Les délires d’influence et les sentiments sociaux. 2. Les croyances et les hallucinations. Par Pierre Janet. 1932.

JANETHALLUCINATIONS0001Pierre Janet. Les délires d’influence et les sentiments sociaux. 2. Les croyances et les hallucinations. I. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), cinquante-septième année, CXIII, janvier à juin 1932, pp. 279-331.

Mon grand ami le Professeur Henri Faure, ancien directeur du Laboratoire pathologique de la Sorbonne, médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Bonneval, professeur à l’université de Paris-V et Président de la Société Pierre Janet, nous a quittés en 1999. Il m’avait confié dans les années 80, un ensemble de textes de Pierre Janet, réunis dans le projet d’en faire un ouvrage inédit qui serait paru sous le titre ; les délires d’influence. Les difficultés éditoriales dues à la crise ne nous ont pas permis de mener ce projet à terme, et il ne semble pas qu’il ait été mené à terme par d’autres éditeurs.

Nous nous proposons, en hommage à Henri Faure et à Pierre Janet, de mettre en ligne sur notre site l’ouvrage en question, sous forme de chapitres, tel que le souhaitait ce dernier, forme explicitée dans une note manuscrite laissée avec le document.

Nous trouvons ici le deuxième article de cette série. Le premier : Les délires d’influence et les sentiments sociaux. 1. L’Hallucination dans le délire de persécution. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), cinquante-septième année, CXIII, janvier-juin 1932, pp. 61-98.[en ligne sur notre site]

Pierre Marie Félix Janet nait à Paris le 30 mai 1859 et y meurt 27 février 1947. Philosophe, psychologue et médecin il occupe une place prépondérante dans l’histoire de ces disciplines. Il s’est fait remarquer également par une vive polémique avec Freyd contre la psychanalyse et l’origine de celle-ci. Il est à l’origine du concept de subconscient qu’il explicite en 1889 dans son ouvrage L’automatisme psychologique. Remarquable clinicien, il nous a laissé un corpus conséquent dont nous ne citerons que quelques travaux :
— Les obsessions et la psychasthénie. 1903. 2 vol.
— De l’angoisse à l’extase.
— Etat mental des hystériques. Les stigmates mentaux. 1894.
— Etat mental des hystériques. Les accidents mentaux. 1894.
— L’automatisme psychologique. 1889.
— Le sentiment de dépersonnalisation. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), cinquième année, 1908, pp.514-516. [en ligne sur notre site]
— Les Médications psychologiques. 1925.
— L’état mental des hystériques. 1911. — Réédition : Avant propos de Michel Collée. Préface de Henri Faure. Marseille, Laffitte Reprints, 1983.
— La psycho-analyse. Partie 1 – Les souvenirs traumatiques. Article parut dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris). 3 parties. [en ligne sur notre site]
— Un cas de possession et l’exorcisme moderne. 1. — Un cas de possession. — 2. Les rêveries subconscientes. — 3. Explication du délire et traitement. Par Pierre Janet. 1898. [en ligne sur notre site]
— Une extatique. Conférence faite à l’Institut Psychologique international. Bulletin de l’Institut Psychologique International, 1ère Année – n°5. – Juillet-Août-Septembre 1901, pp. 209-240. [en ligne sur notre site]
— Dépersonnalisation et possession chez un psychasthénique. Article parut dans le « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), Ire année, 1904, pp. 28-37. (en collaboration avec Raymond). [en ligne sur notre site]
— Etc…

Au regard de l’importance épistémologique du personnage nous renvoyons aux nombreux travaux lui sont consacrés; en particulier à ceux  d’Henri Ellenberger, La vie et l’œuvre de Pierre Janet (1969) et de Claude Prévost, Janet, Freud et la psychologie clinique.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. — Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 — Par commodité, nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. — Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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Les croyances et les hallucinations (1)

Un groupe considérable de représentations erronées soulève des problèmes plus délicats, car d’un côté elles présentent un certain nombre des caractères de la perception qui leur donnent une certaine ressemblance au moins apparente avec des phénomènes de perception, et de l’autre elles en ont perdu plusieurs qui sont parmi les plus importants. Il est bien probable qu’il ne s’agit plus ici d’un trouble simple portant sur le mécanisme de la perception comme dans les illusions, mais qu’il s’agit d’un trouble beaucoup plus étendu qui porte sur d’autres fonctions, en particulier sur la mémoire et sur la croyance.

  1. 1 — Les hallucinations oniriques.

Je voudrais pour fixer les idées rappeler un groupe de faits sur lesquels j’ai beaucoup insisté autrefois, mais dont l’étude me semble malheureusement trop abandonnée aujourd’hui et je propose de prendre pour point de départ une de mes anciennes observations, celle du somnambulisme d’Irène (2). Cette jeune fille de vingt-quatre ans avait longtemps soigné sa mère tuberculeuse et avait assisté à sa mort tout à fait dramatique. Pendant la nuit elle avait indéfiniment lutté contre la mort, elle avait refusé de la reconnaître et avait fait une foule d’actes absurdes pour forcer le cadavre à boire, pour lui retirer du sang de la bouche, pour étendre les jambes : elle avait fait tomber le corps hors du lit, avait eu toutes les peines à le relever, etc. À la suite de cette nuit elle était devenue malade, elle présentait une amnésie singulière de la mort de sa mère et des trois mois qui l’avaient précédée et, ce qui nous [p. 280] intéresse aujourd’hui, elle présentait plusieurs fois par semaine des crises de délire de forme somnambulique qui duraient deux ou trois heures. Debout près d’un lit vide et la face tournée vers ce lit, elle paraissait donner des soins à un malade et recommençait minutieusement tous les détails de sa conduite pendant la nuit tragique. En répétant ces actes, elle paraissait voir sa mère agonisante, voir le cadavre, le sang dans la bouche, les jambes relevées, le corps tombé hors du lit, le père ivre, qui vomissait dans un coin, tous les détails de ces horribles scènes. En même temps elle semblait avoir complètement perdu les perceptions normales de la situation présente, elle ne répondait à personne, ne réagissait à aucune stimulation et ne tenait aucun compte des autres objets de la salle. Une foule d’observations se rattachent à ce type (3) : j’ai décrit autrefois l’attitude de Justine qui avait devant les yeux les cadavres des cholériques, qui sentait leur odeur, « dont les yeux perçaient les corbillards pour y voir les cadavres en putréfaction ». Je rappelle aussi la crise de Lec. f., 30, à laquelle je ferai allusion : elle se plaçait devant une fenêtre ouverte en tenant à la main une règle ou un bâton à la façon d’un revolver, elle se mettait en colère et hurlait des injures contre sa rivale qu’elle voyait passer dans une voiture à côté de son amant, puis elle tirait sur le couple des coups de revolver et tombait en arrière évanouie. C’était la reproduction d’une scène dramatique qui avait réellement eu lieu quelque temps auparavant. Je rappelle aussi les hallucinations suggérées et surtout les hallucinations qui se présentent chez les malades soumis à une direction, mais qui semblent apparaître spontanément sans suggestion précise. Justine qui hésite pour suivre la rue devant la porte de l’hôpital me voit apparaître et se sent obligée de me suivre ; Lec., qui se sauve de l’hôpital, « par le plus grand des hasards » me rencontre sur la place et m’obéit quand elle imagine que je la fais rentrer (4). Je rappelle aussi les hallucinations qui paraissent également spontanées et qui sont provoquées par la fixation d’une boule de verre (6).

Nous sommes amenés à faire rentrer dans le même groupe les [p. 281] hallucinations si nombreuses qui paraissent remplir nos rêves. Les hallucinations du rêve ne sont pas sans analogie avec les visions du demi-sommeil, elles sont comme elles vives, systématiques, présentes, changeantes ; mais elles se transforment moins vite, chacune d’elles semble durer un peu plus longtemps et surtout se compliquer davantage. M. Bernard Leroy nous a donné une bonne définition du rêve qui le distingue de ces visions : celles-ci ne sont que des spectacles, le rêve nous donne des aventures. II y a un peu plus de cadre dans le rêve quoiqu’il y en ait moins que dans la veille, car dans le rêve nous ne nous représentons pas un objet isolé mais un petit ensemble d’objets qui nous donne une situation. Nous ne nous adaptons pas seulement à un objet pour le contempler, nous nous adaptons à une situation et la réaction à une situation comportant des actions, nous avons le sentiment d’agir en rêve. Dans le rêve proprement dit cette action reste une représentation qui ne se manifeste pas au dehors car le rêveur paraît rester immobile. Dans les hallucinations somnambuliques précédentes il y a également des réactions à des situations et des actions du même genre, mais les mouvements sont plus ou moins visibles à l’extérieur : dans quelques cas, comme dans le somnambulisme d’Irène, ces actions se manifestent au dehors d’une façon à peu près complète ; on a pu dire justement que le somnambulisme est un rêve agi. Toutes ces hallucinations dans le rêve immobile et dans le rêve agi sont très fréquentes et il est bien probable que des phénomènes du même genre se présentent dans les diverses intoxications aussi souvent que les visions du demi-sommeil.

Comment faut-il considérer tous les faits de ce genre, s’agit-il encore de la perception et des illusions perceptives ? Sans doute nous retrouvons encore ici un certain nombre des caractères de la conduite perceptive. Je suis frappé du caractère actif et présent de cette représentation : Irène se conduit comme si elle percevait au moment présent non seulement le lit, mais sa mère agonisante et tous les événements suivants. Elle traduit en actes présents toutes les représentations d’une manière immédiate et c’est là un caractère essentiel de la perception.

Si la malade nous disait ses sentiments à propos de ces représentations, ce qu’elle ne fait pas, car elle ne tient aucun compte [p. 282] des témoins, elle exprimerait une certitude absolue de la réalité de cette scène. Je disais autrefois que la certitude, le sentiment de réalité sont d’autant plus forts que les actes éveillés sont plus nombreux et plus complets. Un individu suggestionné affirme voir le mouton dont on lui parle s’il fait ou s’il a envie de faire beaucoup de mouvements différents pour le toucher, pour manier sa laine, pour lui donner à manger, etc., et quand ces activations deviennent nombreuses il dit : « C’est un vrai mouton (6). » Irène semble avoir beaucoup de perceptions différentes, elle voit, elle touche, elle entend, elle pourrait dire comme une autre malade dans un délire du même genre : « J’entends sa voix qui m’appelle, je sens son bras qui me serre, je sens qu’il m’embrasse et je distingue jusqu’au frôlement de sa moustache sur ma joue. » Tous ces actes ont également bien le caractère systématique et exclusif, ils constituent nettement des objets ; nous retrouvons non seulement l’extériorité mais la localisation à distance car les mouvements des bras, des jambes, du corps entier manifestent bien cette localisation.

Mais ici se présente déjà une différence, ces objets du délire sont coordonnés entre eux, mais ils ne sont pas du tout coordonnés avec les objets réels de la salle. Non seulement ils n’ont pas de congruence mais ils n’ont pas de cadre dans le monde réel, puisque au contraire ils suppriment tous les autres objets. Il en résulte une conséquence importante c’est qu’il n’y a pas à proprement parler d’extériorité sociale. Sans doute Irène parle à son père ivrogne et se comporte comme si dans son esprit le père pouvait voir la scène. Mais il s’agit d’un personnage qui fait partie du délire et non pas d’un témoin actuel. Elle ne semble pas croire que nous autres qui assistons actuellement au délire nous percevions les choses comme elle, puisqu’elle ne nous voit pas, et qu’elle ne tient aucun compte de nous.

Il en est d’ailleurs de même dans le rêve qui a bien un cadre un peu plus étendu que celui de la vision hypnagogique puisque nous voyons dans le rêve plusieurs objets qui nous entourent et non un seul sur un fond inexistant. Mais le cadre du rêve est bien moins étendu que celui de la veille et surtout il n’est pas social car le [p. 283] rêveur ne se préoccupe que des personnages de son rêve et non de ceux qui peuvent l’entourer.

Un dernier caractère de la perception, bien plus important fait totalement défaut, c’est ce que nous avons appelé l’irruptivité des perceptions liée à leur nouveauté, avec les caractères de permanence et de résistance qui nécessitent notre adaptation continuelle. Il n’y a dans tout le somnambulisme d’Irène rien de nouveau qui fasse irruption dans sa conscience, qui lui apprenne quelque chose. Pendant six mois, à peu près deux ou trois fois par semaine, elle a reproduit la même scène sans aucune modification, les mêmes gestes, les mêmes mots étaient répétés au même moment, tout semblait définitivement stéréotypé. Cette scène paraissait reproduire exactement minutieusement une scène ancienne telle qu’elle avait été vécue autrefois. La malade ne semblait percevoir aucun détail nouveau, si petit qu’il fût, elle tirait tout d’elle-même et ne faisait que réciter. C’est là une chose tout à fait opposée au caractère des perceptions qui ne se répètent jamais exactement les mêmes, qui nous fournissent toujours, même quand elles se ressemblent, l’occasion de percevoir mieux un certain détail, même s’il nous déplaît. Je crois que malgré les apparences il en est à peu près de même pour les rêves, ceux-ci se répètent très souvent au cours d’une même nuit ou même dans des nuits différentes, ils présentent une originalité plus apparente que réelle, ils ne tirent guère parti de l’extérieur, sauf peut-être pour leur point de départ et ils répètent à propos de ce point de départ d’anciennes conduites perceptives ou des fragments de ces conduites. Sans doute le rêve est d’ordinaire moins stéréotypé et présente plus de combinaisons irrégulières de ces fragments, mais malgré quelques illusions il n’apprend rien de nouveau au sujet et il ne permet pas plus que les hallucinations précédentes les efforts d’attention instructifs, il n’a ni la persistance ni la résistance des perceptions irruptives : ce sont là des caractères bien distincts de ceux de la perception.

Le point de départ des hallucinations somnambuliques et des rêves est probablement analogue à celui des visions hypnagogiques. La crise d’Irène commence quand elle voit un lit devant lequel elle est debout, la crise de Lec. débute quand elle regarde par la fenêtre en tenant un bout de bâton, le rêve a probablement [p. 284] son origine dans de petites stimulations externes de la peau, des viscères ou des organes des sens : le rêve de M. Horton était provoqué par le bruit du grattage de la souris.

Mais les conduites qui se développent dans les deux cas à propos de ces petites stimulations ne sont pas tout à fait identiques. On peut appliquer, ici la remarque de M. Bernard Leroy sur la différence des rêves et des visions du demi-sommeil : celles-ci sont de petits spectacles, les autres sont des aventures souvent compliquées. Cela est bien manifeste dans les crises d’Irène, la mère agonisante, les crachats sanglants, le vomissement du père, la chute du corps sont des aventures qui remplissent la nuit tragique et qui peuvent prendre un titre de roman, la mort de la mère. Le rêve de M. L. Horton contient aussi des aventures, il travaille dans son laboratoire, il démonte son microscope, il examine l’état des préparations, etc. Ces aventures sont constituées par des phénomènes psychologiques qui restent élémentaires comme les illusions de perception et qui gardent les caractères de présence, de systématisation, d’extériorité. Les malades trompés par ces caractères y ajoutent facilement des croyances analogues à celles que l’on bâtit sur des perceptions quand ils retrouvent à peu près le souvenir de ces rêves, ils disent : J’ai vu, j’ai entendu, comme s’il s’agissait de perceptions.

  1. 2. — Les perceptions de situation et les réminiscences.

S’agit-il réellement encore du mécanisme de la perception et la crise d’Irène qui dure deux ou trois heures est-elle uniquement une illusion de perception ? Au début peut-être quand elle regarde le lit et le prend pour le lit de sa mère, mais toutes les aventures de la suite du rêve, la mère agonisante, les crachats sanglants, les vomissements du père, la chute du corps, etc., peuvent-ils être considérés comme des illusions de perception à propos du lit ? La série énorme des actions et des hallucinations que déroule régulièrement Irène n’est plus le simple schéma d’un objet. Les rêves de M. Horton sont considérés par lui comme des essais de perception et c’est en effet un de leurs caractères. Mais ces essais sont singulièrement prolongés et compliqués et je crains que les rêves [p. 285] comme les somnambulismes ne contiennent quelque chose de plus. Je dirai d’abord qu’il s’agit de l’activation d’une conduite d’ensemble un peu différente du simple schéma perceptif d’un objet. Il s’agit des conduites que j’ai longtemps étudiées sous le nom de réflexes de situation et de perceptions de situation. Ces conduites jouent probablement dans la perception un rôle important car la perception d’un objet isolé est plus rare qu’on ne le croit. La réaction de perception d’un objet distinct contient sans doute une certaine part d’activité personnelle, mais cette part a été très réduite, très simplifiée par l’usage et par l’influence de la vie sociale qui nous oblige à avoir des perceptions d’objets à peu près les mêmes chez tous. Les perceptions de situation sont plus variables, plus individuelles, car la société nous oblige bien à voir un fauteuil là où les autres hommes voient un fauteuil, mais elle n’a pas pu nous imposer, sauf dans des cas particuliers, de réagir exactement de la même manière aux situations particulières dans lesquelles nous nous trouvons par rapport à ce fauteuil : tout le monde n’assiste pas de la même manière à la mort d’une personne aimée. L’identification des perceptions de situation ne s’est faite que pour un petit nombre de situations simples qui ont conduit à la perception commune d’objets isolés.

On peut se demander si ces perceptions de situation ne sont pas plus primitives que les perceptions d’objets et si dans le rêve qui se produit à la fin du sommeil, quand on marche du sommeil vers la veille, les réactions perceptives par les aventures ne sont pas plus élémentaires que les réactions par des visions d’objets dans l’endormissement quand on marche de la veille vers le sommeil. Dans le rêve ce sont des perceptions de situation à peu près quelconques, éveillées probablement par un mécanisme analogue à l’essai des perceptions. L’une ou l’autre s’éveille suivant la force, l’ancienneté de ces systèmes de perceptions de situation, suivant les dispositions de l’esprit individuel. Dans les crises somnambuliques il s’agit d’un système de perception de situation qui a pris une forme particulière : certaines perceptions de situation sont devenues le point de départ de ce que je décrivais autrefois, en 1889, comme des systèmes psychologiques et que l’on a désignés plus tard sans les transformer sous le nom de complexes, de réminiscences pathologiques. [p. 286]

Je n’insiste pas ici sur ces perceptions de situation, car il me semble probable que dans ces hallucinations interviennent encore d’autres opérations. Un des faits les plus intéressants de l’observation d’Irène sur lequel j’ai beaucoup insisté dans ma première publication sur cette malade, c’est que dans l’intervalle des crises, dans un état qui semblait à peu près normal, la malade présentait une amnésie étrange portant précisément sur cette nuit de la mort de sa mère et sur les trois mois qui la précédaient. Cette amnésie contrastait d’une façon remarquable avec l’hypermnésie portant sur les mêmes événements qui semblait caractériser les périodes de somnambulisme. J’ai beaucoup insisté sur les relations de ces deux phénomènes qui semblaient bien dépendre l’un de l’autre, puisque après six mois de traitement psychologique j’ai vu disparaître les délires en même temps que se rétablissait la mémoire normale (7). Quoique le fait ait été moins étudié dans les rêves, je crois que ceux-ci présentent également des modifications de la mémoire. En premier lieu il est difficile de se souvenir des rêves et il est probable que le plus grand nombre des rêves est complètement oublié ; en second lieu, dans le rêve lui-même on constate une certaine amnésie rétrograde, une difficulté à tenir compte des événements récents qui a été particulièrement étudiée par M. Delage. C’est à propos d’observations de ce genre que j’ai été amené à présenter quelques réflexions sur l’évolution de la mémoire.

La mémoire proprement dite, telle qu’elle existe actuellement, consiste à construire à propos de l’événement une représentation abrégée qui suffit à mettre les absents à peu près en présence de l’événement passé, à leur inspirer les sentiments qu’ils auraient eus s’ils y avaient assisté, à leur permettre d’en tirer des directions utiles. La reproduction de cette représentation doit être déclenchée par une stimulation spéciale, celle de la question et non par un élément de l’événement passé ; elle doit pouvoir se faire sans troubler notre conduite présente, sans déranger notre adaptation aux nouveaux événements au milieu desquels elle s’insère (8).

Or, Irène n’est arrivée que six mois plus tard après toute une rééducation à faire ce récit de la mort de sa mère d’une manière [p. 287] correcte, en répondant à ma question, sans être devant un lit, en ne parlant que quelques minutes et sans jouer de nouveau toute la scène. Je disais alors qu’elle n’était pas au début capable de faire cet acte de mémoire correct et qu’elle le remplaçait par autre chose : elle prenait, comme je le disais, l’attitude de l’hallucination à la place de l’attitude de la mémoire (9).

Dans ces leçons sur la mémoire je considérais la conduite d’Irène pendant l’état somnambulique comme étant la répétition exacte de la conduite qu’elle avait eue en soignant sa mère agonisante et j’expliquais cette reproduction comme une restitutio ad integrum éveillée par la vue de l’un des éléments de cette conduite, par la vue du lit placé devant la malade. Je crois nécessaire aujourd’hui, comme cela m’arrive bien souvent quand je relis d’anciennes observations, de corriger un peu cette première interprétation. Sans doute la scène que joue Irène est toujours la même dans les crises successives, il semble que la scène soit stéréotypée une fois pour toutes. Mais est-il exact, comme je l’admettais, que cette scène jouée soit tout à fait identique à la conduite réelle que la malade avait eue pendant la nuit ? Je suis obligé aujourd’hui de revenir sur ce point et de constater que dans la reproduction il y a déjà une certaine organisation en rapport avec le caractère et les sentiments de la malade, que cette organisation transforme en partie la reproduction de la conduite en lui donnant quelque chose de théâtral.

La crise est assez longue, puisqu’elle dure trois heures, mais elle reproduit toute une nuit ; il y a donc déjà une abréviation. Il y a des détails supprimés : quand j’ai pu quelques mois plus tard faire retrouver par la malade les souvenirs complets de cette nuit, j’ai constaté que bien des détails étaient absents du délire. Cette jeune fille pendant que sa mère agonisait était tourmentée par le regret de n’avoir pas fini un travail qu’elle devait livrer le lendemain et de temps en temps, pendant une demi-heure ou une heure elle s’écartait du lit pour travailler à la machine à coudre, ou bien elle allait dans une pièce à côté faire bouillir de l’eau, etc. Tout cela était supprimé dans le délire qui semblait ne conserver que les actes les plus dramatiques. D’autre part, le ton et les [p. 288] attitudes théâtrales qui étaient si impressionnants n’avaient pas été les mêmes dans la réalité. Il y avait même dans la crise une dernière scène dans laquelle Irène se couchait par terre et laissait entendre qu’elle était couchée sur une voie de chemin de fer, la tête sur le rail. Elle voyait approcher une locomotive et poussait des cris d’horreur. Cette représentation du suicide ne correspondait aucunement à la réalité car Irène le matin avait quitté la chambre, avait erré quelque temps dans les rues, puis était entrée chez une tante sans dire un mot de la mort de sa mère en demandant seulement à manger. Cette dernière scène du suicide sous le train était une pure construction imaginaire devenue partie intégrante du délire. En un mot la représentation de la nuit tragique n’était pas complètement exacte comme la reproduction d’une perception, elle était en quelque sorte stylisée. Tout cela est bien opposé au caractère extérieur et irruptif de la perception. Mais cela est également opposé à la simple et complète restitutio in integrum.

On retrouverait facilement les mêmes transformations dans les rêves et c’est pour cela que nous avons si facilement l’impression que ces malades jouent une sorte de rêve. Les rêves sont, disions-nous, des activations de certaines conduites perceptives de situation. Mais on a bien souvent remarqué que ces conduites subissent dans le rêve des modifications : les rêves contiennent ces conduites condensées, agglutinées, symbolisées et surtout dramatisées. On se souvient du rêve décrit par Descartes, qui piqué par une puce rêve qu’il reçoit un coup d’épée.

Si dans le délire d’Irène et dans les rêves il ne s’agit pas de la vraie mémoire, il ne s’agit pas non plus de la reproduction pure et simple de la conduite perceptive primitive. Il s’agit d’une conduite assez spéciale, déjà un peu narrative que j’ai décrite sous le nom de réminiscence quand j’étudiais les idées fixes qui se développent à propos d’un événement à la fois conservé et transformé d’une manière particulière. Ces phénomènes nous fourniront peut-être ainsi que les rêves des documents importants sur les formes primitives de la mémoire intermédiaire entre la reproduction habituelle de l’acte et le récit entièrement socialisé et intellectualisé. M. Lévy-BruhI nous dira si les récits des primitifs ou ce qui leur en tient lieu, ne présentent pas ces mêmes caractères de [p. 289] rêve mimé et joué avec des modifications théâtrales de la conduite perceptive. On retrouvera dans ces études sur les somnambulismes des documents précieux sur les formes primitives de la mémoire et de la représentation artistique.

Quoi qu’il en soit, cette reproduction presque identique à la conduite perceptive de situation, trop chargée de mouvements imitatifs, trop exacte quoique stylisée, présente l’événement à la conscience à peu près sous la forme qu’il avait autrefois. Il n’y a pas encore ces différences considérables que nous mettons entre une conduite perceptive présente et le récit de cette conduite reléguée dans le passé. Le somnambule et le rêveur qui n’ont pas été capables de mettre leur récit au passé continuent à le mettre au présent, ils gardent les mêmes attitudes et les mêmes sentiments que dans une perception et ils ont des hallucinations imitatives de la perception. N’oublions pas que des modifications de la croyance s’ajoutent souvent à ces modifications de la mémoire. Ces individus ont la croyance sous la forme élémentaire asséritive, ils ne sont pas capables de réflexion et ils sont très suggestibles. Quand ils gardent un souvenir vague de ce qui s’est passé ils disent : « Je vous ai rencontré sur la place devant l’hôpital », et ils donnent à ce rêve la même croyance qu’à une perception réelle. Il me semble difficile de ne pas tenir compte de l’état de l’esprit pendant que ces phénomènes se présentent, quoique l’on puisse trouver trop vagues toutes ces expressions d’affaiblissement de l’esprit, de diminution de la force, d’abaissement de la tension psychologique. Ce sont des expressions nécessaires pour résumer une foule de faits. En fait l’état de sommeil n’est pas le même que l’état de veille : les rêves sont évidemment conditionnés par l’état de sommeil et les diverses hallucinations somnambuliques se présentent dans des états qui ont certainement de l’analogie avec le sommeil. Les somnambulismes érotiques de Vz., f., 33, ont commencé sous forme de rêves pendant le sommeil, et, quoiqu’ils se présentent plus tard pendant la veille, ils sont toujours plus nets pendant le sommeil. Bien souvent ces crises somnambuliques aboutissent à des sommeils et le délire qui a d’abord été visible à l’extérieur se continue sous forme de rêve. On a très souvent insisté sur ces relations entre les hallucinations et les sommeils. J’ai déjà fait allusion aux travaux de Jean Camus, de M. L’Hermitte, [p. 290] de M. Vah Bogaert en étudiant le sommeil à propos des états d’inaction morose (10). Pour M. Lhermitte, l’hallucination visuelle est l’expression d’une perturbation de la fonction hypnique par atteinte du centre du sommeil.

On ne peut mieux se représenter l’état de sommeil qu’en constatant une réduction considérable de la force psychologique qui supprime les gros mouvements manifestes à l’extérieur et qui réduit les phénomènes psychologiques à des érections de tendances d’apparence interne. J’ai souvent insisté sur le même caractère dans la rêverie qui est un résultat de l’asthénie psychologique. Il faut aussi constater dans ces états de sommeil un grand abaissement de la tension psychologique qui supprime tout contrôle des tendances supérieures. Cet abaissement de tension n’est plus exactement le même que dans les visions hypnagogiques : dans celles-ci le sujet part de la veille, il n’est pas encore complètement endormi, il conserve une certaine critique qui empêche le développement des visions, il prend vis-à-vis d’elles une attitude spectaculaire qui est jusqu’à un certain point compatible avec la vie réelle puisque nous pouvons la prendre tout éveillés. Le rêveur part du sommeil et il se dirige vers la veille, il n’a plus ces restes de contrôle et il n’est pas capable de prendre l’attitude spectaculaire, il prend une attitude encore inférieure qui est celle de l’hallucination onirique. Le même abaissement se présente chez les malades qui ont des crises de somnambulisme, quelle que soit la cause, intoxication ou émotion, qui ait déterminé cette chute psychologique.

Ces hallucinations-réminiscences ne sont donc que des imitations de perception ; elles ne dépendent pas simplement d’un trouble dans le mécanisme du schéma perceptif comme les illusions, elles sont beaucoup plus complexes. Elles supposent un trouble au moment de l’événement initial qui n’a pas permis la construction du récit suivant les lois de la mémoire, qui a laissé la situation sans terminaison, sans liquidation et qui détermine le besoin de la recommencer perpétuellement d’une manière aussi imparfaite. Ces hallucinations supposent aussi un trouble dans les perceptions présentes au moment où s’activent les réminiscences. Cette forme [p. 291] d’hallucination ne peut donc pas être définie simplement une perception sans objet, elle est un trouble générai portant particulièrement sur la mémoire et qui détermine déjà des modifications considérables de la croyance.

3. —Les hallucinations-délires leurs caractères.

Nous pouvons revenir maintenant aux hallucinations des délirants influencés. Il me semble évident qu’il n’est pas possible de les rapprocher des visions oniriques, des hallucinations-réminiscences que nous venons de considérer. L’état mental pendant lequel l’hallucination se manifeste n’est pas le même : il n’est question ni de confusion, ni de rétrécissement, ni d’état hypnique. Le sujet n’est pas isolé, il nous voit et nous répond, il place ces hallucinations dans un cadre qui est le même où nous plaçons nos perceptions : Les voix viennent de ces arbres, de ce plafond. » II ne s’agit pas de réminiscences d’une situation ; jamais en réalité des individus grimpés dans les arbres ne lui ont crié : « Vache, chameau, putain. » Le fait ne peut guère être rapproché des réminiscences d’une situation réelle. Nous nous retrouvons alors devant le problème précédent : ces hallucinations présentent-elles les caractères des perceptions et doivent-elles être considérées comme des troubles du mécanisme de la perception, ainsi que les illusions perceptives ?

Sans doute ces hallucinations présentent quelques-uns des caractères de la perception, l’immédiateté, l’extériorité, la certitude. Le malade nous dit : « C’est bien la voix d’un homme, de M. X…, elle est immédiatement reconnaissable, elle vient du dehors, un peu à gauche, à dix pas, la voix est forte, bien timbrée, je l’entends aussi bien que votre voix à vous. Il n’y a pas le moindre doute, il y aurait devant moi la guillotine que je vous affirmerais encore que cette voix existe. »

Mais ces caractères eux-mêmes sont loin d’être tout à fait nets. Le caractère de la certitude semble le plus évident, le malade est convaincu ou paraît être convaincu qu’il a entendu. On note cependant souvent des hésitations qui n’existent pas de la même manière dans les illusions perceptives. Lyv., h., 25, reconnaît qu’il [292] ne distingue pas bien les paroles elles-mêmes, mais qu’il est bien sûr du sens « Les ouvriers ont dû se moquer de mon chapeau. c’est bizarre, j’en conviens, car il n’y avait personne autour de moi. Je puis me tromper sur les mots exactement prononcés, mais je ne me suis pas trompé sur l’intention de se moquer de mon chapeau. » Dans les fausses reconnaissances on observe aussi des affirmations incomplètes de ce genre. Une malade ne reconnaît pas nettement une personne déterminée, elle affirme simplement qu’il s’agit d’un frère, d’un parent, d’une personne de sa famille « Elle n’est pas sûre que cela soit tel ou tel, elle est simplement sûre que c’est un cousin. » Il n’en est pas ainsi dans les perceptions où l’objet est vu d’abord et où l’interprétation vient ensuite. Nous nous rapprochons des hallucinations symboliques dont j’ai donné tant d’exemples chez les obsédés.

Le caractère systématique et exclusif de la perception ne se retrouve pas aussi net que dans les illusions perceptives. Dans celles-ci le malade voit un rat là où nous voyons une petite tache ; mais il ne voit pas cette tache, il la remplace par le rat, la perception est transformée. Au contraire malgré les hallucinations des persécutés, les perceptions restent normales : les malades répondent à toutes les questions et voient tous les objets exactement, nous l’avons déjà noté dans les fausses reconnaissances. Le persécuté ne supprime pas les bruits réels, car il nous montre qu’il les a tous entendus, il y ajoute simplement ses insultes. Ce caractère, la conservation des perceptions environnantes, est difficile à préciser chez le persécuté délirant, car, ainsi que nous le verrons bientôt, ce malade donne rarement une place nette dans le temps à ses hallucinations, on peut seulement dire qu’il semble avoir conservé un souvenir suffisamment complet de tout ce qui s’est passé autour de lui au moment où il met son hallucination.

La localisation est souvent assez vague : « C’est une petite voix flûtée qu’on n’entend pas très bien, il me semble qu’elle est dans la chambre, elle est peut-être ailleurs. » (Hélyet, f., 49.) « La voix est vaguement au-dessus… ou peut-être au-dessous, je ne sais pas d’où elle vient. » (Dja, h., 24.) « C’est comme des perroquets, des merles, des oiseaux dressés qui parlent dans les branches, dans le ciel…. où vous voudrez. » (Cof., f., 43.)

Beaucoup de malades vont plus loin et suppriment ce caractère [p. 293] essentiel de la perception, l’extériorité. Ils affirment bien la réalité des paroles insultantes, mais ils les placent au dedans de leur corps, dans la poitrine, dans l’estomac, dans la bouche. J’ai déjà publié bien des cas de ce genre ; on pourrait ajouter ici trop facilement de nombreuses observations : « Ce ne sont pas des voix individuelles (d’un individu au dehors), c’est l’esprit qui parle dans mon estomac, dans mon cœur. (Med., f., 26.) « Il dit qu’il m’aime, je ne sais pas comment il s’y prend pour le dire, c’est pas une voix au dehors c’est un mouvement nerveux dans mon cœur. » « On me parle dans la bouche, dans le palais, dans le nez, dans les yeux : regardez mes yeux, ils y sont. » (Bsl., f., 64.) « J’ai ma sœur, son mari et ses bébés qui me causent dans l’estomac. » (Dya., f., 26.) II y a de nombreux malades qui semblent ne pas comprendre la question : « Cej., f., 31, a des voix qui veulent la faire passer pour une raccrocheuse, cela elle en est sûre : mais elle ne sait pas où sont ces voix et me dit que cela n’a pas d’importance. Helyet, f., 49, croît que les voix viennent de l’appartement au-dessous dans son estomac, pour Pbj., f., 40, les voix sont à la fois extérieures et au milieu du front, pour Uf., f., 45, les voix sont partout à la fois, dans le grenier, dans ses oreilles, dans sa bouche, etc. » On observe souvent de curieuses oscillations dans l’observation de Ler., h., 40 (11), qui est arrivé au délire de persécution à la suite des pratiques prolongées du spiritisme, les voix ont été pendant des années intérieures « dans son estomac » avant de devenir nettement extérieures.

Même chez les malades qui localisent nettement à l’extérieur on constate certaines idées délirantes en rapport avec un sentiment vague que la voix est bien en eux-mêmes dans leur larynx. Pourquoi Florence, f., 37, tout en disant que la voix de son mari vient du plafond, ajoute-t-elle que cette voix se transforme en mucosités qu’elle doit cracher, continuellement ? Pourquoi Ernest, h., 45, tout en soutenant que cette voix est au dehors assez loin, imagine-t-il qu’une torture spéciale consiste à lui tirer sur le cou pendant que la voix parle ? Ces malades sentent donc quelque chose dans le gosier au moment des voix dites extérieures. Enfin nous avons le groupe si remarquable des hallucinations [p. 294] psychiques de Baillarger, de toutes ces voix célestes, spirituelles, diaboliques, qui viennent de puissances mystérieuses et qui agissent sur la pensée directement, sans passer par le corps : « On me met dans la tête que l’empereur de Russie me veut pour sa maîtresse ; c’est pas une voix ordinaire, c’est pas dans mon oreille. c’est insinué dans mon esprit. (Vau, f., 19.) « Ce sont des révélations par l’idée. » (QI., f., 32.) « J’ai appris intérieurement par la voix de Dieu qui parle directement à l’âme que je devais renier ma famille et prendre ce prêtre pour petit père. (Bxe., f., 26.) » Ce ne sont pas des voix naturelles, elles ne sont nulle part, puisqu’elles viennent d’un autre monde. » (Florence, f., 27.) L’extériorité et même l’objectivité matérielle se perdent entièrement. Ces phénomènes soulèvent des problèmes intéressants à propos des sentiments d’automatisme mais nous écartent singulièrement de la perception.

J’ai insisté sur l’importance de l‘extériorité et de la certitude sociales dans la perception : nous sommes toujours convaincus, quand nous percevons un fauteuil, qu’un autre homme placé à côté de nous le verrait de la même manière. Sans doute le persécuté demande quelquefois aux autres personnes si elles entendent comme lui, mais c’est plutôt par habitude, par acquit de conscience, car il ne tient aucun compte de leur réponse et il n’est pas surpris d’être le seul à entendre ces injures. Au fond il se doute bien que les autres n’entendent pas comme lui et il a toujours une explication quelconque de cette différence. Bien des malades prennent d’avance des précautions pour expliquer qu’on n’entende pas comme eux : « Non, vous ne devez pas entendre très bien, la voix est sourde, voilée je ne suis pas sûre que vous puissiez l’entendre comme moi. » (Héliett, f., 49.) « Il faut avoir l’oreille fine, être habile et habituée comme moi pour bien saisir. » (Whx.. f,, 50.) « Oh ! n’essayez pas, c’est d’une finesse imperceptible pour vous. » (Ernest, h., 45.) Quand on essaie d’examiner leur ouïe on trouve qu’elle est loin d’avoir une finesse particulière, la croyance que les autres personnes doivent entendre de la même manière est donc loin d’être précise.

Deux autres caractères très importants de la perception semblent supprimés d’une manière plus complète dans ces hallucinations des influencés. J’ai insisté sur le caractère présent des perceptions [p. 295] qui n’apparaissent jamais comme des phénomènes passés ou futurs mais qui doivent nécessairement à un certain moment être des phénomènes présents.

Pour échapper aux erreurs que causent toujours les récits des intermédiaires et éviter les observations de seconde main, je désirais autant que possible assister aux crises convulsives des malades qui m’intéressaient et être présent au moment des grandes tortures et des voix des persécutés. Or il m’arrivait souvent la mésaventure suivante ; l’infirmière me disait à mon arrivée : « Vous n’avez pas de chance, la jeune malade que vous vouliez voir a eu un grand accès il y a une heure, maintenant tout est fini ; » et la malade persécutée me disait elle-même : « Vous arrivez trop tard, il y a une heure ils m’ont agonisée de sottises et ils m’ont arraché les deux yeux. » J’avais dans les deux cas un sentiment naïf de regret.

Cependant les deux circonstances sont-elles exactement les mêmes ? Dans le premier cas, le reproche m’est fait par une infirmière, par un témoin étranger et il est parfaitement exact que, si j’étais arrivé une heure plus tôt, j’aurais vu cette crise qui a réellement eu lieu. D’ailleurs quelques jours après la crise a réellement lieu devant moi. Dans le second cas, c’est la malade elle-même qui me fait le reproche et il n’y a pas d’autres témoins, car les autres personnes de la salle me déclarent qu’il y a une heure elles n’ont rien vu d’anormal. Est-il bien certain qu’arrivé une heure plus tôt j’aurais assisté aux injures et à l’arrachage des yeux ? Sans doute nous n’espérons pas assister à l’arrachage réel des yeux puisqu’ils sont encore à leur place, ni entendre les injures puisqu’elles n’existent pas. Mais nous voudrions être présent au moment de la crise, au moment où le malade entend réellement et présentement les injures, au moment où il se sent martyrisé, où il fait des contorsions de douleur. Peut-être pourrions-nous intervenir efficacement ou du moins constater des attitudes intéressantes. Eh bien, cette chance ne nous est jamais accordée ; à quelque heure que nous arrivions, la malade nous dit : « Ah, si vous étiez venu une heure plus tôt », et ainsi indéfiniment. Les voix semblent s’arrêter en notre présence (Voc., f., 47) ; qui veut me démontrer la réalité de ses voix, interpelle ses persécuteurs et crie : « Mais parlez donc, animaux ? » puis se tournant [p. 296] vers moi avec un air poliment dépité : « Vous voyez, ce n’est pas ma faute, ils ne veulent pas maintenant, mais il y a cinq minutes ils s’en sont donné de me dire des grossièretés et ce sera toujours il y a cinq minutes ».

Après beaucoup d’observations de ce genre on en arrive à se poser une question bizarre : est-ce que cette crise dont on parle toujours au passé, mais qu’on ne voit jamais au présent, est-ce que cette crise existe jamais ? Est-ce qu’il existe autre chose dans la maladie que ces plaintes réellement présentes relatives à un passé qui n’existe pas autrement ?

Cette localisation dans le passé et dans un passé assez vaguement déterminé nous empêche de vérifier un des caractères de la perception, que nous avons appelé son exclusivité. Je ne puis pas arriver à préciser si au moment où le malade a entendu les injures, il a entendu en même temps autre chose. Quand je prouve à la malade qu’il y a cinq minutes elle causait gaiement avec une voisine et qu’à ce moment elle entendait autre chose que des insultes, elle me répond : « Eh bien, ce n’était pas il y a cinq minutes, mais il y a vingt minutes et à ce moment, je ne parlais pas à ma voisine. » La localisation dans le temps change continuellement parce qu’elle reste toujours très vague. Il y a là quelque chose d’analogue à ce que nous venons de noter dans les fausses reconnaissances : les perceptions réelles ne sont pas supprimées malgré la prétendue hallucination qui se combine avec elles n’importe comment.

Dans la discussion relative au cas de Mme Sansonnet à la société psycho-analytique de Paris, les critiques mettaient en doute les hallucinations de la malade parce qu’elles n’étaient jamais présentes, parce qu’elles étaient toujours reculées dans le passé, associées au sentiment rétrospectif de prévision forcée : « Il y a un an, ils m’ont dit regarde, et ils m’ont forcée à prévoir ce qui arrive aujourd’hui. » Dans ce cas nous sommes forcés de considérer le sentiment de prévision comme une illusion, puisque la malade ne prévoit rien aujourd’hui et que dans un an elle dira avoir prévu aujourd’hui. L’hallucination qui est associée avec ce sentiment n’est-elle pas une illusion du même genre ? On pourrait répondre que cette malade a d’autres hallucinations indépendantes de son sentiment de prévision, quand elle entend le commandement [p. 297] de se jeter à l’eau, de traverser les rues devant les voitures. Mais ces hallucinations ont le même défaut que les précédentes, elles sont toujours reculées par la malade comme des faits passés et n’ont jamais le caractère de perceptions actuelles. N’en est-il pas de môme chez tous les persécutés ou du moins chez le plus grand nombre d’entre eux ? Chez tous, le délire ne consiste-t-il pas simplement dans ce récit perpétuel d’hallucinations passées qui n’ont jamais lieu dans le présent ? Jules Falret enseignait autrefois : « L’alcoolique dit : on me fait du mal, le mélancolique dit : on me fera du mal, et le persécuté : on m’a fait du mal. » L’hallucination de l’influencé se rapproche beaucoup plus du souvenir que de la perception et c’est parce que nous vivons sous l’emprise du postulat d’Esquirol que nous voulons y voir une perception sans objet.

Un autre caractère de la perception auquel j’attache aussi une grande importance disparaît également dans l’hallucination des influencés : je veux parler du caractère irruptif de la perception. La meilleure preuve du caractère irruptif d’une hallucination, celle qui établirait nettement que cette voix vient réellement du monde extérieur, serait la connaissance d’une nouvelle inattendue fournie au sujet par l’hallucination sans qu’il ait pu avoir acquis antérieurement cette connaissance d’une autre manière. Les spirites, quand ils veulent prouver l’origine étrangère de leurs communications, se servent souvent de cet argument : leur écriture automatique leur révèle, disent-ils, des choses qui leur étaient complètement inconnues auparavant. Le persécuté emploie rarement cet argument : je ne trouve dans mes notes que l’observation de Wx., f., 63, qui fait cette déclaration : « Les voix me révèlent des choses inattendues que je n’aurais pu connaître par moi-même. » La vérification de cette prétention, déjà bien difficile quand il s’agit des médiums spirites, devient encore plus impraticable quand il s’agit des persécutés. Le plus souvent d’ailleurs la question ne se pose pas, le malade nous dit qu’on l’appelle « vache, chameau, putain », ce qui ne présente pas une révélation bien nette. Sans doute il a l’air de croire au caractère irruptif de ses hallucinations : « Le voici qui a recommencé à m’appeler ce cochon de A. je ne le provoquais pas. » Est-ce exact qu’il ne le provoquait pas ? Les hallucinations du persécuté ne contiennent [p. 298] rien de nouveau, ce sont toujours les mêmes mots, les mêmes insultes auxquelles les malades pensent toute la journée, qu’ils répètent eux-mêmes à tout moment, qui expriment leur sentiment continuel. Chez les vieux malades qui ont un délire bien constitué et dont les hallucinations correspondent évidemment au délire, l’hallucination n’a aucunement le caractère irruptif d’une insulte inattendue dans la bouche d’une personne que nous ne soupçonnions pas d’hostilité à notre égard.

Il y a un cas particulièrement intéressant dans lequel cette préparation interne de l’hallucination devient bien visible, c’est le cas souvent désigné sous le nom d’hallucination psycho-motrice que nous avons déjà signalé, dans lequel nous constatons que le malade prononce lui-même tout bas les mots qu’il croit entendre à l’extérieur.

Dans quelques cas nous voyons le passage de ces mouvements du sujet à l’illusion de l’extériorité. Dans une de mes observations de délire spirite nous voyons Ler., h., 40, passer des pratiques du spiritisme dans lesquelles il se rendait compte qu’il remuait lui-même la table, et dirigeait le crayon au délire de possession dans lequel c’est l’esprit qui parle à sa place et qui lui fait faire une foule de sottises (12). Dans une observation curieuse et difficile à expliquer complètement Agnès, f., 30, n’entend les voix extérieures qu’en se mettant debout devant une glace et en regardant dans le miroir ses lèvres qui remuent. Elle a besoin non seulement de sentir le mouvement des lèvres, mais de le voir objectivé par le miroir pour l’extérioriser complètement.

Tous ces faits sont encore en opposition avec la notion de la perception, car nous pouvons fort bien entendre un individu extérieur qui parle, même si nous parlons nous-mêmes en même temps, il arrive seulement que nous le comprenons moins. Nous n’avons pas besoin de parler nous-mêmes et de percevoir nos paroles de quelque manière pour entendre la parole des autres. Le mouvement du sujet qui parle est ici extérieurement visible, mais nous savons que dans le langage intérieur ce mouvement visible diminue de plus en plus quoique le sujet continue à faire intérieurement l’acte de la parole : c’est le mécanisme de la [p. 299] pensée intérieure. Il devient bien probable que cette parole intérieure continue d’exister dans l’hallucination auditive complète et que le sujet prononce intérieurement ces mots : « vache, cochon putain » qu’il entend à l’extérieur.

On peut même remarquer que l’hallucination du persécuté présente un caractère qui est bien en rapport avec ce travail interne et ce rôle des sentiments d’hostilité ou de faveur, c’est son caractère particulièrement auditif. Le trouble du malade est un trouble social et porte surtout sur le sentiment de la place que le sujet croit occuper dans la hiérarchie sociale, sur le mépris ou l’estime que les autres hommes ont pour lui. Mais ces appréciations sociales sont surtout exprimées par le langage, par les ordres, les compliments, les reproches, les injures ; et la nature de ce délire oblige le sujet à se préoccuper avant tout des paroles des autres que l’on entend sous forme de voix extérieures. Bien entendu ces sentiments déterminent encore plus le sens des paroles entendues ; les hallucinations des influencés ont toujours un sens précis, mauvais ou favorable, elles sont toujours en rapport avec la malveillance ou la bienveillance des autres, tandis que les illusions perceptives peuvent être à ce point de vue tout à fait indifférentes. Cette absence d’irruptivité, de persistance, de résistance, ce rapport étroit entre les voix du persécuté et ses obsessions ou ses sentiments antérieurs étaient bien notés dans l’article de M. Claude sur le mécanisme des hallucinations. C’est ce qu’il appelait « le caractère affectif personnel de ces voi » et c’est ce qui distinguait à ses yeux ces voix des vraies hallucinations vraiment indifférentes et irruptives, comme nous l’avons vu dans l’étude des illusions. Ce caractère est si important qu’il a donné lieu à une étude spéciale sur les hallucinations dites « anidéiques ».

4. —Le problème des hallucinations anidéiques.

Ce problème a été soulevé par les études de M. de Clérambault. Sans aborder ici les théories générales de l’auteur sur l’origine du délire de persécution, placée par lui dans un fonctionnement automatique du cerveau que j’étudierai plus tard, je rappelle seulement un petit point de ces doctrines qui se rattache à l’étude [p. 300] de l’hallucination. M. de Clérambault laisse de côté, au moins au début les hallucinations de l’ouïe caractéristiques que je viens de rappeler dans lesquelles le contenu de l’hallucination est bien en rapport avec les sentiments et les idées antérieures du sujet, et il soutient qu’il n’en a pas été ainsi au début. « Le délire est venu plus tard, comme la réaction d’une intelligence et d’une affectivité, l’une et l’autre saine, à un automatisme surgi spontanément et surprenant le malade dans une période de neutralité affective et de quiétude intellectuelle (13). »

Pendant une certaine période, au début de la maladie, des hallucinations apparaissent subitement « comme un orage dans un ciel pur » ; elles sont simples, élémentaires, sans signification. Ce sont des piqûres, des démangeaisons, des brûlures, des odeurs, des goûts, des bruits indistincts, des sons de cloches, de marteaux, des notes de musique, des éclairs, des lueurs quelconques ; quand il s’agit de paroles, ce sont des répétitions indéfinies d’un même mot dénué de sens que les malades appellent eux-mêmes des « scies verbales » ou même des phrases absurdes qui sont répétées à satiété sans que le malade y comprenne rien comme cette phrase étrange : « Victor Hugo a volé la tour Eiffel (14) ». M. de Clérambault propose de les appeler des hallucinations anidéiques, dépourvues de signification, qui n’expriment ni la pensée ordinaire, ni le délire du malade. « Le sujet n’est ni mécontent, ni inquiet, il est même souvent euphorique. Les mots entendus ne sont pas l’aboutissement d’une cogitation personnelle, car ils sont dépourvus d’unité. Leur répertoire thématique est imprévu, indifférent, non orienté vers le sujet et encore moins dirigé contre lui. Ce sont des phrases sommaires, sans aucun lien, reprenant des données sans intérêt, sans jamais les traiter à fond, des phrases libres comme tout à l’heure des images libres. L’élément idéique est minimum, l’élément affectif est absent, l’origine mécanique est nette. » M de Clérambault n’hésite pas à rapprocher ces hallucinations anidéiques des illusions que nous venons de rappeler chez les intoxiqués. Ne cherchons pas maintenant comment l’auteur interprète ces hallucinations et de quels phénomènes il les [p. 301] rapproche, occupons-nous ici du fait en lui-même, de l’existence de ces hallucinations anidéiques chez le persécuté. Plusieurs auteurs ont déjà soutenu une conception du même genre à propos des hallucinations de persécuté. Lasègue disait que les hallucinations de l’ouïe se forment lentement : les malades se comportent comme des sourds soupçonneux qui croient que l’on parle d’eux et qui entendent d’abord de petits bruits indistincts sans signification. M. Séglas admettait aussi une évolution de l’hallucination qui passerait de l’hallucination banale et générale de bruits de cloches, de sifflets à l’hallucination verbale générale. « Ce sont des paroles humaines, je ne sais pas lesquelles, enfin à l’hallucination verbale significative, à des phrases qui sont des commandements et des injures (15). » Ball, cité par Arnaud, parlait aussi des hallucinations élémentaires de l’ouïe, bruissements, bourdonnements, sons de cloches, mots isolés : « Le bruit de l’eau, les battements du cœur chez quelques malades scandent les voix : « Vous avez raison cochon (14). »

Je suis embarrassé pour exprimer mon opinion sur cette théorie de l’évolution des hallucinations chez le persécuté, car elle est malheureusement tout à fait opposée. Cette théorie est certainement très logique et les choses devraient pour être claires se présenter de cette manière, mais je ne crois pas que nous puissions en fait observer une évolution de ce genre chez le véritable persécuté.

Sans doute il y a des malades qui deviennent plus tard des persécutés, mais qui ont commencé par être des alcooliques ou des intoxiqués de quelque manière et qui ont pu présenter à ce titre des illusions simples de rats, d’animaux grouillants. Je viens de signaler deux cas de ce genre en décrivant les hallucinations visuelles. Ces malades devenus persécutés peuvent rattacher leurs nouvelles hallucinations, celles-ci idéiques, aux précédentes, mais ce n’est pas là une loi générale de l’évolution du délire de persécution.

Sans doute il peut exister chez le futur persécuté des bourdonnements d’oreille, des mouches volantes, des craquements articulaires, etc. J’ai signalé deux malades dont les hallucinations auditives [p. 302] ont eu quelques relations avec des bourdonnements d’oreille par sclérose. Mais ces phénomènes ne sont pas chez ces malades plus fréquents que chez les autres hommes et ne peuvent aucunement au début être appelés des hallucinations élémentaires.

J’admets également que des individus déjà inquiets, soupçonneux remarquent plus que les autres des petits bruits inattendus venant de l’extérieur ou de l’intérieur, la fermeture d’une porte, le grattement d’un insecte, le frottement de quelque objet sur un meuble, tous les petits frémissements de la machine vivante et en soient impressionnés. Plus tard quand ils seront entrés dans la persécution, ils retrouveront ces souvenirs et les présenteront comme des premières hallucinations, quoique cela me paraisse très contestable.

Il faudrait autre chose pour nous démontrer l’existence au début de véritables hallucinations anidéiques. Il faudrait qu’un observateur se soit trouvé dans des conditions tout à fait spéciales, qu’il ait pu étudier le malade à propos d’une autre question quelques années avant l’éclosion du délire et même avant l’apparition des sentiments d’emprise et du caractère dit paranoïaque et qu’à ce propos il ait constaté avec étonnement des hallucinations tout à fait sans signification. L’étude de ces hallucinations, de leurs caractères, la démonstration de l’absence de toute disposition à la persécution serait extrêmement difficile. Mais ce n’est pas du tout dans ces conditions que les choses se présentent. On note ces hallucinations dans les récits de malades déjà délirants ou fortement soupçonnés d’être des persécutés, qui nous racontent à leur manière les prétendus débuts de la maladie. Mais alors il faut beaucoup se métier d’erreurs faciles à commettre à propos de ces hallucinations en apparence anidéiques.

Quand un malade de ce genre nous raconte des hallucinations en apparence sans signification, il faut rechercher avec soin si derrière ces simples bruits il ne met pas déjà une signification hostile qu’il dissimule. Il évite de se présenter comme un persécuté, car on s’est déjà moqué de ses idées ; il désire être considéré comme un simple malade tourmenté par des bruits d’oreille que le médecin certifiera comme réels et plus tard il se servira de ce certificat pour dire que ses ennemis l’ont réellement rendu malade. Enfin il ne faut pas oublier que tous les malades, les persécutés [p. 303]comme les hystériques, tiennent compte, plus qu’on ne le croit, des idées de leur médecin et qu’ils sont tout disposés à lui présenter des hallucinations anidéiques, quand ils savent ou quand ils devinent sa prédilection pour ce genre de symptômes. Voici quelques exemples d’hallucinations en apparence anidéiques qui, si on veut bien tenir compte du contexte, sont tout à fait idéiques et ne sont que l’expression d’un délire sous-jacent. Nous venons de voir Ernest, h., 43, qui prétend être abruti par des coups de marteau « Pan, pan, pan, » par des bruits de scie : « Si, si, si. » Heureusement nos notes sur ce malade sont assez complètes pour nous montrer que l’hallucination élémentaire : « Pan, pan, pan » était accompagnée d’une hallucination verbale explicative : « Nous allons t’abrutir et te casser la tête à coups de marteau. » Supposons que l’observateur ait noté le « pan, pan, pan », mais n’ait pas noté la phrase qui l’accompagnait, ou mieux, admettons que pour une raison quelconque le malade ait supprimé cette phrase et nous aurons des « pan, pan, pan », des « si, si, si », tout à fait anidéiques. Nn., f., 45, prétend « qu’un mois avant d’entendre des voix, elle a entendu des cloches qui sonnaient d’une façon bizarre, puis des chœurs, des voix, depuis la plus grave jusqu’à la plus aiguë, des voix d’enfants, des voix de femmes si mélodieuses. » II faut la laisser parler quelque temps et lui donner confiance pour qu’elle finisse par avouer : « Ces voix essayaient de me séduire pour me commander, leur seul but était de me tenir à leur merci pour se servir de mon travail d’esprit. »

Héliett soutient qu’elle a entendu subitement une voix qui lui criait « Gare, gare », et qu’elle ne savait pas du tout ce que cela signifiait. Si on veut bien remarquer qu’elle entendait cette voix en approchant de l’atelier où, comme elle le savait bien, des rapins se moquaient d’elle, que déjà depuis longtemps elle prenait la précaution de se barricader la nuit, on verra que ce petit mot était loin d’être anidéique. D’ailleurs la même malade dira à d’autres moments : « Je sais bien que tous ces mots qu’on me fait entendre sont des scies pour m’empêcher de dormir. » Henri, h., 24, qui prépare des examens, entend des camarades qui murmurent quand il passe le mot : « collé, collé » ; il dissimule évidemment quand il prétend « ne pas comprendre ce que ce mot peut bien signifier ». Un malade fort curieux, Wg., h., 35, me paraissait au [p. 304] début se rapprocher tout à fait des malades décrits par M. de Clérambault. Il se plaignait d’avoir « le cerveau labouré par des mots absurdes sans aucune signification qui traversaient à l’improviste et qui se répétaient sans aucune raison ». Il me cite un de ces mots, le mot « frère » qui traverse le cerveau à l’improviste. Il a fallu faire une analyse psychologique qui chez ce malade a été assez longue et difficile, pour apprendre que Wg. a perdu récemment un frère qu’il aimait beaucoup et qu’il a eu ou a cru avoir « des pensées abominables à propos de ce frère mort ». Nous reviendrons sur ces sentiments inversés chez les persécutés, mais nous constatons seulement ici que le mot « frère » est bien loin d’être sans signification.

Il arrive fréquemment même chez un homme normal que des souvenirs, des images, des mots traversent la conscience sans que le sujet en comprenne bien la signification et l’origine. II lui faudrait des analyses et des réflexions souvent assez difficiles pour comprendre ce qui dans le cours des idées à amené telle ou telle de ces représentations. Mais il ne fait pas ce travail parce qu’il juge ces apparitions insignifiantes. Ce qui caractérise le malade ce n’est pas d’avoir de telles pensées plus ou moins irruptives, comme tout le monde en a, c’est de les remarquer, de les considérer comme importantes, de s’en plaindre au médecin, en un mot d’y attacher une signification presque toujours hostile. Je reviendrai plus longuement sur cette remarque à propos des sentiments d’irruption qui jouent un grand rôle dans les sentiments d’emprise si caractéristiques des délires d’influence. Il y a déjà, en effet, dans toutes ces prétendues hallucinations des intentions hostiles évidentes, elles sont si nettes que M. de Clérambault emploie lui-même le mot « des scies verbales à caractère taquin (17) » qui me paraît bien difficile à expliquer si on n’admet pas déjà des sentiments de persécution. Quand un malade vient se plaindre qu’il est tourmenté par des scies verbales, qu’il entend répéter des phrases sans signification, comme « Victor Hugo a volé la tour Eiffel », je dois avouer que je n’aurais aucune hésitation et que malgré l’air innocent du malade qui dissimule une grande partie de son délire, je le [p. 305] considérerais comme un persécuté déjà avancé dans le délire. D’ailleurs bien des aliénistes refusent d’admettre ces apparitions primitives des hallucinations anidéiques. « Il y a, dit M. Maurice Dide, des psychoses prolongées sans hallucinations et sans automatisme pathologique ; l’apparition souvent tardive des troubles hallucinatoires et psycho-moteurs dans les délires systématisés progressifs montre que le délire n’est pas sous la dépendance des automatismes pathologiques et que le contraire est la réalité (18). » MM. Dide et Guiraud, dans leur manuel de psychiatrie, semblent admettre l’existence d’hallucinations élémentaires, bruits de cloches et de marteaux, mais ils disent que ces hallucinations ne précèdent pas nécessairement les hallucinations verbales et encore moins les phénomènes d’inquiétude. Je crois qu’il faut aller plus loin : il n’y a pas chez ces malades d’hallucinations qui méritent le nom d’anidéiques. Les phénomènes que l’on a désignés par ce nom ou bien sont des phénomènes normaux, insignifiants, ou des formes de tourments déjà socialement objectivés qui ne diffèrent pas des autres hallucinations de ces malades, parfaitement idéiques et en rapport avec le délire. L’hallucination des influencés est toujours imprégnée des sentiments de haine ou d’amour, et comme disait très bien M. Séglas, elle est déjà le délire : elle n’a jamais l’aspect irruptif des illusions perceptives.

Cette discussion laisse donc subsister nos conclusions précédentes : cette hallucination ne peut être considérée comme un trouble de la perception, comme le disait encore récemment M. E. Gelma (19), elle n’a rien d’une perception véritable.

5. — La croyance et les degrés du réel.

L’hallucination du persécuté ou du favorisé ne se présente pas de la même manière qu’une illusion de perception ou une illusion de réminiscence. II faut rechercher si d’autres conduites psychologiques ne sont pas capables de présenter au témoin l’apparence d’une perception. Un individu qui dans l’obscurité a calculé le nombre de ses pas et qui brusquement s’arrête et frappe à une [p. 306] porte en disant : « C’est là ma maison », semble avoir eu la perception de sa maison, quoiqu’en réalité il n’ait exécuté qu’un acte de croyance. Les expressions qui assimilent la croyance à la perception sont nombreuses : « Je crois comme si je le voyais, la foi est identique à une lumière, croire c’est voir. » Il y a d’ailleurs dans la croyance des caractères psychologiques qui jusqu’à un certain point se rapprochent de ceux de la perception. Comme la perception la croyance implique une action ; la formule verbale de la croyance joue un rôle analogue à celui du schéma perceptif, l’acte impliqué dans la croyance peut être suspendu comme celui qui est impliqué dans la perception. Puisque l’hallucination du persécuté nous a paru insuffisamment expliquée quand on la considère comme un trouble de la perception, nous sommes amenés à reprendre ici nos anciennes études sur la croyance et à rechercher si cette hallucination ne se rapproche pas de certains troubles de la croyance. Une idée de ce genre a déjà été souvent exprimée, elle jouait déjà un rôle dans l’enseignement des Falret (20). J’ai déjà eu plusieurs fois l’occasion de rappeler ces relations de la croyance avec l’hallucination en particulier à propos de la fonction de la présentification (21) : ces études ont été résumées dans le cours sur la mémoire, 1928, p. 468-466. On peut également trouver des études sur ce point dans l’article de M. H. Bouyer, l’état mental des hallucinés, L’Encéphale, juin 1927 et dans l’article de MM. J. Chevalier et H. Bouyer, Journal de Psychologie, 1926, p. 439. « Par ce terme hallucination, disaient ces auteurs, nous entendons précisément un faux jugement de réalité. » L’article de M. Claude, Le mécanisme des hallucinations, L’Encéphale, mai 1930, admet l’essentiel de cette conception.

J’ai déjà fait remarquer autrefois que dans des hallucinations de ce genre l’élément croyance et affirmation violente jouait un rôle bien plus considérable que l’élément proprement sensoriel, puisque je rapprochais l’hallucination des actes impulsifs (22). Affirmer qu’un être est présent devant nous, qu’il existe au moment actuel, qu’il est placé dans l’espace à une petite distance de notre corps [p. 307] à la portée de nos perceptions et surtout de notre contact, c’est le plus haut degré de la croyance. Pour comprendre ce genre d’hallucinations il faut revenir un peu sur une conception de la croyance sur laquelle j’ai déjà beaucoup insisté.

La possibilité de réduire l’activation des tendances à des degrés très inférieurs, à de simples attitudes, la possibilité d’exprimer les divers actes par des signes, par le langage qui diminuent énormément le mouvement ont donné naissance à des représentations, à des formules verbales issues en réalité des actes primitifs, mais en apparence très différentes d’eux. Toutes sortes d’influences, en particulier l’invention des conduites de la mémoire, celle des conduites du secret et du mensonge ont énormément développé ce langage inconsistant ; puis il a été nécessaire d’établir de nouveau un lien entre ces représentations, ces formules verbales intérieures et individuelles et les actes externes des membres seuls capables d’efficacité physique et sociale. Par l’intermédiaire des pactes et des promesses se sont constituées les diverses formes de la croyance: les représentations, les formules verbales ont pris divers degrés de réalité suivant qu’elles étaient plus ou moins rattachées à des actes présents ou futurs. Quand cette union peut déterminer un acte immédiat, qui est tout de suite rattaché à cette formule verbale, il s’agit de la volonté. Ce mot, à parler rigoureusement, ne devrait être employé que pour des actions précédées ou accompagnées par la formule verbale de l’acte et par une affirmation qui unit la formule à l’action. Quand l’acte ne peut pas être exécuté immédiatement en raison de l’absence de certaines conditions nécessaires, l’affirmation de l’union entre la formule verbale et l’action détermine des croyances. Au début, pendant une période du développement que j’ai appelé le stade asséritif, cette croyance reste une action simple toujours la même. Le retour à ce stade détermine l’affirmation immédiate, forte, brutale, sans nuances que l’on retrouve dans les suggestions, dans certaines impulsions, dans le délire psychasténique. Cette affirmation simple donne aux formules verbales un caractère important, l’être, l’existence. L’être est ce que l’on croit, ce que l’on affirme sans réflexion. Une chose existe quand nous la croyons, et elle n’existe pas quand nous ne la croyons pas, en prenant toujours le mot croire dans le sens que je viens de définir, [p. 308] comme une union plus ou moins rapprochée ou lointaine d’une formule verbale avec l’acte des membres correspondant (23). L’être ainsi créé par l’affirmation élémentaire est très simple, et ne présente pas de variétés distinctes : il n’y a pas lieu à ce niveau de distinguer les êtres matériels ou spirituels. Tous les êtres sont des objets extérieurs capables de remuer, de frapper, de faire du mal ou du bien par leurs actions, capables de parler, de commander, de défendre, de faire des pactes, des promesses, des menaces, c’est-à-dire d’avoir des intentions dont il faut tenir compte. L’intention n’est pas autre chose qu’une croyance qui n’est pas encore réalisée en acte. Un groupe important des conduites à ce niveau comprend les conduites intentionnelles, c’est-à-dire non seulement les conduites d’un homme qui a des intentions, mais les conduites d’un homme qui réagit à un individu ayant des intentions. Dans ces dernières conduites il faut se préoccuper des intentions cachées, dissimulées, qui sont les plus dangereuses. Aux stades précédents on se préoccupait des objets ou des individus cachés, à ce stade il faut se préoccuper des intentions cachées, des intentions, des absents (lbid., p. 268). Dans mon étude précédente j’insistais sur le caractère intentionnel et artificiel que prennent les choses à ce niveau et sur l’explication par l’intentionnel et l’artificiel (p. 270), et sur le rôle que jouent les diverses réactions aux intentions dans la constitution de la notion de force. Il faut surtout rappeler qu’à ce niveau tout est mis sur le même plan et qu’il n’y a pas de différence entre le présent, le futur, le passé. Les individus constitutionnellement de ce niveau ou ramenés à ce niveau par la maladie parlent du passé, de l’avenir, de l’imaginaire ou de ce que nous appelons le présent de la même manière. C’est pour cela que leurs discours nous donnent très souvent l’impression de révélations ou de prophéties simplement parce que ces individus ne sont pas encore capables d’établir les relations de temps délicates que donne la réflexion (p. 274).

Quand l’affirmation devient réfléchie elle acquiert des caractères nouveaux qui transforment la notion vague de l’être en la notion plus précise de réel. Cette croyance a plus de stabilité, mais elle a surtout plus de variété. L’affirmation réfléchie, probablement [p. 309] parce qu’elle est une moyenne entre beaucoup de tendances différentes, devient elle-même plus nuancée, et suivant les degrés de cette affirmation se constituent des variétés remarquables du réel (p. 277). Nous ne mettons pas sur le même plan la réalité d’un de nos amis et la réalité du dîner que nous avons eu autrefois avec lui : l’ami est une réalité qui persiste, qui est encore la même aujourd’hui, tandis que le dîner qui a eu une réalité assez forte pendant que nous le mangions a maintenant une réalité bien moins grande quand il n’est plus qu’un souvenir. Quoique cela semble bizarre, j’ai été amené à distinguer le réel complet, le presque réel, le demi-réel et le presque non réel : ces divers degrés de croyance sont caractérisés par divers sentiments, divers mouvements et diverses régulations des mouvements qui les accompagnent, par le terme plus ou moins reculé de l’exécution des mouvements et des paroles qui accompagnent l’acte de la croyance. Dans le réel complet la croyance consiste dans la promesse d’un acte des membres facile à exécuter, car il ne dépend que de certaines conditions d’espace qui impliquent seulement un déplacement de notre corps. Croire à la réalité de l’Arc de Triomphe, c’est promettre que l’on pourra le percevoir, le toucher, ce qui peut être réalisé par un déplacement facile. Au plus haut degré de cette réalité matérielle se trouvent les objets non seulement réels, mais présents, immédiatement à la portée de notre contact : l’Arc de Triomphe est devant moi, je puis le toucher tout de suite. Dans ce premier groupe se placent les objets matériels, les objets spirituels comme les autres hommes et ma propre personne. On peut y ajouter les objets intellectuels, au moins une partie de ces objets, comme la route, le panier de pommes, le portrait, etc., qui exigent des actes intellectuels plus délicats, comme remplir et vider le panier, mais qui sont encore en général facilement réalisables.

Tout près de ce premier groupe, dans le presque-réel se placent nos propres actions (tous les phénomènes psychologiques sont des actions) et les événements présents. « La notion de l’action n’est pas une chose très primitive, il faut ajouter à l’action elle-même une conduite particulière, celle de la production, cette conduite est délicate et elle peut manquer chez certains malades qui répètent : il n’y a pas d’action en moi, quoique à nos yeux ils continuent [p. 310] à agir » (p. 289). La notion du présent est également compliquée et elle s’altère encore plus facilement : il faut ajouter un acte de récit à l’action elle-même pendant qu’elle s’exécute, il faut une conduite double, une action réelle de nos membres et un récit de cette même action pendant qu’elle s’exécute (p. 293-295). Ce qui diminue la réalité de l’action et la réalité du présent, ce qui en fait du presque réel, c’est que les actes caractéristiques ne peuvent pas être exécutés librement quand nous le voulons tandis que je puis toujours me rapprocher de l’Arc de Triomphe pour le percevoir, je ne puis faire les actes du présent à propos d’un événement que pendant un temps très court au moment où cet événement se présente. Le grand caractère du présent, c’est qu’il change perpétuellement, qu’il n’est réel que pendant une période du temps.

Il y a des réalités moins élevées que nous groupons sous le nom de demi-réel, mais qui pourraient facilement être réparties en plusieurs groupes. L’acte impliqué dans notre croyance au futur ne peut plus être un simple mouvement de nos membres. Si j’affirme la réalité du printemps et de la poussée des feuilles quand nous sommes en hiver, il n’y a pas de mouvements de mes membres, de déplacements dans la région qui puissent me permettre de percevoir cette verdure, de cueillir les fleurs. Je n’ai qu’un acte à ma disposition, celui de l’attente, le seul qui ait de l’influence sur les choses qui dépendent du temps. En somme je percevrai la verdure des feuilles si j’attends l’époque du printemps. Or l’acte de l’attente n’est pas un mouvement primaire de mes membres, il se rapproche des régulations qui constituent les sentiments et en particulier des régulations de l’effort : la réalité de l’idéal dépend précisément de l’attente et de l’effort. Cette attente ne doit pas être confondue avec le désir, comme le fait encore Guyau dans son petit livre sur la genèse du temps, elle se complique du désir dans le futur prochain, elle en reste isolée dans la notion du futur lointain (p. 285).

Dans le demi-réel il y a des croyances pour lesquelles la réalisation par l’attente devient elle-même insuffisante : il n’y a pas d’attente, ni d’efforts qui nous permettent d’atteindre le passé. « Le passé est quelque chose qu’on raconte et qu’on ne peut que raconter. » La promesse impliquée dans la croyance porte ici sur [p. 311] un autre genre d’action, elle porte sur la parole et sur la façon de parler. Quand j’affirme un fait passé, je promets d’en parler toujours de la même manière, de réussir à maintenir mon récit sans changement dans toutes les circonstances, devant tous les témoins, devant tous les documents (p. 287). Cette réalité du passé est elle-même variable suivant qu’il s’agit du passé récent dans lequel le maintien de l’affirmation se complique par la conservation de certains sentiments, ou suivant qu’il s’agit du passé lointain, du passé mort dans lequel la conservation d’un récit conforme à celui des autres hommes subsiste à peu près seule. Le demi-réel est intimement lié à la considération du temps comme le réel à celle de l’espace, les promesses qui le caractérisent ne peuvent se rapporter qu’à des actes d’attente et à des actes de récit (p. 284). J’ai longuement insisté sur cette réalité de l’avenir et du passé dans des études précédentes auxquelles je renvoie, mais je crois utile de signaler ici parmi les demi-réalités analogues à celle du passé la notion des représentations symboliques qui vont prendre quelque importance dans l’étude de certaines hallucinations particulières. Un malade, Voz., h., 24, se représente l’esclavage auquel il se croit condamné sous la forme de chaînes qui l’entourent ou sous la forme des quatre arbres de la cour du lycée au milieu desquels il croit toujours marcher (24) : il s’agit là de représentations symboliques.

Un symbole, le drapeau national par exemple, est en fait un morceau d’étoffe sur un bâton, objets caractérisés par les actes perceptifs de l’étoffe et du bâton ; les chaînes, les arbres de la cour du lycée sont également des objets perceptifs. Mais ces objets sont liés d’une manière particulière avec d’autres notions, celle de la patrie caractérisée par des actes de défense, d’amour et de respect, celle de l’esclavage avec les travaux forcés, les souffrances, les humiliations. Le drapeau, les chaînes sont ici des objets intellectuels, constitués comme tous les objets de ce genre le panier de pommes, le portrait, la part du gâteau, la route, la place du village, etc., par des conduites très spéciales qui sont le point de départ de l’intelligence. Le symbole se rapproche particulièrement du portrait, qui lui aussi exige une conduite intermédiaire [p. 312] entre celle qu’on a vis-à-vis du papier et celle qu’on a vis-à-vis de la personne représentée. Mais pour le portrait il s’agit d’un individu réellement perceptible qui est évoqué même quand il est absent. Pour le symbole il s’agit d’un objet comme la patrie, comme l’esclavage qui ne peut pas être immédiatement donné par une conduite perceptive élémentaire. Ces objets sont déjà des conduites collectives, des conduites relationnelles, c’est-à-dire des conduites intellectuelles d’un ordre plus élevé. Le symbole est le portrait d’un objet déjà intellectuel il permet de joindre des conduites perceptives des conduites intellectuelles, de rendre en partie concrète une chose abstraite et par conséquent d’en faciliter et d’en élever la croyance.

Construire une représentation symbolique, élever si on veut, la représentation d’un objet à la dignité d’un symbole, c’est affirmer que tout le travail intellectuel précédent a été fait non seulement ,par le sujet lui-même, mais par un certain nombre d’autres hommes qui donnent au symbole la même signification. La valeur d’une telle affirmation, sa place dans la hiérarchie des réalités est très variable et très difficile à déterminer. Évidemment le sujet donne à sa représentation symbolique une plus grande valeur qu’à une imagination sans réalité ou à une pensée sans importance. Il donne à cette représentation une valeur particulière, il affirme que des liaisons particulières existent dans son esprit entre les deux termes et il promet de maintenir toujours le même langage. En outre il affirme que le symbole ne lui est pas personnel, que d’autres hommes sont de son avis et comprennent le symbole de la même manière ; il affirme qu’il ne pourrait pas changer ce symbole sans s’exposer la contradiction et au blâme des autres hommes.

À ces divers points de vue la réalité du symbole se rapproche de celle du passé, qui dépend aussi de la stabilité d’une affirmation et que nous ne pouvons pas modifier à notre fantaisie : il y a dans le symbole une affirmation d’un acte de convention que le sujet semble présenter comme un fait du passé. Cependant, au moins pour un esprit cultivé qui connaît la notion de la vérité historique, la réalité du passé, celle du règne de Louis XIV par exemple, est plus grande, plus immuable que celle d’un symbole. Pour celui-ci l’existence de la convention et sa date restent dans le [P. 313] vague et la fixité de cette convention est loin d’être absolue. Tandis que nous ne concevons pas le changement arbitraire d’un fait du passé, nous admettons très bien le changement possible des symboles. Peut-être n’en est-il pas de même pour un ignorant qui croit moins au règne de Charlemagne qu’à son drapeau national. La place de ces diverses croyances dans le tableau des réalités doit varier un peu suivant les esprits et suivant les faits considérés, car tous les symboles n’ont pas la même valeur. Je crois cependant que pour les symboles présentés par nos malades, symboles très individuels et très variables, on peut placer la réalité de ces symboles au-dessous de celle du passé même lointain.

Mais je mettrai cependant cette représentation symbolique au-dessus de l’idée directrice ou de l’idée prévalente, c’est-à-dire au-dessus de la réalité donnée par le sujet aux idées morales et aux obsessions. Ici encore il faut admettre des variations individuelles : pour certains esprits l’idée d’un dogme religieux ou d’une loi morale a plus de réalité qu’un symbole ou moins que certains symboles et même que certains faits historiques. Mais en considérant surtout les idées prévalentes de nos malades qui se présentent sous forme d’obsession, je crois qu’il faut les classer au-dessous des représentations symboliques. Beaucoup de psychasténiques ont été tourmentés pendant des années par des obsessions sans parvenir aux représentations symboliques. Donner à ses obsessions la réalité d’une représentation symbolique est déjà un trouble plus grave que la simple obsession interrogative. Nous placerons donc au-dessous des symboles, mais toujours dans le demi-réel, diverses catégories d’idées qui jouent dans la conduite un rôle particulier suivant la réalité que nous leur donnons. On peut désigner sous le nom d’idées directrices des idées qui doivent intervenir dans les délibérations, qui doivent décider notre choix dans un certain sens. Il s’agit encore du maintien d’un langage et du rôle attribué à ce langage. Les idées prévalentes sont perpétuellement évoquées à tout propos, elles réclament toujours des interrogations, des discussions, en un mot des efforts d’attention. Ces idées prévalentes semblent jouer dans l’esprit le même rôle que des idées religieuses ou morales, c’est pourquoi les obsessions prennent si souvent un caractère religieux ou moral. [p. 314]

Si on descend au-dessous de ces idées qui ont encore un rôle important, on entre dans ce qu’on pourrait appeler le presque non-réel. Le grand caractère des imaginations c’est d’être imaginaires, et être considérées par le sujet lui-même comme sans réalité. Il s’agit de formules verbales, de récits qui peuvent encore exciter momentanément quelques sentiments, mais qui ne doivent pas diriger des actions comme si elles étaient prises pour des réalités. Le sujet en exprimant des idées prendra lui-même des précautions pour ne pas provoquer des croyances : « Je ne sais si cela est vrai ou si c’est faux, c’est une simple idée. » Enfin nous mettrons dans les pensées toutes les représentations, tous les mots qui traversent l’esprit sans qu’on leur accorde aucune importance, sans que l’on cherche à avoir une croyance à leur sujet (op. cit., p. 299).

J’ai déjà plusieurs fois essayé de dresser ainsi un tableau de ces divers degrés de réalité communément appliqués à leurs représentations par la plupart des hommes d’aujourd’hui. Les premiers degrés du tableau correspondraient à la réalité la plus grande quand nous sommes disposés à transformer immédiatement nos représentations en mouvements de nos membres dans le réel complet. Les derniers degrés indiqueraient au contraire un minimum de réalité quand non seulement nous ne promettons pas de transformer les représentations en actes, mais encore quand nous prenons des précautions pour empêcher les autres de faire cette transformation, ils contiendraient les formés du presque réel et du demi-réel. Ce tableau est fort difficile à établir, je l’ai déjà modifié plusieurs fois, d’abord parce qu’il s’agit probablement d’une série continue dans laquelle nous établissons des coupures artificielles, ensuite parce qu’il est sans cesse nécessaire d’établir de nouveaux degrés intermédiaires pour donner place aux nouvelles formes du réel découvertes par l’analyse psychologique ou mises en évidence par divers troubles mentaux. Voici un tableau provisoire qui peut être utile pour notre étude actuelle.

Les objets matériels,

Les objets spirituels, les autres hommes, notre personne,

Les objets intellectuels,

Les actions,

Les événements présents,

Le futur prochain, [p. 315]

L’idéal,

Le futur lointain,

Le passé récent,

Le passé lointain.

Les représentations symboliques,

Les idées directrices,

Les idées prévalentes,

Les imaginations,

Les idées sans valeur encore déterminée,

Les pensées.

Nous sommes obligés pour nous conduire correctement de donner à nos représentations, à nos formules verbales une place particulière dans ce tableau, d’en faire suivant les cas de pures imaginations, des rêveries que nous pouvons considérer comme agréables, mais que nous refusons de rattacher à des actions réelles présentes, futures, ou même passées, ou bien d’en faire un futur idéal que nous cherchons à réaliser par nos efforts, un futur lointain, un passé récent, ou même un événement extérieur présent.

6. — Les formes de l’hallucination-délire.

Les divers troubles de la croyance dans les maladies mentales consistent très souvent à situer trop haut ou trop bas les représentations, c’est-à-dire à les situer à une place que ne leur donne pas la majorité des autres hommes dans les mêmes circonstances (25).

Pour comprendre le délire de persécution au point de vue intellectuel, il faudrait se rendre compte du degré de réalité que le malade donne à ses représentations quand elles prennent l’apparence de l’hallucination de l’ouïe que l’on a souvent trop confondue avec les illusions des sens. Je suis loin d’être convaincu que le malade entende ou ait entendu une voix humaine crier à ses oreilles : « Vache, chameau, putain » de la même manière que nous entendons quelqu’un parler près de nous. À mon avis le persécuté n’a jamais entendu rien de pareil, même quand il dit pour nous impressionner : « C’est tout à fait comme votre voix [p. 316] quand vous me parlez maintenant. » II est bien probable qu’il n’y a pas là une illusion perceptive dont, comme nous venons de le voir, les caractères ne se retrouvent pas dans l’hallucination de ce malade. Il a eu dans l’esprit des représentations, des paroles intérieures qui prononcent plus ou moins nettement les mots : « Vache, cochon, putain » et pas autre chose. Il s’agit dans toute la maladie de troubles des conduites sociales et dans ces conduites les paroles jouent le plus grand rôle. L’essentiel dans les relations sociales est le mot injurieux ou le mot flatteur, plus peut-être que la figure de celui qui fait l’injure ou le compliment, et c’est probablement pour cette raison qu’il s’agit de représentations de paroles entendues.

À cette représentation, à cette formule verbale dans le langage intérieur s’ajoute une croyance qui lui donne un certain degré de réalité, qui la situe sur l’échelle des réalités. Si cette attribution de degré était parfaitement correcte, le malade devrait situer sa formule très bas au niveau des représentations internes et devrait dire : « Je pense constamment aux mots, vache, cochon, putain, je pense qu’on m’adresse ces injures. » Malheureusement la croyance et surtout le degré de la croyance sont des choses plus vagues, moins bien distinguées les unes des autres que les perceptions. J’ai déjà fait remarquer en étudiant les principes de la raison que la contradiction n’est pas possible dans les conduites élémentaires, mais qu’elle devient possible dans les croyances. On ne peut pas à la fois et au même moment se tourner à droite et à gauche, mais on peut dans les paroles affirmer qu’un même objet est à la fois à droite et à gauche ou qu’il est à la fois un et multiple. Sans doute une croyance réfléchie ne pourra pas admettre ces contradictions, mais une croyance asséritive inspirée par le sentiment et sans contrôle les affirmera facilement. On ne peut pas, sauf dans les conditions assez délicates de l’illusion, voir un objet qui n’existe pas, mais on peut facilement dire aux autres ou à soi-même qu’on le voit et croire qu’on le voit. Les déplacements des croyances vers le haut ou vers le bas du tableau sont faciles il faudra seulement rechercher sous quelles influences elles se font dans un sens ou dans l’autre. Les persécutés, comme les revendicateurs, sont d’une manière générale des surréalisateurs. Ils s’opposent aux autres malades qui au contraire, comme les [p. 317] déprimés, descendent leurs représentations; et cela même nous servira plus tard pour étudier le degré d’agitation qui les caractérise. Mais cette surréalisation qui est générale a des degrés et par conséquent ne présente pas toujours les croyances de la même manière. C’est ce qui a rendu si difficile et si embrouillée la description des hallucinations et des phénomènes analogues chez les divers malades.

Esquirol dans sa conception de l’hallucination admet implicitement que le malade donne à ses pensées une des premières places du tableau, celle des événements extérieurs présents ; l’hallucination complète serait une objectivation et une présentification exagérées et fausses. Une hallucination de ce genre, qui hausserait la représentation jusqu’au niveau d’un phénomène extérieur présent, tout à fait analogue à la perception, existe-t-elle dans les délires d’influence ? On peut noter que certains malades sont présentés dans les cours et que, sur la demande du professeur, ils tendent l’oreille et prétendent entendre leurs voix. Quand on observe d’autre part qu’il est le plus souvent impossible d’assister à des hallucinations présentes on peut se demander s’il ne s’agit pas de malades complaisants et dressés. L’éducation réciproque du malade et de son observateur n’existe pas seulement dans l’hystérie. On assiste plus souvent à des hallucinations présentes de ce genre dans les délires mystiques de faveur ou dans les délires de grandeur et elles paraissent plus spontanées : j’en ai signalé un grand nombre dans les délires de Madeleine. À propos de ces hallucinations présentes, Mme Thuillier-Landry a fait une remarque qui m’a vivement intéressé : quand on observe des malades dans un état de démence déjà avancée, « à l’inverse de ce qui se passe chez le délirant chronique, l’hallucination n’est pas reculée comme un fait passé, l’observateur y assiste (26) ». J’ai également noté le fait et il est juste de le considérer comme un symptôme de démence.

Cette présentification de l’hallucination se montre quelquefois d’une manière remarquable dans certains délires psychasténiques. Je reviens sur une ancienne observation qui présente encore aujourd’hui de l’intérêt, celle de Marcelle que j’ai étudiée au début de mon livre sur les Névroses et les idées fixes, 1898, p. 18. Cette [p. 318] malade dans son état le plus habituel n’était pas hallucinée, elle était douteuse et ruminait indéfiniment sur des idées obsédantes qu’elle n’extériorisait pas. Mais elle présentait des crises qu’elle appelait elle-même des crises de nuages et qui au fond étaient des périodes de délire psychasténique analogues à celles que j’ai mieux isolées chez Sophie, parce qu’elles étaient chez cette dernière malade beaucoup plus nettes et plus longues. Dans ces crises de nuages les idées obsédantes paraissaient se transformer en hallucinations auditives verbales. Ces hallucinations semblaient présentes, la malade répétait : « Je viens d’entendre, j’entends. » Dans l’étude que j’ai faite plus tard de ces périodes de délire qui transforment momentanément les obsessions, j’ai essayé de montrer que dans ces périodes le niveau de la croyance s’abaisse et au lieu d’être une croyance réfléchie incomplète et sans décision devient une croyance plus élémentaire de forme asséritive. Or dans cette forme de croyance élémentaire les différences entre les degrés du réel s’estompent et tendent à disparaître les malades confondent bien plus que dans la période de doute le passé, le futur et le présent (27). Il est probable que dans les états démentiels auxquels Mme Thuillier-Landry faisait allusion en nous montrant des persécutés déments qui donnent leur hallucination comme présente il y a des confusions du même genre.

Il y a un cas où cette présentification de l’hallucination est plus fréquente et n’implique pas au même degré la démence, c’est quand la croyance hallucinatoire est plus ou moins associée avec une perception réelle et se rapproche de l’illusion. Ger., f., 84, la malade qui transforme les ombres causées par le décollement de la rétine en une figure de femme, tantôt reconnaît qu’il s’agit d’une illusion visuelle, tantôt, surtout le soir quand elle est fatiguée, affirme que cette femme est réellement dans la chambre devant elle. Chez d’autres malades, l’association peut se faire avec des perceptions normales. Vye., f:, 60, regarde la pendule et entend une voix qui lui dit : « Il est huit heures moins dix, madame Vye. » Nous reverrons beaucoup de ces faits à propos de l’écho de la pensée qui présente une variété de l’hallucination auditive verbale, mais qui sera étudiée plus complètement à propos des sentiments d’emprise. Rappelons simplement maintenant [p. 319] que les malades entendent une voix qui traduit en langage leurs perceptions ou leurs actions. Remarquons que dans ce cas on peut plus facilement assister à l’hallucination qui se produit dans le présent. Si je fais regarder l’heure à Mme Vye.. elle va en même temps devant moi entendre son écho : « Il est midi, madame Vye. » Si je demande à James de ranger son volume de Shakespeare, il fait l’acte, mais prend un air furieux et crie : « Ils ont encore répété que je range mon Shakespeare parce que j’y tiens. » L’hallucination prend un caractère présent par association.

Dans les hallucinations dites psycho-motrices on constate un mouvement des lèvres du malade, une vibration de sa gorge au moment où il prononce lui-même les injures qu’il entend au dehors. Il y a là un phénomène analogue à celui de l’écho. Mais cet écho n’est pas remarqué comme tel par le malade qui oublie ou qui néglige sa propre parole. Dans ce cas également l’hallucination aura plus souvent un caractère présent.

On rencontre aussi la présentification dans le singulier phénomène de la fausse reconnaissance. Quand Med., f., 26, me prend pour Raoul, elle met bien Raoul dans le présent : « Tu es bien Raoul devant moi. » II est curieux de remarquer que ces malades n’ont pas à ce moment d’illusions de la perception. Si j’interroge Med. elle remarque justement que je suis plus petit que Raoul : « Tu n’as pas de cheveux et il en a beaucoup, tu as changé ta barbiche, mais tu es Raoul tout de même. » La part de croyance est bien plus grande que la part d’illusion. Cependant il ne faut pas dire que la perception ne joue aucun rôle ; cette malade et une autre du même genre ont reconnu Raoul dans tous les élèves du service, mais ne l’ont jamais reconnu que dans des hommes. Jamais Med. n’a donné le nom de Raoul à une infirmière : la perception réelle d’un homme est le point de départ de la croyance. Il y a là quelque chose d’analogue aux hallucinations à point de repère étudiées autrefois par Binet et Féré : l’hallucination d’un oiseau posé sur une branche d’arbre réelle participait aux modifications de la perception de la branche d’arbre. On peut faire des expériences analogues avec les hallucinations psycho-motrices et avec les fausses reconnaissances. Comme M. Séglas l’a montré, on interrompt les hallucinations psycho-motrices en obligeant le [p. 320] malade à compter tout bas, ce qui supprime le point de départ actuel de cette hallucination en écho. De même je supprime la fausse reconnaissance de Med. en lui présentant des infirmières même sous le nom de Raoul. Il est important de rappeler ces détails pour comprendre le caractère présent que prend l’hallucination dans ces circonstances particulières.

En général chez les persécutés (type Lasègue) les hallucinations auditives qui sont si nombreuses ne se présentent pas de cette manière. Ces malades paraissent employer les verbes au présent : « Ils m’arrachent les yeux continuellement. » C’est dans le sens de répétition coutumière, peut-être avec considération du futur prochain. Cependant il est certain, comme le remarquait Jules Falret, que le malade nous dit rarement : « On m’arrachera les yeux la nuit prochaine » et qu’il nous dit sans cesse : « On m’a arraché les yeux la nuit dernière. » Il s’agit avant tout du passé récent. Peut-être faut-il ajouter que le malade parle de ce passé récent avec chaleur, qu’il ajoute à la représentation de ce passé des sentiments violents. Je placerai sa croyance dans le tableau entre le passé récent et le futur prochain et c’est ce degré de croyance donné à une simple représentation qui constitue le plus communément l’hallucination du persécuté.

Pour préciser ces notions, faisons rapidement la même étude sur un phénomène que nous avons considéré comme voisin, la délusion du revendicateur. Chez ce malade, comme l’ont montré MM. Sérieux et Capgras, on ne retrouve pas au même degré l’hallucination auditive verbale. Le malade ne nous affirme pas comme le persécuté (type Lasègue) qu’il vient d’entendre nettement à l’extérieur les insultes. Pour lui les faits importants dont il se plaint sont beaucoup plus anciens : « C’est il y a trente ans que ma vraie mère est venue accoucher chez ma mère adoptive. que mon vrai père, le banquier, a fait la substitution d’enfants… c’est il y a quarante ans que les familles intéressées m’ont dérobé mon titre royal. » Des souvenirs localisés dans un passé aussi lointain ne sont plus exprimés de la même manière, ils ont subi le travail d’organisation des récits. Quand il s’agit d’un fait récent on répète les paroles : « Il m’a appelé cochon », quand il s’agit d’un fait lointain on est forcé d’abréger et d’abstraire et on dit « Il m’a insulté. » C’est pourquoi le revendicateur donne beaucoup [p. 321] moins que le persécuté l’impression d’être halluciné. Le revendicateur a si bien le sentiment que les choses sont dans un passé lointain qu’il se donne beaucoup de peine pour les rapprocher, pour les rendre plus actuelles : « Il faut réunir les documents pour que l’on voie bien aujourd’hui qu’il y a eu substitution d’enfants. »

Pour reprendre le langage précédent, le persécuté transporte sa représentation dans le passé récent et un peu dans le futur prochain, le revendicateur place son récit, qui au fond est analogue, dans le passé lointain et comme ce passé lointain est intéressant pour lui il le met aussi dans l’idéal, dans son idéal personnel et il lutte pour donner plus de réalité encore à cet idéal. Il est sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, assez rapproché de l’obsédé. Lise s’interroge avec anxiété pour savoir si, il y a six ans, elle a voué ses enfants au bleu, ou si il y a vingt ans elle a entendu sa sœur rapporter un propos d’un ami qui serait pénible s’il était exact, c’est-à-dire s’il avait ce degré de réalité que nous attribuons au passé lointain. Comme elle est au fond moins malade que le revendicateur, elle ne cherche pas à rendre présent ce fait ancien, elle cherche seulement s’il faut donner à cette formule verbale le degré de réalité du passé lointain, elle hésite à la placer entre le passé lointain et l’imagination sans valeur historique. Le revendicateur place déjà son récit plus haut entre le passé lointain et l’idéal, il n’hésite pas sur cette place et ne songe pas à placer son récit plus bas, mais il travaille avec angoisse pour le faire avancer vers le présent. Nous verrons d’ailleurs sur bien d’autres points ces malades se rapprocher encore.

7. — L’hallucination symbolique.

Ces réflexions nous permettront peut-être de comprendre la place d’une hallucination très intéressante qui a été baptisée de plusieurs noms différents, les hallucinations psychiques de Baillarger, les pseudo-hallucinations de Kandinski, les hallucinations symboliques que j’ai particulièrement étudiées chez les obsédés (28). Pour donner quelques exemples, je rappelle l’observation de [p. 322] Voz., h., 20, ce jeune homme obsédé par l’idée de la liberté, qui se voit entouré quand il marche par quatre arbres toujours les mêmes, les quatre arbres de la cour du lycée où il a si longtemps été prisonnier. Claire, f., 23, est désolée parce qu’elle voit devant elle un spectacle horrible, celui d’un membre viril en train de souiller une hostie consacrée. Je rappelle aussi les embarras de ce pauvre Jean qui, quoiqu’il fasse, est toujours la victime des moqueries insultantes de deux femmes ; l’une ricane : « Si tu entres dans un omnibus tu seras excité par tes voisines » et l’autre qui triomphe : « Tu as pris une voiture pour éviter les femmes, c’est de la lâcheté, tu n’en seras pas moins immoral (29) ». » On a vu des hallucinations du même genre dans l’observation de Madeleine qui voit Dieu faire des gestes qu’elle comprend très bien : « Les âmes dans le Purgatoire ont différents costumes qui indiquent bien leur degré de pureté et leur rang dans ce triste séjour. J’ai vu par le costume de mon beau-frère qu’il a été bien juste sauvé de l’enfer. Il n’y a rien d’inutile dans mes vues, les plus petits détails ont leur signification en tant que symboles ou paraboles (30). » Même dans les délires de persécution on constate de temps en temps des hallucinations qui ne sont pas tout à fait identiques aux autres et qui se rapprochent nettement des précédentes. On montre à une femme très religieuse des mascarades où de mauvais plaisants font des grimaces en portant des costumes religieux. Y a-t-il une grande différence entre Claire qui voit un membre viril souillant une hostie et Nh., f., 46, à qui on montre exprès pour la troubler un homme tout nu, le membre en érection ? » J’ai déjà eu l’occasion d’insister sur quelques caractères de ces hallucinations symboliques (31). Les malades les présentent souvent comme de véritables hallucinations, mais si on entend par ce mot des phénomènes psychologiques identiques à des perceptions extérieures, cette prétention ne résiste pas à l’examen. Les sujets au fond se rendent compte qu’ils s’avancent vers l’hallucination, mais qu’ils n’y parviennent pas (32). We. reconnaît qu’elle ne voit pas réellement dans le ciel des « croix et des images de saintes », [p. 323] mais qu’elle cherche seulement si elle les voit : « J’ai peur de les voir, je veux voir si franchement je les vois. » Ils vont aussi loin que possible, ils cherchent à voir, ils s’entêtent à voir et à entendre, ils ont peur de voir, mais en réalité ils ne voient pas et n’entendent pas ; c’est une manie d’hallucination plutôt qu’une hallucination véritable.

On peut constater en effet que ces prétendues hallucinations ne sont pas complètes, qu’elles sont vagues et qu’elles manquent de netteté. Claire n’a jamais pu décrire la forme de ce prétendu membre viril, ni la place qu’il occupait par rapport à l’hostie ou par rapport à elle-même. Elle finit par dire : « En tous cas je suis convaincue que c’est quelque chose de sale » ; pour une image visuelle, c’est peu net. La parole de la femme qui se moque de Jean se réduit à peu de chose quand on cherche à le faire préciser cette femme qu’il a réellement connue a une voix un peu forte et fait rouler les r : « Quand elle se moque de moi, je sens dans la bouche sur la langue un petit roulement d’r, cela suffit pour que je sache que Charlotte me parle. » Ces pseudo-hallucinations n’ont pas non plus l’extériorité complète souvent les malades les localisent sur leur front, dans leur tête, ou s’ils la mettent au dehors ils ne savent pas si elle est loin ou près. « Ce n’est pas loin en distance, c’est au loin, comme si une autre personne que moi la voyait. »

J’insiste surtout sur le manque de réalité : les sujets se rendent compte que cette image n’est pas une réalité analogue aux autres, ils ne réagissent pas à ces paroles ou à ces visions comme ils le feraient vis-à-vis de paroles ou d’objets réels. Le malade décrit par Kandinski prétend voir un lion qui se dresse et lui met les pattes sur les épaules, mais il n’a aucune émotion, car il sait que ce lion est emblématique et n’est pas un lion réel. Ils disent eux-mêmes que ce sont « des sortes d’hallucinations (33), des irréalités ». Il ne s’agit donc pas d’illusions perceptives ou de véritables troubles de la perception.

Il est plus délicat de comparer ces hallucinations symboliques avec les hallucinations auditives du persécuté, qui elles non plus ne sont pas des illusions perceptives. Tous les observateurs sont convaincus que ces deux phénomènes sont différents. C’est pour [p. 324] cela qu’ils appellent les images de l’obsédé des pseudo-hallucinations. Mais il est plus difficile de préciser en quoi consiste la différence des deux symptômes. Le persécuté affirme avec violence la réalité de son hallucination : elle est pour lui un phénomène réel du monde extérieur, un fait qui a eu lieu à un moment précis et que, à la rigueur, les autres hommes auraient pu percevoir comme lui. L’obsédé est beaucoup moins affirmatif sur cette réalité et ne songe pas un moment que les autres pourraient percevoir les choses comme lui. « C’est quelque chose de réel, mais ce n’est pas le réel ordinaire. »

On peut préciser un peu en considérant la place du phénomène dans le temps. L’hallucination du persécuté est nettement un fait du passé récent : les insultes ont été prononcées il y a une heure. L’hallucination symbolique de l’obsédé est beaucoup moins localisée dans le temps. Quand on ne trouble pas trop les malades par des interrogations pressantes sur la date de leur vision, ils ne donnent pas eux-mêmes d’indication exacte sur le moment de cette apparition. Ils se bornent à répéter vaguement que cette image apparaît tout le temps, n’importe quand. « Il n’y a pas un moment précis où j’ai vu cet objet immonde, dit Claire, c’est à chaque instant, n’importe quand cela ne vient pas en ce moment quand vous me parlez, mais cela peut revenir tout de suite. » En un mot, si je ne me trompe, la réalité qu’ils donnent à cette image n’est pas celle d’un phénomène passé, c’est celle d’une pensée obsédante ayant une forme particulière qui revient quand ils y pensent et ils croient y penser tout le temps.

Cependant il est incontestable que cette hallucination symbolique est un symptôme pathologique, qu’elle occupe une place particulière et anormale dans les croyances. Ce n’est pas une simple imagination, une idée placée tout au bas de notre tableau des réalités. Voz., qui contemple autour de lui les quatre arbres de la cour du lycée, n’est pas dans l’état d’esprit où nous serions nous-mêmes si nous pensions aux maigres arbres de la cour de notre lycée, il met évidemment dans cette représentation quelque chose de plus que nous. Il les transforme en symboles, il leur donne une valeur symbolique et le symbole est quelque chose de plus que la pensée, il est une forme de la réalité plus élevée que la simple pensée.

Ce jeune homme, Voz., qui marche entouré des quatre arbres [p. 325] de la cour, éprouve au suprême degré un sentiment très fréquent chez les scrupuleux et aussi chez les persécutés : un amour passionné de la liberté et l’impression qu’elle lui est ravie. Ce sentiment s’exprime d’abord par une idée obsédante, celle de l’esclavage : il pense qu’il est retenu esclave, il doute un peu de la vérité de cette idée, il la discute indéfiniment, il fait un effort continuel pour ne pas l’accepter et pour échapper à cet esclavage. Mais il dépasse ce point quand il exprime et symbolise son esclavage par l’image des murs du collège, des quatre arbres de la cour, des chaînes qui l’entourent. Il en est de même pour les deux femmes qui se moquent de Jean : l’une symbolise la tentation, l’autre la conscience ; les images obscènes de Claire, le membre viril qui souille l’hostie, symbolisent le crime sacrilège. Toutes ces images sont du même genre : ce sont des hallucinations symboliques. Ces malades, comme je le montrais, n’ont pas seulement des images symboliques, ils donnent la même valeur à des perceptions d’objets : le faux col est pour Vy., le symbole de la gêne et de la contrainte sociales. Ils transforment en symboles de petits mouvements : l’élévation du petit doigt est pour un autre le symbole des actes sexuels. Il y a chez beaucoup une manie du symbole, une tendance et un besoin fort curieux de traduire en images, en représentations concrètes les sentiments et les idées.

Les réflexions que j’ai présentées dans les pages précédentes sur les degrés de réalité que peuvent prendre les représentations ne sont pas sans intérêt au point de vue clinique. Elles nous permettent d’établir des relations et des gradations entre des symptômes différents en apparence que l’on a beaucoup trop séparés les uns des autres comme s’il s’agissait de maladies différentes. Le simple obsédé transforme ses formules verbales en idées prévalentes, il les rapproche du niveau des idées morales ou religieuses, il se croit obligé de faire à leur propos un travail perpétuel de méditation, mais il doute encore et donne à ses obsessions peu de réalité. Le malade va déjà plus loin quand il transforme ses représentations en symboles qui contiennent déjà plus d’affirmation. Bien des obsédés restent indéfiniment au premier stade, celui du travail d’interrogation et n’arrivent pas jusqu’à l’affirmation du symbole. Voz. a commencé à s’interroger sur ses sentiments d’esclavage, il les mettait seulement dans sa conscience [p. 326] sans en faire des phénomènes perceptibles aux autres. Quand il symbolise son esclavage par des chaînes, par les arbres du lycée, il y croit davantage et il lui donne plus de réalité, puisqu’il donne à cet esclavage une forme sensible perceptible aux autres hommes. Il essaye de croire à son esclavage comme il croirait à l’existence des chaînes et des arbres. On voit le même passage dans une de mes anciennes observations : « Une jeune fille est horriblement tourmentée parce qu’elle a remarqué une légère ombre noire sur sa lèvre supérieure, elle se demande avec anxiété si les autres personnes ont aussi remarqué cette petite moustache et si on la trouve trop laide pour pouvoir se marier ». Jusqu’à présent le fait rentre dans le groupe des éreutophobies, des phobies sociales. Mais les choses se compliquent quand la jeune malade prétend qu’une voix se fait entendre autour d’elle qui crie sans cesse ; « Poilue, poilue (35) ! » Est-ce déjà l’hallucination du persécuté ? Un peu sans doute et ces cas sont des formes de transition. Mais pas complètement, car la malade doute de la réalité de ces voix et s’interroge sur leur extériorité. Elle ne donne pas de date à ces voix, elle les entend tout le temps et elle ajoute elle-même : « Dès que je pense à ma moustache. » Ce n’est encore qu’une hallucination symbolique, mais on le voit, déjà commence le processus de l’objectivation qui va devenir dangereux.

Chez d’autres sujets on observe une évolution plus avancée. Ha., f., 35, a été pendant des années une simple obsédée douteuse. Elle ne pouvait parvenir au terme d’une réflexion et hésitait indéfiniment entre deux actes représentés chacun par de simples pensées. Puis elle a précisé ses hésitations par des phrases symboliques tout à fait analogues aux voix de Jean : « J’hésitais à aller aux Halles ou aux Tuileries, c’était comme si une voix me disait : Si tu vas aux Halles, tu seras une vieille putain ; si tu vas aux Tuileries, tu seras une vieille folle… Ces voix venaient de je ne sais d’où, elles venaient n’importe quand, dès que je pensais à sortir. » Aujourd’hui les choses se sont gâtées, la malade affirme que hier soir à tel endroit une voix lui a crié : « Tu es une vieille garce parce que tu as dîné. » Elle a passé de l’obsession à l’hallucination symbolique et de celle-ci à l’hallucination du persécuté qui [p. 327] ne fait plus de la voix un symbole mais un fait passé (35). On comprend mieux l’évolution de ces malades si on précise la valeur relative des divers symptômes.

8. — Les sentiments dans le délire.

Le mot hallucination a désigné des phénomènes psychologiques assez différents les uns des autres, ce qui a donné lieu à bien des malentendus et qui a amené chez quelques-uns la méconnaissance de ce grand symptôme. Un certain nombre de ces phénomènes seulement peuvent être considérés comme des troubles de la perception, tandis que l’on voulait autrefois retrouver ce caractère chez tous on peut les désigner sous le nom d’illusions perceptives. D’autres phénomènes se rattachent à des troubles de la mémoire, ce sont les hallucinations-réminiscences. Les hallucinations les plus intéressantes et peut-être les plus nombreuses sont des troubles de la croyance et peuvent être désignées comme des hallucinations-délires.

Dans cette dernière forme qui nous intéresse particulièrement à propos des délires d’influence, l’hallucination exprime simplement la force de la croyance délirante, la force avec laquelle les actes sont rattachés à la formule verbale et la catégorie des actes qui lui sont particulièrement rattachés. Elle devient un terme d’une série de symptômes qui ont les uns avec les autres d’étroites relations les idées prévalentes de l’obsédé, les représentations symboliques, les délusions du revendicateur, les hallucinations rétrospectives du persécuté, les hallucinations présentes du dément. Tous ces symptômes ont un caractère commun, ils représentent des degrés croissants de la croyance exagérée, de la surréalisation.

L’étude de ces symptômes disposés en série ne peut être faite que si on examine la raison qui détermine cette tendance à la surréalisation. On verra de plus en plus qu’elle est déterminée par des sentiments, c’est-à-dire par ces régulations de l’action qui suivant les circonstances augmentent ou diminuent l’action. II doit y avoir chez ces malades un trouble de ces régulations qui tend à augmenter irrégulièrement la croyance ou du moins certaines [p. 328] croyances. On le constate déjà dans l’obsession qui est en relation avec un effort exagéré et perpétuel ; il sera facile de montrer que d’autres sentiments interviennent dans les degrés plus élevés de ces surréalisations.

Le rôle des sentiments dans ces croyances pathologiques est bien mis en évidence dans le phénomène des fausses reconnaissances qui a été quelquefois désigné sous le nom d’illusion de Frégoli et qui a été justement rapproché, comme on l’a vu, de l’illusion des Sosies (36). J’avais déjà à plusieurs reprises insisté sur l’explication psychologique de ces phénomènes à propos de l’illusion des Sosies (37). Les actes perceptifs sont bien restés les mêmes et la malade qui refuse de reconnaître sa sœur, qui ne voit en elle qu’un Sosie ne trouve pas de différence perceptible entre la personne qu’on lui présente et sa véritable sœur ; si elle ajoutait un certain degré de croyance à sa perception, elle reconnaîtrait que c’est bien sa sœur. Mais d’ordinaire la perception de sa sœur est accompagnée par l’éveil d’une foule de sentiments et d’actions qui forment comme un cortège d’harmoniques autour de l’acte perceptif. » J’entends le pas de mes frères, disait Laetitia, c’est triste qu’ils ne soient pas réellement mes frères. Car, si c’étaient réellement mes frères, je ne resterais pas dans ce lit, je me serais précipitée au-devant d’eux. » C’est l’absence de ce cortège d’actions secondaires qui détermine le sentiment de l’irréel et qui au début des sentiments du vide amène cette illusion des Sosies. Il se passe quelque chose d’inverse dans l’illusion de Frégoli qui se rattache au groupe des sentiments de présence. Chez les malades que nous avons rappelés un certain groupe de sentiments, de tendances à l’action s’éveille trop vite à propos des perceptions de certains individus : il s’agit des sentiments de l’amour chez Med. qui me prend pour Raoul, du sentiment de la protection divine chez Madeleine qui sent Dieu à ses côtés. Ces sentiments sont si puissants qu’ils entraînent la croyance à la présence de Raoul ou à la présence de Dieu malgré la contradiction des actes perceptifs.

II en est ainsi dans toutes ces erreurs de croyance qui placent [p. 329] l’affirmation trop bas ou trop haut sur le tableau des réalités. Des sentiments de dépression à forme d’inaction morose éloignent dans le passé les souvenirs que Now. conserve de son mari, des sentiments de pression qui caractérisent les obsédés scrupuleux montrent l’importance des représentations et les font apparaître comme des idées prévalentes ou des symboles. Des sentiments plus violents qui s’apparentent soit aux sentiments de l’échec mélancolique, soit, ce qui semble plus surprenant, aux sentiments de triomphe élèvent les représentations au niveau des souvenirs du passé récent ou quelquefois du présent.

Cette intervention des sentiments dans les croyances ne doit pas nous surprendre. Les croyances sont des actes, des conduites intermédiaires entre les paroles et les actions des membres. Il est tout naturel que ces conduites soient soumises à ces régulations des actes qui sont les sentiments fondamentaux. On ne croit pas de la même manière dans un état de pression, dans un état de fatigue, de tristesse ou de joie. Il y a des croyances modifiées par l’effort dans le « will to believe », dans les obsessions, dans les recherches pour « croire mieux », comme pour « aimer mieux ». Il y a des paresses de la croyance dans les états d’indifférence et dans certains états de doute. Il y a des horreurs de la croyance dans les négations systématiques qui entraînent jusqu’à l’affirmation opposée, il y a des triomphes de la croyance quand la croyance bien réussie prend la forme la plus belle, la plus décisive, celle que nous attribuons d’ordinaire à la perception : « J’ai vu, dis-je, vu. » Ces distinctions des sentiments qui règlent la croyance sont importantes pour le diagnostic des délires : elles nous serviront en particulier pour confirmer la distinction du revendicateur qui n’arrive pas à donner à sa croyance la forme d’une perception et du persécuté de Lasègue chez lequel on observe des hallucinations qui ont été si longtemps assimilées à des perceptions sans objet.

Ces sentiments qui donnent aux croyances la forme hallucinatoire sont assez complexes. Dans l’hallucination il n’y a pas seulement élévation du degré de réalité, il y a encore transformation d’une parole intérieure en parole extérieure entendue au dehors et attribuée à un individu mal intentionné. Nous retrouvons encore dans l’hallucination ce caractère général que nous avions reconnu [p. 330] dans tous les délires d’influence, l’objectivation intentionnelle. De tels sentiments qui sont à .demi-intellectualisés constituent un syndrome, essentiel qui sera étudié sous le nom de sentiments d’emprise. Nous retrouverons le sentiment d’hallucination en étudiant les sentiments d’emprise aussi essentiels pour comprendre ies persécutés que les sentiments d’incomplétude pour comprendre les psychasténiques.

La considération du sentiment d’hallucination nous permet dès maintenant de résoudre en partie un problème soulevé par l’historique précédent. M. Séglas avait dit fort justement dans sa discussion, contre Tamburini : « L’hallucination du persécuté, c’est déjà le délire » et M. de Clérambault avait soutenu que l’hallucination était bien antérieure au délire qui est construit sur elle. Comme cela arrive souvent, des théories opposées mais fondées sur des observations exactes sont en partie vraies toutes les deux L’hallucination est un phénomène complexe dans lequel l’affirmation exagérée joue un grand rôle : elle appartient par ce côté au délire dont elle présente déjà le caractère principal, l’objectivation intentionnelle. Mais cette forme de croyance est déterminée par des sentiments particuliers déjà anormaux qui sont antérieurs, les sentiments d’emprise. Ces sentiments ajoutent à l’action, une impression d’insuccès, de gêne, un sentiment d’esclavage. Le malade au moment où il pense au mot injurieux a d’abord perdu le sentiment de la spontanéité, de la liberté, c’est là le fait banal qui existe dans tous les sentiments du vide : « Ce n’est pas moi qui mange, ce n’est pas moi qui parle » ; mais il ne tarde pas à aller plus loin et il ne tarde pas à sentir : « C’est un autre qui me fait dire ce mot, c’est un autre qui le dit et je ne fais que l’entendre. » Or ces sentiments d’imposition sont bien, comme le disait M. de Clérambault, antérieurs au délire proprement dit et en déterminent la direction. On peut donner à cette interprétation une forme brutale : le persécuté n’entend pas en réalité les mots : « vache, cochon, putain » de la même manière que nous pourrions les entendre avec les réactions de l’ouïe élémentaires. Il les sent vaguement dans sa pensée, mais il a en même temps les sentiments de régulation qui d’ordinaire accompagnent les auditions externes .et l’addition de cette régulation à des pensées est déjà anormale et prépare le délire. [p. 331]

Il est évident que l’hallucination ainsi entendue est plus complexe que l’ancienne hallucination d’Esquirol, simple « perception sans objet ». Mais cette complication nécessitée par les descriptions plus précises des faits permet d’éviter bien des confusions. Elle permet de conserver un sens acceptable au concept d’hallucination très important que les confusions précédentes amenaient à sacrifier trop légèrement. °

Dr PIERRE JANET.

NOTES

(1) Voir Revue Philosophique, janvier 1932, p. 6).

(2) L’amnésie et la dissociation des souvenirs par l’émotion, État mental des hystériques, 2e éd. 1911, ch. VI, p. 510 ; Cours sur la mémoire, 1928, p. 206.

(3) Névroses idées fixes, 1898, p. 78, 129, 133, 182 ; Obsessions et psychasténie, 1903, I, p. 56 ; État mental des hystériques, 2e édition, 1911, p. 42, 227, 321, 393, 396, 500 ; Médications psychologiques, 1919, p. 266.

(4) Névroses idées fixes, 1898, I, p. 419, 450.

(5) Ibid., I, p. 411, 451.

(6) Obsessions et psychasténie, 1903, I, p. 492.

(7) État mental des hystériques, 2° édit., p. 522 ; Médications psychologiques, II, p. 274

(8) Cours sur la mémoire, 1928, p. 215.

(9) Médications psychologiques, II, p. 274 ; Cours sur la mémoire, 1928, p. 215.

(10) De l’angoisse à l’extase, II, p. 241, 260.

(11) Névroses idées fixes, 1898, II, p. 175.

(12) Névroses idées fixes, 1898, II, pp. 173-177.

(13) Nayrac, Rapport sur la théorie de l’automatisme au Congrès de Blois. 1929, p. 28.

(14) Clérambault, Ann. méd. psychologiques, octobre 1930.

(15) Séglas, Les troubles du langage chez les aliénés, 1892, p. 141.

(16) Arnaud, op. cit., p. 510.

(17) Clérambault, op. cit., p. 205.

(18) M. Dide, L’Encéphale, janvier, i928.

(19) E. Gelma, Douleurs obsédantes non organiques, 1931.

(20) J.-P. Falret, Maladies mentales, 1864, p. 281.

(21) Les souvenirs irréels, Archives de psychologie de Genève. 1924. De l’angoisse à l’extase, 1926, p. 264. 268, 274, 371, 373, 376.

(22) Médications psychologiques, 1919, I, p. 266.

(23) Cf. De l’angoisse à l’extase, 1926, I, p. 264.

(24) Obsessions et psychasténie, 1903, I, p. 85.

(25) Cf. De l’angoisse à l’extase, 1926, I, p. 304. L’hallucination à la place du récit. Cours sur l’évolution de la mémoire et de la notion de temps, 1929, p. 466.

(26) Thuillier-Landry, Les délires à évolution démentielle. Thèse, p. 11.

(27) De l’angoisse à l’extase, 1926, I, p. 274.

(28) Obsessions et psychasténie, 1903, I, p. 85-88 ; II, p. 278.

(29) Obs. et psych., I, p. 88, 350 ; II, p. 510

(30) De l’angoisse à l’extase, 1919, I, p. 84.

(31) Obsessions et psych., 1903, I, p. 195. De l’angoisse à l’extase, I, p. 363.

(32) Obs. et psych., I, p. 90, 94.

(33) Obs. et psych., I, p. 120, 363, 444.

(34) Obs. et psych., I, p. 361.

(35) Obs. et psych., II, p. 510-511.

(36) Jacques Vié, Un trouble de l’identification de personnes, l’illusion des Sosies, Ann. m. psych. 1930, p. 220.

(37) Obs. et psych., 1903, I, . 305, 318, II, p. 45, 351 ; De l’angoisse à l’extase, 1926. I, p. 350, 379. II, p. 55, 60.

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