Lévy-Valensi Joseph, Baruk Henri et Callegari. Trois cas de délire d’influence. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), XXIIe année, 1925, pp. LXXII-LXXVIII.

LEVYVALENSIINFLUENCE0003Lévy-Valensi Joseph, Baruk Henri et Callegari. Trois cas de délire d’influence. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), XXIIe année, 1925, pp. LXXII-LXXVIII.

Joseph Lévy-Valensi (1879-1943). Médecin, neuropsychiatre, Professeur à la Faculté de médecine de Paris, historien de la médecine. Interne, entre autres, de Gilbert Ballet puis chez Fulgence Raymond, il fait connaissance chez celui-ci du jeune agrégé Henri Claude. Ilfut aussi chef de clinique de Jules Déjerine à la Salpêtrière. Reçu au concours de l’agrégation en 1929, il aura été pendant treize ans agrégé dans le service du professeur Henri Claude à Sainte-Anne (Paris). En octobre 1939, Lévy-Valensi devient titulaire de la chaire d’Histoire de la Médecine à la Faculté de Médecine de l’Université de Paris. Quelques publications :
— (avec Boudon). Deux cas de Délire de persécution à forme démonomaniaque. Extrait de la « Revue neurologique », (Paris), tome XVI, 1908, pp. 1176-1178.  [en ligne sur notre site]
— Spiritisme et folie. Article paru dans la revue «L’Encéphale. Journal mensuel de neurologie et de psychiatrie», (Paris), cinquième année, premier semestre, 1910, pp. 496-716. [en ligne sur notre site]
— Les vertiges. Avec 42 figures. Paris, Nobert Maloine, 1926. 1 vol.
— Avec Picard et Sonn. Délire spirite et pithiatisme. Article paru dans la revue «L’Encépahle», (Paris), vingt troisième année, 1928, pp. 947-951.[en ligne sur notre site]
— Diagnostic neurologique. Avec 395 figures. Paris, J.-B. Baillière et fils, 1925. 1 vol. – Deuxième édition. Paris, J.-B. Baillière et fils, 1932. 1 vol.
— L’automatisme mental dans les délires systématisés chroniques d’influence et hallucinatoires. Le syndrome de dépossession. Rapport de psychiatrie présenté au Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française, XXXI-Paris, Masson et Cie, 1927. 1 vol.
— Délire spirite, écriture automatique. Article paru dans les « Annales médico-psychologiques », (Paris), XIIIe série, 89e année, tome deuxième, 1931, pp. 126-140. [en ligne sur notre site]
—Délire archaïque (astrologie, envoûtement… magnétisme). iArticle paru dans les « Annales médico-psychologique », (Paris), XIV série, 92e année, tome 2, 1934, pp. 229-232. [en ligne sur notre site]
— La médecine et les médecins français au XVII° siècle. Avec 51 planches et 86 figures dans le texte. Paris, J.-B. Baillière, 1933. 1 vol. — Deuxième édition avec 123 figures dans le texte. Paris, J.-B. Baillière et fils, 1939. 1 vol. — Troisième édition. Avec figures dans le texte. Paris, J.-B. Baillière et fils, 1948. 1 vol.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. LXXII]

Trois cas de délire d’influence,

par MM. Lévy-Valensi,
et H. Baruk et Callegari.

Le délire d’influence constitue un syndrome dont la sémiologie est aujourd’hui bien connue. Toutefois, il ne s’agit pas, comme le fait remarquer Ceillier, d’une entité morbide tout à fait individualisée. Aussi, la constatation d’un syndrome d’influence doit-elle comporter de sérieuses investigations cliniques, somatiques et psychologiques, afin d’en découvrir l’étiologie.

Nous présentons aujourd’hui trois malades, dont l’histoire nous a paru à ce point de vue présenter quelques particularités. Dans les trois cas, en effet, le syndrome d’influence repose sur un élément étiologique différent : chez la première malade il semble en grande partie déterminé par l’intoxication alcoolique. Chez la deuxième, il est en rapport avec un état constitutionnel de débilité mentale et de suggestibilité toute particulière. Chez notre troisième malade enfin nous assistons à la transformation d’obsessions multiples en un état délirant extrêmement riche et touffu, et l’on peut saisir le mécanisme du passage de l’état névropathique au délire.

OBSERVATION I. — Malade de 40 ans. Le début de la maladie remonte au mois de février dernier : la malade avait depuis longtemps des dissentiments graves avec son mari. Elle le trompa du reste et prit un ami. Mais son mari s’en aperçut et obligea sa femme à quitter Paris et à le suivre dans la banlieue. Or, un jour, tout d’un coup, [p. LXXIII] la malade entendit très distinctement la voix de son ami Répétant toutes ses pensées. Elle entendait nettement la voix par les oreilles et reconnaissait son timbre. Il semblait que la voix vint de derrière la porte. Elle ouvrit la porte mais ne vit personne. Durant deux jours, le même phénomène se produisit sans cesse : tout ce qu’elle pensait était répété. Si elle disait par exemple « j’ai perdu un objet » la voix répétait « tu as perdu tel objet », etc. La voix lui disait également : « Ne t’inquiète pas, je ne t’abandonnerai pas ».

Elle pensa alors que son ami était venu la retrouver et lui parlait par un procédé mystérieux. Elle le chercha partout dans le village, et crut l’apercevoir plusieurs fois dans la rue ; mais ce n’était plus lui-même. Ses traits étaient changés, sa barbe était d’une autre couleur. Elle ne put du reste lui parler.

A partir de ce moment elle se rendit compte que son mari exerçait sur elle une influence mystérieuse. C’était lui qui lui faisait apparaître son ami. Le soir dès que son mari rentrait, elle se sentait toute troublée, La nuit elle ne pouvait dormir. Son mari devinait toute ses pensées ; il dirigeait son cerveau, empêchait son sommeil ; lui provoquait parfois des apparitions troublantes : un jour il lui fit voir son ami dressé devant elle, très brillant, dans son costume de travail. La vision ne dura du reste qu’un instant. Tous ces phénomènes ne se produisaient du reste que lorsque son mari était à côté d’elle le soir. Dans la journée lorsqu’elle était seule, elle n’éprouvait rien d’anormal. Il n’y avait pas de doute qu’elle ne fut soumise à une action hypnotique. Elle était une sorte de médium, sous l’empire de son mari qui cherche par tous ces moyens à se venger d’elle. Mais elle a l’intention d’intenter une action en divorce et de se défendre par tous les moyens.

Les fonctions intellectuelles sont par ailleurs intactes. Réflexes normaux. Aucun signe de lésions viscérales. Par contre on est frappé des manifestations éthyliques présentées par cette malade ; varicosités aux pommettes, cauchemars nocturnes, quelques pituites matutinales. La malade reconnaît du reste faire quelques abus de vin, de bière, et prendre souvent des apéritifs.

Chez ce sujet, l’éthylismes est peut-être la cause déterminante des phénomènes d’automatisme mental (écho de la pensée, visions imaginaires), cependant il existe peut-être une prédisposition héréditaire : d’après des renseignements familiaux mentaux, sa grand’mère aurait eu un délire de grandeur, sa sœur un délire de persécution.

OBSERVATION II. — Malade de 26 ans. Le facies exprime une euphorie manifeste. La malade parle facilement, avec de temps en temps quelques sourires marquant sa satisfaction. Après quelques réticences peu prolongées du reste, elle nous apprend que depuis son enfance elle a été l’objet de phénomènes extraordinaires, et que notamment elle a eu de nombreuses visions.

C’est en effet à l’âge de 8 ans que débutèrent les premières apparitions surnaturelles. La malade habitait alors chez ses parents, modestes paysans de la Corrèze. Elle travaillait aux champs. Un jour, alors qu’elle gravissait un rocher, elle entendit tout d’un coup une voix de femme qui lui disait : « Tu es belle, tu feras vraiment bien dans le rocher ». Elle regarda autour d’elle, mais ne vit rien. Cependant les jours suivants, de nouveaux phénomènes survinrent, et elle eut des visions : on lui faisait voir le ciel ; par instants dans la journée il lui semblait que le plancher de la maison s’ouvrait, et que dans le fond de l’ouverture ainsi créée, comme au fond d’un tunnel, apparaissait le ciel bleu, ainsi que le paradis rempli de fleurs rouges. On lui faisait voir une personne dans le ciel avec une couronne et cette personne c’était elle. Des voix lui disaient : « Regarde comme tu es belle, c’est toi. »

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On lui faisait voir aussi le tombeau de sa famille, le tombeau du roi de la terre et on lui disait : « C’est le tombeau de ta famille qui est le roi de la terre ». Elle entendait nettement la voix par les deux oreilles. C’était une voix d’homme.

D’autres fois en se regardant dans la glace, elle vit à côté d’elle la Sainte Vierge. Cela ne dura du reste que quelques instants. Toute ces visions se produisaient dans le courant de la journée, au cours de son travail, souvent lorsqu’elle se trouvait dans la cuisine de la maison.

Ces visions devinrent de plus en plus fréquentes. En outre elle entendait [p.LXXIV] souvent des voix qui lui donnaient des conseils, et qui lui disaient : « Tu ne peux plus travailler, tu ne dois plus souffrir, tu as assez pour vivre ».

Il semble qu’au début ces différents phénomènes étaient en quelque sorte extérieurs à la malade. Mais bientôt elle ne fut plus seulement spectatrice, et elle fut elle-même engagée dans ces différentes manifestations. Par moments il lui semblait qu’elle allait s’envoler, elle se sentait des ailes, « il lui semblait qu’elle était emboîtée dans un autre corps qui la soulevait avec des ailes ». Un jour elle vit des personnages minuscules se poser sur ses ongles. En même temps son bras s’entr’ouvrit et laissa échapper la Sainte Vierge.

Peu à peu se constituèrent et se précisèrent les idées de possession : des serpents s’emparaient de son corps, lui soulevaient la poitrine; elle sentit bientôt des mouvements au niveau de son cœur. La Sainte Vierge était en effet entrée dans son cœur; peu à peu elle s’empara de tout son corps. La Sainte Vierge se mit à lui causer intérieurement, elle se servait de sa bouche pour parler. Elle sentait nettement la voix de la Vierge sortir par sa bouche. Elle avait l’impression qu’une autre personne fait marcher ses yeux, ses lèvres, se servait de son corps. De même on la fait souvent écrire. Elle ne reconnait plus son écriture. On lui tient la main. Parfois son mari écrit par sa main. Son corps est en effet occupé par plusieurs personnes ; tantôt en effet elle entend sortir de sa bouche une voix de femme, tantôt une voix d’homme parle dans sa poitrine. Elle croit que son mari est également en elle. Ces voix elle les entend parfois « en dehors » par les oreilles ; mais plus souvent elles parlent en elle. Elles répètent souvent toutes ses pensées. D’autres fois elles lui donnent des conseils, parfois enfin ces voix lui font des réparties ou lui parlent avec ironie, lorsqu’elle fait sa toilette lui disant que ce n’est pas convenable de se déshabiller ainsi devant la Sainte Vierge.

Ainsi s’est constitué peu à peu un délire de possession avec sensation de présence d’un ou de plusieurs personnages étrangers à l’intérieur de son corps. Ces différentes manifestations sont en effet surtout somatiques, beaucoup moins marquées dans le domaine de la pensée cependant il lui semble parfois qu’on a changé ses idées : qu’elle est devenue moins douce, plus irritable ; mais à vrai dire elle a remarqué assez peu de changement dans sa pensée, car toute jeune « elle avait déjà des idées grandioses, qui traduisaient sa haute origine ».

A un degré de plus, ce délire de possession aboutit à un véritable délire de transformation. Il semble, en effet, que par moments la malade se croit transformée elle-même en Sainte Vierge ; son mari est transformé en saint Joseph. Tous deux habitent son corps et s’identifient à elle-même.

Toutes ces manifestations délirantes s’accompagnent d’idées de grandeur très marquée : la malade a un pouvoir extraordinaire, « soi-disant, dit-elle, je fais des miracles, je guéris des personnes sans m’en apercevoir, j’ai une main miraculeuse ». Elle a guéri une femme qui était dans le plâtre. Du reste elle a été longtemps méconnue et dans une situation en désaccord avec ses hautes origines. Elle a passé en effet son enfance dans la Corrèze. On n’a rien fait pour l’instruire, et on ne s’est pas occupé d’elle. Longtemps elle a travaillé dans les champs, métier qu’elle considérait comme inférieur et au-dessous d’elle. Puis elle a été placée comme domestique dans le Cantal, puis à Paris. Ce n’est que plus tard qu’elle a pris conscience de sa véritable nature ses parents n’étaient pas en effet ses vrais parents. Elle est née d’une famille illustre, la reine de la terre. Elle n’a pas de mère, car elle est née d’Adam. Elle est la plus vieille personne de la terre 1 car elle est Eve. Elle est une femme reproduite. Elle ne meurt pas, elle se transforme, elle renaît. Elle est immortelle. C’est elle la reine du Ciel.

Son délire englobe également son mari. Elle est mariée depuis trois ans et son mari l’a abandonnée quelques mois après son mariage. Mais en réalité, il n’a dû faire que se transformer ; car son mari peut vivre sous plusieurs formes ; il peut devenir saint Joseph, d’autres fois c’est un médecin, car il tient un pouvoir qui vient du pape.

Durant de longues années, malgré l’importance de ses idées délirantes, la malade a pu mener une vie sociale relativement normale. Ce n’est que récemment qu’elle a manifesté des troubles importants : un jour, elle éprouva des palpitations. Le diable, pensa-t-elle, lui perçait le cœur. Le Christ lui apparut à ce [p. LXXV] moment : il était allongé sur un lit. C’était « comme une représentation, comme une image ». Elle écrasa alors le serpent, et le Christ fut sauvé… Très agitée, elle fut conduite à l’hôpital de La Charité d’où on la transféra dans le service de l’Hôtel-Dieu.

Le fond mental de cette malade traduit une débilité mentale accentuée, qui se traduit par l’importance de l’euphorie, des idées de satisfaction, la faiblesse du jugement, une certaine incohérence dans la trame même du délire. En outre on a l’impression en interrogeant la malade qu’elle est extrêmement suggestible. Elle varie souvent ses réponses au hasard de l’interrogatoire.

L’examen neurologique et somatique reste négatif.

Chez cette jeune femme plusieurs faits méritent de retenir l’attention. La première impression fait penser à une grande richesse d’hallucinations visuelles, fait habituel chez les mystiques. Contrairement à Lévy-Darras, A. Ceillier croit à la rareté des hallucinations visuelles chez les influencés. Je crois avec lui qu’il s’agit, le plus souvent dans ces cas, comme ici, de visions imaginaires, de représentations mentales vives, imposées, la malade dit même, je vois ce que l’on me fait voir.

La suggestibilité du sujet est extrême, on a souvent le sentiment qu’elle n’est pas sincère et le terme de mythomanie vient spontanément à la pensée ; enfin nous soulignons la richesse imaginative de ce délire qui le rapproche des délires fantastiques de Kraepelin.

OBSERVATION Ill. — M. S… (52 ans).

Le malade se présente à l’examen avec une mise correcte. Il répond facilement aux questions, parle abondamment, et expose avec de nombreux détails les différentes manifestations dont il pense être l’objet. Il est en effet depuis déjà une date fort ancienne soumis à une mystérieuse direction, qu’il n’a pas soupçonnée durant de longues années, mais dont cependant il est arrivé à comprendre en grande partie le mécanisme et la signification. Après de longues réflexions, il est parvenu en effet à « avoir maintenant sa connaissance, à prendre une idée sérieuse de la vie.

Dès l’adolescence, dès l’âge de 14 à 15 ans il était déjà, l’objet de curieux phénomènes dont le sens lui avait alors complètement échappé : c’est en effet vers cette époque qu’il commença de constater des modifications portant à la fois sur son état physique et surtout sur sa pensée : il se sentait énervé, il éprouvait parfois un « bouleversement » qui ressemblait à de l’ivresse, d’autres fois il était soumis sans motif à des craintes, à des terreurs, à « des chimères ». Ses fonctions intellectuelles étaient surtout troublées : sa mémoire était par moment paresseuse, se refusait à enregistrer certains souvenirs scolaires, notamment la chimie. Mais surtout il n’était plus maître de sa pensée : tout d’un coup, au cours d’un travail, il était soudain accaparé par une idée étrangère qu’il ne pouvait chasser, d’autres fois sa pensée s’arrêtait complètement et il était obligé d’interrompre complétement pendant quelques heures tout travail. Sans doute ces phénomènes étaient peu marqués au début, mais ils n’ont fait que s’accentuer progressivement dans la suite. Le malade présentait surtout ce qu’il appelle « de nombreuses manies ». Il éprouvait pour les moindres actes de la vie journalière un besoin incessant de vérification : écrivait-il une lettre, il devait la relire dix fois de suite ; à peine l’avait-il cachetée, qu’il était obligé de l’ouvrir de nouveau craignant d’avoir laissé par erreur un morceau de papier dans l’enveloppe. Souvent même, ce sentiment de doute l’empêchait de dormir la nuit. De même, il revérifiait sans cesse l’état de son porte-monnaie craignant d’avoir perdu de l’argent ; il allait même jusqu’à compter ses habits de peur qu’ils ne soient tombés. Il se lavait les mains très souvent ; sa toilette du matin était extrêmement longue ; il lui semblait qu’il restait toujours une couche de graisse sur sa figure, et il devait recommencer de nombreuses fois à se débarbouiller.

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En somme depuis l’adolescence ce malade présente de nombreuses obsessions, et surtout un état mental tout à fait en rapport avec celles-ci ; doute, besoin de vérification incessante, lenteur et arrêt de la pensée par suite de l’apparition d’idées parasites, phénomènes d’inhibition.

C’est sur ce fond obsessionnel que s’est constitué le délire. Il est très difficile [p. LXXVI] de démêler la date du début de ce délire, car il a présenté un développement rétrospectif tel qu’il englobe et explique actuellement presque toute la vie passée du malade.

Aux obsessions, que nous venons d’énumérer, se sont en effet ajoutés bientôt des troubles plus profonds du fonctionnement psychique : tantôt ce sont des phénomènes d’exaltation des facultés intellectuelles : par moments le malade a l’impression que la puissance de sa pensée est décuplée par suite d’une force mystérieuse. Lui qui n’avait fait que très peu d’études, qui n’avait aucune notion scientifique, il arrive maintenant à envisager les conceptions les plus abstraites de la physique, de la chimie, de l’astronomie. « Il connaît ainsi parfaitement la théorie des constructions, celle de l’hélice, la théorie du fer ; il a trouvé la force des fers et des aciers des locomotives ; il a découvert que la construction était proportionnelle à la force des métaux ; il a trouvé des gabarits, des forces naturelles, des progressions théoriques et métriques ; il a trouvé les essieux, les châssis, les cylindres, l’écartement des axes moteurs, les poids adhérents, le poids total. Il a vu que l’alourdissement diminue le diamètre, et le nombre de tours, etc…

Mais ses connaissances ne se bornent pas à la mécanique ; il connaît aussi les religions ; ainsi le boudhisme est un tempérament d’homme mélangé à des sangs d’animaux. Les musulmans constituent le juif sacré. Le fétichisme est formé d’esprits puissants qui marchent avec des divinités. Il connaît également la zoologie ; il a trouvé des métis d’animaux, a étudié les quadrupèdes, les insectes, les poissons, les cachalots, les baleines, ces dernières sont des métis de poissons et de quadrupèdes. Le chameau est un métis de cheval et de mouton… Toutes ces notions lui viennent subitement, et par une force en quelque sorte étrangère. A n’importe quel moment de la journée, surtout quand il est seul, « l’obsession » s’empare de lui, lui insuffle des connaissances merveilleuses et en désaccord avec son instruction antérieure. Il en est stupéfait, et suivant son expression, son esprit est si puissant à ce moment-là « qu’il s’en bouche un coin ».

Mais la force qui s’empare de lui ne fait pas qu’exalter son intelligence. Par moment elle arrête sa pensée. Ainsi surviennent de façon très capricieuse toute une série de phénomènes d’inhibition : sa pensée s’arrête brusquement, ou lui fait oublier à ce moment tout ce qu’il savait. Parfois même la force arrête ses mains. Un jour, dans le bureau où il travaille, il voulut remplacer une employée malade. Il lui fut impossible d’écrire. Une force mystérieuse lui paralysait les mains. D’autres fois il se produit en lui en même temps des phénomènes d’exaltation et d’inhibition ; les forces en question le font penser puissamment : il a l’impression qu’une série d’idées traversent son cerveau mais il ne peut ni les fixer, ni les extérioriser.

Enfin, à ces phénomènes d’exaltation et d’inhibition s’ajoutent des phénomènes de possession. Il lui arrivait autrefois de parler malgré lui, parfois ses lèvres marchaient seules, cependant les paroles qu’il prononçait, étaient bien en accord avec sa pensée. Actuellement, il n’éprouve plus cette sensation. Par contre la force s’empare parfois de son corps; elle agit sur la défécation expulsant puissamment ses matières, parfois elle le porte à l’onanisme malgré lui. Cependant il n’éprouve pas sur le corps d’autres sensations anormales, à part quelques picotements dans le dos.

Cette action ne s’exerce pas seulement sur lui, mais encore sur ses proches : sa femme se trouve sous l’influence de forces analogues, car il a remarqué que son activité était décuplée ; elle travaille avec une perfection remarquable et avec une extraordinaire rapidité. Elle fait parfois des réflexions tout à fait supérieures, bien supérieures aux réflexions « qu’une femme est normalement capable de faire ». Il est probable qu’une divinité bienfaisante s’est emparée d’elle.

Quant à son fils, âgé de 27 ans, il présente également quelques bizarreries. Il y a en lui quelque chose d’étrange, de mystérieux, ses paroles sont parfois extraordinaires. Une divinité « se nourrit probablement de son tempérament ».

Tous ces phénomènes si mystérieux ne font que s’accroître avec l’âge. Pendant longtemps le malade ne les comprenait pas il se faisait « une fausse idée de la vie ». Il attribuait tous ces troubles à un « vice ». Il « avait de tout cela [p. LXXVII] une idée toute matérielle ». C’est seulement depuis quelques années qu’il a compris qu’il était probablement un « homme violé ». Dès lors tout le passé s’est expliqué. Il est probable, en effet, qu’il est la proie de certaines divinités, dont la nature profonde lui échappe en partie. Ce sont vraisemblablement des forces du firmament, se présentant surtout sous la forme de gaz, et agissant sur lui par une sorte d’hypnotisme. Il a vu du reste dans sa jeunesse un gaz sortir de lui-même ; un gaz incolore prenant la forme d’un homme, et même ayant une forme lumineuse. Cette vision n’a duré d’ailleurs qu’un clin d’œil. Quelle que soit leur nature ces forces ne lui parlent qu’intérieurement. « La voix n’est pas matérielle. C’est comme un sentiment, une pensée. Il ne l’a jamais entendue par l’oreille.

De tels phénomènes doivent tenir de famille. En effet il n’a connu personne en dehors des membres de sa famille qui soit l’objet de pareilles manifestations. Il a cependant entendu parler de gens frappés d’impulsions, ou d’aliénation mentale, mais n’en a jamais vu (à noter qu’il y a là une obscure conscience de la nature pathologique de ces manifestations). En définitive il croit qu’il tient cette sorte de privilège de naissance aussi a-t-il cherché à savoir dans quelle condition sa mère avait été enceinte de lui. Il a fini par penser que lorsqu’il est venu au monde, il s’est d’abord « volatilisé ». Il a eu beaucoup de mal à se solidifier. Aussi a-t-il dû être conçu par des gaz de divinités.

Au fond de toutes ces interprétations perce un certain sentiment d’orgueil c’est une sorte de privilège que d’être soumis à l’action de telles divinités. Peut-être les grands savants, qui ont illustré l’humanité, ont-ils éprouvé les mêmes effets. Ce qui l’ennuie et le gêne, c’est la fatigue qu’il ressent de ce commerce avec ces divinités.

Plusieurs faits méritent d’être soulignés dans cette observation. C’est d’abord la richesse des phénomènes d’automatisme mental, puis le passage des phénomènes d’automatisme du type obsession (automatisme reconnu morbide par le sujet), aux phénomènes d’automatisme du type délire (méconnaissance du caractère morbide). De tels cas ne sont pas exceptionnels (Séglas, Séglas et Barrt, Mignard, Chaslin et Alajouanine, André Ceillier). Cependant ils méritent de retenir l’attention, prouvant une fois de plus qu’entre l’obsédé et quelques hallucinés, contrairement à l’opinion jadis classique, il n’y a souvent qu’une question de degré. L’obsédé est un désagrégé incomplet, l’halluciné un désagrégé complet.

Chez ce malade l’étiologie est intéressante aussi ; symptomatiquement nous le considérons comme un hypomaniaque (Logre et Heuyer) qui sous l’influence de son excitation psychique fait de l’automatisme mental cet automatisme va s’ajouter aux éléments constitutionnels du type obsédant. Sous l’influence de cette excitation le sujet interprète par une influence surnaturelle les faits actuels et les faits connus, appelle par exemple inhibition ce qui était hésitation de douteur.

Un dernier point, cette hypomanie n’est-elle pas symptomatique de la syphilis ? Le malade en effet a eu la syphilis, le Bordet-Wassermann est encore positif dans le sérum, la ponction lombaire n’a pu être pratiquée encore.

Cependant nous n’avons aucune raison sérieuse de suspecter un début de paralysie générale, sauf l’absurdité de quelques conceptions.

La réflectivité est normale, les pupilles ont des réactions parfaites, enfin il n’existe aucune dysarthie, en dehors du délire l’intelligence est indemne et le malade, caissier-comptable dans une importante maison de commerce, accomplit normalement sa tâche.

Néanmoins, on est en droit de faire des réserves sur ce diagnostic.

Ces trois malades ne sont pas des exceptions cliniques. Les délires greffés sur l’automatisme mental sont aujourd’hui bien connus et leur mécanisme bien précisé, en particulier pour M. de Clérambault.

Néanmoins ils nous ont paru mériter une mention, cause de leurs étiologies particulières que les font en apparence différents ; en réalité ces trois cas ont un même noyau basal : l’automatisme [dissident de G. de Clérambault et que l’un de nous a proposé d’appeler syndrome de dépression mentale. [p. LXXVIII]

DISCUSSION

  1. LÉVY-VALENSI. — Je ne suis pas convaincu de la sincérité de la première malade. Le deuxième malade me paraît un hypomaniaque (hypomanie en rapport peut-être avec la syphilis).
  2. P. KAHN. — Pour le second malade, il est impossible de préciser le diagnostic en l’absence de ponction lombaire.
  3. HEUYER. — Pour le second malade, la syphilis est peut-être la cause organique de l’automatisme mental.

 

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