obscurs. Je me demande comment j’ai jamais pu passer par là ; car j’ai le sentiment très net d’avoir déjà fait le même chemin. A présent, il n’y a plus moyen. On peut à peine passer son bras! Enfin je me réveille par un suprême effort, juste au moment où j’allais expirer.

*
*    *

Il y a aussi ce que l’on peut appeler le rêve d’obstacles. On est prêt à partir quelque part lorsqu’il arrive empêchement sur empêchement, obstacle sur obstacle, contretemps successifs, entraves survenant les unes après les autres et au fur et à mesure qu’on les écarte.

André Masson.

Par exemple, je rêve que je suis en promenade à la campagne avec deux camarades. La route traverse un haut plateau. Arrivés au bord du plateau, nous apercevons très loin dans la vallée une superbe ville. Elle est campée de l’autre côté d’une rivière. Il y a un pont et une porte monumentale flanquée de deux tours carrées. Il y a des palais et des bâtiments superbes, et tout cela est éclairé par un soleil d’une clarté extraordinaire. Le chemin descend brusquement en faisant des détours entre des talus et quelques maisons. Dans un de ces détours nous nous [p. 155] trouvons en face d’un mur sur lequel est un très curieux bas-relief. Nous nous arrêtons pour dessiner la plaque. Je sors mon carnet et un crayon. La mine est cassée dans le bois et je dois le retailler avant de commencer mon croquis. Je prends mon couteau de poche et je vois que la lame est tout émoussée. Il ne reste qu’un petit bout près du manche qui pourra couper. C’est ennuyeux, mais cela ira tout de même. Je commence à tailler, mais la mine sort du bois et tombe par terre. Mon camarade a déjà fini son dessin. Je lui dis de s’en aller tout doucement, je le rattraperai dans un instant. Ce n’est plus un crayon de mine de plomb que j’ai en main, mais un gros crayon avec du fusain. A mesure que je taille le bois le fusain sort toujours. Je renonce à faire mon croquis, car mes camarades doivent être déjà loin. Je vais les rejoindre tout de suite — le temps de ramasser mon carnet qui est tombé par terre. Ah ! mais ! j’ai tout mon attirail de peinture avec moi ! Cela ne fait rien, ça sera vite bouclé. Je pars. Cependant il est tombé tant de fusain que ma boîte de couleurs en est toute saupoudrée. Puis la serviette dans laquelle je porte mes affaires est à moitié pleine de bouts de charbon. Je vais la vider en un clin d’œil et rattraper mes camarades qui doivent certainement m’attendre devant une bouteille de vin blanc. Je secoue vigoureusement la serviette et les affaires. Je me demande pourquoi j’ai apporté avec moi ce veston. Il est tout plein de charbon aussi. Je le secoue. Décidément, il n’y a pas moyen de démarrer. Pourtant ce sera fait dans une seconde. J’emballe vite. Mais ce n’est plus la serviette de peinture que j’ai avec moi, c’est ma valise. C’est idiot de s’encombrer d’un tas de choses pareil. Voici des pantalons et du linge au milieu de la route. Tout cela est plein de charbon et ne veut déjà pas entrer dans la valise. Comment faire ? Enfin je vais arranger cela comme je peux. Mais à mesure que je ramasse des choses et les tasse dans la malle (ce n’est plus la valise : c’est devenu une énorme malle), j’en trouve d’autres. Tant pis. Mes camarades déjeuneront sans moi s’ils veulent. Je vais terminer dans un instant. Cependant il me faut deux hommes pour porter ce colis. Il y a un gamin dans la rue qui ira en chercher. En attendant je boucle la malle; mais il manque une courroie.

Ici je me réveille avec un grand sentiment de soulagement, et très content de penser que ma malle est au grenier et mes affaires dans mes tiroirs.

*
*    *

Je suis obligé de croire que le rêve peut être créé par un fait qui se passe ailleurs que là où est le dormeur. Il semblerait que le cerveau peut recevoir une sorte d’impression d’un fait ou d’une scène qui se produit à distance. J’ai observé un fait qui m’est arrivé à moi-même et un autre auquel j’ai été directement lié, qui sembleraient prouver cette thèse. Le premier, vous pouvez le mettre, sur le compte du hasard. Le second est trop curieux pour être un fait de hasard.

J’habitais Orchard Street, à Londres. Je rêvais qu’une de mes sœurs qui habitait [p. 156] la Nouvelle-Zélande était revenue à Londres avec ses cinq enfants. Ce rêve fut si clair, si vrai, qu’il me fit une grande impression. J’écrivis à une autre de mes sœurs qui habitait à l’autre bout de la ville pour lui demander si elle avait eu des nouvelles de Jane. Après avoir écrit ma lettre, je pensais que je faisais un enfantillage, et la déchirai au lieu de la mettre à la poste. Le dimanche suivant j’allai voir ma sœur. Elle me raconta qu’on avait reçu une lettre de Jane où elle exprimait un ardent désir de retourner en Angleterre avec ses cinq enfants. Cette lettre était arrivée par le même courrier qui aurait apporté la mienne, si je n’avais pas eu la fâcheuse idée de la supprimer. Ma sœur aurait reçu les deux en même temps !

Dans cet ordre d’idées je puis conter un petit fait qui relève plutôt de la transmission de la pensée. C’est un tout petit fait de la vie intime; mais il vaut la peine d’être conté. A une certaine époque, j’habitais la banlieue de Londres. Je partais de très bonne heure au travail, et c’était ma sœur qui, par un hiver très dur, se levait tous les matins à la chandelle pour allumer le feu et préparer mon petit déjeuner. Je ne descendais qu’au dernier moment pour avaler mon café et une tartine de pain avant de prendre mon train. Or, un jour, m’étant éveillé par exception de très bonne heure, et me sentant exceptionnellement frais et dispos, après une de ces nuits de sommeil, si rares, où l’on dort comme un ange, je me lève et commence à circuler dans ma chambre, ayant une bonne heure devant moi et ne sachant trop que faire. Alors il me vient une idée généreuse. Je me dis : tiens ! je ferai une surprise à Henriette. Je descendrai avant elle, je ferai du feu et préparerai un bon petit déjeuner, et nous mangerons tranquillement ensemble pour une fois. Il était pourtant trop tôt pour commencer ; et comme j’avais froid, je me remis au lit pour laisser passer une demi-heure. Le sommeil me reprit. La bonne idée que j’avais eue s’en fut se noyer dans les draps ; et je finis par me lever plus tard que jamais. Je descends à la salle à manger comme d’habitude. Tout est noir ! Il n’y a ni Henriette, ni feu, ni lumière, ni rien ! Je remonte l’escalier jusqu’à la chambre de ma sœur qui se trouve au-dessus de la mienne, et je la trouve enfoncée dans ses draps dans un profond sommeil. C’est la première fois qu’elle manque de se lever : je n’y fais pas autrement attention et pars sans l’éveiller — et sans déjeuner.

En rentrant le soir je lui dis : « Tu as fait un bon somme ce matin ! »

Elle me répond : « C’est très drôle ! Je me suis réveillée comme d’habitude. Je ne sais si je rêvais à moitié ou comment il se fait, mais j’avais la conviction que je n’avais pas à me lever : que le déjeuner était fait. Je voyais le feu pétillant, la bouillotte bouillante, la table mise et la salle à manger remplie de chaleur et de lumière, comme si une fée avait fait tout cela pour moi ; et avec une grande joie je me suis retournée dans mon lit et me suis rendormie.

J’arrive à présent au fait le plus curieux que j’aie connu. Je travaillais [p. 157] boulevard des Capucines. Il y avait dans la maison un pauvre diable de polisseur irlandais qui passait toute sa vie moitié dans la cave sous la boutique où il nettoyait de l’argenterie, moitié chez le marchand de vins. Il était presque toujours ivre, et depuis six mois qu’il était à Paris, il n’avait appris de la langue française que le mot « misti », qui n’en est pas un ; mais qui lui permettait, en tendant quatre sous au-dessus d’un comptoir de zinc, de se procurer un quart de litre de vin. Il s’appelait Tom. Un jour, ma femme vint me trouver au magasin. Elle passa par la porte cochère et rencontra Tom qui sortait de l’escalier de la cave. Ivre comme d’habitude, et couvert de poudre rouge, suant, sale, il avait l’air d’une sorte de gnome sortant des entrailles de la terre. Le sachant de la maison, ma femme lui demanda le chemin pour aller me trouver et accompagna sa demande de je ne sais quelles paroles ou manières douces, bienveillantes ou compatissantes qui durent lui aller au cœur, lui qui avait l’habitude d’être traité par tout le monde comme un chien, car dans l’après-midi il trouva l’occasion de me dire tout bêtement, tout timidement : « J’ai vu votre femme. Elle est bien gentille. »

Le lendemain il me dit : « J’ai rêvé de vous cette nuit. J’ai rêvé que vous demeuriez dans Brunswick place. Vous m’avez emmené chez vous. Votre femme était à la fenêtre quand nous avons tourné le coin de la rue. Vous m’avez dit : « Elle est toujours à la fenêtre à me guetter quand je rentre le soir. » Ce Tom avait vu dans son rêve la silhouette de ma femme découpée contre le ciel en dehors d’une fenêtre d’un étage supérieur de la dernière maison à droite dans Brunswick Place pour voir si j’arrivais. Il m’a décrit tout cela avec beaucoup de précision parce qu’il avait été frappé lui-même par la netteté de la vision. Or Brunswick Place donne sur Regents Park; et lorsque vous entrez dans cette rue, vous apercevez au bout une palissade en bois peint en vert, qui entoure le parc, et derrière cette palissade, qui est à claire-voie, se trouve le ciel ou le vide. Tom connaissait bien cette rue, ayant travaillé tout à côté avant de venir à Paris. Mais il n’avait jamais vu la rue Montessuy. J’habitais 24, rue Montessuy, la dernière maison à droite. Nous avions deux fenêtres sur la rue, au sixième, et lorsque je tournais l’angle de l’avenue Rapp, je voyais tous les soirs, se détachant sur le ciel, la silhouette de ma femme qui m’attendait. Nous étions en 1888. La rue Montessuy donne sur le Champ-de-Mars, et celui-ci était entouré, pour les travaux de l’Exposition, d’une palissade en bois, à claire-voie, peinte en vert, et derrière laquelle on voyait le vide. En somme les deux rues se ressemblaient, à première impression, comme deux gouttes d’eau.

LONGDON J. ROGERS.

LAISSER UN COMMENTAIRE