L’image dans le langage schizophrénique. Par Jacques Delmond. 1937.

DELMONDSCHIZOPHRENIE0002Jacques Delmond. L’image dans le langage schizophrénique. Article parut dans la revue « L’Evolution psychiatrique », (Paris), fascicule 4, année 1937, pp. 3-15.

Jacques Delmond. Interne des Asiles de la Seine. Fut médecin directeur de l’hôpital psychiatrique de la Roche-sur-Yon. Nous avons relevé dans ses publications:
— Essai sur la schizophasie. Thèse de médecine de la Faculté de médecine de Paris, n°104-[I]. Paris, Librairie E. Le François, 1935. 1 vol.
— Histoire d’Oria, jeune possédée asturienne. in « L’Evolution psychiatrique », (Toulouse), tome XL, fascicule 1, 1975, pp. 119-128. [bientôt en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 3]

Jacques Delmond

L’image dans le langage
schizophrénique

Ni le Moi, ni le monde des objets, ne sont à vrai dire jamais au même degré manifestés par le Langage qu’ils ne sont inversement par lui défigurés. Nul doute, le sens que je veux exprimer, sauf exceptions sera moins servi par mes paroles qu’il ne sera par elles desservi (moins traduit que trahi). Le sens, pour tout avouer, tient rarement de façon complète dans la lettre qui prétend l’exprimer. De cette inéluctable condition résultent, en de nombreuses occurrences, diverses variétés de sens, ou de non-sens. Telle est la Poésie, lorsqu’elle vise à suggérer l’image d’un monde renouvelé ; tel est le langage du schizophrène, lorsqu’il s’applique à signifier. Le signe ne s’applique plus exactement à la chose signifiée, il vient à servir de signe pour d’autres choses signifiables ; celles-ci servent bientôt de symboles, établissent les relations d’un monde impénétrable. Hors ce que le langage peut me révéler, ou me celer, d’autres choses me sont par lui découvertes. Ce que le langage ne m’apporte pas, il peut m’en donner le vertige.

On ne peut tenir uniquement le langage pour l’instrument de la pensée. À ses propres incertitudes s’ajoutent encore les faux-pas de son guide, aux pièges qu’il tend, l’erreur qu’elle lui propose. Ni l’un ni l’autre, d’ailleurs, ne sauraient prétendre à « portraiturer » la réalité. Ils ne sont, [p. 4] écrit White (1), « que d’ingénieuses dextérités, qui nous mettent en mesure de trouver notre voie dans l’univers des choses, des événements des êtres ».

Le Langage ne sert pas qu’à parler, nous nous exprimons tout entier par lui : il présente dans l’instant plusieurs aspects de nous-mêmes, la façon dont notre moi se pose devant l’univers, dont nous le sentons posé ; plusieurs modes de penser unis et confondus : l’expérience et le mythe, le rêve et la croyance, la logique et le fantasque, en un mélange dont la constitution ne vient à m’appartenir que par un vigoureux effort d’introspection ; un mélange de réel et de déréel.

« Le mot langage, dit Keyserling (2), désigne véritablement tout ce qui sert à s’exprimer. Toutes les formes d’art, par exemple, ne sont qu’autant de langages : c’est-à-dire de nouveaux courants pour l’activité psychique ». Les œuvres des poètes modernes, symbolistes, puis surréalistes, si mêlées qu’elles soient d’outrances démonstratives, se manifestent avant tout comme de nouveaux langages, parfois plus bouleversants que l’on ne veut l’admettre. Est aussi nouveau le langage schizophasique qui traduit la pensée troublée du D. P. Ces langages, si souvent ils nous émeuvent, nous devons nous demander ce qu’ils ont touché en nous, dans quel domaine spirituel de nous-mêmes ils ont éveillé certaines résonances. Précisément, le sens de ces langages réside au-delà d’eux-mêmes : il ne coïncide pas avec la lettre visible. C’est ainsi que l’on peut analyser tous les vers ou strophes des textes symbolistes ou surréalistes sans trouver autre chose au fond de cette poésie que ce postulat fondamental, récemment développé par Benedetto Croce : « L’émotion esthétique n’appartient pas à l’ordre conceptuel ». C’est encore la signification essentielle des productions schizophréniques. D’une façon générale, le malade exprime par ses symptômes un nouvel état de dissolution psychique, dont la structure et le niveau sont radicalement différents de ce qui constitue notre monde intellectuel « normal ».

Il me paraît ainsi que les produits de cette pensée schizophrénique « déréaliste » ne doivent pas être tenus pour de purs non-sens dans l’acception logique du terme, mais qu’ils témoignent en vérité de la nouvelle condition qui est faite au malade ; autrement dit : que la pensée incohérente du schizophrène ne constitue pas une suite d’entreprises [p. 5] erronées dans un ordre spirituel normal,mais se situe sur un plan d’activité psychique complètement différend de l’activité réaliste

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Je rappellerai tout d’abord que le terme « déréel » (a), employé dans la psychiatrie française par M. Paul Guiraud, procède du titre allemand « Das dereistische Denken » (La pensée déréelle ou déréaliste), que Bleuler a donné à l’un des chapitres de son Histoire Naturelle de l’Âme (3). « Quand nous jouons (Wenn wir spielend) », écrit Bleuler, « à donner libre cours à notre fantaisie, dans la mythologie, dans le rêve et dans certains états morbides, notre pensée vient à se désintéresser volontairement ou non de la réalité. Elle poursuit son cours vers des fins données par les instincts, les pulsions affectives. Dans ce mode de « pensée déréelle » la logique affective (Stransky) est caractéristique, en ce qu’elle entre en conflit avec le réel et souvent même ne tient pas compte de ses propres contradictions internes. L’enfant, parfois l’adulte aussi, même à l’état de veille rêvent d’être un héros, un inventeur, quelque grand personnage. Dans le rêve du sommeil chacun voit s’exaucer des désirs impossibles de la façon la plus étrange », etc…

Eugen Bleuler (1857-1939).

Eugen Bleuler (1857-1939).

L’on pourrait peut-être mettre en doute ce qu’une telle description apporte de nouveau à la définition de la pensée autiste (4) (à laquelle, du reste, elle se réfère expressément), si ce n’est de voir approfondir par Bleuler sa conception d’une logique des sentiments, intérieure à l’autisme où les complexes influent sur le cours des associations, jusqu’à celle d’un monde spirituel des schizophrènes, où « le Désir et la Crainte se font juges du Vrai et du Faux » (Bleuler (3). Mais c’est ici que doit intervenir la notion de niveaux donnés du développement psychologique ou des régressions psychopathiques, notion proprement dynamique, en accord avec une conception jacksonienne de la psychiatrie et telle que lMM, Ey et Rouart (5) l’ont récemment développée.

Qu’est-ce qu’un monde gouverné par le Désir et la Crainte, sinon cet [p. 6] univers hostile et personnalisé, antérieur à la raison même et aux assises de l’intelligence, peuplé d’intentions, de formes et de présences, qui est celui de la mentalité primitive ? Les « shamans » Esquimaux disent ainsi : « Nous ne croyons rien, nous avons peur, nous n’expliquons rien, nous craignons, non pas la mort, mais la souffrance » (Lévy-Bruhl).

La pensée du D. P. paraît encore dans beaucoup d’observations une pensée symboliste et allégorique parce que le mythe et l’allégorie sont les éléments essentiels des pensées primitives et antiques, au niveau desquelles il nous faut nous reporter pour aborder l’étude de la pensée morbide.

Il faudrait encore en appeler, pour la comparaison avec cette même pensée et avec son langage, aux lois de formation de l’image poétique et de la métaphore et nous tenterons plus loin ce rapprochement.

L’on ne peut espérer parvenir à une compréhension du langage et de la pensée « déréels » des schizophrènes sans poser la question d’une régression vers un mode plus primitif d’expression et d’un emploi du langage ayant une signification représentative différente du langage normal. Quoique l’expérience ait montré l’impropriété du terme de Démence pour désigner les psychoses discordantes ou schizophrénies, il s’agit malgré tout de niveaux de dissolution, non pas irréversibles, mais à coup sûr très profonds. Pour l’étude de leur langage on se trouve ramené à la considération des origines mêmes du langage et des lois premières de l’expression orale. Toute une échelle dans l’ordre des dissolutions aboutit chez le D. P. au degré inférieur du « parler-pour­parler », de la « salade-de-mots » ou de syllabes.

La question du type archaïque de réaction dans la D. P. ou les délires paranoïdes a déjà été bien étudiée (A. Storch, G. Dumas, Lévy-Valensi, Jelliffe et White, etc…)

Plus difficile est l’interprétation génétique du langage schizophrénique et ceci, faute d’une conception d’ensemble unanimement approuvée, touchant l’origine et le développement de la parole humaine en général.

La tâche primitive du langage semble être avant toute chose d’amener l’interlocuteur à certaines démarches bien précises, par l’évocation de situations globales bien définies : et n’y font pas défaut [p. 7] même ces interjections que l’on pourrait dire le plus réflexes, ces onomatopées significatives de danger, de combat, de fracas, de poursuite, destinées à produire l’attitude mentale correspondante chez l’auditeur, ces cris de la douleur, ces plaintes appelant la démarche de sympathie, l’attitude de protection. Cet usage primaire de la parole, écrit White (1) « n’est pas d’exprimer la pensée, mais d’évoquer chez la personne présente certain état désiré : comme le cri de l’enfant est destiné à produire l’anxiété chez la mère, avec un renouveau de soins. Dans l’ordre des plus hautes sublimations, placer le lecteur dans un certain état psychologique paraît être le dessein prémédité du poète : voir l’usage que fait Edgard Poë du refrain dans le poème du Corbeau. » De tous les artistes, le poète en effet peut le moins renoncer à cette atmosphère de sortilège et de magie verbale où se développe son œuvre ; il ne peut pour un seul instant au nom de la pensée réaliste résigner le privilège de ses insidieuses incantations.

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Il y a quelque chose de curieux dans l’indulgence que nous accordons à la Poésie, dans notre complaisance envers les fables et les rythmes : par eux nous nous évadons un instant, mais sans jamais le quitter, d’un monde réaliste de l’action qui ne saurait toujours nous satisfaire. Quoi­qu’un certain sens de la poésie puisse influer considérablement sur notre vue du monde en général, cette influence ne s’exerce pas immédiatement, notre façon de concevoir la vie et le réel n’est pas durablement modifiée par la lecture d’un poème. Relativement à ce déréel, nous sommes avec une faculté plus grande de nous reprendre, dans le même état de croyance et d’incroyance que le schizophrène par rapport à son autisme. « Le monde autistique est pour les malades aussi vrai que le monde réel, bien que souvent ils le jugent d’un autre genre de vérité. » (Bleuler) (6). De la même façon l’individu souffrant d’états de dépersonnalisation, quoiqu’incapable de s’y soustraire, fait très bien la différence entre les sentiments singuliers qu’il éprouve et la réalité.

Du sentiment d’irréalité et de la poésie au monde déréel des schizophrènes, tout se passe comme si se trouvait tendue une commune dimension de l’esprit, qu’il faudrait explorer. [p. 8]

Dans la structure même du langage schizophrénique nous devons retrouver une analogie fondamentale avec le langage poétique : celui-ci représentant une forme excessivement élaborée, celui-là ne constituant qu’une forme dégénérée ou maniérée, tous deux appartiennent cependant à des formes imagées concrètes du langage. La « substantivation » dans les écrits schizographiques, dont j’ai montré des exemples dans ma thèse de doctorat (7), a bien la signification d’un afflux d’images et de mots concrets destinés à pallier au faible degré d’abstraction de ces productions. Les « interpolations » (Pfersdorff, Teulié) de courtes phrases à sens de substantifs, sont encore utilisées dans ce but.

On peut en dire autant des paralogismes et des métaphores des malades ; ces métaphores en elles-mêmes ne sont pas différentes des métaphores poétiques : elles nous présentent des ensembles concrets qui viennent déplacer la signification naturelle des mots et créer de nouveaux rapports dans l’esprit.

On peut dire que toutes les formes symboliques du langage possèdent entre elles une certaine parenté et par conséquent même l’étude des opérations de la poésie peut nous renseigner sur le langage schizophrénique.

Hermann Pongs (8) a remarquablement analysé la métaphore, cette forme la plus complète de l’image poétique, qui construit un univers, un monde d’images original, autonome, création personnelle du poète. Il y distingue, suivant le sentiment fondamental qui dirige cette comparaison entre le moi et le monde, la métaphore mythique, magique et mystique. Dans la première, le poète crée un monde qui lui ressemble et où domine l’instinct qui se manifeste en lui avec le plus de puissance : monde démoniaque des légendes nordiques, monde cérébral et glacé du malheureux Hölderlin. Dans la métaphore magique prédomine au contraire le sentiment de l’unité universelle, d’une nature bonne et compréhensive. La poésie de Hölderlin (9) offre encore des exemples de telles métaphores :

« Les dissonances de l’univers sont comme les querelles entre amants. La réconciliation est latente dans chacune de leurs querelles et ce qui ; un instant, s’était séparé se réunit bientôt. [p. 9]
Dans le cœur les artères se séparent et se joignent pour former une vie unie, éternelle et ardente. »

La métaphore mystique ne parvient plus à distinguer dans le monde des objets, entre le personnel et l’impersonnel, entre l’Un et le Tout. C’est le monde transcendantal de Novalis, tel que lui-même le décrivait dans les Disciples à Saïs (10) :

« Il remarqua bientôt les combinaisons qui unissaient toutes choses, les conjonctures, les coïncidences, Il ne tarda pas à ne plus rien voir isolément. En grandes images variées se pressaient les perceptions de ses sens. Il entendait, voyait, touchait et pensait en même temps. II aimait à réunir des choses étrangères. Tantôt les étoiles lui semblaient des hommes, tantôt les hommes des étoiles, les pierres des animaux, les nuages des plantes. Il jouait avec les forces et les phénomènes. Il savait où et comment ceci et cela pouvait se trouver et apparaître et cherchait ainsi sur les cordes, des sons et des chants qui ne fussent qu’à lui seul. »

Collection Hanz Prinzhorn.

Collection Hanz Prinzhorn.

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Une étude des vues du monde morbides ou des systèmes « poétiques » ou « primitifs » de l’univers dans la schizophrénie impliquerait une compréhension très complète des conditions de la poésie, d’une part, de la pensée schizophrénique d’autre part. En raison de son étendue ce programme est laissé de côté, et je ne puis notamment songer à faire ici l’analyse des sentiments d’étrangeté et de dépersonnalisation des schizophrènes, de ce monde intérieur extrêmement pathétique et d’une valeur humaine si précieuse. Un commentaire perpétuel des douloureux états d’âme des malades apparaît, pour qui les lit scrupuleusement, dans leurs propos et leurs écrits les plus incohérents.

Le malade a fréquemment conscience du langage extraordinaire qu’il emploie (il ne l’emploie du reste dans certains cas que relativement à certains « sujets réservés » du délire), il sait l’écart qui le sépare d’un langage plus approprié et introduit le sentiment de cet « écart » dans ses propos :

« La question d’appropriation d’une idée vous effraie-t-elle. C’est un être qui conçoit ma souffrance, qui l’a sentie disparaître, qui l’a sentie s’annuler, [p. 10] qui a méconnu la conscience de mon être. Me savait-il à me fâcher ou à courber mon front devant la sagacité d’un journal lancé sous la porte… L’esprit que l’on pouvait avoir en soi peut aller jusqu’au tane anglais : Tane c’est être privé de tout, Tane c’est gêner, Tane c’est ne pas s’apercevoir, Tane c’est un mot anglais. » (7). (b).

Un hébéphrène s’exprime de façon très caractéristique lorsqu’il nous dit : « Je me suis perdu dans le sens des mots ».

Il existe un véritable « décalage » entre le réel et ce qui le reflète, le langage ; entre le monde matériel et les signes abstraits de cette matérialité se manifeste un trouble considérable des significations, lequel est extrêmement symptomatique du trouble de la personnalité.

L’attention peut encore être attirée sur certaines propriétés particulières à ces écrits des aliénés, sur la primauté phonétique (7), la contamination verbale et l’influence du rythme, très bien mise en évidence par PfersdorfI (11). Ce caractère rythmique se montre en règle le plus accentué dans les productions les plus dénuées de sens, productions purement motrices : pur parler-pour-parler, pour faire remuer les lèvres, pour accompagner des mouvements. « Il y a dans la schizophrénie », écrit White, « de nombreuses indications d’un plaisir tiré de la répétition rythmique de sons, comme dans l’écholalie, la verbigération, les persévérations, dans l’usage de vocables sans significations, quoique tendant évidemment à tenir lieu de langage ». On peut voir parfois le sujet, ivre de sa verbigération et véritablement « inspiré », chanter, scander des paroles tout à fait incohérentes, sans nul souci de se faire aucunement comprendre : comme s’il était séduit, moins par les mots qu’il manipule, que par un ensemble phonétique, une allure musicale de la phrase, une diction expressive. J’ai noté ailleurs que de cette « folie-­du-rythme » catatonique à l’envolée lyrique, il y avait peut-être moins loin que l’on ne pense.

Cependant cette prépondérance du rythme ne rend absolument compte ni de la valeur poétique de nombreux écrits d’aliénés, ni même de leur disposition prosodique, si souvent apparente. Je ne puis croire qu’il n’y a pas une nécessité profonde à cette rédaction parfois [p. 11] interminable de vers ou de strophes (c) ou de cahiers entiers, qu’il n’y entre pas dans bien des cas, une part de jeu, plus ou moins concertée, que l’on ne puisse y voir la poursuite d’un prestige, un refus d’accepter comme telle la réalité déplorable. Mme M…, (psychose paranoïde) dont la pensée paraissait très inaccessible, me glissait un jour ce petit mot significatif :

« Il y a des satyres pour les
Jeunes filles comme il y a
Des Allemands pour les Jeunes gens.
Gardez vos filles près des squares
« L’amour guette. »

À ces mêmes conditions profondes répondrait l’humour, très évident dans un grand nombre de textes et de réponses. Du point de vue de l’emploi du langage, l’humour a probablement la même signification que la poésie. Un malade de Pfersdorff (12) répond ainsi à différentes épreuves :

Définition de proverbe (Tant va la cruche à l’eau) ::

« C’est-à-dire c’est quelqu’un qui tire trop sur la corde ; il arrive un jour où le ballon monte et la nacelle tombe sur la terre. »

Commentaire sur une lettre : « C’est la lettre de Caïn. Caïn a tué son frère Abel je crois. Alors la lettre C a plusieurs prononciations, on l’emploie surtout dans les mots académiques c… et c. »,

Associations :: « Petit signifie un petit homme, quelque chose que vous plantez et qui ne profite pas.»

Une malade de l’Asile de Moisselles, dont en fin de compte nous n’avons jamais pu connaître l’identité, disait s’appeler « Ulcère Hugo 1413 ». Elle conservait une attitude profondément ironique et consentit un jour à nous déclarer : « Je suis le vieux père Harmoniaque et notre grande fille Alésia ». Mais le lendemain elle prétendait s’appeler « Armodiacre ». [p. 13]

« Où sommes-nous », demande-t-on à Lena C… : « Acidora », répond-elle. » Quelle est cette maison ? — Archipela ! » (Observations d’Elisabeth Bryan sur les Néologismes (13).

Un grand nombre de néologismes ainsi fabriqués par les malades ne répondent pas seulement au besoin de désigner des mécanismes étrangers à l’entendement, il y entre souvent une forte part de jeu. MM. Divry et Vassart ont encore donné récemment des exemples de telles « glossolalies ludiques » (14). Une de mes paranoïdes, Berthe L… s’exprime ainsi dans un allemand déconcertant :

« Heissa wie die Kulze schlagen
In der Vögelzang
Mischet sich van wind getragen
Heller Glockenklang ! »

L’humour est encore plus manifeste dans cette autre lettre d’un paranoïde :

Monsieur le Directeur,

« J’ai l’honneur de vous informer que la pêche est ouverte. Je désirerais un congé de 15 ans pour aller à Pouru faire l’élevage des escargots. En même temps je désirerais aller à la mer pour pêcher le thon. En conséquence, soyez, bon pour moi, ma femme ne sait pas nager.
« Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l’expression de mon profond respect. »

Habert Cavalcade.

Habert Cavalcade.

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On sait quelle interprétation Freud a donné de l’humour : « L’humour ne se résigne pas, il défie, il implique non seulement le triomphe du moi, mais encore du principe du plaisir qui trouve ainsi moyen de s’affirmer en dépit des réalités extérieures défavorables » (15). L’intention ludique, le déni infligé à la réalité cruelle, en dehors même de toute forme d’expression particulière, montrent bien quelle peut être la signification identique de l’humour et de la poésie dans les écrits des aliénés ; ils précisent leur motivation profonde. Mais la constatation d’une telle parenté gagne peut-être à se voir posée de la façon suivante : le domaine de la poésie, comme celui de l’humour, est dans un écart perpétuel entre deux modes opposés d’activité psychique ; c’est de la référence [p. 13] incessante d’un monde de la réalité pensable a un monde irréductible déréel, que nait la poésie. La valeur poétique des textes schizophasiques me paraît tenir précisément à des caractères fondamentaux de la discordance schizophrénique, par exemple à l’intrication de fonctions psychiques intactes et de fonctions profondément modifiées.

« Il nous faut distinguer entre une Pensée réaliste et une Pensée autistique, coïncidant chez un même malade », écrit Bleuler (6). Or l’Autisme, loin de témoigner d’une simple disposition à l’introversion (nullement antithétique de la pensée « réaliste »), consiste essentiellement dans l’utilisation d’une pensée résiduelle, approximative, impénétrable à l’expérience commune, et que l’on peut situer dans l’ordre évolutif à un niveau beaucoup plus « archaïque » et primitif de la vie mentale. « À la différence du rêveur qui a perdu tout contact avec la vie réelle pour s’absorber dans un monde intérieur, le schizophrène vit en partie double et simultanément ces deux modes d’existence ». Ce commentaire de Barat (16) sur l’autisme me paraît essentiel à la compréhension du sujet. Il ne suffit pas en effet d’opposer d’un point de vue statique une pensée réaliste à une pensée fantasque, le monde de l’intellect à celui de la croyance, une mentalité logique à la mentalité primitive, encore faut-il montrer ce que peut avoir de saisissant, dans certaines démarches de l’esprit comme dans le fonctionnement d’un esprit dissocié, la rencontre et le heurt violemment disparate de formes antinomiques de la vie mentale. C’est ainsi que l’écart (parfois ressenti par eux-mêmes), que l’on peut constater entre le langage de nos malades et le langage usuel, n’est qu’un élément de mesure d’une distance continuellement parcourue entre un niveau donné de l’activité psychique et des plans différents d’organisation plus primitive dans l’ensemble.

« Je me suis perdu dans le sens des mots » ne fait que souligner cette dissociation. De même, lorsqu’un individu exprime sa croyance en l’intervention possible, dans le domaine familier de la perception, d’un monde de l’hallucination impénétrable à la pensée d’autrui, c’est encore cet écart qui le fait dire « aliéné ». De même, enfin, le surréalisme littéraire ne vient à se manifester que par une référence continuelle de ses opérations les plus insolites à des modes connus de la pensée logique ; et c’est dans la mesure où l’effet de surprise et de contradiction qui en [p. 14] résulte est le pius violent, qu’il nous paraît le mieux répondre à ses vertus singulières de « dépaysement » et de «  subversion ».

DELMONDSCHIZOPHRENIE0004

Rien ne nous surprendrait, rien ne nous alarmerait du rêve, s’il ne devait jamais intervenir dans notre pensée vigile et s’il ne mettait pas à l’épreuve les décoratives constructions de notre vie consciente. Le langage, par sa mobilité, est assurément la forme d’expression qui traduit le mieux cette ambiguïté de notre vie psychologique. Mais un délire n’est en lui-même autre chose qu’un nouveau langage. Si j’ai choisi la schizophrénie, c’est que dans l’ordre des dissolutions générales, elle offre certains traits caractéristiques qui m’ont permis quelques comparaisons.

Tout contre la dépersonnalisation du monde intérieur chez l’aliéné, tout près de ses croyances animistes, de ses constructions symboliques, de ses « vues-du-monde » primitives, se placent la pensée mythique ou mystique du poète, ses procédés métaphoriques de déplacement et de condensation, l’identification par lui de l’image et du réel, son indifférence au contraste entre le moi et les choses, l’un et le tout, la vie et la mort. C’est ainsi que l’expérience poétique rejoint et paraît constamment côtoyer l’expérience psychopathique. Chacune de ces activités, littéraire ou purement « morbide », possède en propre certaines qualités essentielles de l’émotion esthétique, attributs qui m’ont semblé extrêmement différents de l’ordre logique. Certaines conditions exceptionnelles de l’exercice de la pensée se retrouvent aussi bien dans ses productions morbides que dans ses activités les plus nobles. Dans l’ordre de la création spirituelle, l’image poétique n’est pas d’une nature essentiellement différente de la métaphore schizophrénique. Elle n’en diffère que par sa forme (laquelle est personnelle à l’auteur) et par son contenu affectif authentique. Dromard (17) soutenait encore que c’est dans un domaine très spécial des transpositions sensorio-mnésiques, une « pré­réalité imaginative », qu’il faut circonscrire le sens de l’inspiration.

Mais si j’ai cru devoir indiquer en passant les rapports d’une certaine poésie avec l’excitation motrice, la « folie-du-rythme » catatonique, je n’ai nullement entendu par là conférer à cette poésie une signification « clinique » péjorative. Maints auteurs et maints écrivains ont déjà dénoncé, outre les difficultés du langage, les dangereuses facilités qu’il nous offre, toujours au détriment de la tension créatrice : l’appel [p. 15] insidieux des mots par les syllabes, des mots aux mots, des idées par les mots. Telle est en effet la double condition du langage : s’il est essentiellement lié au destin de la pensée, il doit en subir les angoisses, les syncopes et les doutes ; mais il n’est jamais si bien soumis par elle qu’il ne la puisse réduire à son tour et jeter en son propre dérèglement, si le sens ne prévaut.

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La notion de niveaux de dissolution en psychiatrie permet une compréhension plus étendue des troubles du langage et de la pensée schizophréniques, en ce qu’elle place sur des plans structuraux différents de l’activité psychique ces phénomènes que l’on décrivait auparavant, sous l’influence de la psychologie associationniste, comme des signes de désagrégation ou de démence.

Des niveaux génétiques inférieurs, dans l’ordre de l’abstraction et de la pensée efficace, se traduisent par le recours à des modes plus primitifs de pensée, à des formes imagées concrètes de la vie mentale, au langage déréel, A ce sujet une comparaison est faite entre l’image poétique, les grandes variétés de métaphores, et les formes dégénérées ou maniérées de l’image, utilisées par les D. P. incohérents (schizophasiques).

Une certaine approximation du sens est réalisée chez ces malades, par l’usage des paralogismes et des métaphores, investissant les mots du langage usuel d’ensembles concrets imagés, de plus en plus symboliques et de plus en plus éloignés de leurs contenus idéo-affectifs primitifs.

On ne peut négliger l’expression du « principe du plaisir », mais, comme toujours en ce qui concerne la schizophrénie, celle-ci ne pouvant être aucunement « réduite à une pure psychogénèse » (5), il faut faire une grande part dans le langage à la libération d’une activité plus ou moins « volontaire » (en y comprenant les « jeux » prosodiques ou glossolaliques), activité motrice très évidente dans le parler-pour­parler, les persévérations et la « folie-du-rythme » catatonique.

Jacques DELMOND.

NOTES

(1) WHlTE (William A.), « The Language of Schizophrenia » (Arch. of Neurol. and psychiatry, 16, 395-413 (oct. 1926).

(2) KEYSERLING (comte Hermann DE), Schoepferische Epkenntnis (trad. anglaise: « Creative Understanding », (Harper et Brothers, New-York).

(3) BLEULER (E.), « Naturgeschichte der Seele und ihres bewutztwerderts ». (Berlin, Springer, 1921. Cf. la 2e éd., 1932, p. 144.)

(4) BLEULER (E.), « Autistic thinking » (Amer. J. of lnanity, 1913). « Das autistiche Denken (Z, Neur. u. Erg., 4, 1912).

(5) Ey (Henri) et ROUART (Julien), « Essai d’application des principes de Jackson à une conception dynamique de la Neuro-Psychiatrie » (Encéphale, mai, juin, juillet 1936).

(6) BLEULER (E.), « Dementia Praecox », etc… (Vienne, Deuticke, 1911, p.54).

(7) DELMOND (J.) « Essai sur la Schizophasie » (Paris, Le François, 1935).

(8) PONGS (Hermann), « Das Bild in der Dichtung » (Psychologie du langage poétique), (Marbourg, Elvert, 1932).

(9) HOLDERLIN Frédéric), « Hyperion », (trad. Delage. Paris, Attinger, 1930, vol. 2, p. 139). .

(10) NOVALIS, « Les Disciples à Saïs », (trad. Maeterlinck. Bruxelles, Lacomblez, 1914, p. 5).

(11) PFERSDORFF (C.), « Les rapports du rythme et du langage dans l’excitation motrice catatonique », (Strasbourg, Librairie universitaire, 1932, p. 296).

(12) PFERSDORFF (C.), « Les catégories du langage (Strasbourg, Librairie universitaire, 1929).

(13) BRYAN (Elisabeth Lynn), « A study of forty cases exhibiting neologisms », (Amer. J. of psychiatry, 90 : 579, nov. 1933).

(14) DIVRY (P.) et VASSART (L.), « Glossolalie chez un catatonique », (J. belge de Neurologie et de psychiatrie, 36 : 426-436, juillet 1936).

(15) FREUD (S.), « Le mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient, app.: l’humour », (trad. M. Bonaparte et M. Nathan, N. R. F., 1930, p. 279).

(16) BARAT (Louis), « La notion de maladie mentale et les méthodes psychoanalytiques : Bleuler », (J. de Psychologie, 1914, p. 377).

(17) DROMARD (Gabriel), « L’obsession impulsive et l’inspiration dans l’art », (Revue des Idées, 43 : 15 juillet 1907).

(18) DROMARD (Gabriel), « Les transpositions sensorielles dans la langue littéraire »,(J. de Psychologie, nov.-déc. 1908).

(a) À la suite de Bleuler, Mayer-Gross, de nombreux auteurs étrangers, à propos de certains sentiments d’étrangeté et de dépersonnalisation emploient le mot : « déréalisation ».

(b) Voir n° 7, page 54.

(c) « Rimailleries », de Gruble (rimereien).

 

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1 commentaire pour “L’image dans le langage schizophrénique. Par Jacques Delmond. 1937.”

  1. SementLe samedi 18 avril 2015 à 18 h 56 min

    Texte très pertinent qui expose la dimension poétique dans le langage schizophrénique et qui relate le « rythme » et la psychose ,sujet sur lequel j’aimerai m’attarder en écrivant un article, merci

    Dominique Sement