Sur les incube et les succubes. Lettre à M. L’abbé de M. L. D. ou dissertation critique sur l’apparition des Esprits. 1731.

Gustave Doré (1832-1883). Le succube. Gravé par Jacques Adrien Lavieille pour les Contes drolatiques d'Honoré de  Balzac 5e édition. (1855).  Honoré - 1855.

Gustave Doré (1832-1883). Le succube. Gravé par Jacques Adrien Lavieille pour les Contes drolatiques d’Honoré de Balzac 5e édition. (1855). Honoré – 1855.

Une très curieuse et insolite dissertation sur les incubes et la question de savoir si ceux-ci, porteurs de la semence du diable, peuvent féconder les femmes. Une approche qui reprend également la théorie des humeurs.

SAL… M. de – Lettre à M. L’abbé de M. L. D. ou dissertation critique sur l’apparition des Esprits, Paris, François le Breton, 1731, in Lenglet-Dufresnoy, Recueil de dissertations anciennes et nou­velles, sur les apparitions, les visons et les songes. Avec une préface historique et un catalogue des auteurs qui ont écrit sur les Esprits, les visions, les apparitions, les songes et les sortilèges, Avignon et Paris, Jean Noël Leloup, 1751-1752, tomes II, 1° parties, pp.151-189.

Référence : Yve-Plessis: Essai d’une bibliographie française… n°590.

Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire du document original.
 – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

AVIS AU LECTEUR

Cette curieuse Dissertation a été trouvée après la mort du sçavant M***, Vénitien, Docteur en Médecine, dans l’inventaire de ses papiers, & l’on ne doute pas qu’il n’en soit l’auteur. Un des amis de mon père, à qui elle tomba entre les mains, la lui envoya pour la faire imprimer. Je ne sçais pas la raison qui l’a empêché de prendre ce soin, une indolence naturelle en pourrois bien être la cause. Quoiqu’il en soit, en m’acquittant pour lui de cet engagement, je crois faire au Public un Présent considérable, & dont il me doit être obligé. Au reste, on ne doit pas s’étonner de trouver dans un Etranger un style aussi net & aussi correct; le long séjour que cet illustre Auteur a fait en France, lui en avoit rendu la Langue si familière, qu’il s’énoncoit plus aisément qu’en Italien. »

LETTRE

Je souhaiterois, Monsieur, que vous manquassiez aussi facilement de mémoire, que j’ai manqué de jugement, lorsque je me suis engagé à vous entretenir des Démons incubes & succubes, & de l’apparition des Esprits. Mais votre dernière m’a fait connoître que vous n’étiez pas homme à me remettre ma dette, & qu’il faloit absolument satisfaire à ma promesse. En vérité, il a fallu que le peu d’esprit que m’a donné la nature m’ait abandonné dans le moment où je me suis engagé à vous dire ma pensée touchant une matière si délicate. Si mon âme eût été alors avec mon corps, elle m’auroit conseillé d’avoir plus de retenue, & elle m’auroit fait entendre que ce n’est pas une entreprise commune, que de vouloir détruire les opinions du commun. Cette dernière phrase vous déclare déjà que je ne suis pas convaincu de la vérité de tous ces sortes de contes, que je ne crois point les conjonctions des incubes avec les femmes, possible; & qu’enfin je ne sçaurois me mettre dans la tête, qu’il puisse y avoir des apparitions d’Esprits. Il s’agit de prouver que mon sentiment est vrai; c’est ce que je vais tâcher de faire, en commençant d’abord par établir ma première proposition.

On a toujours estimé les hommes, qui dans la paix ou dans la guerre, se font distingués par leur génie, ou par leur valeur. L’antiquité a fait bâtir des Temples & élever des Autels à la mémoire des Héros, pour lesquels elle commandoit même d’avoir de la vénération; d’ou les peuples ont aisément passé jusqu’à cet excès de superstition, que de les prendre pour des Dieux. Les Pénates, les Faunes, les Silvains, les Satyres, les Naïades, les Hamadryades, les Esprits follets & domestiques, aussi-bien que les Incubes & les Succubes, ont pris de-là leur origine; & les plus importantes vérités de la politique, de la Physique & de la Morale des anciens Philosophes ont été cachées sous ce voile. Les Prêtres même, pour se faire valoir, se sont efforcés de maintenir l’existence de ces Divinités. Les Rabbins ont cru que les Faunes, les Incubes & les Dieux Tutélaires étoient des créatures que Dieu laissa imparfaites le Vendredi au soir, & qu’il n’acheva pas, étant prévenu par le jour du Sabbath. C’est par cette raison, selon le sentiment de Rabbi Abraham, que ces Esprits n’aiment que les montagnes, & qu’ils ne se manifestent que de nuit aux hommes.

Mais laissons ce que la cabale a avancé de superstitieux, & ce que le Paganisme a inventé de ridicule sur cette matière, pour examiner les questions que les Théologiens & les Jurisconsultes Chrétiens proposent.

L’écriture-Sainte semble favoriser la première, lorsqu’elle nous marque que les Anges ayant trouvé les filles des hommes belles, ils s’allièrent avec elles, & que de cette alliance naquirent les Géants: si bien qu’on peut insérer de-là que, puisque les Anges peuvent engendrer des enfants, les Démons, qui ne sont différens des Anges que par leur chute, peuvent aussi (selon le sentiment de Lactance) attirer les femmes dans des plaisirs impudiques, & les fouiller par leurs embrassements.

On assure que les enfants qui naissent de ces conjonctions abominables, sont plus pesants & plus maigres que les autres, & quand ils téteroient trois ou quatre nourrices à la fois, ils n’en deviendroient jamais plus gras: c’est la remarque qu’a fait Jacques Sprenger, Dominicain, qui fut l’un des Inquisiteurs qu’envoya le Pape Innocent VIII en Allemagne pour faire le procès aux Sorciers. Si le corps de ces enfants est donc différent du corps des autres enfants, leur âme aura sans doute des qualités qui ne seront pas communes aux autres ; c’est pourquoi le Cardinal Bellarmin pense que l’Antéchrist naîtra d’une femme qui aura eu commerce avec un Incube, & que la malice fera une marque de son extraction.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on a douté de l’accouplement des Démons avec les femmes ou les hommes, & que l’on a douté encore s’ils pouvoient engendrer. Ces questions furent autre-fois agitées devant l’Empereur Sigismond. On y allégua tout ce qu’on put de part & d’autre; enfin on se rendit aux raisons & aux expériences qui parurent les plus convaincantes & les plus certaines. Il fut donc décidé que ces accouplements étoient possibles.

On peut encore ajouter à cela la confession que font une infinité de Sorcières, qui disent avoir été caressées du Démon & être devenues grosses. Les Livres de Del Rio, de, Pierre De Lancre & Jean Bodin, font pleins de semblables historiettes; si bien qu’après tant de preuves authentiques & tant de confes­sions de Sorciers & de Sorcières qui l’avouent de bonne-foi & presque de la même sorte, il y auroit de l’opiniâtreté à tenir un sentiment opposé: car les histoires que l’on nous fait, paroissent si assurées, qu’il semble que l’on ne doive pas douter de la vérité de ces conjonctions diaboliques, témoin Benoît de Berne, âgé de 75 ans, qui fut brûlé vif, après avoir avoué que depuis quarante ans il avoit commerce avec un Succube, qu’il appeloit Herméline. François Pic de la Mirandolle, nous est garant de la vérité de cette histoire.

Toutes ces preuves paroîtroient fortes, si nous n’avions la raison & l’expérience, qui nous font connoître le contraire; & pour m’expliquer plus clairement sur cette matière, on me permettra de raisonner de la sorte.

La curiosité est naturelle à tous les hommes. Celle qui est blâmable est une maladie de l’âme, qui s’empare principalement des esprits foibles. Le monde est loin de gens qui veulent pénétrer dans les mystères les plus cachés, & jusques dans les secrets de l’autre vie. Si on leur parle de quelque chose d’extraordinaire, incontinent la joye rejaillit sur leur visage, & ils témoignent que c’est là l’endroit qui les flatte le plus.

D’ailleurs on est souvent ravi de trouver l’occasion de plaire; si un homme d’esprit se rencontre parmi des personnes foibles et ignorantes, il ne manquera pas de fomenter leur désir d’apprendre, & de prendre plaisir lui-même à se faire écouter & admirer; il leur fera des histoires qu’il aura lui-même adroitement inventées; & quoique les choses que nous en­tendons nous fassent de l’horreur, si elles nous sont pourtant inconnues, nous nous plairons à les ouir raconter. Il parlera des Démons, des Incubes, des Succubes, des Esprits follets, des Sorciers, &c. selon l’adresse de son esprit & fertilité de son imagination. Il persuadera si bien ce qu’il avance, par des raisons étudiées, que tous ceux qui l’écouteront seront convaincus de la vérité de la fable. Plus cette histoire se sera acquis de réputation, ou par son auto­rité, ou par son mérite, plus on ajoutera foi à ce qu’il aura dit; on cherchera même ensuite d’autres raisons pour appuyer les contes qu’il débite, & l’on trouvera peut-être des preuves pour justifier des choses si surprenantes.

C’est ce qui s’est passé dès les premiers temps, & c’est ce qui se passe encore tous les jours. Mais sans s’arrêter à ces préjugés, rien n’est capable de nous empêcher de prouver que ces opinions ne peuvent être soutenues de bonne-foi.

J’avoue que la conséquence que l’on tire de l’Ecriture-Sainte seroit juste, si les Anges pouvoient habiter avec les femmes; car il me semble qu’il n’y auroit pas plus de difficulté à croire le commerce des Démons, que celui des Anges avec les femmes. Mais outre que le passage de l’Ecriture peut s’expliquer sans admettre ces alliances qui répugnent à la nature, elle nous dit que les Saints ( qu’elle appelle les Fils de Dieu) s’étant joints avec les filles des autres, (qu’elle appelle hommes) engendrèrent des hommes puissants, c’est-à-dire, des Rois & des Monarques, qui avoient la puissance & l’autorité en main pour se faire craindre & respecter des autres hommes.

Ces hommes puissants étoient sans doute alors appelés des Géans, par la grandeur de leur autorité, au lieu que ce terme marque présentement la grandeur du corps, & cet équivoque du mot de Géant a donné lieu sans doute à l’une des lus grandes erreurs qui ayent jamais eu cours. C’est ainsi que les mots de Tyran & de Parasite, étoient autrefois fort honorables; au lieu que présentement ils sont odieux à tout le monde.

D’ailleurs les enfants peuvent être lourds par la pesanteur & la grosseur de leur os; & ceux qui ont de grandes entrailles & le foye chaud, peuvent tarir deux ou trois nourrice de suite, pour s’humecter & se rafraîchir. Si ces mêmes enfants ont un jour l’esprit malicieux (ce qui est un effet de leur tempérament) on ne doit pas conjecturer de-là qu’ils soient engendrés par un Démon.

A l’égard de l’assemblée qui se tint devant l’Empereur Sigismon, je ne m’étonne pas qu’elle décidât que les Démons pouvoient avoir commerce avec les femmes, & qu’ils pouvoient même engendrer; puisqu’elle n’étoit presque composée que de Théolo­giens, peu éclairés, qui souvent ne faisoient pas assez d’attention aux fuites de leurs décisions. Il donnèrent donc leurs sentiments en faveur de ces générations, qui sont si opposés aux loix de la nature. Si cette illustre Compagnie eût été composée de Philosophes & de Médecins, ou qu’elle se fut réglée sur le sentiments de Saint Jean Chrysostome, je suis très persuadé que ces questions n’auroient pas été décidées de la sorte.

Si nous voulions croire tout ce qui nous est dit tous les jours par les malades, qui ont l’imagination égarée & qui croyent pourtant l’avoir juste, nous tomberions souvent dans de pareilles erreurs. Les vapeurs d’une bile brûlée troublent quelquefois tellement leurs esprits, qu’il pensent que leurs songes sont des vérités.

C’est donc par une cause à peu près semblable, que les Sorcières se persuadent avoir été au sabbat, & y avoir eu com­merce avec les Démons, sans que pourtant ces misérables femmes soient sorties du lit, où elles s’étoient endormies.

Mais pour ne point m’opposer à une opinion qui semble être recûe de beaucoup de Théologiens, & sans alléguer de puissantes raisons pour la combattre, examinons la chose avec toute l’application possible & sans aucune prévention.

Je ne sçaurois me persuader non plus que Cassien, illustre Disciple de Saint Jean Chrysostome, que les Démons étant de purs Esprits, & par conséquent des substances différentes de la nôtre, qui n’ont ni chair, ni sang, ni parties naturelles, puissent avoir commerce avec les femmes. La raison qu’en apporte Philastrius, Evêque de Bresse, c’est que si cela s’est fait quelquefois, il doit encore arriver aujourd’hui: mais parce que nous sçavons que cela n’arrive pas maintenant, nous devons conclure que ces conjonctions & ces productions abomi­nables n’ont jamais été.

Mais ce qui est encore plus pressant sur cette matière, c’est la décision du Concile d’Ancyre, qui blâme & déteste la créance qu’ont les Sorcières d’être portées de nuit au sabbat, jusqu’à l’un des bouts de la terre, de se joindre aux Démons, & de prendre avec eux des plaisirs abominables; puisque toutes ces choses, ajoûte-t-il, ne sont que des rêveries & des illusions, bien loin d’être des vérités.

 Martin Van-Maeler (1863-1926). - L'Incube. Aquarelle originale. Collection privée. Reproduction interdite.

Martin Van-Maeler (1863-1926). – L’Incube. Aquarelle originale. Collection privée. Reproduction interdite.

Je ne sçaurois trop m’étonner de ce que les Chrétiens croyent si légèrement ce que les Payens avoient de la peine à croire; car tous ne demeurent pas d’accord que Servius Tullus, Roi des Romains, ait été engendré d’un Incube, & que Simon le Magicien fut le fils de la Vierge Rachel; comme dans les siècles suivants, quelques grossiers qu’ils ayent été, Merlin n’a pas été cru sur sa parole, quoique sa mère & lui voulussent persuader au Roi Vortigerne, qu’il étoit fils d’un Démon. La folie & la foiblesse des hommes, le désir de la nouveauté, l’ignorance des causes naturelles, la honte que l’on a de l’obscurité de sa famille, la crainte qu’un adultère ne se découvre, les flatteries des Courtisans pour les Princes, les ressorts de l’avarice & de la vanité, font les puissantes causes qui produisent ordinairement ces opinions érronées dans l’esprit des hommes. Jamais Mundus n’auroit joui de Pauline, si l’avarice & l’amour ne s’en fussent mêlés; jamais on auroit douté que l’enfant qui seroit venu de cette conjonction, n’eût été le fils de l’Incube Anubis, si l’imprudence de Mundus n’eût decouvert tout le mystère.

Léon l’Africain faisant une histoire de se qui se passe en son Pays, nous assure que tout ce que l’on a dit de la conjonction des Démons avec les femmes, n’est qu’une imposture; & que ce que l’on attribue aux Démons, n’est commis que par les hommes lascifs, ou par des femmes impudiques. Les Sorcières du Royaume des Fez, ainsi que cet Historien le rapporte, veulent bien que l’on croye qu’elles ont beaucoup de familiarité avec le Démon, & pour cela elles s’efforcent de dire des choses surprenantes à celles qui les vont consulter. Si de belles femmes les vont voir, ces Sorcières ne veulent point recevoir d’elles le prix de leur art; mais elles leur témoignent seulement le désir qu’a leur maître de les posséder pendant la nuit. Les maris prennent même ces impostures pour des vérités, & ils abandonnent souvent, selon leur langage, leurs femmes aux Dieux & aux vents. La nuit étant venue, la Sorcière lui tient, dit-on, quelquefois lieu de Démon; ce que j’ai cependant beaucoup de peine à croire.

Au reste, si les Sorcières n’étoient pas folles, ou intimidées par l’horreur des tourments, jamais elles n’auroient découvert le commerce qu’elles disent avoir eu avec le Démon. Il y en a eu même qui en ont fait gloire en Béarn, aussi-bien qu’en Allemagne, & l’on en a vu qui se vantoient hautement d’être Reine du Sabbat. L’ellébore ou les Petites-maisons seroient des remèdes plus propres à leur maladies, que le feu & les tourments, dont on s’est servi jusqu’ici. Mais pour connaître plus parfaitement la vérité de cette opinion, examinons ce que les Médecins disent de la maladie qu’ils appellent incube.

Cette maladie n’est qu’une suffocation nocturne, dans laquelle le respiration & la voix sont interrompues : il nous semble, que nous en sommes surpris, que le Démon(comme parle le vulgaire) nous presse la poitrine & nous empêche de crier au se­cours. Si une femme lubrique en est attaquée, elle croit for­tement qu’elle habite avec le Démon; & si avec cela elle a la mémoire embarrassée des contes que l’on fait ordinairement des Sorcières, son imagination se trouvant alors dépravée, fait qu’elle raconte ensuite sa rêverie comme une vérité.

Une femme effroyable à voir, vieille, sèche & mélancolique, qui a l’esprit imbu des fables du siècle; un vieillard atrabilaire, qui a passé toute sa vie dans les plaisirs illicites, & qui conserve encore un vif souvenir de sa vie passée, ne croit pouvoir mieux entretenir ses voluptés que dans ces sortes d’imaginations. Etant donc occupé de ses plaisirs, quand cette maladie l’attaque, sa folie va souvent jusqu’à lui faire voir un Démon en forme de femme, comme se l’imaginoit le vieillard de 80 ans, que l’on appelloit Pinet, qui parloit par tout où il étoit, à son Incube Florine, selon le rapport de Pic de la Mirandolle.

Le dormir sur le dos, le travail que souffre l’estomac à digé­rer des viandes dures, la faiblesse de la chaleur naturelle, la fermentation d’une humeur atrabilaire, sont les véritables causes de ces illusions nocturnes & démoniaques. Une vapeur épaisse, qui s’élève & se mêle parmi le sang, cause la difficulté de respirer & la privation de la voix : cette vapeur noire qui est ennemie de notre vie, empêche le libre mouvement du cœur & du poulmon, & retarde ainsi la fermentation natu­relle qui s’y fait, en embarrassant les conduits de l’une & de l’autre de ces parties; alors non-seulement on ne peut ni parler, ni respirer, mais même tout le corps languit par la faiblesse de ces deux parties principales.

Cette vapeur obscure portée au cerveau, offusque les esprits qui s’y sont formés, & pénétrant dans le cerveau, elle empêche l’action libre de l’âme: c’est par-là que l’imagination est dépravée, les sens troublés & les nerfs embarrassés, tellement qu’il n’y a pas d’apparence que le cœur, le poulmon, le diaphragme, en un mot toutes les parties du corps soient dans leur état naturel. La difficulté de respirer en est augmentée, aussi-bien que celle de se mouvoir; car cette vapeur épaisse & ennemie, trouble si fort toute la fermentation du suc nerveux, que l’âme qui s’en sert comme d’un instrument prochain, ne peut faire aucune des opérations que nous lui voyons faire tous les jours.

La maladie incube est quelquefois si commune, soit par l’intempérie de l’air, ou par la mauvaise qualité des aliments & des eaux, qu’elle devient comme épidémique & populaire, ainsi que Lysimacus (Lisimaque) l’observa autrefois à Rome; & si parmi toutes les autres personnes qui en sont attaquées, il y en a quelques-unes qui ayent l’âme embarrassée d’un amour impur, ou des fables des Sorcières, il ne faut pas douter que sa passion ou sa créance ne lui fasse voir en dormant, ou même en veillant, des objets capables de l’entretenir dans ses rêveries. L’amour & la maladie incube joints ensemble, sont des espèces de folies, qui peuvent causer tout ce que l’on dit de surprenant touchant le commerce des Démons avec les femmes.

C. Frank [?]

C. Frank [?]

Toute l’antiquité n’a pas cru ces bagatelles, puisqu’elle nous a laissé par écrit des remèdes pour guérir ceux qui sont possédés d’un esprit impur & qui sont attaqués de terreur paniques, croyant bien que ce Démon n’étoit ordinairement qu’une humeur mélancolique, qui causoit tous les désordres que l’on voyoit arriver à ces sortes de personnes, jusques-là que Pietro Pomponazzi nous fit l’histoire de la femme d’un Cordonnier, laquelle parloit plusieurs Langues sans les avoir jamais apprises, & qui fut ensuite guérie par le sçavant Médecin Calceran, qui avec l’ellébore lui chassa ses rêveries, & lui ravit en même temps la science par l’évacuation de la bile noire dont le Démon se servoit.

S’il est vrai, comme l’expérience journalière nous le fait connoitre, qu’après avoir préparé la bile noire & l’avoir évacuée, après avoir corrigé, levé les obstructions qui s’y trouvent & provoqué le sommeil, on rétablit la santé de ceux qui ont l’imagination dépravée, & qui se persuadent d’être agités par un Démon; on peut dire hardiment qu’en combattant l’humeur mélancolique, & la chassant du corps de ces sortes de malades, on en fait sortir en même temps le Démon. Cela arriva de la sorte à un Apothicaire, qui accompagnoit un Médecin dans un des Hôpitaux d’Auvergne. Cet Apothicaire protestoit, si nous en croyons Jacques, qu’il avoit vû pendant la nuit le Démon figuré d’une manière qu’il dépeignoit, & qu’il en avoit été maltraité: cependant ce Démon imaginaire fut chassé par les soins du Médecin de l’Hôpital, qui guérit l’Apothicaire de la maladie incube dont il étoit attaqué.

On pourroit à tous ces raisonnements en ajouter une infinité d’autres, qui ne seroient pas d’un moindre poids, pour prouver la fausseté du commerce des Incubes & des Succubes, avec les hommes & les femmes. Mais comme ce que nous venons d’en dire paroît plus que suffisant pour détruire ce préjugé, passons à le seconde partie, & voyons si nous réussirons également à prouver l’impossibilité de l’apparition des Esprits.

Les Esprits sont de telle nature, que nous pouvons dire que c’est illud quod neque oculus vidit, neque auris audivit, neque manus tetigit ; néanmoins tout le monde dit qu’il a vû, qu’il a oüi un Esprit, qu’un Esprit l’a battu; & l’on sçait si peu ce que l’on dit sur cette matière, que l’on parle d’un corps en pensant parler d’un Esprit. On me dira peut-être que les Esprits peuvent se former des corps d’air, ou prendre des cadavres pour se faire apercevoir. Je le veux : mais puisqu’ils ne peuvent rien faire de sensible sans l’aide du corps, voyons si l’artifice humain, ou la nature, ou le hasard, n’ont point la meilleure part à tous ces mystère. Il y a eu de tout temps des hommes plus fins les uns que les autres. Les premiers se sont servi de toutes sortes d’artifices pour tromper les derniers ; & quand le pouvoir humain leur a manqué, ils ont mis en usage tout ce qui pouvoit leur servir, pour abuser de la simplicité de ceux dont ils se sont voulu rendre les maîtres, jusqu’à leur persuader que ce qu’il leur proposoient, étoit la volonté du Ciel. Il y a une infinité d’histoires qui ont embarrassé les plus incrédules ; & l’on peut bien dire qu’il en est comme des tours de gobelets, qui surprennent les yeux les plus perçans, mais qui font rougir ceux qui se laissent abuser par des choses si simples, lorsque l’artifice en est découvert. Voici quelques histoires qui vous prouveront ce que je dit.

M.L.B.D.N. me racontoit un jour, qu’un jeune Prince d’Italie, dont les moeurs étoient déréglées, étant dans sa chambre, aperçut un spectre qui lui dit d’un ton fier & d’une voix menaçante : Corrige-toi, et puis disparut aussitôt. Ce jeune Prince voulut faire l’esprit fort, & croire que ce n’étoit qu’une imagination ; mais après que le spectre lui eut apparu une seconde fois, & lui eût répété la même chose, il en fut tellement épouvanté, qu’il changea entièrement de vie & ne songea plus qu’à faire son salut.

Souffrez, Monsieur, que cet exemple vous convainque du moins pendant un instant de l’apparition des Esprits. Cependant il y a rien moins dans toute cette aventure que de l’extraordinaire, & le fait est des plus simples. Le père du jeune Prince voyant que son fils, dont il connoissoit le génie, portoit son ambition trop avant, craignit qu’il ne manquât de piété envers celui qui lui avoit donné le jour, il se servit donc de cet expédient pour le retenir dans son devoir: pour cet effet il fit disposer dans la chambre de son fils une porte dérobée, à l’endroit de laquelle on avoit coupé la tapisserie, afin d’y faire passer une machine en forme de spectre, dans laquelle il y avoit un homme enfermé, lequel, comme je viens de vous le dire, menaça ce jeune Prince, qui étoit alors attaché à la lecture, & qui par la surprise donna le loisir à ce phantôme artificiel de se retirer & de rajuster subtilement la tapisserie. Tel fut l’artifice dont se servit ce père ingénieux pour faire rentrer son fils en lui-même. Voyons si le hasard n’y contribue pas quelquefois, aussi-bien que la ruse. Deux histoires vont le prouver.

Une servante de la rue Saint Victor étant descendue dans la cave, en remonta avec une frayeur sans égale, en s’écriant qu’elle venoit de voir une Ame entre deux tonneaux. on se mocqua d’elle. Les plus hardis y descendirent; mais ils en remontèrent aussi promptement, & avec autant de frayeur que cette pauvre Servante. Aussi-tôt le bruit courut par tout le Quartier, qu’un Esprit revenoit dans cette cave, & il se trouva plus de vingt témoins de visu, qui tous le rapportèrent comme la chose du monde le plus assurée. Tant de témoignages étoient capables d’embarrasser des esprits foibles: néanmoins admirez les effets du hasard & de la foiblesse humaine; le chariot de l’Hôtel-Dieu ayant versé près de cette maison, où l’on disoit que l’Esprit revenoit, & les corps étant tombés sur le pavé, il en passa un par le soupirail de la cave, lequel tomba entre deux muids & y demeura tout droit. Voila ce qui donna lieu à cette fausse croyance.

Je ne doute point que vous n’ayez lû dans Jérôme Cardan, ce qui donna sujet à un François de croire qu’un Esprit l’avoit voulu perdre au moment que ce François vouloit passer de nuit par un lieu qu’il ne connoissoit pas ; & comment après qu’il eut demandé en ces termes: Peut-on passer ici? l’écho lui répondit aussi-tôt : Si, si, qui veut dire en Italien, oui, oui: de sorte qu’après cela il ne fit aucune difficulté d’avancer ; mais il se jetta dans une rivière, où sans doute il auroit été noyé, si l’on ne fût venu bien vite à son secours ; & quoiqu’après cela on pût lui dire pour lui prouver que l’écho seul lui avoit joué ce mauvais tour, jamais on ne lui put ôter de l’esprit la croyance qu’il avoit conçue qu’un Démon l’avoit voulu faire noyer : tant il est vrai que les apparences nous impriment de puissantes idées très-mal aisées à dissiper.

Voici une autre aventure, qui ne vous surprendra pas moins que les autres, & qui fit perdre à un des plus courageux hommes du monde, son courage & sa fermeté, ainsi qu’il l’a dit lui-même. C’est M. le Marquis de C. qui s’est tant signalé dans les guerres, & qui avoit fait paroître un esprit solide & inébranlable, dans quelques desseins qu’on avoit eu de lui faire peur des apparitions artificielles.

Ce brave Marquis étant en garnison dans une petite Ville du Dauphiné, entendit une nuit, lorsqu’il étoit couché, marcher à grands pas dans sa chambre, & comme qui diroit quelqu’un qui traîneroit des chaînes. Il prêta l’oreille à ce bruit, & il oüit que cela alloit droit à la cheminée: il ne voyoit rien à cause de la grande obscurité; mais comme cela eut frappé de la pelle sur une bûche mal éteinte, le feu se ralluma un peu, ce qui fit une lumière, à la faveur de laquelle ce Seigneur vit un grand homme sec, qui avoit les joues cousues, un regard effroyable, & des chaînes aux mains & aux pieds. Ce spectre s’approcha ensuite d’une table, où il y avoit deux pistolets chargés; il en prit un, & le banda en le regardant, & puis le remit brusquement sur la table; après quoi il fut droit au lit du Marquis, à qui d’un ton de voix lugubre & capable d’inspirer de la terreur à Mars lui-même; il dit: que fais-tu là? Je tâche de dormir, lui répondit ce Seigneur avec assez de peine. Le phantôme lui fit encore quelques demandes, toujours du même ton de voix, & lui dit enfin: Retire-toi, afin que je me couche; & il se coucha en effet auprès du Marquis, qu’il poussoit toujours comme s’il l’eût voulu jeter hors du lit. En cet état le générosité & la solidité d’esprit abandonnèrent notre Marquis, & donnèrent prise à la peur, s’il est permis de parler de la sorte. Il faut avouer aussi qu’il n’y a que la brutalité, qui puisse donner de l’assurance dans une pareille rencontre. Toutefois comme ce Marquis avoit un fonds de courage, qui ne pouvoit l’abandonner pour longtemps; aussitôt qu’il eût ouï du monde qui crioit dans une cour prochaine: Le fou est échappé, le fou est échappé; alors il cessa d’avoir peur, & se jetta sur cette hideuse figure, qu’il tint embrassée de toutes ses forces, jusqu’à ce qu’on fût venu à son secours pour le délivrer d’un si vilain camarade. En effet, c’étoit un fou maniaque, père du maître de la maison. On le tenoit enfermé il y avoit longtemps, le plus secrètement qu’on pouvoit, & s’étoit échappé ce jour-là, ou plutôt cette nuit-là.

Pascal Van der Vreken. Incube (vers 1976).

Pascal Van der Vreken. Incube (vers 1976).

Je vous demande, Monsieur, si la fantaisie lui eût pris de s’en retourner en son lieu ordinaire, avant qu’on se fût aperçu de sa sortie; je vous demande, dis-je, si M.de C. n’auroit pas été fortement persuadé de l’apparition des Esprits, & si cela n’auroit pas été capable d’en convaincre entièrement ceux qui le connoissoient pour un homme, qui ne manquoit ni de fermeté, ni de courage, ni de solidité d’esprit.

Je me souviens d’un trait à peu près semblable, quoique les circonstances en soient différentes. Les locataires d’une maison située à Lyon, dans la Place des Terreaux, furent obligés d’en sortir, ne pouvant plus résister aux frayeurs que leur causoit toutes les nuits la vue d’un spectre épouvantable, qui faisoit la ronde de toutes les chambres, en poussant des hurlements affreux. Déjà plusieurs années s’étoient écoulées, que personne n’osoit habiter dans cette fatale maison, pas même approcher, tant la peur étoient universellement répandue. Les propriétaires avoient presque renoncé au droit qu’ils avoient, quand cette nouvelle vint aux oreilles d’un Soldat du Régiment d’Artois. C’étoit un jeune homme intrépide, & qui bien loin d’avoir peur des Esprits, disoit sans cesse qu’il ne seroit jamais plus satisfait, que lorsqu’il en pourroit voir. Il y avoit là de quoi contenter son envie. On lui proposa une grande récompense, s’il pouvoit apprendre du phantôme le sujet qui l’amenoit dans cette maison, & les moyens qu’il falloit employer pour l’engager à ne plus rendre visite à des gens qui vouloient bien s’en passer. Il n’en falloit pas tant pour déterminer notre généreux Soldat à entreprendre l’aventure: il porte dans la maison une bonne provision de vin, de tabac & de chandelle, & attend de pied ferme l’arrivée de spectre. Déjà le jour étoit prêt à paroître, & il désespéroit de rien voir, quand il entendit tout-à-coup un bruit effroyable & des mugissements furieux. Il se tint sur ses gardes, met le pistolet à la main, & sans s’émouvoir, il regarde tranquillement avancer l’Esprit. La contenance du Soldat effraya le revenant; il n’étoit pas accoutumé à trouver de pareilles sentinelles ; & celui qui faisoit peur aux autres, eut pour le coup peur à son tour: il s’enfuit. Le Soldat le poursuit ; il descend les degrés, l’autre en fait de même, lui tenant toujours le pistolet dans les reins. L’Esprit se jette enfin dans une trappe, qui étoit au bout de l’escalier d’un caveau par où il avoit fallu passer. Notre intrépide n’hésite point de s’y jeter après lui. Quel fut son étonnement d’y rencontrer, au lieu d’une assemblée de sabbath, une fort bonne compagnie, et, quelques gens de sa connoissance ! Le spectre se démasque sur le champ, sr dépouille du lugubre vêtement dont il étoit revêtu, & se jette aux pieds du Soldat, qui lui faisoit une frayeur inconcevable avec son pistolet. Vous êtes impatient, Monsieur, d’apprendre le dénouement de cette aventure : c’étoient de très honnêtes faux-monnayeurs, qui, pour travailler en sûreté à leur petit commerce, s’étoient avisés de se servir de se stratagème pour faire fuir les gens de la maison dont le voisinage les inquiétoit. On fit asseoir le Soldat ; il but & mangea avec eux le reste de la nuit, & dès le grand matin il leur conseilla d’aller chercher gîte ailleurs, disant que pour lui il alloit découvrir tout le mystère, & se faire payer de la somme dont on étoit convenu.

Vous voyez bien, Monsieur, de quelle manière le hasard & l’imposture se jouent de la crédulité des hommes. Il faut vous montrer aussi que la nature a voulu être de la partie, & qu’elle se sert pour cela de moyens qui sont encore plus difficiles à découvrir, que les tromperies des hommes mêmes.

Der Peitschen-Teufel [Le fouet du diable] par Plantokow.

Der Peitschen-Teufel [Le fouet du diable] par Plantokow.

M. L. B. me fit dernièrement une histoire, qui confirme ce que je dis. Un jeune homme ayant passé une partie de la nuit avec une femme qu’il aimoit, s’en retourna coucher dans son lit ordinaire; mais il n’eut pas dormi une heure ou deux, qu’en s’éveillant il aperçut près de son lit sa Maîtresse, qui lui dit quelque chose dont il ne me souvient pas, & puis disparut. Ce jeune homme appelle aussi-tôt son Valet, & lui demande si toutes les portes sont bien fermées. Son Valet lui répondit qu’il n’y avoit rien d’ouvert, & notre amoureux se rendormit. Mais il se réveilla encore, & revit pour la seconde fois sa Demoiselle, qui disparut. Il ne faut pas demander s’il en fut épouvanté, & si cette vue ne lui causa pas alors autant de frayeur, qu’elle lui donnoit ordinairement d’amour & de joye. Je ne m’étonne point de cette apparition. Un homme encore tout enflammé, & qui vient de goûter les plaisirs, dont on peut jouir avec une beauté qu’on aime; un homme, dis-je, de cette sorte a pu conserver quelque temps dans son imagination les traits de l’objet de son amour; la substance du cerveau, qui est fort délicate, peut demeurer ébranlée par l’impression que fait un tel objet; & même les amoureux voyent continuellement ce qu’ils aiment, bien qu’ils en soient séparés. Ne voyons-nous pas aussi que ceux qui ont longtemps porté un fardeau sur les épaules, ou sur les bras, le sentent encore quelques temps après l’avoir quitté ? Si les objets ne se font sentir que par l’impression qu’ils causent sur l’organe, & par l’ébranlement qu’ils font des petites fibres de ces mêmes organes, ne pourront pas croire que cet ébranlement peut durer quelque temps après que les objets ne sont plus présents ? La douleur d’un coup de pierre demeure longtemps après coup. Ce jeune homme avoit la tête remplie des idées de la Demoiselle, il pensoit continuellement à elle, & il la voyoit même toujours étant éveillé: ainsi n’étant qu’à moitié éveillé dans son lit, ses esprits, qui étoient encore dans une confusion qui l’empêchoient de connoître distinctement ce qui remuoit son imagination, firent qu’il crut voir au-dehors de soi ce qui n’étoit que chez soi. La même chose peur arriver à un homme parfaitement éveillé, si l’impression se fait sentir si avant dans cerveau, qu’il en soit continuellement ébranlé. De plus, si le mouvement des organes se communique au cerveau, pourquoi le mouvement du cerveau ne pourra-t-il pas se communiquer aux organes, & les mouvoir avec la même modification que feroient les objets extérieurs, pour leur voir au-dehors la même chose qui feroit empreinte dans le siège de l’imagination ? Il se peut faire aussi, comme nous avons dit, qu’une rate pleine d’humeurs brûlée, & un sang épaissi, envoyent des vapeurs grasses, ou (pour mieux dire ) desexhalaisons à la tête, qui prennent telle ou telle figure, ainsi que les nuées représentent à l’imagination des objets différents. Ces figures peuvent paroître à certaines heures réglées, selon que l’humeur s’échauffe; & cela fait des apparitions quotidiennes, tierces & quartes, ainsi que des fièvres.

Une expérience dont je veux vous entretenir, m’a donné lieu d’imaginer une autre cause naturelle de ces apparitions. Une femme à qui une cataracte étoit remontée après avoir été abattue, me vint trouver il y a quelques années. Je regardai son oeil, & je remarquai que sa cataracte, quoique remontée, étoit toute détachée de la circonférence de l’uvée. Je lui dis que je croyois qu’elle se dissiperoit. Cette femme revint chez moi un mois après. J’observai que sa cataracte commencoit à se rompre; je lui dis que la vue de cet oeil pourroit revenir. Elle sortit de chez elle peu de temps après, pour aller se promener à Montmartre; mais elle n’eut pas plutôt passé la porte de la Ville, qu’elle s’écria qu’elle étoit ensorcelée, qu’elle voyoit des mouches & des chenilles de toutes sortes de couleurs; qu’une mouche beaucoup plus grosse que les autres, dont une aile étoit verte & l’autre jaune, dont la tête étoit rouge & le corps bleu, lui vouloit entrer dans l’oeil. Cette pauvre femme effrayée de cette manière entra chez un Taillandier, & envoya quérir un Prêtre, qui la consola du mieux qu’il put; mais qui avoua qu’il n’avoit jamais ouï parlé de Diables bigarrés de cette façon. On ramena cette femme chez; elle me renvoya quérir le lendemain. Je vis son oeil, & j’aperçus que sa cataracte étoit en plusieurs pièces, dont quelques-unes se touchant formoient comme de petits prismes; il y en avoit aussi qui étoient les unes sur les autres, comme des glaçons, lorsque la rivière n’a pas gelé tout-à-coup. Je lui demandai si les mouches & les chenilles lui paroissoient aussi formées & les couleurs aussi vives que dans le moment qu’elles les avoit aperçues? Elle répondit que non. Je la rassurai sur sa peur, & je lui dis qu’elle verroit bientôt de son œil ; ce qui arriva en dix ou douze jours, pendant lequel temps les figures & les couleurs de ces animaux s’effacerent entièrement.

Vous voyez, Monsieur, ce que peuvent les différentes réactions des rayons visuels, qui étant modifiés de telle ou telle manière représentent à l’imagination différentes figures. Je vous demande si, après ces exemples, on ne peut pas croire que des vapeurs voltigeantes dans l’humeur aqueuse, puissent faire paroître des spectres & des phantômes. Pour moi, je n’y voit point de difficulté, & cette dernière cause, qui l’est sans doute de beaucoup d’apparitions, peur imposer aux esprits les plus solides.

Il peut arriver aussi que des vapeurs gluantes s’élèveront également de toutes les parties d’un corps qui pourrira sous la terre, lesquelles gardant la même situation entr’elles, qu’elles avoient au moment qu’elles sont sorties du cadavre, représenteront une ombre, ou un phantôme, ou une figure du corps qui les a produites, ainsi qu’il est quelquefois arrivé la nuit dans les Cimetières; & si la même chose n’arrive pas le jour, c’est parce que l’air de la nuit resserre ces vapeurs, & ne permet pas qu’elles se dissipent comme elles font dans un air plus chauffé durant le jour.

Cependant avec tous ces raisonnements, je ne prétends pas faire passer mes observations pour des démonstrations mathématiques, & moins encore les donner pour articles de fonds. J’ai dit librement ce que je pensois sur cette matière, pour avertir qu’il faut en beaucoup de rencontres prendre garde de ne pas donner trop facilement dans quelque piège, de peur d’être pris pour dupe. Je souhaiterois de tout mon cœur que le retour des Esprits fût naturellement possible, afin que si je meurs avant vous, je vienne encore de l’autre monde vous dire ce que je vous ai dit souvent en celui-ci, que je suis, Monsieur, &c…

Gustave Doré (1832-1883). Le succube. Gravé par Jacques Adrien Lavieille pour les Contes drolatiques d'Honoré de  Balzac 5e édition. (1855).  Honoré - 1855.

Gustave Doré (1832-1883). Le succube. Gravé par Jacques Adrien Lavieille pour les Contes drolatiques d’Honoré de Balzac 5e édition. (1855). Honoré – 1855.

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