Les loups-garous. Par Georges Dumas. 1907.

DUMASLOUPSGAROUS0001Georges Dumas. Les loups-garous. Article paru dans le « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), 1907. pp. 225-239, puis, quelques mois après, dans « La Revue du Mois », (Paris), 2e année, n° 16, tome III, quatrième livraison, 10 avril 1907, pp. 402-432. C’est de cette dernière version,qui semble en tous points identique à la première, que nous avons transcrit cet article. 

Georges Dumas (1866-1946). Médecin, psychologue, philosophe, fidèle disciple de Théodule Ribot, spécialiste des émotions. Il est chargé de cours à la Sorbonne et en 1912 professeur titulaire de psychologie expérimentale et pathologique. Il fonda des instituts à Buenos Aires, Santiago du Chili et à Rio de Janeiro l’Institut franco-brésilien. Avec Pierre Janet, à qui il succèdera à la Sorbonne, il fonde la Journal de psychologie normale et pathologique en 1903. Il est surtout connu pour son Traité de Psychologie (1924) en 2 volumes et son Nouveau Traité de psychologie en 10 volumes (1930-1947), tous deux réunirent de prestigieux collaborateurs. Nous renvoyons pour sa biographie et sa bibliographie aux nombreux articles sur la question. Nous n’en retiendrons que quelques uns :
— Les états intellectuels dans la mélancolie. Paris, Félix Alcan, 1895. (Thèse de médecine). 1 vol.
— La tristesse et la joie. Paris, Félix Alcan, 1900. 1 vol.
— Odeurs de sainteté. Article paru dans le «Journal de Psychologie», quatr!ème année, 1907, pp.456-459 La Revue de Paris, 1907, pp. 531-552.
— La plaie du flanc chez les stigmatisés chrétiens. Journal de Psychologie, quatr!ème année, 1907, [en ligne sur notre site]
— Comment on dirige les rêves. Article paru dans «La Revue de Paris», (Paris), XVI année, tome 6, novembre-décembre 1909, pp. 344-366. [En ligne sur notre site]
— Comment les prêtres païens dirigeaient-ils les rêves ? « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), cinquième année, 1908, pp. 447-450..[En ligne sur notre site]
— Contagion mentale. Revue philosoohique. 1911.
— La contagion de la mélancolie et des manies. Revue philosoohique. 1914.
— La contagion de la folie. Revue philosoohique. 1915.
— Troubles Mentaux et Troubles Nerveux de Guerre. Paris, Félix Alcan, 1919. 1 vol.
— Le refoulement non sexuel dans les névroses. Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), dix-huitième année, 1923, p. 200. [En ligne sur notre site]
— Le surnaturel et les dieux d’après les maladies mentales. (Essai de théogénie pathologique). Paris, Presses Universitaires de France, 1946. 1 vol.
— La vie affective. Physiologie. – Psychologie. – Socialisation. Paris, Presses Universitaires de France, 1948. 1 vol.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

 

[p. 402]

LES LOUPS-GAROUS (1)

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La croyance que les hommes peuvent être transformés en loups est très ancienne et, pour comprendre le caractère très particulier qu’elle revêtit au XVe et au XVIe siècles, il n’est pas sans intérêt de remonter un peu vers ses origines.
C’est un fait bien connu et, dans tous les cas, affirmé par tous les mythologues contemporains que l’homme primitif considère les animaux, les plantes et les objets inanimés comme doués, à des degrés divers, de vie, de sensations et de pensée.

« Le sauvage, dit Lang (2) ne tire pas de ligne de démarcation entre lui et les autres choses qui existent eu ce monde ; il se considère comme proche parent des animaux, des plantes et des corps célestes ; il attribue un sexe et le pouvoir d’engendrer aux pierres mêmes et aux rochers. Il accorde la parole et les sentiments humains au soleil, à la lune, aux étoiles, au vent tout aussi bien qu’aux bêtes, aux oiseaux et aux poissons. »

C’est ainsi que les Indiens de l’Amérique du Nord croient que la création visible et invisible est tout entière animée. Ils mettent leur confiance dans la protection d’une montagne, d’une pierre, d’un rocher, et, dans les îles Salomon, les navigateurs du pays invectivent les vagues lorsqu’elles menacent de passer par dessus le bord.
Lorsqu’on est habitué, comme nous le sommes par vingt siècles de logique, à classer, à différencier, à séparer, un pareil état d’esprit fait l’effet d’une « folie temporaire » pour reprendre [p. 403] l’expression de Max Muller ; mais il est bon de se dire que cette folie temporaire a été pendant des siècles la seule philosophie de la nature que l’humanité primitive ait connue et qu’elle a engendré des religions, des rites et des lois.
Lang y rattache directement les croyances des sauvages qui se reconnaissent une parenté avec les animaux et qu’on a désignées sous le nom de totémisme. Nous savons en effet que chez les Indiens de l’Amérique, chez les races africaines primitives et très vraisemblablement chez les races aryennes, c’était une croyance répandue que certains animaux étaient les ancêtres de la tribu ou de la race et cette parenté, affirmée par la religion et acceptée par les fidèles comme un dogme, entraînait des habitudes sociales et des institutions l’interdiction, par exemple, d’épouser une femme de sa propre chair, c’est-à-dire du même totem et de manger un animal cousin par la chair et le sang.
Un autre trait caractéristique de l’esprit du sauvage également signalé partout c’est sa croyance à la magie et à la sorcellerie. Si le monde avec tout ce qu’il contient, minéraux, végétaux et animaux, est doué d’intelligence, on comprend qu’il puisse obéir aux ordres de certains membres de la tribu tels que les sorciers et les magiciens.
Les magiciens et les sorciers sont les savants des temps primitifs ; ils peuvent changer le temps, faire des miracles, prédire l’avenir et, parmi leurs pouvoirs, ou trouve partout notée la faculté de prendre la forme de n’importe quelle bête, d’une plante, d’une pierre, ou de faire subir aux autres les mêmes transformations. Le totémisme rend acceptables et naturelles de pareilles métamorphoses.
Se transformer en tigre, en chien, en loup, transformer un ennemi en chacal ou en âne, c’est tout simplement passer d’une espèce donnée à une espèce parente.
Les exemples avérés de la croyance aux métamorphoses se retrouvent par conséquent, comme le totémisme, dans toutes les civilisations primitives. Lafilau (3) dit avoir rencontré chez les Peaux-Rouges au commencement du XVIIIe siècle, la croyance acceptée de tous que les sorciers Indiens prenaient la forme d’oiseaux ; Livingstone raconte (4) que les naturels des environs [p. 404] de Loanda croient que leur chef peut se métamorphoser en lion, tuer celui qu’il veut et reprendre ensuite la forme humaine ; Dobrishoffer, missionnaire au Paraguay, a trouvé des sorciers qui se croyaient capables de se transformer en tigres ; il était présent, dit-il, au moment où les Abipones crurent qu’une transformation de ce genre s’opérait : « Hélas, disaient-ils, tout son corps se couvre de taches comme celui d’un tigre ses ongles grandissent » (5).
Nous trouvons dans l’antiquité gréco-latine bien des exemples de ces métamorphoses, et il suffirait de lire Ovide pour retrouver les plus poétiques et les plus célèbres.
N’a-t-il pas conté, entre autres merveilles, comment Lycaon roi d’Arcadie fut changé en loup par Jupiter à qui il avait offert un festin de chair humaine :

Territus ipse fugit. nactusqne silentia ruris
Exululat, frustraque loqui conatur (6).

et Virgile ne fait-il pas allusion à une métamorphose magique, lorsque, dans ses mystérieuses églogues, il fait dire à Alphesibœe :

…Saepe lupum fieri et se condere silvis
Mœrin, saepe animas imis excire sepulcris
Atque salas alio vidi traducere messes (7).

Ces légendes et ces croyances se perpétuèrent dans le peuple jusqu’au moyen âge où les enchanteurs, les magiciens et les sorciers gardèrent, comme dans les temps antiques, le pouvoir de changer les hommes en bêtes et d’opérer sur eux-mêmes des transformations analogues.
Suivant toute vraisemblance, les maladies nerveuses aidèrent beaucoup à l’établissement de ces croyances et les fortifièrent par les simulacres de preuves qu’elles paraissaient leur apporter.
Si la transformation magique ne s’opéra jamais dans la réalité elle put en effet s’opérer souvent dans l’imagination des patients qui se crurent réellement métamorphosés, et, par leurs actes et par leur délire, créèrent autour d’eux une légende de métamorphose. [p. 405]
Ai-je besoin de rappeler les beaux vers de Virgile sur les Prétides ?

Proetides implerunt falsis mugitibus agros ;
At non tam turpes pecudum tamen ulla secuta est
Concubitus, quamvis collo timuisset aratrum
Et saepe in levi quaesisset cornua fronte.

Même à distance, on pourrait porter ici un diagnostic et présumer que les filles du roi d’Argos, Lysippe, Iphinœ et Iphianasse, firent en commun, par contagion et par suggestion, du délire de métamorphose, si l’on ne contait par ailleurs (8) qu’atteintes d’une sorte de lèpre elles perdirent leurs cheveux et remarquèrent sur leur peau des taches lenticulaires qui les effrayèrent.
C’est encore un délire de ce genre que fit sans doute Nabuchodonosor, après les prédictions menaçantes du devin qu’il avait consulté au sujet de son rêve.

On te chassera du milieu des hommes, lui dit ce devin, et ton habitation sera avec les bêtes des champs. Tu seras nourri d’herbes comme les bœufs et tu seras trempé de la rosée du ciel, et sept temps passeront sur toi jusqu’à ce que tu reconnaisses que le Souverain domine sur le règne des hommes et qu’il te donne à qui il lui plaît (9).

Et, peu de temps après, l’impressionnable monarque réalisa fidèlement la prédiction.

Il mangea de l’herbe comme les bœufs, son corps fut trempé de la rosée du ciel, jusqu’à ce que ses cheveux crussent comme les plumes de l’aigle et ses ongles comme ceux des oiseaux (10).

De pareilles transformations à des métamorphoses réelles il n’y avait pour l’imagination des peuples primitifs qu’un pas vite franchi et c’est ainsi que les hallucinations, les autosuggestions et les délires ont pu collaborer à la formation de bien des mythes. Nous allons voir d’ailleurs tout à l’heure le rôle immense que les facteurs de ce genre ont joué certainement dans la légende et l’histoire des loups-garous. [p. 406]

 

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II

Au XVe et au XVIe siècle, les superstitions païennes concernant les génies, les enchanteurs et les métamorphoses sont loin d’être mortes, mais elles ont fusionné avec le satanisme, et l’idée que l’on se fait du loup-garou et que le loup-garou se fait de lui-même se rattache directement à la croyance aux mauvais anges.
Ç’avait été tout d’abord vers le premier siècle de notre ère une croyance d’emprunt surajoutée sous l’influence de l’Orient aux vieilles croyances juives. Les juifs contemporains de Jésus avaient pris à la Perse ces légions de génies malfaisants qui formaient la cour d’Ahriman et les avaient donnés pour serviteurs à Satan, le vieux tentateur de la Genèse.
Puis, les théologiens avaient rattaché ces croyances aux récits de la Bible et, sur deux textes du livre d’Enoch et de la Genèse, fondé l’histoire des anges révoltés et déchus. Ces anges déchus, créés par Dieu en même temps que les autres anges, avaient refusé de l’adorer et avaient été précipités dans les enfers ; mais, à peine déchus, ils avaient tenté, avec la permission de Dieu, de prendre sur l’homme une revanche et l’homme avait succombé ; c’était là le pacte infernal qui avait livré l’humanité au diable et fait de l’antiquité païenne l’empire légitime de Satan.
Depuis sa délivrance, l’humanité n’est plus liée tout entière par le pacte d’enfer ; toute âme peut rentrer, par la foi, en possession des biens qu’elle a perdus par la faute d’Adam. Mais toute âme peut aussi, par le choix de sa volonté, préférer encore le mal au bien ; de là ces pactes individuels par lesquels les diables achètent des âmes en leur promettant des richesses, de la gloire et le moyen secret de se débarrasser de leurs ennemis.
En général, quand les diables tiennent une âme, ils exigent qu’elle vienne les adorer au sabbat et les procès de sorcellerie sont pleins de détails sur ces scènes d’adoration qui ne se sont vraisemblablement passées que dans l’imagination malade des sorciers.
Dans ces fêtes sataniques le diable, en forme de bouc, recevait [p. 407] les serments des néophytes qui renonçaient au christianisme, et les hommages de ses fidèles qui parodiaient pour lui plaire les formes du culte chrétien puis tous s’engageaient par serment, pour bien servir le diable, à calomnier les innocents, à protéger les coupables, à tuer, à voler. La fête se terminait par une orgie où les fidèles et les dieux s’unissaient dans des enlacements obscènes, se nourrissaient de chair humaine et prenaient leur plaisir de quelque sacrifice sanglant. C’était par l’amour et par le sang que se faisaient adorer les diables, continuant la tradition des cultes sacrilèges qu’ils se faisaient rendre jadis par les païens barbares, sous le nom de faux dieux.
Eh bien, le loup-garou, dans les idées sataniques du XVIe siècle comme dans les superstitions antiques, peut être tantôt un malheureux transformé en loup par le maléfice d’un sorcier, tantôt un sorcier véritable qui s’est vendu à Satan comme ses confrères et qui, entre plusieurs avantages, a obtenu le pouvoir de se transformer en loup pour satisfaire plus facilement la haine féroce qu’il porte à l’humanité chrétienne et pour honorer plus commodément le diable par le sang. Pourquoi les sorciers qui se transforment ainsi choisissent-ils presque uniquement le corps du loup et non celui du lion, du tigre ou de quelque autre bête féroce ? Uniquement parce que le loup leur est plus connu et qu’il est la seule bête sauvage dont leurs contemporains aient à souffrir. Il personnifie à leurs yeux le vol, le crime, la cruauté, le mal ; il est la bête féroce.

Telle est la conception théorique du loup-garou, qui comme nous l’allons voir, s’exprima souvent bien confusément dans les cerveaux débiles des pauvres hères en qui se réalisa la folie lupine ; mais pour appuyer nos analyses, voici d’abord quelques faits :
En 1521, Burgot, dit le grand Pierre, et Michel Verdung comparurent devant l’inquisiteur Bodin. Ils étaient poursuivis comme magiciens et accusés de s’être transformés en loups-garous. Pierre confessa que depuis dix-neuf ans, il appartenait à la secte des adorateurs du diable. A l’époque de la foire de Poligny (diocèse de Besançon), tandis qu’il gardait son troupeau, un orage l’avait dispersé, et avait jeté la consternation dans le pays. Pierre affolé ne savait où retrouver ses moutons lorsqu’il rencontra trois cavaliers vêtus de noir ; le dernier [p. 408] ayant appris de lui son embarras lui promit, s’il voulait se donner à lui, de le placer chez un maître qui le rendrait très heureux en ajoutant qu’il n’aurait plus à craindre ni les loups ni quelque autre dommage. Et, pour lui inspirer confiance, il lui promit de lui faire retrouver le bétail égaré et de lui donner beaucoup d’argent.
Pierre accepte la proposition et s’engage à revenir au même lieu dans trois ou quatre jours. Il retrouve son troupeau et le troisième jour il revient vers le cavalier qui lui dit : « Je suis le serviteur du roi des enfers, mais n’aie pas peur ». Pierre fléchit le genou, rend hommage au diable, renonce aux grâces du baptême, à l’amour de Dieu, à la Vierge, aux Saints et baise la main du diable qui lui semble froide comme celle d’un cadavre. Dès lors il cesse de réciter le Credo, fuit les cérémonies du culte, et pendant deux ans n’a qu’à se louer, pour son avantage personnel, du pacte qu’il a conclu. Il avait oublié son pacte et repris le chemin de l’Église, sans doute sous l’influence du remords, lorsqu’un autre sorcier, Verdung, ayant reçu ses confidences, l’engagea à renouveler le traité qu’il avait conclu, sous la condition que son diable lui procurerait l’argent qu’il lui avait promis. « Michel Verdung », dit Bodin (11), « mena Burgot au bord du Chatel-Charlon où chacun (des assistants) avait une chandelle de cire verte qui faisait la flamme bleue et obscure, et faisaient les danses et sacrifices au diable. » C’est après cette entrevue que chacun des deux compères obtient de son diable protecteur le privilège de se transformer en loup après s’être graissé d’un onguent magique.

S’étant oincts, dit Bodin, furent retournés en loups, courant d’une légèreté incroyable, puis ils étaient changés en hommes et souvent rechangés en loups et couplés aux louves avec tel plaisir qu’ils avaient accoutumé avec les femmes : ils confessèrent aussi à savoir Burgot, avoir tué un jeune garçon avec ses pattes et dents de loups et qu’il le voulait manger n’eut été que les paysans lui donnèrent la chasse, et Michel Verdung confessa aussi avoir tué une jeune fille cueillant des pois en un jardin ; et que tous deux avaient encore mangé quatre filles, et remarqua le temps, le lieu, l’âge particulièrement des enfants, et qu’en touchant d’une poudre ils faisaient mourir les personnes. [p. 409]

Burgot déclara que lorsqu’il courait le loup-garou, il se voyait avec les quatre pieds et le poil d’un loup.
Il fut brûlé ainsi que son compagnon sans qu’on ait pu réunir contre eux d’autres preuves que leurs aveux qui furent souvent contradictoires.
En 1513, vers la fin de l’automne, les villageois des environs de Dôle étaient autorisés par un arrêt du Parlement à donner la chasse à un loup-garou.

La cour, disait l’ordonnance, permet aux manants et habitants des dits lieux de, nonobstant les édits concernant la chasse, eux pouvoir assembler et avec épieux, hallebardes, piques, harquebuzes, bastons, chasser et poursuivre le dit loup-garou par tous lieux où ils le pourront trouver, le prendre, lier et occire sans pouvoir encourir aucune peine et amende.

 

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Quelques mois plus tard, on arrêtait dans un fourré et presque en flagrant délit, un loup-garou mangeur d’enfants du nom de Gilles Garnier.

Il avait, nous dit l’arrêt, étant en forme de loup, attaqué une jeune fille de dix à douze ans dans une vigne près du bois de la Serre, et il l’avait tuée et occise sur place tant avec ses mains semblant pattes qu’avec ses dents ; et après l’avoir traînée avec les dites mains et dents jusqu’auprès du dit bois de la Serre l’avoir dépouillée et mangée de la chair des cuisses et bras d’icelles et, non content de ce, en avoir porté à Appolline sa femme.

Quelques jours plus tard, ce même Garnier, étant encore en forme de loup, prend une fille au même endroit, l’étrangle, la meurtrit de cinq plaies avec ses mains et avec ses dents et n’est empêché de la dévorer que par l’arrivée de trois personnes. Quinze jours après la Toussaint, c’est un enfant mâle de dix ans que le loup-garou étrangle dans une vigne entre Grédisans et Menoté ; il mange de la chair des cuisses, des jambes, du ventre et arrache une jambe du tronc. Enfin il se fait prendre à Pérouze, toujours dans la même région, au moment où il se prépare à manger un enfant de dix ans qu’il vient d’étrangler les gens qui l’arrêtent constatent d’ailleurs en le voyant qu’il est en forme d’homme et non de loup (12). [p. 410]
Interrogé par le magistrat qui instruisait son procès, Garnier raconta que, un jour où poussé par la misère, il errait dans les bois, il avait rencontré un fantôme en figure d’homme, qui lui avait promis monts et merveilles s’il voulait se donner à lui et le pouvoir de se déguiser, à son choix, en figure de lion, de loup ou de léopard. Il avait choisi le loup, disait-il, parce que cet animal lui avait paru plus mondanisé que le lion ou le léopard, et par ce terme bizarre, il exprimait cette idée juste que, pour les gens de son pays et de son temps, le loup était certainement des trois bêtes la seule nuisible. Comme Verdung et Burgot il fut brûlé.
En 1598, à Caude, dans les environs d’Angers, un enfant ayant été dévoré, les paysans qui donnaient la chasse aux loups, trouvèrent non loin du cadavre de l’enfant, dans un petit champ, une sorte de sauvage en forme d’homme ayant le visage et les cheveux épouvantables et les mains sanglantes avec de grands ongles. Ils le saisirent et lui ayant demandé ce qu’il faisait là, il leur déclara qu’il avait mangé l’enfant en compagnie de son père et de son cousin tous les deux loups-garous comme lui. Ce lycanthrope s’appelait Roulet. L’enfant avait les cuisses, les parties sexuelles, tout le gros du corps et la moitié de la face mangés et la chair qui restait paraissait manifestement avoir été découpée et hachée par des ongles et des dents de bête. Devant les juges, Roulet raconta qu’il n’en était pas à son premier crime et qu’il avait déjà mangé ou blessé d’autres enfants en compagnie des deux loups-garous ses parents. Ils n’étaient sorciers ni les uns ni les autres, à proprement parler, mais ils tenaient du père et de la mère de Garnier un onguent magique dont ils se frottaient quand ils voulaient devenir loups. « En vous frottant de cet onguent vous deveniez loup ? » dit le lieutenant criminel. — Non, répond Roulet et cependant il déclare qu’il était loup quand il a dévoré l’enfant. Ce n’est pas qu’il fut habillé véritablement en loup, mais il avait les mains et les pattes d’un loup.

Enquis si la tête lui vient en tête de loup, dit qu’il y avait la tête comme il l’a à présent et qu’il y avait plusieurs autres enfants mangés et blessés.

Il reconnaît également que fils de sorcier et de sorcière il [p. 411] avait été lui-même au sabbat et qu’il en avait rapporté des graisses dont il se servait pour devenir loup (13).
Condamné à mort par le lieutenant criminel D’Angers, Roulet fit appel de la sentence et fut ouï à la cour du Parlement de Paris.

La cour, dit de Lancre, jugea qu’il y avait plus de folie en ce pauvre misérable idiot que de malice et sortilège. Tellement que par arrest elle met l’appellation et la sentence dont avait été appelé au néant et néanmoins ordonna que le dit Roulet serait mis à l’hôpital Saint-Germain-des-Prés où on a accoutumé de mettre les fols pour y demeurer l’espace de deux ans afin d’y être instruit et redressé (14).

Je ne voudrais pas augmenter inutilement la liste des faits de ce genre qui se ressemblent toujours plus ou moins, et cependant je tiens à rapporter encore le suivant pour faciliter l’interprétation que je me propose de donner.
En 1603 le Parlement de Bordeaux fut saisi d’une affaire très analogue, dont le héros était un jeune garçon de quatorze ans, Jean Grenier (15). « Le juge ordinaire de la baronnie et chatellenie de la Roche-Calais fut averti par le procureur d’office qu’au village de Paulot, une bête sauvage semblable à un loup s’était jetée en plein jour sur une jeune fille Marguerite Poirier et qu’en ce même village un jeune garçon de quatorze ans, Jean Grenier, se vantait que c’était lui. Si Marguerite ne s’était pas défendue avec un bâton, il l’eut mangée, disait-il, comme il avait fait déjà de deux ou trois enfants.
Le juge informe aussitôt et il apprend que Jean Grenier a raconté à deux fillettes ou jeunes filles qu’il peut devenir loup à volonté. Il a dit en particulier à Jeanne Gaboriant qu’il possède une peau de loup, don d’un sorcier. »

« Cet homme portait dans sa maison une chaîne de fer au col, laquelle il rongeait, et en icelle maison il y avait des personnes en des chaires qui brûlaient, des autres en des lits qui flambaient, des autres qui faisaient rôtir et mettaient des personnes en travers sur les chenets et des autres qui étaient en une grande chaudière. » [p. 412]

Il ajouta que :

« Quand il avait sa peau de loup vestue, il se transformait en loup et en telle autre bête qu’il voulait ; qu’il avait tué, ainsi transformé en loup, des chiens et leur avait sucé le sang, mais qu’il n’était de bon goût et que les enfants et les filles étaient beaucoup plus délicates et plaisantes à manger ; qu’il court tous les bas de la lune, le lundy, le vendredy, le samedy, une heure du jour seulement, approchant le soir et vers le matin ; qu’ils étaient neuf qui couraient en même temps et aux mêmes heures, tous voisins, dont lui en nomma quelques-uns. »

Le loup-garou arrêté sur ces témoignages en raconte beaucoup plus que les témoins sur ses exploits. A l’âge de dix ans, il a été présenté, dit-il, par son voisin Dutilhaise à un homme noir, au fond d’un bois, et qui s’appelle M. de la Forest. Cet homme le marque à la fesse d’un coup de broche et lui donne une peau de loup.

Interrogé quels enfants il a tués et mangés, transformé en loup, il dit qu’une fois, allant de Coutras à Saint-Aulaye, il entra dans une maison où il ne vit personne, et y trouva un enfant d’un an au berceau, lequel il prit à la gorge à belles dents, l’emporta derrière une palissade de jardin, en mangea tant qu’il voulut et bailla le reste à un loup qui était là près ; qu’il ne sait le nom du village. Que, vers la paroisse de Saint-Antoine du Pizon, il se rua sur une jeune fille qui gardait les brebis, portait une robe noire, la tua et en mangea ce qu’il voulut, comme de l’autre, puis bailla le reste à un loup qui était près de lui. Que passant la nuit à Éperon il avait attaqué la chienne à Milon, laquelle il eut tuée si Milon n’eût mis la main à l’épée. Que quand il veut courir, il a une peau de loup sur soi, laquelle M. de la Forest lui porte quand il veut qu’il coure ; puis il se frotte d’une certaine graisse qu’il lui a baillée, ayant premièrement ôté ses habits qu’il porte ordinairement par les chaumes et les buissons.

 

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D’après Jean Grenier son père est lycanthrope comme lui ; ils ont couru ensemble le loup-garou et mangé une fille ; la femme Grenier, belle-mère de Jean se serait séparée de son père parce qu’un jour « elle le vit rendre par la gorge des pieds de chiens et des mains de petits enfants ».
On confronta Jean Grenier avec les parents des enfants qu’il disait avoir mangés ; les témoins et l’accusé étaient d’accord sur le fait et le lieu on le confronta avec Marguerite Poirier qui [p. 413] prétendait avoir été attaquée par un homme en forme de loup et, dit de Lancre, ils se reconnurent ! on le confronta avec son père qui passait pour fort honorable ; Jean se contredit sur bien des points.
Le Parlement admit que Grenier s’était rendu coupable de plusieurs homicides, mais il lui fit grâce, à raison de sa faiblesse d’esprit.

La cour, dit l’arrêt, a eu égard à l’âge et à l’imbécillité de cet enfant qui est si stupide et idiot que les enfants de sept à huit ans témoignent ordinairement plus de jugement, mal nourri en toutes sortes et si petit que sa stature n’arrivant à son âge, on le jugerait de dix ans, et elle n’a pas voulu désespérer de son salut. Jean Grenier est condamné à être mis dans un des couvents de Bordeaux pour servir ledit couvent sa vie durant.

Le jugement ajoute que :

Les furieux et les maniacles ne doivent pas être punis, pas plus que les cynanthropes et vrais lycanthropes dont le mal constitue une espèce de folie et que, d’après la loi, leur affliction les punit assez.

Il convient cependant d’ajouter, en arrêtant ici notre énumération, que nous pourrions citer à la même époque bien des loups-garous qui ne bénéficièrent pas de cette indulgence intelligente ; cinq ans auparavant une épidémie de lycanthropie avait désolé le Jura, et Boguet, grand juge du lieu, qui fut chargé d’instruire contre les loups-garous, mit tant de zèle à s’acquitter de sa mission qu’il se vantait, au-dire de Voltaire, d’avoir exterminé, à lui seul, plus de six cents lycanthropes ou sorciers. Tels sont les faits tels qu’ils nous sont parvenus à travers des enquêtes judiciaires qui nous disent peu de choses en général sur la mentalité du coupable et ses antécédents pathologiques tandis qu’elles s’étendent au contraire sur ses divagations diaboliques ou sur l’horreur matérielle de ses crimes. Quelle explication peut-on donner ?

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III

Nous n’avions pas besoin de l’arrêt du Parlement de Bordeaux pour nous douter que les loups-garous étaient des malades. Tous les cas que nous avons rapportés depuis celui de [p. 414] Michel Verdung, jusqu’à celui de Jean Grenier permettaient de formuler cette même conclusion. Délire d’imagination, hallucinations de la vue et de l’ouïe, peut-on dire à coup sûr pour Grenier, Verdung et Roulet, et si l’on veut des actes délirants en dehors des actes de lycanthropie dont je parlerai plus spécialement on n’a qu’à relire l’arrêt du Parlement de Dôle qui autorise la chasse aux loups-garous. On y verra :

Qu’en territoires d’Espagny, Salvange, Courchappon et villages circonvoisins se voyait et rencontrait souvent, puis quelques jours en ça, un loup-garou comme on dit, lequel avait pris et ravi quelques petits enfants, sans que depuis ils aient été vus ni reconnus et s’était efforcé d’assaillir aux champs et offenser aucuns chevauchiers qui, avec peine et grand danger de leurs personnes lui avaient résisté.

Et nous savons que le loup-garou ainsi désigné n’était autre que Gilles Garnier, dont nous avons conté les exploits.
Ce sont donc des malades ou des fous avérés que la plupart des lycanthropes, mais de quelle maladie et de quelle folie étaient-ils donc atteints ! C’est ce que je voudrais essayer de dire avec quelque précision.
Je parlais tout à l’heure, à propos des Prétides et de Nabuchodonosor, du délire de métamorphoses, mais ce serait une erreur de croire que ce délire caractérise une forme déterminée d’aliénation mentale : beaucoup de chemins y conduisent et les aliénés les plus différents peuvent s’y rencontrer. D’une façon générale on peut les diviser en deux groupes : ceux qui arrivent au délire de métamorphose par une idée délirante, suggestion, obsession qui s’impose à leur esprit et qu’ils finissent par réaliser dans leurs actes, et ceux qui y arrivent par une perversion primitive et fondamentale de leurs instincts qui finit par entraîner dans leur esprit l’idée d’une métamorphose. On pourrait dire, pour résumer en quelques mots cette classification d’ensemble, que leur délire leur vient tantôt d’en haut, tantôt d’en bas, si par le haut on désigne les idées et par le bas la vie des instincts et des sentiments.
Les délires de métamorphose par suggestion ou autosuggestion sont fréquents dans l’hystérie, et M. Janet en citait dernièrement un curieux exemple à la Société de Psychologie (16). [p. 415]

« Une malade de la Salpêtrière, atteinte d’hystérie, nous a-t-il dit, était sortie de l’hôpital et avait passé une après-midi de liberté au Jardin des Plantes. Malheureusement elle se trouvait à une époque menstruelle et elle fut fort impressionnée par la vue des animaux féroces dans leurs cages, en particulier par la vue d’une lionne qu’elle contempla longtemps. Son émotion fut si grande quand elle entendit rugir cette lionne qu’elle tomba en crise et dut être ramenée à l’hôpital. Là elle ne reprit pas complètement connaissance, mais elle entra dans un état délirant bien singulier qui se prolongea pendant huit jours. Quoiqu’elle ne parlât aucunement, il était facile de voir qu’elle se croyait métamorphosée en lionne. Elle marchait constamment à quatre pattes et cherchait à bondir sur les chaises et sur les lits ; elle faisait entendre des grognements et des rugissements. En temps normal elle était anorexique et mangeait extrêmement peu ; pendant cette période elle dévorait goulûment tous les aliments, en les prenant directement dans l’assiette avec la bouche ; elle grondait contre ceux qui approchaient et cherchait à les mordre. Cependant elle n’était aucunement dangereuse et il suffisait d’un geste pour l’écarter. Il était visible qu’une certaine conscience de sa personne et de son milieu persistait car elle obéissait aux gens qui lui commandaient d’ordinaire. Un dernier détail qui nous a fort intéressé montre bien cette demi-conscience et cette part de comédie si fréquente dans les délires hystériques. Ne pouvant malgré son désir dévorer les gens en réalité, elle alla ouvrir un tiroir, en tira des photographies, de préférence des photographies d’enfants et se mit consciencieusement à les manger. Quand elle revint à la raison, elle oublia toute cette période, mais mise en état hypnotique elle la retrouvait très bien elle expliquait comment elle était obsédée par l’idée de faire la lionne, tout en sentant bien qu’elle ne l’était pas complètement. »
Voilà un cas précis de métamorphose par suggestion, et nous y voyons sans difficulté comment une idée délirante venue du dehors peut s’asservir la personnalité tout entière et, dans une certaine mesure, la dominer.
Dans les cas où la métamorphose tient à une modification profonde des sentiments et des instincts, l’idée délirante est secondaire au contraire et intervient seulement pour donner une forme précise, une couleur intellectuelle à une transformation [p. 416] qui s’est opérée dans les régions profondes, de l’être et qui par suite est infiniment plus grave.
J’ai connu personnellement un sujet, qui après plusieurs années de délire de persécution, avait fait, comme il arrive souvent, du délire d’orgueil et se croyait Dieu. Il avait toujours été orgueilleux, même au plus fort de son délire de persécution et le moi en s’hypertrophiant démesurément, en prenant chaque jour une conscience plus étendue de sa valeur, de sa puissance, de son intelligence, était arrivé par ce développement progressif du sentiment à accepter comme logique et naturelle l’idée qui le flattait le plus.
Eh bien ! pour comprendre l’état pathologique dans lequel se trouvaient les loups-garous, on devra commencer par se souvenir de cette classification préalable des délires de métamorphoses, et se demander à propos de tel cas déterminé si la transformation vient d’en haut ou d’en bas, si elle relève de l’idée ou du sentiment.
Que bien des loups-garous aient été des extatiques, et par conséquent très vraisemblablement des hystériques, c’est une vérité dont on ne peut douter lorsqu’on lit la description de certains cas.
Maiole, dans son livre des Jours Caniculaires (17) raconte qu’un paysan, non loin de Riga, fut renversé de son siège après le repas et resta ainsi étendu par terre privé de tout sentiment. En sortant de cet état, il raconta qu’il avait couru les prés, tué un cheval d’un coup de faux en poursuivant une mouche qu’il voulait atteindre, et ce récit suffit aux assistants pour conjecturer qu’il devait être loup-garou. Dans bien des chasses, les chasseurs de loups-garous eurent la surprise de trouver en extase et en catalepsie le pauvre diable qu’ils poursuivaient. Guillaume d’Auvergne rapporte le fait d’un loup-garou qui s’absentait de son domicile à certaines heures de la journée et qui affirmait en rentrant à sa maison qu’il venait de donner la chasse à des innocents et qu’il avait été transformé en loup. On suivit le loup-garou et l’on ne tarda pas à découvrir que ce terrible carnassier se retirait dans une caverne où il restait ravi en extase. Dans ce cas on admettait en général que Satan immobilisait son fidèle et qu’il envoyait courir son âme sous [p. 417] la forme d’un animal. Le juge Boguet préférait croire que « Satan, quelquefois, endort le sorcier derrière un buisson et qu’il va lui seul exécuter ce que le sorcier a en sa volonté (18) ».
Notre explication est infiniment plus simple et nous n’hésitons pas à dire que bien souvent les crimes de loups-garous ne furent pas plus graves que les fureurs de la lionne dont M. Janet rapporte l’histoire. Ce furent des rêves d’hystériques, accompagnés parfois de quelques simulacres d’attaque, ou de course ; ce furent des hallucinations d’extatiques, et non de véritables crimes.
Il est très vraisemblable que Burgot et Michel Verdung, dont nous rapportons plus haut le cas, furent des loups-garous rêveurs et qu’ils ne tuèrent, en dépit de leurs aveux, ni jeune garçon ni jeune fille. Cette scène du sabbat à laquelle ils prétendaient avoir assisté et où ils s’éclairaient avec des flammes violettes nous est déjà une preuve que leur imagination était pour une grande part dans leurs aventures.
« Je parcourais l’espace, dit Pierre Burgot, avec la rapidité du vent », et de cet aveu on peut conclure encore que l’imagination motrice aussi bien que l’imagination visuelle était de la partie dans les rêves de ce loup-garou. C’est de ces images motrices que dérivent les sensations de course, d’ascensions, de chutes que nous éprouvons quelquefois pendant le sommeil.
Sur ces sensations, dit M. Beaunis, l’esprit que ne retient plus le frein du raisonnement travaille à son tour en les transformant les battements du cœur deviennent les coups précipités que nous porte un adversaire, le rythme respiratoire réveille en nous les sensations du vol ; nous croyons avoir des ailes et voler dans les airs (19).
Que dire d’autre part de l’accouplement avec des louves tels que les deux compères prétendaient l’avoir pratiqué voluptueusement sinon qu’à leurs rêves visuels auditifs et moteurs ils joignaient des hallucinations génitales qui concouraient avec les précédentes à leur donner la sensation complète de la réalité.

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Henri Boguet

Avec des éléments de ce genre on est fondé à soutenir que leurs actes de cannibalisme furent probablement imaginaires et à n’y voir [p. 418] que des hallucinations tactiles ou gustatives. — Qu’importe dans ce cas, que Michel ait trouvé la chair des victimes délicieuse et que Burgot l’ait trouvée répugnante ; les deux pauvres diables n’avaient très vraisemblablement éprouvé de l’appétit ou du dégoût que dans leurs rêves.
L’enquête ne dit pas d’autre part que l’on vérifia les meurtres dont ils s’accusaient et elle constate, au contraire, que les deux loups-garous furent souvent en désaccord dans les explications qu’ils donnèrent sur les lieux où ils avaient opéré. En faut-il davantage pour conclure à des métamorphoses par suggestion et en somme à ce que nous appelions tout à l’heure un délire d’idées.
J’en dirai tout autant des crimes et des récits de Jean Grenier, le lycanthrope de Bordeaux, malgré les apparences de confirmation que sur un point ou deux l’enquête parut apporter à ses dires.
Comment est-il possible que cet enfant de quatorze ans, qui en paraissait dix par la taille et huit par l’intelligence, ait pu se rendre coupable des meurtres qu’il s’attribue. Qu’il ait marché ou couru à quatre pattes la nuit, qu’il ait hurlé en se croyant loup, c’est fort probable, mais qu’il ait tué réellement c’est tout à fuit invraisemblable. Le Parlement de Bordeaux qui le traita de fou, estima cependant que le diable avait pu l’aider dans ses crimes et centupler ses forces, mais pour qui n’admet pas cette explication, Grenier était innocent. Et quand on rapproche le récit de ses attentats de ses autres récits, on voit comme pour Michel Verdung et Pierre Burgot que le jeune Grenier était encore un malade d’imagination, chez qui la métamorphose lupine s’opéra par le haut, à la suite des sornettes et des grossières peintures dont les bonnes gens de son temps lui avaient farci l’esprit.
Qu’est-ce que cette maison de sorcier où il fréquentait et dans laquelle rôtissaient ou cuisaient dans l’eau bouillante des corps humains ? Un rêve d’enfant malade. Que sont ces courses « au bas de la lune » en compagnie de gars de son âge transformés comme lui ? —Ces enfants dévorés et partagés avec des loups véritables qui le suivent dans ses chasses ? — Les pieds de chien et les mains d’enfant que son père a vomis ? — Le Monsieur de La Forêt qui le protège et le guide ? — Des rêves encore, des inventions de débile ou des hallucinations motrices, visuelles, [p. 419] gustatives capables de donner, comme les hallucinations de Verdung, l’illusion d’une métamorphose.
Souvent d’ailleurs, les aveux des loups-garous ont été tels qu’ils permettent non seulement de deviner la vérité, mais de la toucher du doigt. Le juge Boguet (20) ayant interrogé une femme loup-garou, Clauda Jamprost, apprit d’elle qu’elle courait par les champs « tantôt après une personne et tantôt après une bête », selon qu’elle était guidée par son appétit. Comme cette femme était vieille et infirme, Boguet ne manqua pas d’être un peu surpris et il lui en fit l’observation :

Je suis souvenant, dit-il, que je demandai une fois à Clauda Jamprost, comment elle pouvait suivre les autres si dispostement qu’elle faisait, et même lorsqu’il lui fallait courir le contremont de quelque rocher, attendu qu’elle était boiteuse et de haut âge, sur quoi elle me répondit qu’elle était portée par Satan (21).

Clauda Jamprost, Michel Verdung, Pierre Burgot, Jean Grenier étaient des rêveurs de même ordre, des hallucinés, et l’on comprend facilement, étant donné leur état d’esprit, qu’ils aient pu se donner à peu de frais l’illusion d’une transformation complète. Ils n’en étaient pas à une hallucination près. « Je me suis vu, disait Burgot, sous la forme d’un loup, je marchais à quatre pieds, mes membres étaient velus et couverts de longs poils ». Il convient d’ajouter qu’une fois revenu à l’état d’homme il était complètement incapable de dire ce qu’il avait fait de sa peau.
Les magistrats et les enquêteurs du temps voyaient une preuve de la réalité de leurs courses dans la fatigue musculaire qu’ils accusaient tous en revenant à l’état d’homme. «  Je me sentais, dit Michel Verdung, accablé de fatigue à la suite de mes excursions de loup ; j’avais peine à me tenir debout ». Et Boguet remarque pour ceux-là même des sorciers, « qui sont transportés par le diable au sabbat, que lorsqu’ils y arrivent ou qu’ils retournent en leurs maisons, ils se trouvent tous las et recreus (22). » Mais nous savons aujourd’hui que la fatigue musculaire peut très bien se joindre aux hallucinations motrices nettement objectivées parce que ces hallucinations [p. 420] s’accompagnent souvent d’une véritable dépense motrice: la respiration s’y accélère ainsi que la circulation : la transpiration se produit et l’on pourra trouver dans le somnambulisme provoqué (23) de M. Beaunis, des exemples précis d’hallucinations motrices suggérées par lui et suivies de véritables efforts musculaires.
Qu’est-ce qui suggestionnait nos loups-garous dans leurs rêves étranges ? C’était, à n’en pas douter, les superstitions courantes de leur temps, tous les récits de pactes diaboliques, de métamorphoses, de sabbat qu’ils entendaient faire autour d’eux sans parler des procès de sorcellerie et des exécutions par le feu dont ils étaient presque toujours suivis ; mais à ces suggestions générales s’ajoutait pour Pierre Verdung, pour Pierre Burgot, pour Clauda Jamprost, pour Jean Grenier l’influence hypnotique et suggestive des baumes et des graisses dont ils se frottaient le corps pour obtenir leurs transformations. Dans ces graisses il entrait du gras de cadavre, des extraits de stramoine, de belladone, de jusquiame et de la mandragore arrachée sous un gibet ou dans un cimetière, etc., etc.
Shakespeare s’est égayé, dans Macbeth, au sujet de ces onguents magiques et il a fait comme la charge de leur composition en indiquant parmi les éléments composants : un crapaud, un tronçon de serpent, un œil de lézard, un pied de grenouille, un dard de vipère, un foie de juif blasphémateur, un nez de turc, le doigt d’un enfant de fille de joie accouchée la nuit dans un ruisseau, etc., etc.
Mais, toute plaisanterie mise à part, il n’en reste pas moins que les solanées mêlées à la graisse pouvaient pénétrer à travers la peau, tandis que l’idée du gras de cadavre, du cimetière, du gibet pouvait agir fortement sur l’imagination d’un Michel Verdung ou d’une Clauda Jamprost et c’est bien vraisemblablement ce qui se passait.
Eu même temps que des graisses et des baumes, les loups-garous de ce genre avaient besoin pour opérer leur métamorphose de se mettre dans un état d’esprit favorable, c’est-à-dire en libre communication avec Satan. Le juge Boguet dans les procès de loups-garous qu’il eut à instruire, eut le désir d’assister à une transformation qui eut bien mieux valu que [p. 421] tous les aveux ; mais les loups-garous, une fois prisonniers et surveillés, n’avaient plus le même pouvoir, et ils répondaient qu’il leur était impossible de se mettre en loups parce que la capacité leur en était ôtée par la prison. Il y avait apparemment, dans cette condition nouvelle, des inquiétudes, des craintes, un sentiment perpétuel de la réalité qui s’opposait au libre jeu de leur imagination et la paralysait.
Tels ont été bien des loups-garous qui couraient « au bas de la lune » et se rendaient en rêve au sabbat après s’être frotté de graisses sataniques ; mais il faut bien se dire que ces extatiques, ces rêveurs ne sont pas les vrais loups-garous ; ils n’ont pas mangé des enfants, ils n’ont pas dévoré gloutonnement leurs entrailles ; ils ont menti quand ils ont raconté leurs méfaits et l’on peut affirmer que, bien loin de créer par leurs crimes la légende des loups-garous, ils l’ont subie dans leur imagination et en ont été les victimes.
J’en dirai tout autant des malades qui ont pu arriver à se croire loups à la suite de délire hypocondriaque et mélancolique. Ceux-là n’ont pas laissé de traces dans les rapports de police parce que, plaintifs ou taciturnes de par une maladie qui ne pousse pas à l’attaque, ils sont restés inoffensifs et se sont présentés en victimes et non en serviteurs du diable, mais nous rencontrons aujourd’hui tant de malades de ce genre que nous ne pouvons guère douter qu’ils aient fourni un contingent considérable au « délire lupin ».

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C’est un fait constant que dans bien des états hypocondriaques et en particulier dans l’hypocondrie qui se joint si souvent à la mélancolie délirante, le patient a le sentiment que son corps et son esprit sont également changés.
Du corps ne montent plus avec la même tonalité, avec la même couleur, ces sensations multiples qui sans cesse nous rappellent notre organisme ; dans le cerveau c’est un sentiment de vide et de gène, dans l’estomac et le tube digestif des névralgies à la place des affections sociales el familiales qui fout aimer les autres et les rechercher c’est l’indifférence ; dans l’intelligence et la volonté c’est la disparition de l’initiative, le règne de l’automatisme ou de l’inertie.
Le malade constate ses troubles physiques et mentaux, il s’en afflige et pour peu qu’il soit porté à chercher hors de lui la cause de ses souffrances, il déclare qu’on l’a changé, qu’on le [p. 422] tient, qu’on le domine, qu’on le réduit à l’état d’esclave ou de bête. C’est sur des troubles de ce genre que les idées de possession démoniaque, de maléfices, d’influence spirite, germent encore aujourd’hui à titre d’explications secondaires et bien des « folies lupines » du moyen âge ont pu avoir cette origine. Dans ce cas le loup-garou était métamorphosé par en bas puisque l’idée apparaissait comme conséquence d’une transformation affective, mais ce n’était pas pour satisfaire de mauvais instincts qu’il devenait loup ; c’était malgré lui qu’il changeai de la sorte, parce qu’il avait été ensorcelé par un méchant sorcier, parce qu’il avait absorbé à son insu quelque breuvage perfide, parce qu’il avait été touché de la baguette magique.
C’est à des cas de ce genre que s’applique très vraisemblablement la description que J. Wier nous a laissée, « de la mélancholie louvière (24) — « Les gens atteints de cette maladie sont pâles, dit-il, ils ont les yeux enfoncés et haves ; ils ne voient que malaisément ; ils ont la langue fort sèche ; ils ont soif et n’ont aucune salive à la bouche. Ils ont tellement les os des jambes écorchés à raison qu’ils s’y frappent souvent et que les chiens les mordent qu’à grand’peine les en peut on guérir. Les moyens de les guérir sont la saignée jusqu’à l’évanouissement, les viandes de bon suc, les bains d’eau douce, le lait clair, la coloquinthe, la theriaque et autres médicaments contraires à la mélancolie. »
Les loups-garous mélancoliques ne se distinguent aux yeux de Jean Wier que par la forme de leur délire, des mélancoliques ordinaires et se traitent comme eux.
Très différents sont, à mon avis, les loups-garous assassins et cannibales qui ont laissé dans la mémoire populaire des souvenirs encore vivants et qui ont donné naissance à toute une légende de crimes et d’horreurs.
Qu’ils aient été, comme les mélancoliques, transformés dans leurs sentiments et leurs instincts avant de l’être dans leurs représentations ou leurs idées et de se croire loups-garous, cela n’est pas douteux ; il y avait dans leurs crimes une sauvagerie si brutale qu’elle trahit une perversion profonde, un désir violent du meurtre et du sang antérieur à tout raisonnement et à toute idée délirante. [p. 423]
L’arrêt qui frappe Gilles Garnier, le lycanthrope de Dôle, contient des détails atroces sur la façon dont il procédait avec ses petites victimes ; on y voit que Garnier les étranglait avec ses mains et dents de loup, les traînait aussitôt près des bois, les dépeçait, les démembrait, se gavait de leur chair sanglante et chaude, en rapportait quelquefois jusque dans l’ermitage de saint Bonnot où il vivait avec sa femme Apolline ; et la manière dont les faits sont exposés, ne permet pas de conserver de doutes sur leur authenticité matérielle.
On peut faire avec vraisemblance les mêmes raisonnements à propos du lycanthrope d’Angers qui se rapproche de Garnier autant par sa manière de tuer que par ses crimes eux-mêmes.
Roulet semble bien en effet d’après les témoignages, les confrontations et ses aveux avoir tué et en partie dévoré le jeune Cornier et, dans ce cas, il a fait preuve, comme Garnier, d’une sauvagerie rare puisque d’après le rapport, « la chair paraissait être hachée ou découpée comme avec des dents ou ongles de bête ». — Qu’il ait agi de plus au cours d’un accès nerveux le fait est rendu vraisemblable par cette soif morbide qui s’empare de lui après le crime et qu’il éteint en absorbant un seau d’eau, aux termes du même rapport. En revanche il ne semble pas que le « délire lupin » qui tenait tant de place dans la vie de Pierre Burgot et de Jean Grenier en ait tenu autant dans celle de Garnier et de Boulet. L’arrêt qui concerne Garnier rapporte que pour trois de ses crimes il était en forme de loup et pour le quatrième en forme d’homme ; c’est tout ; quant à Roulet il n’a, d’après ses aveux, réalisé que très incomplètement l’hallucination du loup.

Enquis, si quand il fut pris, il était en forme de loup, dit qu’il était loup et depuis a dit qu’il était habillé comme il est… Enquis si la tête lui vient en tète de loup ou bouche plus grande, dit qu’il ne savait pas comment il avait la tête (25).

C’est tout au plus s’il se rappelle avoir eu des pattes de loup tandis qu’il dévorait l’enfant et sans donner aucun détail sur leur couleur et leur forme.
Tandis que l’impulsion homicide, la soif du sang, la faim de [p. 424] la chair se manifestent avec une violence rare, il semble au contraire que l’hallucination soit à peine ébauchée.
Dans ce cas. comme dans tous les cas analogues, on a le droit de penser que le pacte de sorcellerie conclu avec le démon n’est intervenu qu’à titre très accessoire et pour donner une forme représentative a des perversions instinctives et quasi physiologiques ; le loup-garou de fait est un anormal par nature et un sorcier par accident ; c’est un impulsif, un fou, un monomane qui colore sa folie des idées du temps et rien de plus ; aussi les lycanthropes d’instinct sont-ils en général plus sobres de détails que les lycanthropes d’imagination sur leur pacte, la rencontre de Satan, le sabbat et tous les incidents diaboliques sur lesquels Michel Verdung, Pierre Burgot et Jean Grenier s’étendaient complaisamment.
Jacques Roulet, par exemple, « enquis qui est-ce qui lui a appris à se transmuer en loup », dit qu’il n’en sait rien, sinon qu’il fut excommunié « par sentence d’excommunication qui fut jetée en l’église de Maumusson et que la dite quérimonie avait été obtenue par ses père et mère pour les hardes qu’il avait prises (26). »
A la vérité Roulet, après ces aveux, confessa avoir été au sabbat et « en avoir eu des graisses dont il se servait pour devenir loup » et il raconta aussi que son père et sa mère lui donnaient un onguent dont il se frottait ainsi que son frère et son cousin « pour se transmuer », mais ces aveux sont aussi ternes que pauvres si on les compare aux récits imagés et brillants des loups-garous d’imagination.
Gilles Garnier fut plus explicite que Roulet sur ses rapports avec Satan qu’il avait, disait-il, rencontré dans la forêt et à qui il s’était vendu ; mais il dut cependant être sobre de détails car ses juges plus frappés de la férocité de ses instincts que de ses divagations sataniques n’en firent pas mention dans l’arrêt et lui reprochèrent seulement d’avoir mis le comble à sa dépravation morale en n’hésitant pas à attaquer un jeune garçon pour le dévorer bien qu’il fut vendredi, jour de maigre. « Il l’eut mangé, dit l’arrêt, n’eut été qu’il vint tôt après des gens pour le secourir… et il eût mangé de la chair du dit garçon sans le dit secours, non-obstant qu’il fût jour de vendredi selon qu’il a par réitérées fois confessé. » [p. 425]
Il y a donc eu des loups-garous de pure imagination et des loups-garous de fait, mais si l’on peut suffisamment caractériser les premiers en disant que ce furent des hystériques ou des rêveurs malades ou des mélancoliques, on se trouve plus embarrassé pour appliquer aux seconds une dénomination clinique.
La vérité c’est qu’ils ont dû présenter des troubles mentaux très divers.
Leuret (27) croit les expliquer en disant que ce sont des malades atteints de monomanie homicide.

Entre les loups-garous d’autrefois et les monomaniaques homicides d’aujourd’hui, une différence existe, dit-il, la même qui existe entre le XVIe et le XIXe siècle. Pour reconnaître leur identité, il suffit d’enlever le voile que la théorie avait jeté sur les premiers. La croyance aux transformations, aux possessions est détruite ; l’homme est resté avec ses dérangements instinctifs.

C’est aussi à la monomanie homicide que conclut Calmeil dans son ouvrage célèbre sur la Folie (28) ; mais ce serait aujourd’hui se payer d’un mot que de parler ainsi car nul n’ignore plus que la monomanie homicide intervient dans beaucoup de maladies mentales sans en constituer aucune.
Ou la rencontre dans l’épilepsie convulsive ou larvée comme dans l’alcoolisme aigu et alors elle se manifeste par la soudaineté, par la violence de l’accès comme par l’inconscience des actes et l’inutilisé du meurtre ; on la trouve, avec plus de conscience et moins de sauvagerie dans l’exécution, chez les paralytiques généraux, les maniaques, les hystériques délirants ; on l’observe enfin sous forme d’obsession mentale très consciente chez beaucoup de psychasthéniques, de dégénérés et d’épileptiques. Si les loups-garous sont des monomanes du meurtre ils peuvent donc être classés suivant les cas, parmi les dégénérés, les épileptiques, les hystériques et le nom de lycanthrope désigne, comme nous le disions, des variétés très différentes d’aliénés.
Que des épileptiques aient pu le mériter dans l’opinion populaire à la suite d’impulsions homicides suivies de crimes, le fait est bien probable ; que malgré l’inconscience caractéristique de [p. 426] leurs accès ils soient arrivés à se considérer eux-mêmes comme des loups-garous lorsqu’ils prenaient connaissance de leurs exploits, c’est encore un fait possible ; et que beaucoup de dégénérés, de maniaques, d’hystériques délirants et impulsifs aient passé de même à leurs propres yeux et aux yeux de la foule pour de farouches lycanthropes, c’est une supposition qu’on peut appuyer sur bien des raisons psychologiques et cliniques ; mais il n’en reste pas moins vrai que les épileptiques, les hystériques, les dégénérés qui tuent de nos jours ne mangent pas leurs victimes tandis que Roulet, Gilles Garnier et quelques autres avaient très vraisemblablement ou très certainement dépecé et mangé une partie des enfants qu’ils avaient étranglés ; nous avons non seulement avec eux des monomanes du meurtre, mais des monomanes de l’anthropophagie et cette particularité peut nous permettre de compléter le diagnostic un peu trop général, à mon avis, qu’on a toujours porté sur eux et sur leurs pareils.

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IV

Connaissons-nous des aliénés anthropophages ? Oui, en assez grand nombre et nous n’avons guère que l’embarras du choix pour citer quelques cas.
Il y a quelques années, le Dr Magnan avait dans son service de Sainte-Anne un garçon de vingt et un ans qui s’était fait arrêter sur un banc taudis que, d’un coup de ciseau, il détachait de son bras gauche un large fragment de peau.

Interrogé sur les motifs de cette mutilation, il déclara que depuis plusieurs heures, il était à la poursuite d’une jeune fille à la peau blanche et fine, avec l’ardent désir de lui tailler au cou un lambeau de peau et de le manger (29).

Dès l’âge de six ans, il avait éprouvé souvent le désir de mordre dans la peau des jeunes garçons et des jeunes filles ; à partir de treize ans, les jeunes filles seules, à la condition qu’elles fussent jolies, étaient devenues l’objet de ses convoitises ; il n’avait jamais cédé aux désirs de ce genre, mais il avait beaucoup lutté et c’était pour ne pas succomber qu’il avait pris [p. 427] le parti, disait-il, de tourner sa rage sur lui-même et de se couper la peau.
Il présentait d’ailleurs des tares mentales précises parmi lesquelles des impulsions à frapper et une grande instabilité de caractère.
Dans ses discussions médico-légales sur la folie, Georget cite le cas d’un anthropophage du nom de Léger qui se montra beaucoup moins modéré que le précédent. Il s’était enfui de la maison paternelle dans les bois et il y vivait depuis quinze jours, de racines et de fruits, lorsqu’il éprouva le besoin de manger de la chair humaine et de s’abreuver de sang.

Le 10 août, dit Georget, il aperçoit sur la lisière du bois une petite fille ; il court à elle, lui passe son mouchoir autour du corps, la charge sur son dos et s’enfonce à pas précipités dans le bois ; fatigué de sa course et s’apercevant que la jeune fille est sans mouvement, il la jette sur l’herbe. L’horrible projet que ce cannibale, avait conçu, l’horrible forfait s’exécute. La jeune fille est sans vie, le tigre a eu soif de son sang ; ici notre plume s’arrête… c’est le festin d’Atrée !

Lombroso conte avec beaucoup plus de détails un cas tout à fait analogue, celui de Vincent Verzeni né en 1849 et accusé de plusieurs crimes suivis de cannibalisme parmi lesquels le suivant : « Au mois de décembre, le matin entre sept et huit heures, Jeanne Motta se rendit dans une commune voisine. Comme elle ne rentrait pas, le maitre chez qui elle était servante partit à sa recherche et trouva dans un sentier, près du village, le cadavre de cette fille horriblement mutilé. Les viscères et le bas-ventre étaient arrachés du corps et se trouvaient près du cadavre ; des érosions étaient visibles aux cuisses ; la bouche remplie de terre indiquait que la fille avait été étouffée. Près du cadavre, sous un monceau de paille, on trouva une partie détachée du mollet droit et des vêtements (30).
Le même auteur a conté dans le même journal l’histoire d’un espagnol, Garayo, qui a étranglé six femmes en dix ans. Après avoir étranglé ses victimes il pratiquait l’éventration et détachait des lambeaux pour les manger.
Enfin Jack l’éventreur, le célèbre assassin que la police anglaise cherche encore, est dans toutes les mémoires et je m’en [p. 428] voudrais de l’oublier dans cette série. Parmi ses onze crimes on peut choisir au hasard pour se convaincre qu’on a affaire à un émule de Verzeni et de Garayo ; il tue d’abord, il mutile ensuite ses victimes et l’absence régulière de certains organes prouve bien que le moderne Barbe-Bleue joint le plaisir de manger sa victime à celui de la tuer et de là déchiqueter.
Ainsi donc, le jeune malade de Sainte-Anne, Garayo, Verzeni, Léger, Jack l’éventreur et bien d’autres ont non seulement assassiné, mais dévoré ; ce sont de véritables loups-garous.
Si l’on essaie de diagnostiquer la maladie nerveuse ou mentale dont chacun paraît relever on pourra penser pour Léger à de la paralysie générale puisqu’Esquirol constata, à l’autopsie, l’adhérence des méninges et du cerveau, pour Garayo, à l’épilepsie larvée, suivant l’opinion de Lombroso, pour le plus grand nombre à la dégénérescence impulsive ; mais cette classification ne nous apprendra rien sur le fait très spécial de l’anthropophagie qui caractérise ces malades et les rapproche des loups-garous. Pourquoi cette faim de la chair humaine ? Quelle satisfaction éprouvent tous ces anormaux à s’en repaître ?
Quand on leur pose cette question ils font tous la même réponse et quand on ne peut les questionner, leurs actes répondent pour eux. Interrogé par M. Magnan, le dégénéré impulsif qui s’enlevait des lanières de peau n’a fait aucune difficulté de reconnaître qu’au moment où il mâchait la peau il éprouvait une sensation voluptueuse très intense et que c’était cette sensation qu’il recherchait.
Verzeni déclara après sa condamnation qu’il ressentait une infinie volupté à étrangler des femmes et une volupté tout aussi grande à palper leurs entrailles et à boire leur sang.
Léger qui dévora le cœur d’une jeune fille et but son sang se livra en même temps à des mutilations très spéciales qui peuvent éclairer sur la nature des instincts qui le poussaient.
Jack l’éventreur n’a fait de confidences à personne et cependant on peut facilement se représenter le genre de satisfaction qu’il cherche dans le crime et l’anthropophagie si l’on veut bien remarquer que les organes arrachés à ses victimes sont justement ceux-là même que Léger mutilait avec joie.
Pour désigner d’un terme précis tous nos anthropophages, ce sont des sadiques et l’anthropophagie n’est que la forme la plus accusée de leur sadisme. Comme tous les malades qu’on appelle [p. 429] de ce nom, depuis le trop célèbre marquis, ils associent dans une sensation unique la sensation voluptueuse et celle de la cruauté et ce qu’ils cherchent dans le meurtre elle cannibalisme, c’est l’amour.
D’où vient cette association étrange ? Kraft Ebing qui a consacré un long et honnête livre aux déviations de l’amour a essayé d’expliquer psychologiquement cette association de l’amour et de la violence.

II faut se rappeler, dit-il, que l’amour et la colère sont non seulement les deux plus fortes passions, mais encore les deux formes uniques de la passion forte. Toutes les deux, cherchent leur objet, veulent s’en emparer et se manifestent par une action physique sur l’objet ; toutes les deux mettent la sphère psychomotrice dans la plus grande agitation et arrivent par cette agitation même à leur manifestation normale. Il en résulte un désir de réagir par tous les moyens possibles et avec la plus grande intensité contre l’objet qui provoque l’excitation (31).

C’est l’exagération de ce désir qui, suivant l’illustre aliéniste, entraînerait le sadisme chez des êtres anormaux.
Je ne veux pas ouvrir ici une discussion qui m’entraînerait trop loin du sujet, mais, d’après les cas de sadisme et d’autres cas anormaux que j’ai pu observer à Sainte-Anne, j’incline à croire que le sadisme est souvent une manifestation de l’impuissance que le dégénéré, l’anormal qui tue pour éprouver une sensation voluptueuse a besoin d’une émotion forte, violente, pour retrouver ses moyens et qu’il est sur ce point tout à fait analogue à l’incendiaire qui a besoin d’un incendie pour trouver le même bonheur. Une obsession d’amour hante et pousse ces malades, mais cette obsession ne se réalisera pas sans l’émotion forte capable de tonifier momentanément le système nerveux et c’est pour réaliser leurs impulsions sexuelles qu’ils en viennent au meurtre et à l’anthropophagie (32).
C’est ainsi que les choses ont pu se passer pour Verzeni, pour Garayo, pour Vacher et dans tous les cas c’est bien l’instinct sexuel, avec ses impulsions violentes que rien ne réfrène dans ces cerveaux instables ou obnubilés, qui apparaît comme la cause principale de leurs crimes. [p. 430]
.Il en est de même, à mon avis pour les loups-garous et c’est en somme à des anomalies de l’instinct sexuel autant qu’à la dégénérescence et à l’épilepsie qu’il faut attribuer la plupart des horreurs de la folie lupine.
Quel plaisir éprouvaient Gilles Garnier de Dôle et Roulet d’Angers à dévorer des enfants ; ils ont négligé de le dire aux hommes de justice qui les condamnèrent au feu, mais, comme pour Jack l’éventreur, leurs actes parlent à leur place.
Garnier, après avoir « tué et occis » une jeune fille au bois de la Serre, mange de la chair des cuisses ; après avoir tué et occis un enfant mâle dans le vignoble de Grédisans il mange de la chair des cuisses, des jambes et du ventre du dit enfant, et ces indications vagues des parties dévorées ne laissent pas cependant d’être significatives.
Dans l’arrêt qui concerne Roulet nous lisons que l’enfant tué avait les cuisses, la nature, tout le gros du corps et la moitié de la face mangés, et Roulet déclare qu’il a commencé par manger la nature (33).
En faudrait-il beaucoup plus, si l’on recevait de pareils aveux d’un criminel contemporain, pour penser au sadisme, sans préjudice de la dégénérescence ou de toute autre tare profonde.
Qui sait même si Roulet et Garnier, obtenant par le meurtre et le cannibalisme une volupté intense, une jouissance profonde de la chair que la morale chrétienne a toujours considérée comme particulièrement mauvaise, ils ne voyaient pas dans ce spasme la récompense immédiate de Satan pour leurs crimes ou tout au moins le signe manifeste de sa protection et de sa complicité.
Ce qu’il y a de probable, c’est que foncièrement et primitivement atteints dans leur système nerveux, ils faisaient secondairement de l’interprétation satanique et, sous l’influence des idées du temps, rattachaient leurs impulsions et leurs violences à la philosophie diabolique sur laquelle vivait leur pauvre cerveau.
Ils arrivaient ainsi à se rencontrer avec tous les malades qui dans leurs rêves allaient courir le loup-garou « au bas de la lune », porter des cierges noirs dans les processions du sabbat et accomplir en imagination de terribles méfaits. Partis de [p. 431] points très différents ils s’unissaient dans la folie satanique et lupine, et traités également de loups-garous par le peuple, condamnés au même titre par les parlements, ils expiaient de la même façon, sur les bûchers ou dans les prisons, le délire de leur imagination et le délire de leurs instincts.

V

Faut-il conclure de cette analyse que tous les loups-garous mangeurs d’enfants ont été pervertis dans leurs sentiments avant de l’être dans leur imagination et que tous les imaginatifs, tous les suggestionnés, tous les délirants d’idée se soient bornés à des crimes de rêve ?
M. Bernheim n’hésiterait pas à protester contre une conclusion de ce genre puisqu’il admet que la suggestion et par suite l’autosuggestion peut créer des criminels de sentiment et de fait (34) et j’estime d’ailleurs que dans les cas de folie lupine les autosuggestions de l’imagination ont pu être souvent aidées par la perversité native des instincts. On a bien le droit de penser en effet que ce n’étaient pas les esprits droits et les cœurs sains qui rêvaient de courir le loup-garou et de dévorer des enfants sous la direction de Satan. Pour laisser son imagination errer sur des actes de ce genre, il fallait d’abord ne pas les concevoir avec répugnance, il fallait être un peu taré dans ses sentiments profonds.
J’ai admis que Jean Grenier, débile de corps et débile d’esprit, était incapable d’avoir commis les crimes dont il se vantait, et j’ai signalé dans son récit tous les signes qui peuvent faire croire à un simple délire, mais ce n’est pas une raison pour que ses instincts n’aient pas été troublés avec son imagination et nous savons que certaines perversions avaient survécu à sa folie.

Les religieux, écrit de Lancre, me dirent que dans les premiers temps de son séjour au couvent, ils l’avaient vu mangeant en cachette des intestins de poissons (35).

L’idée délirante l’avait d’ailleurs tellement façonné qu’il marchait [p. 432] à quatre pattes avec une grande aisance et qu’il put, aux yeux de de Lancre, sauter un ruisseau à la façon des lévrier et sans plus de difficulté ; et Boguet qui fit enfermer plusieurs loups-garous dans une pièce, parmi lesquels la boiteuse qui prétendait courir comme le vent, écrit à leur sujet : « J’ai vu marcher ceux que j’ai nommés, à quatre pattes par une chambre en la même façon qu’ils faisaient quand ils étaient par les champs (36) ». On est donc obligé d’admettre que les imaginatifs eux-mêmes comme la lionne de la Salpêtrière s’offraient la satisfaction de courir parfois à quatre pattes et qu’ils pliaient leur corps à leur délire.

De là à tuer il y a loin, mais qui pourrait prétendre qu’un loup-garou bien convaincu de son rôle ne soit jamais allé jusque-là. La division que nous avons faite entre les imaginatifs et les instinctifs nous paraît justifiée par la généralité des faits, mais pas plus ici qu’ailleurs nous ne voudrions paraître oublier que si diviser c’est quelquefois éclaircir la réalité, c’est toujours la fausser un peu.

Dr G. Dumas.

NOTES

(1) Littré donne comme étymologie l’anglo-saxon vere-wolf, le danois var-ulf, le suédois var-ulf qui, étant composes, de ver. homme et de ulf, wolf, λυχάνθρωπος. La locution loup-garou serait donc un pléonasme où le terme loup se trouve répété deux fois, une fois sous sa forme française et l’autre fois sous sa forme germanique.

(2) Mythes, Cultes et Religions, p. 46. Paris, Alcan, 1893.

(3) Mœurs des sauvages américains, 1724, tome I, p. 390.

(4) Missionary Travels, p. 615.

5) Hist. des Abiponibus, Vienne, 1784, vol II, p. 80. 87.

(6) Métamorphoses, livre I.

(7) Egl. VIII.

(8) Cf. Kurt-Sprengel, Histoire de la Médecine I, 95-96.

(9) Daniel, IV. 25.

(10) Id. IV, 30.

(11) La Démonomanie, livre II, p- 256.

(12) Le texte de l’arrêt se trouve dans un recueil publié à Paris en 1759, p. 176.

(13) De Lancre. L’Incrédulilé et Mecreance du sortilège convaincue, p. 785.

(14) Id. p. 790.

(15) De Lancre. De l’Inconstance des Demons, p. 255. Paris, 1613.

(16) Société de Psychologie, 6 juillet 1900.

(17) T. VII. de Sagis, p 487.

(18) Boguet, Discours exécrables des Sorciers, p. 188. Paris 1603.

(19) Les Sensations Internes, p. 143.

(20) In op. cit., p. 193.

(21) In op. cit., p. 193.

(22) In op. cit., p. 194.

(23) 2° édit. 1887, p. 202.

(24) De l’imposture des diables, p. 289.

(25) De Lancre. L’Incrédulité et Mécréance du sortilège convaincue, p. 789.

(26) De Lancre. L’Incrédulité et Mécréance du sortilège convaincue,p. 788.

(27) Fragments psychologiques, p. 109.

(28) Cf. I. pp. 135. 167, 202, 232, 279, 314, 416.

(29) Recherches sur les centres nerveux. IIe série, p. 146 s. q q.

(30) Golt-lamners. Archiv. Bd. 30, p. 13.

(31) Psychopatie sexuelle, p 81.

(32) Cf. mon article du Journal de Psychologie, septembre 1906. Un cas de masochisme et de fétichisme combinés.

(33) De Lancre. De l’incrédulité. p. 789.

(34) Hypnotisme, Suggestion, Psychothérapie, p. 153, 197. Paris 1903.

(35) De l’Inconstance des Mauvais Anges, p. 305.

(36) In op. cit., p.194.

 

 

 

 

 

 

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