Les possédés de l’église de sainte Dymphne à Gheel. Par Paul Masoin et Henry Meige. 1903.

Pour faire suite à l’article de Paul Richer et Henry Meige, Documents inédits sur les démoniaques dans l’art, publié ici même. [voir article]

Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

Extrait de la Nouvelle iconographie de la Salpêtrière », (Paris), tome XVI, 1903, pp. 305-318., 1 planche hors texte (planche LX) [p. 305]

LES POSSÉDÉS DE L’ÉGLISE SAINTE-DYMPHNE A GHEEL

par

PAUL MASOIN et HENRY MEIGE

I

Au cœur de la Campine, sur les confins de la Belgique et des Pays-Bas, s’étale, au milieu d’une vaste plaine fertile, la calme commune de Gheel.
Gheel, c’est le « paradis des fous ». Et, en vérité, c’est la plus ancienne colonie familiale d’aliénés ; aujourd’hui encore l’une des plus prospères.
Qui touche à folie frôle toujours un peu de mystère. Aussi, naturellement, Gheel a sa légende. La voici :
Au VIIe siècle, vivait en Irlande une princesse très chrétienne, nommé Dymphne. Le roi, son père, un affreux païen, se prit pour elle d’une passion incestueuse, au point que la princesse fut forcée de prendre la fuite. Elle se réfugia â Gheel où elle vécut pieusement, donnant l’exemple de toutes les vertus. Mais le roi, poussé par son criminel amour, finit par découvrir la retraite de sa fille, et, ne pouvant triompher de sa vertueuse résistance, n’hésita pas l’occire de ses propres mains.
Cette fin tragique consacra la réputation de sainteté de la princesse. Morte vierge et martyre, elle méritait bien d’être canonisée.
Le tombeau Sainte Dymphne devint ainsi un lieu de vénération. On connut qu’il s’y faisait des miracles. Gheel fut bientôt un centre de pèlerinage, où les malades et les infirmes affluèrent de tous côtés.

On y voyait surtout des possédés (besetenen), dès ensorcelés (betooveren) et toutes sortes d’insensés (onnoosele), de simples (simpele) et d’innocents, en quête d’une guérison (1), Probablement, la princesse Dymphne, [p. 306] de son vivant, s’était signalée par quelques cures merveilleuses de pauvres diables névropathes, et, selon la coutume, la foi dans cette vertu curatrice se perpétua autour de son tombeau,
Ce qui est certain, c’est que dès le XIIe siècle Gheel était déjà un lieu de rendez-vous pour les aliénés et les nerveux : les principaux fervents de sainte Dymphne se composaient de fous, d’idiots et d’imbéciles, d’hystériques et d’épileptiques.
La tradition voulant que tous les accidents névropathiques et psychopathiques fussent des manifestations de l’esprit malin, le seul traitement qu’on songeât à leur opposer se bornait alors à des pratiques religieuses. Une grande attaque convulsive, un délire extravagant ne comportaient qu’une sorte de médication : l’exorcisme du démon, unique cause de toutes les gesticulations désordonnées, de toutes les divagations incohérentes. Aussi, de bonne heure, vit-on des prêtres et des religieux prendre la direction des cures rituelles.
Gheel devint par là un centre thaumaturgique de premier ordre. Tout le mérite, assurément, en revient à ses organisateurs religieux. D’autre part, et d’accord avec les autorités ecclésiastiques, le pouvoir communal prescrivit, à diverses reprises, des mesures dont on ne peut qu’apprécier la judicieuse sagesse.
En 1526, le bailli Aart van Broeckhoven « fit décider devant le ban du seigneur que si un pèlerin se suicidait par submersion ou de quelque autre manière, le seigneur n’aurait aucune action ni droit tant à l’envers du mort qu’à l’égard de ses biens ».
Et, d’une ordonnance de 1548 il ressort clairement que, les malades étaient considérés légalement comme irresponsables.
Voilà bien les premières bases d’une législation concernant les aliénés. Et voici qui démontre que, déjà un siècle auparavant, les habitants de Gheel hébergeaient, moyennant finances, les « insensés » venus en pèlerinage.
Le bailli Jean van Roye (1457-1483) stipula, en effet, que les aliénés ne seraient admis à Gheel que sur une demande expresse de leur famille. « D’accord avec le Collège des échevins, Il prit également toutes les mesures pour assurer â ses concitoyens le paiement de la pension (des aliénés ici placés). Il fit passer par le Collège des échevins les accords intervenus entre familles pour le placement des aliénés » (2).
Au XVe siècle, la colonie familiale de Gheel était donc fondée, et fonctionnait selon des règlements fort sages. [p. 307]
Ceci s’était produit insensiblement, par la force même des choses :
La réputation de Gheel allait croisant ; le nombre des « insensés » qui s’y rendaient croissait de même. Au commencement, on leur avait réservé quelques cellules dans une dépendance de l’église, où ils demeuraient durant la neuvaine qu’on leur imposait. Mais bientôt ce local devint insuffisant et on songea â les loger chez l’habitant. Accoutumée de longue date à\ voir des fous, la population n’éprouvait pas à leur contact cette appréhension qui va souvent jusqu’à la terreur dans la plupart des milieux rustiques. Elle consentit volontiers à les héberger, quelquefois peut-être par charité pure, le plus souvent moyennant une rémunération.
Ainsi la bienfaisante intervention de sainte Dymphne s’étendit â la fois sur les visiteurs de la commune de Gheel et sur ses habitants.
Un « Collège des dix vicaires », auquel succéda en 1562 l’ordre des Chanoines Ste Dymphne, prit en main toute l’organisation : répartition et surveillance des aliénés, exorcismes, logement et nourriture, pratiques religieuses, comptabilité, observations médicales, rapports avec les autorités laïques, etc., tout était de leur ressort, et ils s’acquittaient de ces fonctions multiples avec le plus grand zèle.
« Tous les aliénés étaient admis sans distinction aucune. A leur arrivée à Gheel, on les envoyait à l’église Sainte-Dymphne pour être soumis aux pratiques religieuses : ils demeuraient neuf jours dans une dépendance de l’église (sieckenkamer, littéralement : chambre des malades), dont les cellules en beau bois de chêne se voient encore aujourd’hui en excellent état de conservation. Durant ce temps, les aliénés étaient confiés à des « sieckeowaersters » (infirmières) au nombre de deux pour les 4 malades que pouvait héberger l’édicule. Ces personnes n’appartenaient à aucun ordre religieux et ne portait aucun costume spécial ; c’étaient des femmes d’une certaine culture intellectuelle qui consentaient à accorder leurs soins aux aliénés. Elles étaient sous la dépendance immédiate des autorités ecclésiastiques et n’étaient nommées que pour un an, sauf confirmation pour un nouveau terme. Elles étaient installées officiellement, et les Archives disent quel esprit et quelles qualités on réclamait de ces personnes pour l’accomplissement de leurs fonctions. En 1642, les frais de séjours, y compris les offrandes, frais de surveillance, de lavage, de séchage (?) et de chauffage (boeten, bewaren, wassen, vringhen, ende brand) s’élevaient à 6 florins environ.
A leur sortie de la chambre d’exorcisme et de dévotions, les malades étaient repris par leur famille, ou demeuraient chez des particuliers. Toutes les maisons n’étaient pas aptes à héberger des aliénés ; le choix en était réservé aux chanoines de Ste-Dymphne.
Il ne faudrait pas croire cependant que tous ces soins fussent donnés [p. 308] pro Deo (om Gods wille). Exception faite pour quelques indigents, chaque pèlerin devait fournir à l’église son propre poids de seigle, qu’il était tenu de mendier. Et pour éviter les erreurs faciles, il y avait, à cet effet, dans l’église de Ste-Dymphne une balance spécialement réservée à la vérification de ces honoraires tarifés au boisseau : le fou léger y gagnait un peu ; mais on se rattrapait sur les poids lourds. Quoi qu’il en soit, de bonne heure déjà les offrandes des fidèles furent assez conséquentes pour permettre d’édifier au XIVe siècle, au lieu et place de la petite chapelle primitivement consacrée à sainte Dymphne, une église monumentale dont on peut admirer aujourd’hui les vastes proportions.

***

Le récit des merveilles dont l’église de Ste-Dymphne fut le siège est consigné dans les écrits de P. Cameracensis (avant 1247), dans les Archives de l’église, dans le Liber innocantium (1687-1797) dans des lettres de chanoines, voire même dans des attestations de baillis, échevins et notaires de l’endroit. Certains de ces documents mentionnent les circonstances du transport de l’aliéné, ou portent des notes sur l’état psychique antérieur du sujet ; d’autres renseignent sur le début et l’évolution de la maladie, sur l’état des malades à leur arrivée à Gheel, ultérieurement sur les effets des pratiques religieuses, et, éventuellement, sur la guérison du malade.
Celle-ci éclatait parfois brusquement au cours des exercices religieux ; d’autres fois, elle ne se produisait qu’après un séjour plus ou moins prolongé à Gheel. Certaines d’entre elles furent l’objet de démonstrations publiques.
Les malades guéris demeuraient encore quelque temps à Gheel, et les Archives mentionnent expressément si la guérison se maintenait durant ce temps d’épreuve. Bien plus, parfois même plusieurs années après, les malades guéris revenaient à Gheel à certaines solennités religieuses et faisaient alors constater le maintien de leur guérison » (3).
Les prêtres consignaient également dans leurs Archives, et particulièrement dans le Liber innocantium, quelques détails sur les symptômes de la maladie renseignements d’ailleurs assez vagues. En voici quelques exemples (2) :
Une femme — hystérique sans doute — avait le cerveau torturé, puis le cœur, puis les jambes, puis les bras, et même tout le corps, enfin, vers la mi-carême, elle eut les sens si troublés qu’on dut la lier des mains et des pieds ».
Un idiot ou un dément, — « était atteint de grande simplicité, totalement dépourvu d’intelligence, ne sachant ni prier, ni lire, ni dormir la nuit, étant comme un enfant innocent ».
Un autre « était absolument muet, courbé de corps et impotent, reposant et s’asseyant toujours la tête joignant les genoux… , couché huit jours durant sans ouvrir les yeux ni manifester aucun désir, de manière que lui aussi paraissait totalement malade et innocent, sans pouvoir utiliser son intelligence ».
Un persécuté « était tourmenté avec fureur et rage par le mauvais esprit, au point qu’il déclarait que ce n’était pas à dire ».
Un autre « était totalement pris de fureur et de grande confusion, de sorte qu’on pouvait difficilement le tenir au lit, ne pouvant dormir ni la nuit ni le jour, voulant toujours fuir, faisant grand vacarme de cris et gesticulations ».
Un dernier ayant perdu deux filles de la peste, s’en tourmenta si fort, qu’il tomba dans une grave maladie dont il demeura avec une impotence des jambes et des membres…, mutisme et un état intellectuel très misérable ».
La plupart de ces malades n’arrivaient à Gheel qu’après avoir épuisé toutes les ressources de la médecine laïque. L’un d’eux avait consulté « presque tous les médecins de Malines… mais sans aucun résultat ». Une femme du village d’Alem avait été saignée deux fois au front par un chirurgien, puis « enfermée et liée dans une chambre obscure…, et personne, sauf les gens préposés à sa garde, ne pouvait s’approcher d’elle » ; procédé d’isolement assurément judicieux, mais, dans l’espèce, inefficace.

 *** 

A Gheel, toute thérapeutique était abandonnée. Les pratiques religieuses l’emportaient. Il n’est guère question que des moyens de contrainte employés contre les grands agités, qui devaient être « liés des pieds et les mains pour les empêcher de nuire à eux-mêmes et à autrui ». Encore ces mesures de précautions étaient-elles édictées surtout par les baillis afin de prévenir des accidents chez les habitants qui hébergeaient les aliénés. Il est probable qu’à diverses reprises on avait eu â déplorer des méfaits, comme en témoignent les ordonnances suivantes :

Ordonnance du 16 février 1676 (bailli Martin Van Cauwegom) : le bailli et les échevins ordonnent que tous ceux qui hébergent des fous ou des sots, lieront ceux-ci des pieds et des mains de telle sorte qu’ils ne puissent nuire à personne, sous peine de responsabilité des méfaits et nuisances ; et qu’ils les empêcheront d’entrer dans l’église paroissiale de St-Amand, sous peine d’une amende de 6 florins. — Pour copie : Blereau. [p. 310]

Ordonnance du 6 mai 1747 – Le bailli et échevins ayant reconnu que les fous causent différents désordres, qu’ils ne sont point surveillés, qu’ils errent librement, qu’ils se noient et causent des accidents, etc., ordonnent que tout fou ou sot retenu par des entraves n’entre plus dans l’église de St-Amand ou de Ste-Dymphne sans être accompagné de son nourricier ; qu’aucun aliéné ne sera plus entravé ou lié sans connaissance préalable et permission du révérend doyen collégial pour ceux qui seront placés à l’infirmerie attachée à l’église de Ste-Dymphne et pour tous les autres aliénés, sans la permission du bailli, le tout sous peine de 6 florins d’amende.
Item, ordonne que tout nourricier d’aliénés appartenant à la religion catholique romaine s’adressera soit au révérend doyen collégial, soit au curé afin qu’ils puissent s’assurer si les aliénés sont capables de recevoir les Saints-Sacrements, attendu que beaucoup meurent sans l’assistance de l’église, le tout sous peine de 6 florins d’amende.
Item, que tous ceux qui tiennent des fous, provenant soit des villes, villages ou des maîtres de pauvres, les fassent inscrire à leur nom afin de payer les frais d’enterrements de ceux qui viendraient à mourir.

Ordonnance du 29 janvier 1754. — Secrétaire : Baclé.
Nonobstant les ordonnances du 16 février 6676 et du 6 mai 1747, beaucoup de désordres ont en lieu, provenant de ce que les nourriciers ont peu ou point de soins de leurs aliénés, et qu’ils sont libres de telle sorte que l’on ne puisse plus faire de distinction entre un homme fou et un homme raisonnable ; et cela, parce que les nourriciers réprimandés répondent toujours : « Oh, mon fou ou commensal n’est pas méchant, il ne fait de mal à personne ; bien plus, c’est le meilleur enfant du monde, » ou autres raisons semblables. — Nonobstant que ces fous ne leur sont confiés que pour être tenus et surveillés chez eux ; considérant que les habitants de cette commune ne doivent par être journellement exposés à des affronts, des tourments et des malheurs, le bailli et échevins renouvellent les anciennes ordonnances et ordonnent ce qui suit :
Qu’à l’avenir, les nourriciers tiendront en sûreté leurs fous ou commensaux, soit avec des entraves, soit en les enfermant, ou de toute autre manière afin qu’ils ne puissent faire de mal à personne, et que les nourriciers payeront tout dommage causé par leurs pensionnaires, et qu’ils payeront en sus 6 florins d’amende.
Item, que ceux qui hébergent des fous ou aliénés devront les surveiller et les tenir au logis, de manière à ce que depuis la Saint-Bavon (1er octobre) jusqu’à Pâques, ils ne sortent pas avant 8 heures du matin, et soient rentrés le soir à 4 heures, et de Pâques à la Saint-Bavon, le matin à 6 heures, et le soir à 7 ; sous peine, s’ils sont rencontrés, de payer une amende de 3 florins autant de fois qu’ils seront trouvés délinquants, sous quelque prétexte que ce soit, et que l’on ne pourra présenter pou excuse qu’ils ont récupéré leurs facultés, ayant été placés comme insensés.
Item, que les nourriciers empêcheront positivement leurs aliénés de sortir [p. 311] de leur maison avec du feu, de la lumière, ou des pipes allumées, sous peine de 3 florins d’amende ».

Voici enfin une ordonnance du Conseil souverain du Brabant, en date du 20 avril 1754, signalée par le chanoine Janssens (5).

Sur la requête de la franchise et du pays de Gheel, du bailli, des échevins, des maîtres d’église, maîtres du Saint-Esprit, jurés, propriétaires et habitants de ladite commune, faisons savoir ce qui suit :
« Aliénés,
« Que ni fous, ni folles, ni aliénés, ni autres ici colloqués ne seront contraints ou liés sans permission ou décret préalables de la loi de l’endroit d’où ils viennent et d’où ils sont amenés, autorisation qui devra être montrée au très révérend doyen du chapitre de Ste-Dymphne pour ceux qui sont placés à l’infirmerie ; de même aussi que tous les autres il faudra montrer cette autorisation au bailli sous peine de 6 florins d’amende pour chaque contravention… »

Cette ordonnance était introduite et motivée comme suit :

« Instruits par le grand et triste incendie dont ont souffert il y a quelque temps la ville d’Erenthals, le village de Casterlé et encore d’autres lieux qui furent presque complètement réduits en cendres, jugeant utile en vue de prévenir et écarter semblables malheurs de leur commune (litt. franchise). qui, en raison des nombreux étudiants et des fous qui viennent de tous côtés y demeurer ou qui y sont placés est plus exposée à ces malheurs que les communes prénommées, prennent résolution « ordonnent que les murs des maisons, des étables, des granges, etc., soient faits en pierre et que les toits de ces maisons soient couverts de tuiles ou d’ardoises » ; mais aussi ils ont trouvé bon de faire aux mêmes fins une ordonnance publique touchant l’enfermement, et les sorties des aliénés… qu’au surplus ces résolutions et ordonnances n’ont d’autre but que de mettre la commune et les habitants à l’abri d’incendies, de vols et autres accidents sous condition d’y faire régner une bonne discipline ».

On peut, par ces extraits, juger de l’importance de la colonie familiale de Gheel, aux XVIIe et XVIIIe siècles, et de la sagesse des prescriptions concernant les aliénés.

 ***

En ce qui concerne les soins médicaux, nous sommes fort mal renseignés ; c’est qu’à vrai dire ils étaient nuls, ou à peu près. Par contre, les interventions religieuses se multipliaient.

L’exorcisme, tel qu’il est réglé par les lois de l’Eglise, se pratiquait relativement peu. Il fallait alors, — comme aujourd’hui — une autorisation [p. 312] spéciale et formelle de L’Evêque. Elle s’accordait d’ailleurs assez facilement ; mais cette démarche était cependant absolument nécessaire, ainsi qu’il résulte des registres conservés à l’église Ste-Dymphne, et particulièrement du Liber innocentitum, tenu par l’Ordre des chanoines.
En revanche, on faisait incessamment des neuvaines, et des oraisons de toutes sortes, par lesquelles « les prêtres conjuraient les esprits », d’après un formulaire parfaitement connu.
L’exorcisme vrai était réservé pour les cas de possession diabolique bien caractérisés. On sait que, de bonne heure, les signes diagnostiques de la possession furent précisés, et que les malades étaient soumis à un véritable examen clinique. On recherchait surtout chez eux l’existence de troubles de la sensibilité, l’anesthésie à la piqûre, et cette recherche se fit souvent avec une véritable cruauté. Le possédé devait avoir le don de prophétie et celui de parler, sans les avoir jamais apprises, plusieurs langues étrangères, le grec surtout, et même l’hébreu ! Enfin, on s’attachait à trouver sur son corps les stigmata diaboli : oedèmes, ulcérations cutanées, troubles trophiques d’origine nerveuse, ou simplement des noevi, des taches de vitiligo, auxquels l’imagination terrorisée par la peur du démon prêtait toujours des formes diaboliques.
Si, par surcroit, le prétendu possédé — selon la règle un hystérique, — avait des crises tapageuses, tirait la langue, grinçait des dents, tordait ses membres, poussait des hurlements et des imprécations, ou s’il tombait en catalepsie, les bras en croix, comme une statue de pierre ; si encore, dans une phase extatique, il décrivait des visions incohérentes : ou enfin s’il était frappé de léthargie et demeurait des heures, des jours entiers, muet et inerte ; alors, vraiment il fallait recourir à l’exorcisme, car le diagnostic de possession était confirmé.
Nous n’avons pas à entrer dans les détails de ce rituel. Il exigeait des mesures propitiatoires, des jeûnes, des macérations, des pénitences souvent fort dures, la mise en cellule pour un temps plus ou moins long, enfin, dans une cérémonie solennelle, — qui souvent devait être répétée — l’exorciste prononçait les formules consacrées pour chasser le démon de son habitat corporel et donnait la communion. Ce n’était pas toujours avec succès. Les écrits des démonologues de l’époque témoignent des résistances opiniâtres qu’ils rencontrèrent plus d’une fois, el ils font souvent soigneusement mention de tous les diables qui se montrèrent implacablement récalcitrant. Une seule ressource restait alors : le bûcher, dont on fit un si lamentable abus contre les soi-disant ensorcelés et possédées — victimes de la grande névrose el du fanatisme de ces temps.
Mais la placide commune de Gheel ne connut jamais ces horreurs : la douce image de la princesse Dymphne ne s’éclaira pas des lueurs [p. 313] sanglantes de l’autodafé. Les malheureux qui venaient implorer, fussent-ils dûment reconnus possédés du diable, trouvèrent dans ce milieu habitué de longue date aux désordres de la névrose et de la folie, un accueil bienveillant, de la pitié, de la compassion, une foi robuste et indulgente, — non pas la foi qui tue, mais la « foi qui guéri », souveraine médecine…

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Dans les dernières années du XVIIIe siècle, l’occupation française des provinces belges vînt modifier considérablement l’organisation de Gheel. Mais, dès le commencement du XIXe siècle, le clergé de l’église Ste-Dymphne semble avoir tenté de renouer les traditions interrompues : on retrouve, en effet, à partir de 1803, les annotations du Liber innocentitu, qui durèrent jusqu’en 1850 environ. A cette époque, et même jusqu’il y à encore quelque vingt ans, des malades vinrent parfois encore passer une neuvaine dans la primitive infirmerie.
Tandis que, cédant à la force des événements et au cours des idées, le régime précédent cédait ses pouvoirs, les autorités laïques s’occupèrent davantage de réglementer l’hospitalisation des aliénés.
Déjà, vers 1803, la colonie familiale de Gheel était en relations administratives avec les Hospices de Bruxelles, d’Anvers et d’autres villes.
Esquirol, qui visita Gheel à cette époque (1821), en parle avec des éloges mêlés de justes critiques.
« …. Avant la Révolution de 1789, dit-il, il y avait à Gheel quatre cents aliénés ; en 1803, la population s’élevait à six cents par l’envoi des aliénés de Bruxelles ; en 1812, elle était descendue à cinq cents. En 1820 et 1821, elle n’était que de quatre cents individus… » Nous apprenons également par ce récit que les médecins de la localité traitaient les aliénés lorsque les familles les en chargeaient.
La loi communale du 30 mars 1836, inaugure une nouvelle période. L’autorité locale publia un règlement (19 novembre 1838) qui instituait un service médical et de surveillance passable pour l’époque.
En 1851, la colonie de Gheel, jusqu’alors institution locale, est devenue établissement de l’Etat. Nous n’avons pas à entrer ici dans les détails de son organisation actuelle, que l’un de nous à exposés dans un travail publié à l’occasion du treize centième anniversaire de sainte Dymphne en 1900 (6)

II

Au-dessus du maître-autel de l’église de Ste-Dymphne se trouve un [p. 314] grand l’étable en bois sculpté, peint et doré, à deux étages, et à douze compartiments, 3 dans le haut, 9 dans le bas, consacrés à la légende de sainte Dymphne.
Celle œuvre d’art qui remonte aux premières années du XVIe siècle est attribuée à Jean Wave ou Waw, ou Wouven, sculpteur sur bois, qui parait être d’origine anversoise. Le Volet gauche de l’étage supérieur porte en effet le nom de Jean Wave et la date de1515. Toutefois, la facture des volets supérieurs diffère sensiblement de celle des neuf volets inférieurs et l’on peut supposer que les deux étages ne sont pas du même artiste. Les panneaux du bas sont d’ailleurs d’un art beaucoup plus délicat et plus savamment composés. C’est assurément la plus belle partie de cette œuvre, qui fit autrefois d’admiration de David d’Angers.
Les principaux épisodes de la vie de sainte Dymphne sont traités dans les 9 compartiments du bas. Celui auquel nous nous arrêterons est le neuvième, le dernier à droite. Il représente une scène d’exorcisme (7).

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Au milieu de la composition, une femme, évidemment possédée du diable, se renverse en arrière tendant ses mains ouvertes en avant. Au-dessus de sa tête, un démon grimaçant s’envole. Elle ouvre largement la bouche et grimace un peu ; mais elle ne tire pas la langue, ses yeux ne sont pas convulsés, et le renversement en arrière n’est pas assez accentué pour qu’on puisse y voir une indication de l’arc de cercle hystérique,
En face de la possédée, se tient l’exorciste, en habits sacerdotaux ; de la main gauche il porte un calice, et de la droite il présente l’hostie sainte qui met le diable en déroute.
Entre ces deux principaux personnages, on en voit un troisième, à genoux, les mains jointes, tourné presque de dos. Dans le fond, apparaît sainte Dymphne, qui fait de la main droite un geste rituel. Elle est simplement vêtue et porte une lourde tresse de cheveux.
Derrière la malade, et lui soutenant la tête à deux mains, une femme d’un certain âge, probablement une des gardes malades (Sieckenwaersters) chargées, comme il est dit dans les Archives, d’assister les aliénés.
A droite, au dernier plan, derrière le prêtre qui officie, se trouva un personnage, qui semble participer activement à l’exorcisme ; sa main apparaît en attitude de bénédiction.
Tout à fait à droite, deux antres assistants : le premier, sans doute un pèlerin, tient de la main droite un gros cierge très court, comme on les [p. 315] faisait alors ; à sa ceinture pend une aumônière. Son visage est singulier : il sourit niaisement,… le front plissé, les yeux bridés, l’air indifférent et même quelque peu imbécile. On peut supposer, non sans ,vraisemblance, qu’il s’agit d’un des habitués de Gheel, non pas un agité, ensorcelé ou possédé, mais un innocent, familier de l’endroit qui prête son concours à la cérémonie.
Derrière lui on aperçoit la tête encapuchonnée d’un autre personnage également ridé, dont la coiffure rappelle celle de la principale infirmière ; cette personne serait ainsi la seconde infirmière, dont parlent les Archives.
Enfin, tout à fait à gauche, on voit un agité dangereux (?) auquel on a passé les fers. Il est accroupi par terre, soutenu par un assistant, et semble se contracter violemment.
Les fers qui maintiennent ses mains, ceux aussi qu’on peut voir par terre et qui étaient destinés aux pieds, se retrouvent sur un certain nombre de figurations de possédés. L’un de nous les a déjà signalés à diverses reprises, en particulier à propos d’une tapisserie de la cathédrale de Reims, et des possédés qui figurent sur une série de peintures sur bois de l’église de Malines représentant la Vie de saint Rambaud. On les retrouve encore dans d’autres figurations (8). Les archives de Ste-Dymphne nous apprennent d’ailleurs qu’on avait coutume de « lier par les pieds et par les mains » les aliénés dangereux.
Dans l’iconographie religieuse, le plus souvent le possédé est représenté chargé de chaînes rivées aux poignets et aux chevilles (9), plus rarement au cou (10).
D’autres fois, la ligature est faite par des cordes (11).
L’enchaînement des possédés remonte d’ailleurs à une haute antiquité. Il devait être pratiqué couramment bien avant l’ère chrétienne et la conception de la possession diabolique, car on retrouve déjà l’indication de cette coutume dans les Evangiles, à propos du possédé guéri par Jésus, à Gérasa.
« Un homme possédé de l’esprit impur vint à lui, du fond d’un sépulcre où il avait sa demeure ordinaire ; et personne ne pouvait plus le tenir lié, [p. 316] même avec des chaînes ; car souvent, ayant des fers aux pieds et étant lié de chaînes, il avait rompu ses chaines, brisé ses fers et personne ne pouvait le dompter….. » (12).
Ces sévères moyens de contention ont été de mise pendant de longs siècles pour tous les agités. Ge n’est guère qu’à la fin du XVIIIe siècle qu’on a cessé d’employer les fers, remplacés au XIXe par la camisole de force, qui, elle-même, devient aujourd’hui de plus en plus rare au grand profit des malades.

Le possédé du l’étable de Ste-Dymphne porte sur la tête un bonnet assez singulier, qui rappelle les bonnets des fous de cour, sauf qu’il n’a pas de grelots. Il est possible que des bonnets de ce genre aient servi de signe distinctif aux aliénés qui vivaient mélangés à la population de Gheel ; d’ailleurs il semble bien que, d’assez bonne heure, on ait attribué aux aliénés une coiffure spéciale, dont le bonnet des fous de cour n’est qu’une variante enjolivée.
On remarquera que la coiffure du malade ligoté semble trop grande pour sa tête. Il se peut, en effet, qu’il s’agisse d’une sorte de bonnet rembourré, destiné â préserver le crâne des chocs auxquels le possédé se trouvait souvent exposé au cours de ses grandes attaques. Rien d’étonnant à ce qu’on ait adopté une coiffure distinctive pour signaler les aliénés qui vivaient au milieu de la population de Gheel. De la même façon, les lépreux, en ce temps-là, étaient tenus de porter un bonnet, et même un costume spécial, outre les cliquettes qui leur servaient à la fois à attirer vers eux les âmes compatissantes, et à signaler la présence de leur mal contagieux.
On sait, d’autre part, que les ensorcelés, les possédés, destinés au bûcher, étaient coiffés d’une grosse « mitre » en carton peint (Calmeil).
Il est même resté dans le langage courant des souvenirs de cette coutume.
On dit encore vulgairement d’une personne â l’esprit dérangé qu’elle est timbrée. Or, le tymbre, en terme de blason, c’est te casque qui surmonte l’écusson, et qui est représenté par la tiare ou la mitre dans les armoiries ecclésiastiques.
Enfin l’étymologie du mot timbre s’accorde avec la locution familière dont nous parlons. Timbre vient de tympanum, cloche. Par métonymie, le mol timbre a servi plus tard à désigner le son que rend la cloche lorsqu’on la frappe. Le nom de tymbre a été donné à certains casques, en forme de cloche, et enfin, comme nous, venons de le dire, aux casques, mitres et coiffures de toutes sortes, qui surmontaient les blasons. De même que l’on [p. 317] disait « une cloche bien timbrée, mal timbrée, fêlée » de même on a dit « une tête, une cervelle, bien timbrée, mal timbrée, fêlée ». Ces locutions se trouvent couramment dans les écrits du XVIe et du XVIIIe siècle.
Un autre mot, d’ailleurs, le mot toqué, encore employé aujourd’hui pour désigner les personnes qui ont le cerveau dérangé, reconnait la même origine. Il dérive en effet du verbe toquer, toucher, frapper, et s’applique à la cloche, au timbre, ou au cerveau. Il est à remarquer que le mol toque, qui sert également à désigner un mode de coiffure, était primitivement appliqué à une sorte de bourrelet qu’on mettait sous les casques, ou tymbres. (13)
Actuellement encore, en pays Flamand, dans les conversations familières, en parlant d’une personne qui à l’esprit un peu singulier, on dit également : « elle est toquée », ou « elle porte un bonnet de fou » (Zij draagt eene zotte kap, ou bien eene zotte muts ». – « Il semble hors de doute, écrivait à l’un de nous, à ce sujet, un des membres les plus distingués de l’Académie flamande, M. le chanoine Daemst de l’Abbaye de Tongerloo (Campine), que ces termes ne sont qu’une locution topique : on il appliqué aux personnes le nom du bonnet à grelots dont se coiffaient les bouffons du moyen âge. »

Le personnage qui soutient le possédé aux fers doit également faire partie du personnel religieux de Ste-Dymphne.
On remarquera l’inscription qui figure sur son vêtement : MCVBN. EVCABN. Nous n’avons pu pénétrer le sens de ces lettres.
Pour en finir avec le retable de Ste-Dymphne, nous devons encore signaler le volet de droite du tryptique de l’étage supérieur. On y voit des malades invoquant la Sainte ; ils figurent probablement des idiots ou des crétins, si l’on en juge par leur physionomie grossière et inexpressive. [p. 318]
Tels sont les vestiges iconographiques du culte de sainte Dymphne, qui présentent aujourd’hui un intérêt médical rétrospectif.
Il existe peut-être des documents figurés qui l’emportent en valeur artistique sur le retable de Gheel ; mais il en est peu, parmi les sculptures décoratives qui puissent rivaliser avec ce monument par leur conservation.
La sincérité de l’œuvre est surtout digne d’éloges ; on peut affirmer que l’artiste a choisi sur place ses modèles et qu’il s’est attaché à demeurer fidèle à la vérité et à la nature.
Les possédés de Ste-Dymphne méritaient donc d’être tirés de l’oubli. Le nom même de cette infortunée princesse, qui sut se montrer pitoyable aux pauvres d’esprit et aux ensorcelés, ne doit pas rester inconnu des aliénistes et des neurologistes.
N’est-elle pas l’initiatrice de l’assistance familiale des aliénés ?
Sainte Dymphne n’est-elle pas la patronne des fous ?…

 

(1) Voy. Pour certaines particularités de l’histoire de Gheel, le travail que l’un de nous a publié avec le Dr Frans Meeus. – Paul Masoin et Frans Meeus, notes et documents sur le Gheel ancien (Annales de la Soc. De médecine de Gand, 1902 ; id. dans Actes du Congrès d’Assistance aux aliénés, Anvers, 1902).

(2) Voy. Meeus et P. Masoin, loc. cit. Il est à noter que ces textes sont la traduction très littérale des ordonnances rédigées en flamand. Ces dernières sont reproduites dans l’ouvrage si intéressant de chanoine Janssens : Gheel, Imp. A Turnhout, 1900 ; 300 p., nomb. Fig. (en flamand).

(3) Ibid. loc. cit.

(4) Les textes originaux sont en flamand ; voir les travaux cités plus haut.

(5) Gheel ; voir plus haut.

(6) Paul Masoin. Gheel, colonie d’aliénés, Revue des questions scientifiques, Louvain, avril 1900 ; id. dans Belgique médicale, 1900.

(7) La photographie de ce document est due à l’abbé de Wever, à Réthy (Campine) qui a eu l’extrême obligeance de la faire à notre attention, ce dont nous tenons à la remercier bien vivement.

(8) Voy. Henry Meige. Les tapisseries de Reims, Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière, 1901 ; Paul Richer et Henry Meige, Documents inédits sur les Démoniaques dans l’art, Ibid., n°2, 1896. – Voy. Aussi Paul Richer, Art et médecine, p. 33 et 34, les figures 22 et 23, d’après d’anciennes miniatures.

(9) Voy. Les figurations signalées par l’un de nous dans le présent fascicule.

(10) Comme sur un compartiment de la couverture de l’évangéliaire de Murano, conservé au Muséo Civica de Ravenne, signalé par Charcot et Paul Richer (Démoniaques dans l’Art).

(11) Voy. Les miniatures de l’Hortus deliciarum, reproduire par P. Richer (L’art et la Médecine, fig. 24, f. 14 et 16).

(12) Saint-Marc, V. 2-4.

(13) Une foule d’expressions populaires servent à désigner les dérangements de l’esprit. On dit d’un individu aux idées peu raisonnables qu’il à reçu « un coup de marteau » C’est encore par allusion aux fêlures de la cloche ou du timbre. Dans un autre ordre d’idée, on disait « avoir des grillons dans la tête » « avoir le ver coquin » – nom vulgaire du caenure dont les larves causent le « tournis » du mouton. C’est là la véritable origine des expressions : avoir « une araignée dans le plafond, un hanneton dans la cervelle ». Les anciens disaient un taon (aestrum), par allusion à la fureur qui s’empare des chevaux quand une mouche pénètre dans les naseaux et, par ses larves, jusqu’au cerveau même.
Enfin, l’expression française « avoir un grain » se rapproche de la locution usitée dans les Pays-Bas « avoir une pierre dans la tête ». La légende des « pierres de tête » à été l’occasion d’une foule de compositions humoristiques, parmi lesquelles de fort belles œuvres d’art, dont la critique a été faite à plusieurs reprises dans la Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière (Voy. Henry Meige, Les pierres de tête), n°4 et 5, 1895, n°3, 1898, n°2, 1899, n°1, 1900. – Voy. Aussi Brissaud. Histoire des expressions populaires, Paris, Masson, 1892.

 

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