Léon Marillier. La suggestion mentale et les actions mentales à distance. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Étranger », (Paris), douzième année, tome XXII, janvier à juin 1887, pp. 400-422.

Pierre tombale.

Léon Marillier. La suggestion mentale et les actions mentales à distance. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Étranger », (Paris), douzième année, tome XXII, janvier à juin 1887, pp. 400-422.

 

Léon Louis  Marie Marilllier (1862-1901). Philosophe et historien des religions. Fondateur de la Société de psychologie physiologique (en 1885) et de la Société de psychologie (1901). Beau-frère d’Anatole Le Braz.
Outre des très nombreux articles, traductions, en particulier l’ouvrage de Gurney, Myers  et Podmore, Les hallucinations télépathiques, de préfaces, nous avons retenu :
— Etude de quelques cas d’hallucination observés sur moi-même. Article parut dans la « Revue philosophique de la France et de l’Etranger » (Paris), tome XXI, février 1886, pp. 205-214. [en ligne sur notre site]
— La question arménienne. Paris : Fischbacher , 1897.
— La Sensibilité et l’imagination chez George Sand. Paris : H. Champion , 1896.
— La Survivance de l’âme et l’idée de justice chez les peuples non civilisés. Paris : Impr. nationale , 1894.
— La liberté de conscience. Rapport présenté au nom du jury du concours sur la liberté de conscience. Paris : A. Colin , 1890.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images sont celles de l’article original. — Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 135]

LA SUGGESTION MENTALE ET LES ACTIONS MENTALES
A DISTANCE.

Dr J. OCHOROWITZ, De la suggestion mentale, in-12, V, 558 p. O. Doin. Paris, 1887.
E. GURNEY, F. W. H. MYERS, F. PODMORE. Phantasms of the Living, 2 vol. in-8, LXXXIII-573 et XXVI-733 p., Londres. Rooms of the Society for psychical Research. H. Dean’s Yard. S. W. Trubner and Co. Ludgate Hill. E. c. 1886.
Dr Paul GARNIER. Le Spiritisme (Fakirisme occidental), étude historique, critique et expérimentale, in-12, 398 p. O. Doin. Paris, 1887.
A. P. SINNETT. Le monde occulte (hypnotisme transcendant en Orient), traduit de l’anglais avec l’approbation de l’auteur, par F.-K. Gaboriau, in-12, XXXV-366 p. Paris, Georges Carré. Bruxelles, A. Manceaux, 1887.

I

Depuis quelques années l’attention des psychologues a été très vivement attirée sur les phénomènes de suggestion. On a été très frappé de l’action profonde que l’on peut exercer sur l’esprit d’un sujet hypnotisé on a remarqué en même temps l’extraordinaire acuité que prennent souvent les sens dans ces conditions. On a été conduit alors à se demander si, en l’absence de tout signe extérieur, l’état cérébral de l’expérimentateur ne pourrait pas agir directement sur des organismes aussi sensibles et aussi aisés à modifier. Les sujets endormis peuvent être placés, on le sait, dans une telle situation qu’ils ne perçoivent guère que ce que nous voulons leur laisser percevoir c’est parce que nous avons fait de leur esprit une page blanche que les traits les plus fins s’y distinguent aisément. On pouvait donc être amené à supposer que si nous ne parvenions pas à percevoir directement dans l’état normal la pensée des autres, c’était parce que l’action nécessairement faible exercée sur nous par le cerveau d’autrui était effacée par les excitations sensorielles actuelles et anciennes bien plus puissantes. Cette action d’ordinaire inaperçue pouvait peut-être dans ces conditions spéciales devenir manifeste. Dès lors le problème général de la suggestion mentale était posé. Ce problème exerçait un attrait puissant sur l’esprit de ceux qui s’appliquaient à le résoudre la raison en est simple tous les phénomènes hypnotiques, jusqu’ici connus et étudiés, ne diffèrent des phénomènes normaux dès [p. 136] longtemps analysés que par l’intensité. De même qu’il existe tous les états intermédiaires entre la simple image mentale et l’hallucination complète, de même on peut passer par des transitions insensibles de la grossièreté habituelle de nos sens à l’extrême finesse d’ouïe ou d’odorat qui caractérise certains hypnotisés. On entrait au contraire avec les actions mentales directes dans un domaine nouveau si nouveau même que des esprits très scientifiques étaient en droit de se demander si l’hypothèse que l’on faisait n’était pas contraire à toutes les lois physiques et psychiques que nous tenons pour démontrées et si ce n’était pas entraîné par une très fausse analogie qu’on se laissait aller à croire que parce que des sujets étaient sensibles à des excitations sensorielles infiniment faibles, ils le seraient aussi à l’action directe d’un organisme voisin sur leurs centres nerveux. On pouvait dire que rien ne nous permettait de supposer qu’une telle action fût possible et qu’il nous était même fort difficile de la concevoir. Mais c’était précisément le côté mystérieux du problème qui devait attirer l’intérêt d’un grand nombre de chercheurs.

Le goût du mystère ne nous a pas passé, malgré la forte éducation scientifique que nous avons tous reçue ; nous ne croyons plus aux miracles, mais nous avons un besoin de merveilleux, qui veut se satisfaire, bon gré mal gré, et qui y réussit comme il peut. C’est une chose frappante que cette renaissance des préoccupations religieuses à la fin de notre siècle; beaucoup d’hommes qui se sont détachés des religions positives ont conservé, tout au fond d’eux-mêmes et sans qu’ils s’en doutent, des instincts religieux puissants ils ont, sans le savoir, soif de mysticisme. Se contenter de l’adoration muette’ d’un Inconnaissable inaccessible, d’une Nature, d’un Infini qui se cachent derrière les phénomènes ne leur est guère possible. Mais ils sont de leur temps; ce qu’il leur faut ce sont des faits, et leur religion sera fondée sur l’expérience comme leur science. La religion vit de mystère, et rien n’est plus mystérieux que ces phénomènes que nous comprenons mal, qui fuient devant nous. Mais le mystère n’a d’attrait pour nous que s’il est à demi dévoilé de là cette étude passionnée du problème, étude qui, en Angleterre surtout, a incontestablement une couleur religieuse. D’autre part, il est certain que nos théories ne valent que par les faits qu’elles résument et généralisent, qu’à des faits nouveaux, il faut des théories nouvelles, et que c’est sottise de se mettre en travers de chaque découverte, en prétendant qu’elle va bouleverser la science aussi est-il fort naturel qu’un certain nombre de psychologues et de physiologistes se soient appliqués à l’étude systématique de phénomènes dont beaucoup de gens parlaient, mais que bien peu semblaient avoir sérieusement étudiés.

Sous une forme ou une autre, il est souvent question de la suggestion mentale dans les livres des anciens magnétiseurs. Un grand nombre de faits qui s’y rapportent ont été cités en ce siècle par des médecins, quelques-uns par des psychologues. Elle a été ces années [p. 402] dernières l’objet de nombreuses communications à la Société de psychologie physiologique et c’est principalement à l’étudier que se consacre la Society for psychical Research de Londres. Des livres lui ont été spécialement consacrés. Je ne parlerai ici que des plus récents. Ils sont de valeur très inégale et de nature très différente.

II

M. Sinnett est président de la Société théosophique éclectique de Simla. Le livre qu’il a écrit est une œuvre d’édification religieuse et les preuves qu’il donne des faits qu’il rapporte ne convaincront que ceux qui d’avance sont décidés à croire, parce qu’ils ont besoin d’une foi nouvelle. M. Sinnett croit à l’existence d’un corps de sages, de philosophes, qui vivent retirés du monde, dans les parties les plus reculées du Thibet. Ces sages ont reçu d’une tradition qui remonte jusqu’aux premiers âges de l’humanité une science mystérieuse et cachée, qui leur donne sur la matière une puissance étrange et leur permet de communiquer à distance avec qui bon leur semble. C’est par Mme Blavatsky qu’il a été mis en rapport avec les « Frères » dont il n’a du reste jamais vu aucun. Mme Blavatsky est une Russe, de grande naissance, parait-il, qui a vécu de longues années aux Indes et s’est fait naturaliser Américaine. Elle avait réussi, il y a quelques années, à fonder en Angleterre et aux Indes quelque chose qui ressemblait fort à une nouvelle religion la théosophie. Il est probable qu’elle-même avait en partie foi dans les croyances qu’elle propageait, d’autant qu’elles sont si vagues, si indéterminées que l’on ne saurait vraiment par quel côté les attaquer, mais elle a bien vite compris quel attrait nouveau elle donnerait à la doctrine qu’elle prêchait, si elle pouvait l’appuyer sur des miracles, et elle a eu les miracles qu’il lui fallait. Les théosophes se défendent fort qu’il y ait rien de miraculeux dans les faits qu’ils racontent ; tous s’expliquent, disent-ils, par les lois de la nature il est vrai que c’est par des lois occultes dont l’intelligence est refusée à ceux qui ne sont pas initiés mais il n’en est pas moins certain que c’est le caractère extraordinaire, prodigieux, de tous ces phénomènes qui a attiré plus d’un adepte à la foi nouvelle. La Society for psychical research avait envoyé dans l’Inde en 1884 un de ses membres, M. Richard Hodgson, pour étudier ces phénomènes merveilleux et chercher à savoir s’ils avaient quelque réalité. Il a rapporté de son voyage un long rapport (1) qui a été soumis à l’examen d’un comité choisi parmi les membres de la société et dont faisaient partie MM. Sidgwick, Myers, Gurney, etc. Voici la conclusion à laquelle est arrivé ce comité :

« Pour nous, Mme Blavatsky n’est pas le porte-voix de voyants cachés, ni une simple et vulgaire aventurière nous pensons qu’elle a [p. 403] conquis des droits à vivre dans le souvenir des hommes comme l’un des plus accomplis, des plus ingénieux et des plus intéressants imposteurs de l’histoire (2) ». Nous ne pouvons ici discuter les conclusions du comité nous ne pouvons que renvoyer au rapport de M. Hodgson. Il a passé cinq mois dans l’Inde, a vu de près les théosophes, a eu entre les mains une correspondance fort compromettante pour la sincérité de Mme Blavatsky (ses lettres à M. et Mme Coulomb, où elle commande d’avance les miracles qu’il lui faut), et a soumis les faits à une critique très pénétrante et si consciencieuse qu’il s’est attiré les railleries des théosophes eux-mêmes. Je ne veux ici qu’indiquer très rapidement les phénomènes que M. Sinnett dit avoir observés et l’interprétation qu’il en donne d’accord avec tous ceux qui partagent sa foi. Disons tout d’abord que celui des « Frères » avec lequel M. Sinnett a surtout été mis en rapport par l’intermédiaire de Mme Blavatsky est le célèbre Koot-Hoomi. Ce Koot-Hoomi n’est connu que par ses lettres, lettres qui ont été écrites par Mme Blavatsky l’étude minutieuse faite par M. Hodgson de l’écriture et du style semble du moins l’établir (3). Les phénomènes produits par Koot-Hoomi sur la demande de Mme Blavatsky sont aussi nombreux que variés du fond du Thibet, il fait retentir dans les airs des sons de clochette à Simia et fait tomber des pluies de roses à Bénarès; M. Sinnett et ses amis ont besoin d’une tasse à café et d’une soucoupe, loin de la ville, dans une partie de campagne, le « Frère » les leur fait trouver cachées dans le sol et elles sont toutes pareilles à celles que M. Sinnett a achetées à Londres quelques années auparavant et portent encore sans doute la marque du fabricant. Ils n’ont plus d’eau, Mme Blavatsky, grâce à Koot-Hoomi, sait en remplir occultement une bouteille. On trouve une broche dans un coussin clos de toutes parts; une autre broche qu’une dame avait perdue depuis plusieurs années se retrouve sur sa demande dans une corbeille de fleurs du jardin, et pour M. Sinnett, la chose est aisée à expliquer. « On ne prétend pas, dit-il, que les courants mis en jeu transmettent les corps sous la forme solide qu’ils offrent à nos sens, on suppose que l’objet à transporter est d’abord désagrégé, puis qu’il circule dans les courants en particules infiniment ténues et enfin qu’il est reconstitué en arrivant à destination. Dans le cas de la broche, la première opération à faire était de la trouver. Ce n’était qu’une affaire de clairvoyance un objet laisse une trace invisible partant de la personne qui le possédait, et cette trace peut être suivie comme une piste la faculté de clairvoyance est tellement développée chez un adepte en occultisme que notre monde occidental ne peut s’en faire une idée. La broche une fois trouvée, sa désintégration avait lieu, puis l’adepte la faisait parvenir à l’endroit où il voulait la placer (4). » Ce qui est ici particulièrement intéressant, c’est la [p.404] bonne foi naïve, l’imperturbable sang-froid avec lesquels ces explications sont données. Il y a là un état d’esprit qui mériterait d’être étudié en grand détail, ce que nous ne pouvons faire ici. Rien de plus intéressant que de voir cette crédulité, cette complète absence de critique, cette facilité à accepter les explications les plus invraisemblables et souvent les plus puériles s’unir au goût passionné des faits, à la recherche minutieuse des détails, à une sorte de demi-respect pour la science.

Bourru et Burot.

Les « Frères » peuvent correspondre entre eux à de grandes distances, et se manifester aussi aux profanes, pourvu qu’ils aient la foi ils peuvent parler directement à la pensée, mais d’ordinaire ils préfèrent communiquer par lettres leurs révélations. Seulement ces lettres ne sont pas écrites à notre manière les « Frères » précipitent directement leur pensée sur le papier, et peuvent ainsi écrire sur une page enfermée dans une enveloppe. Par le même procédé occulte, ils précipitent de la couleur sur une toile et obtiennent des portraits Mme Blavatsky a pu de cette façon fournir à M. Sinnett celui de Koot-Hoomi. Ces lettres arrivent par les voies les plus étranges. On les trouve sur des arbres, dans des coussins, etc. Certaines personnes les. ont vues se former devant elles de toutes pièces dans les airs. Les « Frères » apparaissent aussi aux plus favorisés de ceux qui croient en eux c’est leur corps « astral » qui voyage ainsi à travers l’espace, tandis qu’ils restent tranquillement chez eux. Nous voilà donc dans un monde de thaumaturges et de visionnaires qui rappelle étrangement celui de la Rome païenne de la fin du IIIe siècle. On peut se croire revenu au temps de Porphyre et de Jamblique seul le génie métaphysique a disparu. Ces phénomènes merveilleux ne servent d’appui qu’à une doctrine confuse et sans originalité. Elle est beaucoup trop vague et ne se condense pas dans des symboles et des légendes assez frappants, assez précis pour avoir prise sur l’esprit du peuple elle ne trouve accès qu’auprès des gens du monde, et c’est dans ce milieu qu’elle a fait des adeptes, grâce à leur très insuffisante culture historique. La théosophie repose en effet tout entière sur la croyance à une doctrine occulte qui aurait été secrètement transmise de génération en génération aux initiés et qui aurait constitué le fond caché et mystérieux de toutes les religions et de toutes les anciennes philosophies. On reconnait par malheur les morceaux qu’on a pris de côté et d’autre et recousus comme au hasard pour en faire la doctrine nouvelle. La position adoptée par les théosophes est commode pour obtenir les explications dernières, il faut être initié, (eux-mêmes ne le sont qu’à demi) et il faut tout croire d’avance, pour que les « Frères » mystérieux et invisibles vous acceptent pour l’un des leurs et vous révèlent le grand mystère. Tout s’explique par des. lois naturelles, mais impénétrables. Il y avait, je crois, intérêt à indiquer le caractère de cet étrange mouvement de mysticisme expérimental il est grand temps maintenant de venir aux œuvres scientifiques qui ont traité de la suggestion [p. 405] mentale, d’autant que les théosophes, avec leur amour de l’incroyable, ont plus insisté encore sur les actions que certains hommes pourraient d’après eux exercer à distance sur la matière que sur l’action qu’ils exerceraient directement sur la pensée d’autrui.

III

Tous les faits étudiés par les auteurs qui se sont occupés de la suggestion mentale peuvent se ranger en deux grandes classes dans la ‘première, nous placerons les phénomènes qui ont été intentionnellement produits par des expérimentateurs ; dans la seconde les phénomènes spontanés qui ont été rapportés et collectionnés par les divers auteurs. MM. Gurney, Myers et Podmore n’ont fait que rappeler dans leur livre les études expérimentales dont la suggestion mentale a été l’objet ils se sont tout particulièrement attachés à l’examen des phénomènes spontanés. M. Ochorowicz au contraire s’en est tenu presque exclusivement à l’analyse et à la critique des expériences lui-même en a fait un nombre considérable et les rapporte en grand détail. A mon avis la voie qu’il a suivie est la bonne on sait sur quel terrain l’on marche, d’où l’on part et où l’on veut arriver on peut éliminer un grand nombre de chances d’erreur, et même si l’on n’aboutit pas à des conclusions qui puissent être acceptées de tous, on a du moins fait ce qu’il fallait pour ne pas être sa propre dupe. On peut ne pas interpréter ces faits comme M. Ochorowicz, et ne pas conclure comme lui, mais on est obligé de rendre hommage à sa méthode. Mieux que personne il a compris combien il fallait être en garde contre soi-même et ne pas se hâter d’attribuer à la suggestion mentale des phénomènes qui s’expliquent sans elle. Dans le chapitre qu’il a consacré à la suggestion mentale apparente (5) il a très finement analysé les procédés ‘inconscients qui nous permettent souvent de deviner, sans que nous sachions bien comment, la pensée d’autrui. Un sujet endormi avait les yeux bandés, il reconnaissait toute personne qui lui touchait le dos avec le doigt. Mais « il pouvait entendre tout ce qui se passait autour de lui ; il était chez lui, l’habitude lui rendait familiers tous les bruits possibles des portes, des meubles, du plancher ; il connaissait intimement les huit à dix personnes présentes avant son sommeil ; celles qui ne prenaient pas part à l’expérience à un moment donné, ne se gênaient pas pour échanger quelques mots à haute voix, tandis que les autres recommandaient le silence ; la perception de voix connues et dont il est facile de deviner la direction permet de se rendre peu à peu compte de la position des divers interlocuteurs le bruit de déplacements inévitables complète et corrige au fur et à mesure ses idées (6). » Une autre fois M. Ochorowicz réussit à faire lire à un sujet les yeux fermés plusieurs [p. 406] pages d’un livre qu’il a lui-même sous les yeux, mais il faut lui dire les premiers mots du passage que l’on veut qu’il récite. Mais le sujet avait lu le livre deux fois peu de temps auparavant : l’extrême vivacité des souvenirs dans le somnambulisme explique le phénomène (7). Des mouvements commandés mentalement sont exécutés, mais le sujet est un ami de M. Ochorowicz, vivant avec lui il était fréquent qu’ils eussent en même temps les mêmes idées puis les mouvements ordonnés étaient des gestes très communs dont le nombre est fort restreint et qui pouvaient être devinés au hasard. Dans une. expérience de table tournante, le nom de la grand’mère d’une personne qui n’était pas à la table, nom que tout le monde croyait ignorer, fut indiqué. Vérification faite, une des personnes assises à la table le connaissait (8) Une table frappe 23 coups la personne dont M. Ochorowicz demandait l’âge avait vingt-trois ans. Mais, dit-il, a lorsque la table après avoir frappé 23 coups s’arrêta un moment, je me suis empressé de dire : « C’est juste « ; or avant d’arriver au 23e coup, la table s’arrêtait aussi parfois et je ne disais rien (9). Souvent c’est tout simplement une association d’idées qui fournira l’explication que l’on cherche, et toutes les fois que plusieurs personnes sont réunies pendant un certain temps, il y a grand’chance que les mêmes associations amènent au même moment les mêmes pensées dans leurs esprits. On cause dans un salon de la politique coloniale et aussitôt après une dame se met au piano. Quelque temps après on cause de nouveau du même sujet vous ordonnez mentalement à la dame d’aller au piano, elle y va. Il faut aussi se mettre en garde contre les habitudes que l’on .donne, sans le savoir, aux sujets que l’on endort, contre l’extrême, acuité .de leur sens lorsqu’ils sont en somnambulisme. Ils perçoivent parfois de très légers courants d’air produits par les gestes, des différences de température extrêmement faibles qui suffisent à les guider. C’est à des sensations cutanées, spécialement à des sensations thermiques et à des sensations olfactives que semble du le prétendu pouvoir de certaines somnambules de deviner les maladies de ceux qui viennent les, consulter. La sagesse consiste à se méftier. M. Ochorowicz essaye de provoquer la catalepsie par ordre mental il lève le bras du sujet, le bras. reste levé. Tout à l’heure, lorsqu’il examinait l’état des muscles, le bras retombait. Mais c’est qu’il produisait d’ordinaire l’état cataleptique du bras, en le soulevant d’une main et en faisant de l’autre quelques passes sur lui. Une association entre une image et un mouvement explique tout il produisait la catalepsie en cherchant à la vérifier. S’il ne la produisait pas tout à l’heure, c’est qu’en réalité le mouvement n’était pas le même. « On soulève autrement un bras pour le faire retomber, et autrement pour voir si par hasard il ne restera pas [p. 407] en l’air (10). » Voilà bien des raisons pour ne se rendre qu’à l’évidence et n’admettre qu’à la dernière extrémité la suggestion mentale. Cependant les expériences du Dr Baréty (de Nice), de M. Ch. Richet, sans paraître démonstratives à M. Ochorowicz, l’engagèrent à continuer ses recherches il put lui-même faire quelques expériences sur le sujet du Dr Baréty, mais elles donnèrent des résultats confus, difficiles à interpréter. Il a entrepris alors de vérifier les expériences de la « Society for psychical research ». Le sujet sur lequel il a opéré était une dame, âgée de soixante-dix ans, sensible à l’hypnoscope, c’est-à-dire, d’après M. Ochorowicz, hypnotisable, et fort intelligente. Une série de trente et une expériences (consistant à deviner un objet, une couleur, un chiffre, une carte, etc.) a donné treize succès. Mais là encore on peut se demander, et c’est ce que fait M. Ochorowicz, si la réussite n’a pas été due à un enchaînement d’associations qui amenait le sujet à penser précisément au même objet que l’expérimentateur. Il cite une série de trois expériences qui indique bien comment peut fonctionner ce mécanisme

OBJET PENSÉ OBJET DEVINÉ
Rouge (Une couleur) Rose
Le Lilas (Une fleur) Le Lilas
Mmme J. (Une personne présente) M. D.

«  On prévient le sujet qu’il s’agit d’une couleur, il ne la devine qu’approximativement c’était rouge, il devine rose. Rose, qui est en même temps le nom d’une fleur, nous suggère à nous tous l’idée d’une fleur. On prévient le sujet qu’il s’agit d’une fleur. Le lilas se trouve au milieu de la table tout le monde l’avait remarqué, il se présente le premier à l’esprit de tout le monde. Puis, dès qu’il s’agit d’une idée un peu plus éloignée et où la probabilité reste toujours assez forte (il n’y avait qu’une dizaine de personnes), il y a échec (11) ». D’autres séries d’expériences ont donné des succès plus complets à M. Ochorowicz sans que la réalité de l’action mentale lui fut pour cela démontrée il lui semblait toujours possible que le sujet devinât sa pensée, grâce à une même série d’associations, grâce aussi à des signes involontaires, inconsciemment donnés, inconsciemment interprétés. C’est au-dessous de la conscience que s’accomplit tout ce sourd travail dont nous ne saisissons le plus souvent que les résultats ultimes, qui nous semblent alors merveilleux.

M. Ochorowicz comprit que c’est en s’adressant à des phénomènes très simples, à des phénomènes de mouvement qu’il aurait chance de travailler utilement à la solution du problème qui le préoccupait. Il pourrait se placer alors dans des conditions telles qu’aucune suggestion involontaire ne pourrait atteindre le sujet. Il a fait sur une malade, Mme M., une série de 41 expériences du 2 décembre au 24 janvier. [p. 408] C’est une femme de vingt-sept ans, d’une forte constitution, mais hystéro-épileptique et sujette à des accès délirants. Il l’endormait d’un sommeil profond puis lui donnait mentalement sans la toucher un ordre mental tel que celui-ci lever la main droite, donner la main à quelqu’un, aller s’asseoir dans un fauteuil, etc. Treize ou quatorze fois seulement l’échec a été complet ; dans tous les autres cas, la malade, après une plus ou moins grande hésitation, a obéi en partie tout au moins à l’ordre mental qui lui était donné. M. Ochorowicz indique encore quelques expériences, mais beaucoup moins nettes, qu’il a tentées sur deux autres sujets je citerai par exemple une malade qui, après avoir refusé de se mettre au lit, se décide à se coucher lorsque l’ordre mental lui en a été donné. Il rapporte aussi en grand détail les expériences qui ont été faites au Havre sur Mme B. par M. Pierre Janet et le Dr Gibert, et auxquelles il a assisté. Elles consistent essentiellement à endormir le sujet à distance (la distance est d’au moins 1200 m.). J’ai assisté moi-même à ces dernières expériences je n’en donne pas le récit détaillé que l’on trouvera tout au long dans le livre dont nous parlons et dans les communications de M. Pierre Janet à la Société de psychologie physiologique. Sur les quatre expériences citées par M. Ochorowicz deux ont réussi, et l’une d’elles très nettement. Tels sont les faits observés par M. Ochorowicz lui-même. Il a réuni à la suite à peu près tous ceux qui sont cités par les auteurs qui se sont occupés de la question ; il les a classés méthodiquement, ce qui fait de son livre un résumé très complet et très clair de ce que l’on sait de la suggestion mentale. Il a largement puisé dans les ouvrages des magnétiseurs et les faits qu’il y a recueillis sont parmi les plus intéressants qu’il rapporte. Il a classé sous cinq chefs principaux les phénomènes qu’il étudie transmission nerveuse des maladies, transmission des états émotifs, des sensations, des idées, de la volonté. La suggestion mentale à échéance, la suggestion à distance sont étudiées à part. Depuis fort longtemps on parle de contagion nerveuse, mais il est nécessaire de s’entendre, car on peut réunir sous cette seule expression deux choses fort différentes. La contagion nerveuse qui est universellement admise n’a rien à faire avec la suggestion mentale on sait que la vue d’une attaque hystéro-épileptique provoque une attaque du même genre chez les sujets prédisposés, on connaît de véritables épidémies de chorée ; mais, dans tous ces cas, ce qui agit, c’est une image perçue par les voies ordinaires. Toute image tend à se réaliser en un mouvement, toute idée à produire un acte ou une série d’actes. C’est ce qui se passe ici le malade se suggère à lui-même la crise dont il va être pris, comme un expérimentateur pourrait la suggérer à un sujet hypnotisé. Mais on peut concevoir une autre espèce de contagion nerveuse ce serait la transmission directe d’un individu à un autre d’un état organique, transmission qui aurait lieu indépendamment de toute représentation. S’il était démontré que cette transmission existât réellement, la plupart des objections que l’on peut [p 409] opposer à l’hypothèse de la suggestion mentale disparaîtraient. On comprend en effet que si un état nerveux peu complexe (de la fatigue, je suppose, ou un mal de tête) peut être transmis directement d’un organisme à un autre, il n’est pas invraisemblable qu’un état plus complexe (tel que celui qui correspond objectivement à une sensation, ou à une pensée) puisse se transmettre aussi. De là la très grande importance que M. Ochorowicz attache à cette question. Il a recueilli un certain nombre de faits qui tendent à établir que, dans quelques cas, des états organiques se sont réellement transmis d’un individu à un autre (12) ; il a pu en observer lui-même quelques-uns au cours de ses très nombreuses expériences d’hypnotisme ainsi, après avoir magnétisé un malade tabétique et lui avoir longtemps imposé les mains sur les cuisses, il a souvent ressenti dans le dos ou le bras des douleurs analogues aux douleurs fulgurantes, mais très atténuées (13). Il parle aussi de maux de tête, de douleurs rhumatismales passagères qu’il aurait ainsi contractées. La preuve cependant est loin d’être faite et les causes d’erreur sont si nombreuses que le plus sage est de réserver gon jugement. M. Ochorowicz a indiqué l’extrême difficulté qu’il y avait à isoler de la contagion psychique cette forme directe de la contagion nerveuse. Il a montré comment dans les cas même où rien ne semblait devoir nous renseigner sur la nature de la maladie, des sensations olfactives, thermiques, tactiles, etc., nous apprennent, sans que nous nous en doutions, ce que nous avons besoin de savoir. L’image agit alors et nous retombons sur des phénomènes connus. Il faut se défier aussi des coïncidences souvent c’est de la transmission de douleurs, de malaises, etc., que l’on parle ; cela est bien vague, bien indéterminé. J’en dirai autant de la transmission des émotions. Notre science des émotions est trop peu avancée encore pour que nous ne nous laissions pas prendre souvent à des analogies grossières dues à de pures coïncidences. Les expériences faites sur les sensations ont plus de valeur. M. J. Janet (14) se brûle fortement le bras; Mme B. est dans la pièce voisine avec M. Pierre Janet, elle crie, et se plaint, montre son bras où elle semble souffrir beaucoup; l’endroit qu’elle montre est bien celui où s’est brûlé M. Janet. Mais le phénomène n’a pas eu d’ordinaire la même netteté, tant s’en faut. Cependant Mme B. semblait reconnaître la substance que goûtait l’expérimentateur, et distinguer ainsi le sucre du poivre et du sel. J’ai assisté moi-même à l’expérience suivante M. Gibert et moi nous étions dans une pièce voisine de celle où se trouvait Mme B., il se pince la main. Nous trouvons Mme B. très agitée, criant : « Méchant, méchant », et montrant sa main. Dans les mêmes conditions, M. Gibert se pique le front, Mme B. porte en gémissant sa main droite à son front. Mais je n’affirmerais pas que malgré le [p. 410] soin que nous y avons mis, nous ayons réussi à écarter toutes les causes d’erreur il est bien difficile de se placer dans des conditions expérimentales assez rigoureuses pour que l’on puisse affirmer que la suggestion mentale est la seule interprétation légitime des phénomènes que l’on a observés. Les expériences les plus systématiques qui aient été faites sur ce point sont certainement celles qui ont été instituées par les membres de la Society for psychical research. Elles ont été faites sur des sujets endormis et sur des personnes éveillées le résultat a été à peu près le même dans les deux cas (15). Deux séries d’expériences sur le tact ont donné avec un sujet magnétisé 20 succès sur 24 expériences. Le sujet était assis, les yeux bandés, et l’expérimentateur se tenait derrière lui. Quatre expériences sur le goût n’ont donné en somme que des résultats négatifs. Dans une autre série de 32 expériences sur le goût, on obtient 12 succès, mais il convient de tenir compte ici des sensations olfactives. Les sujets étaient éveillés et avaient les yeux bandés. Voici encore quelques chiffres, les expériences sont faites sur des sujets éveillés Goût et odeurs, 94 expériences, 42 succès ; 2e série, 6 expériences, 1 succès ; 3° série, 18 expériences, 4 succès. Douleurs 52 expériences, 32 succès ; 2e série, 21 expériences, 6 succès ; 3e série ; 36 expériences, 16 succès. Nous ne parlons pas ici des expériences faites sur les images visuelles, elles se confondent presque avec celles que l’on a instituées sur la transmission des idées. Là encore, ce sont les travaux de la Society for psychical research qui ont donné les résultats de beaucoup les plus intéressants (16). Un très grand nombre d’expériences ont été faites elles consistent à faire reproduire au sujet sans qu’il puisse le voir (les sujets sont éveillés) un dessin que trace au moment même l’expérimentateur, à lui faire deviner une carte, un nombre, un nom, un objet quelconque. Nous ne pouvons les citer ici leur description peut remplir dès maintenant tout un volume. Disons seulement que la proportion des succès est très considérable sur une série de 478 cas, nous relevons 184 succès. Ce sont certainement, parmi tous les faits que l’on a allégués pour prouver la réalité d’une action mentale directe, ceux qui semblent le mieux l’établir. Mais là encore nous ferons des réserves. Aucun des faits recueillis par M. Ochorowicz n’offre aussi peu de prise à la critique que ceux-là. Les expérimentateurs sont des hommes de bonne foi et des hommes de science, ils se sont placés dans des conditions en apparence irréprochables et il m’est presque impossible de dire nettement ce qui empêche leurs expériences d’être absolument convaincantes, de prouver ce qu’elles veulent prouver. La vérité, c’est qu’un phénomène ne peut prendre définitivement place dans la science que lorsque les conditions où il se produit ont été complètement déterminées nous ne sommes en droit d’affirmer qu’un phénomène est cause d’un autre phénomène que lorsque nous sommes [p. 411] sûrs d’avoir éliminé toutes les autres causes qui auraient pu agir; ce n’est pas le cas ici. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que, dans l’hypothèse de la suggestion mentale, le phénomène que nous voyons se produire s’expliquerait aisément, que c’est l’interprétation la plus commode et en somme la plus claire est-ce à dire pour cela qu’elle soit vraie ? Nous avons vu et M. Ochorowicz nous a montré lui-même combien il était facile de se laisser égarer par des apparences nous ne sommes jamais très sûrs d’être à l’abri de l’action du milieu psychique, des suggestions inconscientes; nous ne savons pas quelle est la limite de la délicatesse des sens chez certains sujets. Il serait peu scientifique de nier a priori que la suggestion mentale soit possible, mais nous devons ne l’admettre comme une réalité que si réellement toutes les autres causes qui peuvent contribuer à la production du phénomène ont été éliminées dans l’expérience. Seul un très grand nombre d’expériences, faites dans des conditions rigoureuses par un grand nombre d’expérimentateurs, permettra peut-être d’arriver à ce résultat.

J’aime peu l’expression de transmission « de la volonté » qu’emploie M. Ochorowicz. Une volition est le résultat ultime de tout un travail psychique elle est le produit d’instincts, d’habitudes, de tendances motrices, d’images, d’idées qui se combinent et réagissent les unes sur les autres de cent manières différentes. Si quelque chose se transmet, ce sont bien plutôt les éléments de la volonté que la volonté elle-même. Au reste, ce dont il s’agit le plus souvent, c’est de tendances motrices l’expérimentateur donne au sujet l’ordre mental d’exécuter un mouvement et le sujet l’exécute. Depuis les observations de Puységur, les faits ont été constatés par plusieurs psychologues et plusieurs physiologistes, mais dans toutes les expériences où le sujet et l’expérimentateur sont voisins l’un de l’autre, les causes d’erreur sont très nombreuses il est bien plus facile de suggérer involontairement un mouvement qu’une image, et le sujet ne peut choisir qu’entre un nombre d’actes toujours assez restreint. Dans cet ordre de recherches, les expériences les meilleures de beaucoup sont celles où le sujet est séparé de l’expérimentateur par une longue distance le sommeil seul a été obtenu dans ces conditions. Les expériences de M. Pierre Janet et du Dr Gibert au Havre, celles du Dr Héricourt, les faits rapportés par le Dr Dusart semblent confirmer les résultats auxquels étaient arrivés autrefois le baron du Potet et le Dr Foissac et qui avaient été au reste soumis au contrôle d’une commission médicale (17). M. Héricourt ne cite qu’une seule expérience faite à grande distance (environ 300 mètres) qui ait réussi, mais voici ce qu’il a observé et qui est fort intéressant. « Étant dans un salon avec Mme D. je lui disais que j’allais essayer de l’endormir d’une pièce voisine, les portes étant fermées. Je passais alors dans cette pièce avec la pensée bien nette de la laisser éveillée ; quand je [p. 412] revenais je trouvais en effet Mme D. dans son état normal et se moquant de mon insuccès. Un instant plus tard, ou un autre jour, je passais dans la pièce voisine sous un prétexte quelconque, mais cette fois avec l’intention bien arrêtée de produire le sommeil, et après une minute à peine le résultat le plus complet était obtenu (18). » Cette expérience semble concluante et cependant on peut lui adresser des critiques. Et d’abord elle n’a toute sa valeur que la première fois où elle a été faite. Pour une cause fortuite le sujet ne s’est pas endormi lorsque vous l’avez prévenu que vous alliez l’endormir à distance, peut-être tout simplement parce qu’il croyait cette action à distance impossible une association peut se former dans son esprit entre le fait que vous l’avez prévenu et le fait qu’il ne s’est pas endormi et rendre dorénavant le sommeil impossible ou fort difficile dans les mêmes conditions. D’autre part, qui pourrait répondre que lorsque l’expérimentateur sort du salon pour aller chercher son mouchoir, il ait exactement la même attitude que lorsqu’il passe dans la pièce voisine pour tenter d’endormir un sujet par action mentale? Dans les deux cas, il peut y avoir des indications données inconsciemment, inconsciemment perçues et qui suffiraient à tout expliquer. Les faits rapportés par le Dr Dusart (19) sont beaucoup plus probants le sommeil sans aucune entente préalable avec la malade ni avec son entourage s’est produit plusieurs fois à la suite d’un ordre mental donné à grande distance (7 et 12 k. par exemple). Les expériences si consciencieusement et si méthodiquement poursuivies par M. Pierre Janet sont désormais classiques sur une série de vingt-deux expériences faites soit par lui, soit par le Dr Gibert, il a obtenu seize succès. La proportion, comme on le voit, est énorme.

Il faut ici, comme dans le cas du Dr Dusart, écarter résolument l’hypothèse d’une série de coïncidences elle est invraisemblable. Dans les expériences (20) auxquelles j’ai moi-même assisté, le sommeil a trois fois suivi à quelques minutes à peine d’intervalle l’ordre mental donné à distance. Faut-il donc affirmer que dorénavant l’action à distance doit être tenue pour un fait acquis et démontré ? tel n’est pas notre avis. La rareté des phénomènes observés, l’ignorance où nous sommes des conditions expérimentales, l’extrême difficulté d’écarter toutes les causes d’erreur, dont beaucoup existent certainement sans que rien vienne nous les déceler, nous obligent, je crois, à suspendre par prudence notre jugement. Nous n’en sommes pas encore venus au moment de conclure contentons-nous longtemps encore d’enregistrer les faits lorsqu’ils nous paraissent avoir été constatés par des expérimentateurs clairvoyants, sévères pour eux-mêmes et de bonne foi. [p. 413]

IV

Le livre de MM. Gurney, Myers et Podmore est consacré à l’étude de phénomènes d’un ordre assez différent. Son titre Phantasms of the Living demande à être expliqué à des lecteurs français, il pourrait égarer sur ce que renferme l’ouvrage. Bien que ses auteurs, et nous aurons à revenir sur ce point, n’aient pas eu exclusivement, en le publiant, des préoccupations d’ordre scientifique, c’est cependant une œuvre scientifique qu’ils ont composée. Leur livre est essentiellement un recueil de faits les théories, les explications, les discussions n’y tiennent que peu de place, il est rempli presque tout entier par l’exposé des faits, nous dirions volontiers par les dépositions des témoins. Voici quelle est l’espèce de phénomènes sur laquelle porte cette enquête, il arrive parfois qu’au moment de la mort d’une personne un de ses parents ou de ses amis éprouve une hallucination visuelle ou auditive qui lui montre cette personne ou lui fait entendre sa voix. Dans le cas d’extrême danger, de maladie grave, on voit le même phénomène se produire quelquefois, mais beaucoup plus rarement, semble-t-il, une personne apparat à une autre sans qu’il y ait rien d’anormal dans son état à ce moment. Ces faits peuvent-ils s’expliquer par de simples coïncidences ou faut-il admettre une action à distance, télépathique, suivant l’expression qu’emploient MM. Myers et Gurney, de l’un des esprits sur l’autre ?

Tel est le problème que se sont posé les auteurs pour le résoudre ils ont ouvert une vaste enquête dont ils nous apportent les résultats. Ils ont recueilli un grand nombre de faits et publié seulement ceux qui leur paraissaient concluants le nombre total qu’ils citent est de 702. Ils en ont fait entrer dans le corps de l’ouvrage 357 qui leur paraissaient mieux établis que les autres et qu’ils connaissaient par des témoignages de première main ils ont rejeté dans un supplément tous ceux qui ne leur sont connus que de seconde main ou qui leur semblent ne pas présenter de suffisantes garanties contre les chances d’erreur. La question ne se pose pas, pour MM. Myers et Gurney, comme elle se poserait pour nous. Les expériences que nous avons citées plus haut les ont en effet convaincus que dans certaines conditions, les sensations, les images, les pensées, peuvent réellement se transmettre d’un individu à un autre. Si l’on admet le fait comme démontré, si on le rapproche des expériences qui ont semblé établir qu’un esprit peut agir sur un autre à des distances parfois considérables, il deviendra assez naturel de faire l’hypothèse que lorsqu’une personne aura vu lui apparaître un de ses proches mourant, que le moment de la mort aura coïncidé exactement avec l’hallucination, c’est parce que l’esprit du mourant aura exercé sur le sien une certaine action. Je sais que, dans ce cas même, bien des objections viendraient à l’esprit, et j’en indiquerai plus loin quelques-unes. Mais du moins il serait aisé de [p. 414] comprendre qu’en présence de phénomènes assez obscurs et difficiles à interpréter, nous fussions tentés de les ramener à des phénomènes connus et de les expliquer par eux. Seulement la preuve de la transmission de la pensée ne nous semble pas faite à ce point qu’elle puisse servir d’explication à des phénomènes d’un ordre un peu différent il y a lieu à revenir sur les faits expérimentaux, et nous ne serons pas, avant longtemps, me semble-t-il, en droit de conclure. C’est donc aux hallucinations véridiques, à nous prouver à elles toutes seules la nécessité d’admettre une action mentale à distance. Dès lors le problème change de face. Nous ne sommes plus en présence d’un ensemble de phénomènes dont les conditions nous échappent et que nous tentons d’expliquer par l’action d’une cause connue d’ailleurs c’est de l’étude même de ces phénomènes qu’il nous faudra conclure l’existence de cette cause par laquelle nous voulons précisément les expliquer. Les auteurs des Phantasms of the Living l’ont si bien senti qu’ils avouent que sans leur croyance très ferme dans la transmission de la pensée, croyance qui repose sur les expériences que nous avons citées, ils n’auraient pas entrepris leur travail. Nous savons que s’il est souvent très difficile d’établir par l’expérience l’existence d’une loi, je veux dire, d’un rapport constant de succession ou de coexistence entre deux phénomènes, ce n’est guère que par l’expérience que nous y pouvons parvenir. C’est par l’expérience seule que nous sommes en état d’interpréter les phénomènes complexes qui nous sont donnés dans la réalité et d’en comprendre la signification vraie. La valeur des conclusions de MM. Myers et Gurney dépend donc en très grande partie des résultats que nous donnera par la suite l’étude expérimentale de la transmission de la pensée.

Voyons maintenant ce que valent les faits mêmes qu’ils ont recueillis. Ce qui frappe en lisant leur livre, c’est que ce qui constitue l’importance des témoignages qu’ils rapportent, ce n’est pas tel ou tel élément commun à tous les faits. Chaque fait contribue à la preuve tout entier pour avoir une valeur il faut qu’il soit rapporté dans toutes ses circonstances, tel qu’il s’est passé. Si j’étudie les hallucinations, pour chercher à en établir les lois générales, je n’aurai qu’a recueillir un grand nombre de phénomènes de cette espèce, et à rechercher les caractères communs qu’ils présentent. Le plus ou moins de certitude de telle ou telle circonstance particulière n’ajoutera ni n’enlèvera rien à la valeur de mon travail. Si je veux déterminer la loi suivant laquelle bat le cœur d’une grenouille, peu importe que je me trompe en rapportant mes expériences sur le nombre des personnes qui étaient dans mon laboratoire, sur la place où j’ai posé le scalpel dont je me sers, sur l’heure qu’il était au moment où je faisais mes recherches j’aurai beau ignorer ce que j’ai fait ce jour-là et quelles personnes j’ai rencontrées, mes expériences vaudront ce qu’elles valent en elles-mêmes, ni plus ni moins. Mais ici toutes les circonstances importent, et nous ignorons si celles que nous omettons n’avaient pas précisément un [p. 415] intérêt capital. C’est donc un événement particulier dont il faut faire la preuve. Qui ne sait l’extrême difficulté à laquelle on se heurte dans ce cas et qui fait des recherches d’érudition historique un problème presque insoluble ? Un magistrat éminent, M. Tarde, avoue qu’il est presque impossible en matière criminelle d’atteindre autre chose que des probabilités et cependant c’est à des faits comparativement grossiers que l’on a affaire. Combien il est plus facile de prouver que c’est tel ou tel qui a commis un crime, vol ou meurtre, que de rapporter exactement tous les détails d’une hallucination, sans en ajouter et sans en omettre. Deux hommes qui ont assisté à un même événement le racontent avec mille différences de détail à huit jours de distance le même homme n’en donnera pas deux versions identiques, jusqu’au moment où il se sera inconsciemment fabriqué à lui-même une histoire qu’il apprendra par cœur et prendra très sincèrement pour la vérité. Et lorsqu’on remarque que l’immense majorité des cas cités dans le livre dont nous nous occupons ont été observés par des femmes, des ecclésiastiques, des militaires, des commerçants, tous gens qui n’ont que peu d’habitude de la critique scientifique et qui ne se tiennent pas en perpétuelle défiance d’eux-mêmes et d’autrui, quand on réfléchit à l’invraisemblable précision de beaucoup de ces récits, on se sent pris d’une très légitime défiance et l’on est conduit à se demander s’il est prudent d’accepter des conclusions qui ne reposent que sur une explication hypothétique de faits aussi peu certains. Cette difficulté ne pouvait échapper à des esprits aussi scientifiques que ceux des auteurs des Phantasms, aussi ont-ils consacré un long chapitre de leur livre (21) à exposer les règles de critique qu’ils ont suivies et à discuter les objections qu’on pouvait leur opposer, mais ils ne nous paraissent pas en avoir vu toute la gravité. Il semble bien que l’hypothèse des coïncidences fortuites ne suffise pas à expliquer pleinement tous les faits, mais les faits se sont-ils réellement passés tels que MM. Gurney et Myers les rapportent, c’est ce que nous ne pouvons savoir, pas plus qu’eux-mêmes, ni, croyons-nous, que ceux qui les ont personnellement expérimentés. Il y a même parfois des contradictions entre quelques-unes de leurs affirmations dans ce chapitre et les faits qu’ils citent ils disent par exemple que ce n’est pas une croyance répandue que l’apparition d’une personne soit une annonce de sa mort, et dans un grand nombre des récits qu’ils rapportent, il est dit nettement que la personne qui a éprouvé l’hallucination en a conclu que l’ami ou le parent qui lui était apparu était mort ou allait mourir. Mais ce qu’ils ont très bien vu (22), c’est que nous faussons la réalité en voulant lui donner une forme définie et que pour alléger notre mémoire nous simplifions et arrangeons à notre gré des phénomènes très complexes souvent et très vagues. J’aurais aimé qu’ils eussent tenu plus grand [p. 416] compte de cette excellente règle de critique psychologique qu’ils ont su très nettement formuler.

M. Gurney et Myers (ce sont les auteurs véritables du livre, M. Podmore n’a fait que les aider à recueillir les faits) ont eu l’excellente idée de réunir dans un chapitre spécial des spécimens de tous les types de phénomènes qu’ils étudient (24). Si l’on n’avait pas le loisir d’étudier en détail ces deux gros volumes, on pourrait prendre une idée très exacte et très suffisante de la question en le lisant. Les auteurs ont d’abord étudié les phénomènes qui sont les plus voisins de ceux que nous avons rapportés à propos de la transmission expérimentale de la pensée ce sont des transmissions tout au moins apparentes, d’idées, d’images, d’émotions d’un individu à l’autre. Il faut observer que les cas les plus intéressants se rapportent à des personnes qui vivent ensemble ou qui sont étroitement liées et à des jumeaux. Ces faits ne sont cités ici (car, de l’avis de MM. Myers et Gurney, par eux-mêmes ils ne prouveraient rien) que parce qu’ils établissent la transition entre les faits obtenus expérimentalement et les hallucinations télépathiques proprement dites. Parmi les hallucinations « télépathiques » qu’ils rapportent, les plus nombreuses et de beaucoup sont celles qui sont liées à la mort d’un parent ou d’un ami ce sont les plus fréquentes, paraît-il, et en tout cas ce sont celles où il est le plus facile de vérifier la coïncidence. Il faut les classer sous trois chefs principaux les rêves, les hallucinations qui se produisent dans les états intermédiaires entre le sommeil et la veille (Borderland cases), les hallucinations pendant la veille.

Comme l’argumentation de MM. Gurney et Myers repose en grande partie sur l’extrême rareté des hallucinations chez les personnes qui ne sont atteintes d’aucun trouble mental, il est certain que les rêves ne peuvent lui donner qu’un très faible appui, et nous croyons qu’il serait bon de déduire du total de 357 cas que nous avons indiqués les 79 qui se rapportent à des rêves. Les rêves présentent ce très grand intérêt d’établir la transition entre l’image purement interne et la véritable hallucination, qui ne peut par aucun caractère intrinsèque se distinguer de la perception ils forment ainsi un des chaînons de cette longue chaîne de phénomènes que les auteurs des Phantasms ont suivie patiemment anneau par anneau, mais comme preuves de la réalité de l’action mentale à distance, ils ne peuvent avoir qu’une très faible valeur. Outre la raison que nous en avons donnée plus haut, il est certain que le souvenir que nous avons de nos rêves est assez indéterminé pour qu’il se modifie suffisamment, pour coïncider avec les faits, une fois que nous les connaissons. Il est rare que nous puissions raconter au réveil notre rêve tel que nous l’avons rêvé, nous n’avons au reste aucun moyen de nous assurer de l’exactitude de nos souvenirs même le récit d’un rêve écrit au réveil ne mérite qu’une confiance limitée, j’entends pour les détails. [p. 417]

C’est donc sur l’étude des hallucinations que toute l’attention doit se concentrer. Les hallucinations qui se produisent dans un état intermédiaire entre le sommeil et la veille présentent un très grand ‘intérêt, et, mettant de côté pour un instant le point de vue où se sont placés MM. Gurney et Myers, je pense qu’il y aura un véritable profit pour tout psychologue à étudier avec attention les cas très intéressants qu’ils ont recueillis ce sont des documents précieux pour l’étude des rapports du rêve et de l’hallucination. Il serait tout à fait inexact de les confondre avec les rêves, elles en sont au point de vue psychologique réellement distinctes mais elles ont moins de netteté d’ordinaire que les hallucinations de la veille, il est plus facile de les distinguer des perceptions. Elles sont aussi plus fréquentes. Au moment où l’on s’endort comme à celui où l’on s’éveille, l’esprit n’a pas la clarté, la pleine possession de soi qu’il peut avoir lorsque pendant la journée on vaque à ses affaires, aussi est-ce aux hallucinations de la veille qu’il faut surtout s’attacher. M. Gurney indique les analogies qui existent entre les hallucinations subjectives et celles qu’il appelle « télépathiques » et aussi les différences qui les séparent d’après lui (25). Il est assez souvent difficile de savoir si l’on a affaire à une hallucination télépathique ou à une hallucination subjective, spécialement dans le cas où l’anxiété, la terreur ou l’attente entrent en jeu aussi a-t-on pris soin d’écarter autant que possible les cas où ces causes avaient pu agir. Il arrive souvent que comme toutes les autres, les hallucinations télépathiques se développent graduellement tantôt une personne apparaît que l’on ne reconnaît que plus tard, tantôt c’est une forme qui ne se précise que peu à peu, tantôt une scène tout entière dont des diverses phases se déroulent successivement c’est du reste presque toujours une scène à un personnage. La part du sujet dans les hallucinations télépathiques est très considérable il y met beaucoup du sien, semble-t-il, et souvent l’action qui s’exerce sur lui n’est que le point de départ d’une hallucination subjective où à vrai dire l’agent n’est pour rien c’est ainsi que s’expliquent les apparitions des mourants. Ils n’avaient très probablement pas dans l’esprit l’image de leur corps, mais l’action qu’ils ont exercée sur l’esprit de leurs amis leur a suggéré cette image, qui s’est objectivée alors en une hallucination. L’action télépathique ne consisterait donc alors -qu’à obliger en quelque sorte la personne sur laquelle elle s’exerce à éprouver une hallucination, hallucination qui soit liée à la personne de l’agent. La mémoire et l’imagination font le reste. Tel n’est pas toujours le cas du reste, et parfois il semble bien que des détails de costumes par exemple, tout à fait ignorés de la personne qui a éprouvé l’hallucination, aient été perçus par elle. Cela tiendrait aux images qui existent alors, sans qu’il en ait conscience, dans l’esprit de l’agent. Les différences principales qui séparent ces hallucinations des hallucinations [p. 418] subjectives sont d’une part la très grande prépondérance des hallucinations visuelles sur les hallucinations auditives, et la prépondérance plus décidée encore des cas où les personnes ou les voix ont été reconnues sur ceux où elles ne l’ont pas été. MM. Gurney et Myers se sont livrés à une enquête pour déterminer combien de personnes ont éprouvé des hallucinations qui n’ont coïncidé avec aucun événement extérieur elle a porté sur un groupe de 5680 personnes ; le résultat est le suivant dans les douze dernières années, un adulte sur 90 a éprouvé une hallucination auditive, 1 sur 247 une hallucination visuelle. Rapprochés des chiffres que leur a fournis leur étude des hallucinations télépathiques, ces résultats rendent peu vraisemblable que les coïncidences soient dues au hasard seul. Ce que nous pouvons nous demander, c’est quelle est la valeur de cette enquête et quelle confiance il faut avoir dans les réponses qui ont été faites aux questions que l’on a posées. Là encore les chances d’erreur sont si nombreuses que nous ne croyons pas que cette statistique puisse réellement servir de base pour un calcul des probabilités. MM. Gurney et Myers étudient à part deux catégories de phénomènes tout particulièrement intéressantes ce sont d’abord les cas où l’action est réciproque, où deux personnes apparaissent l’une à l’autre, mais ils sont extrêmement rares, paraît-il ce sont ensuite ceux où une même hallucination affecte à la fois plusieurs personnes ils en citent 48 dans le corps de l’ouvrage. Deux hypothèses se présentent pour les expliquer, d’après M. Gurney il faut admettre ou bien que l’agent a agi à la fois sur l’esprit de plusieurs personnes ou bien qu’il n’a agi que sur une seule personne qui à son tour a réagi sur les autres. La première hypothèse offre de grandes difficultés, lui semble-t-il les formes. des hallucinations télépathiques sont très variées, et ces hallucinations peuvent être séparées de l’événement avec lequel elles coïncident par un espace de temps assez variable il est étrange qu’elles apparaissent au même moment sous la même forme chez plusieurs personnes. Il faut ajouter qu’il est fort rare que ces hallucinations collectives soient éprouvées par des personnes séparées et que, même dans ce cas, elles sont d’ordinaire voisines l’une de l’autre. M. Myers, dans une note assez longue propose une autre interprétation des phénomèn.es il’ pense qu’à côté de la télépathie, il y a place pour la clairvoyance, pour la perception à distance. Nous n’avons pas ici à discuter cette opinion,. nous ne faisons que l’indiquer.

V

Les livres dont nous venons de parler méritent d’être lus par tous ceux qui s’intéressent à la psychologie. M. Ochorowicz nous a donné un tableau complet de tout ce qui a été fait sur la suggestion mentale, [p. 419] et la théorie qu’il propose pour l’explication des phénomènes qu’il étudie nous paraît presque la seule acceptable, si l’on admet leur réalité. MM. Gurney, Myers et Podmore ont, au prix d’un travail énorme, recueilli une masse considérable de faits et de documents, qui, à plus d’un titre, sont d’un haut intérêt et les ont classés avec un ordre et et une clarté admirables. Ce sont là des œuvres faites avec conscience, par des hommes qui connaissent à fond la question qu’ils traitent et qui n’ont rien négligé pour s’éclairer. Nous aimerions à pouvoir adresser les mêmes éloges au livre de M. Gibier. La partie expérimentale est fort courte, elle n’occupe que 57 pages sur plus de 400 ; elle consiste exclusivement dans la description d’expériences que M. Gibier a faites sur Slade, le fameux medium américain elles ne se rapportent pas au reste à la suggestion mentale; les seules dont M. Gibier se porte garant ont pour objet ce qu’on est convenu d’appeler l’écriture spontanée un crayon est placé entre deux ardoises, le médium applique les mains sur les ardoises (sauf un seul cas où, paraît-il, Slade ne les aurait même pas touchées) et lorsqu’on les sépare l’une de l’autre, on trouve sur l’une d’elles plusieurs lignes d’écriture. Nous ne sommes pas à même de faire la critique de ces expériences, et nous sommes contraints de les accepter, telles qu’on nous les donne ; mais la légèreté, pour ne pas dire plus, qui se marque dans le long exposé historique que M. Gibier a placé dans son livre ; est faite pour nous mettre en défiance. La seconde partie n’est guère que la transcription d’une communication de Jobert de Lamballe à l’Académie des sciences (18 avril 1859), d’un article du Dr Dechambre paru à la Gazette hebdomadaire, et d’une brochure bien connue de M. W. Crookes, mais la première est un tissu d’erreurs historiques et d’affirmations sans preuves. M. Gibier en est encore à citer M. Jacolliot comme une autorité en ce qui touche l’histoire et la religion de l’Inde il date sans hésiter des documents sanscrits de 58 000 ans avant le Christ, et s’appuie sur Ammien Marcellin, pour parler des Chaldéens. II fait de la croyance à un Dieu en trois personnes et à l’immortalité de l’âme, la doctrine centrale du bouddhisme ! II joint à tout cela des anecdotes amusantes, mais connues, sur M. Vacquerie et Mme de Gasparin, l’histoire des frères Davenport et des articles extraits des journaux spirites. Cet ensemble constitue-t-il un livre ? nous laissons aux lecteurs le soin d’en juger.

VI

Nous connaissons maintenant les faits, tenons un instant pour démontrée la suggestion mentale quelle est la théorie qui nous permettra de nous en rendre compte. ? De toutes celles qui ont été proposées une seule nous parait acceptable, celle de M. Ochorowicz. La voici brièvement exposée M. Ochorowicz distingue trois états particuliers dans le sommeil somnambulique un état aidéique, un état monoidéique, un état polyidéique. (La veille est un état polyidéique plus actif que [p. 420] l’état polyidéique du sommeil somnambulique.) Les conditions les plus favorables à la suggestion mentale sont de la part du sujet un état de monoidéisme naissant, où il ne peut avoir d’autre idée que celle qu’on lui suggère, de la part de l’opérateur une attention profonde qui se concentre tout entière sur une seule idée ou une seule image (27). Le « sujet récepteur ne doit pas réfléchir ni deviner, mais subir l’action de l’idée transmise ». L’hypéresthésie des sens ne fera que gêner le phénomène au lieu d’aider à sa production, ou bien nous aurons affaire à une transmission apparente de la pensée et non à la suggestion mentale. Comment cette action directe de la pensée peut-elle s’expliquer ? D’abord, à vrai dire, il y a contradiction à parler d’une action de la pensée elle est de sa nature subjective, interne ; ce n’est pas une force, mais une manière d’être, un aspect d’une certaine classe de forces, elle n’agit pas plus qu’elle ne se transmet. Une idée, une image c’est l’aspect interne d’un certain ensemble de phénomènes cérébraux, qui, comme tous les phénomènes objectifs, sont des phénomènes de mouvement. Ce sont ces mouvements, corrélatifs organiques des états de conscience, qui peuvent agir à distance et modifier directement l’état cérébral du sujet sur lequel on expérimente. Or c’est, on le sait, la loi générale de tout mouvement de se transmettre de proche en proche dans tous les sens. Certaines espèces de mouvements se propagent mieux à travers certains corps ainsi les métaux conduisent l’électricité, les nerfs l’influx nerveux, etc., et alors ils se propagent sans transformation. S’ils ne rencontrent pas ces conducteurs appropriés, ils se transforment. C’est ainsi que le mouvement de translation d’une pierre arrêtée dans sa chute se transforme en chaleur. Mais ce mouvement transformé vient-il à atteindre un milieu identique à celui où il a pris naissance, il subira une nouvelle transformation et reprendra son caractère primitif. C’est ce que M. Ochorowioz appelle la loi de réversibilité. Le téléphone et mieux encore le photophone en sont de très claires applications. Les mouvements cérébraux, qui correspondent objectivement à la pensée, mouvements dont nous ignorons la nature, se transmettent nécessairement au milieu ambiant en se transmettant ils se transforment probablement en mouvements électriques, caloriques, etc. Ces mouvements atteignent-ils un autre cerveau qui soit dans un état identique à celui du cerveau d’où ils sont partis, ils reprennent leur caractère primitif, et l’image, l’émotion qui leur correspondait objectivement est aussitôt présente à la conscience de l’homme sur l’organisme duquel ils ont agi. Aussi M. Ochorowicz, qui distingue soigneusement entre l’hypnotisme et le magnétisme, insiste-t-il beaucoup sur l’importance du rapport magnétique. Une corde n’en fait vibrer une autre que si elle donne la même note. Cette théorie est sans doute jusqu’à présent entièrement hypothétique, mais du moins elle satisfait l’esprit et il sera sage de s’en contenter, en attendant mieux. [p. 421]

Je n’ai pas trouvé dans les Phantasms of the Living de théorie claire et cohérente que je puisse exposer à côté de celle de M. Ochorowicz. C’est que la différence est grande entre des expériences précises, faites dans des conditions déterminées et les phénomènes si complexes, si obscurs que MM. Gurney et Myers ont étudiés avec une admirable persévérance. Disons cependant que l’on est frappé des préoccupations religieuses qui ne les abandonnent jamais (28) et que bien des passages feraient soupçonner qu’à côté d’une action physique, ils en admettent une autre proprement psychique, à laquelle la mort même ne mettrait peut-être pas fin. Mais on ne saurait trouver sur ce point dans leur livre une doctrine assez nettement formulée, pour qu’on soit en droit de leur attribuer telles ou telles opinions. Ils ont voulu, disent-ils, nous donner avant tout un recueil de faits bien choisis et bien classés; ils ont largement tenu leur promesse.

VII

Le livre de M. Ochorowicz compterait parmi les travaux qui ont rendu à la psychologie de réels services, quand bien même des expériences ultérieures nous prouveraient que tous les phénomènes qu’il a étudiés peuvent s’expliquer par des transmissions « apparentes » de pensée. Toute une classe de phénomènes psychiques dont on parle beaucoup, mais souvent sans en rien dire qui satisfasse, ont été analysés par lui avec une finesse et une sûreté extrêmes, nous voulons parler des phénomènes psychiques inconscients. Je sais qu’il y a contradiction entre les mots inconscient et psychique et qu’une sensation non sentie est une absurdité. Mais ce qui est vrai, c’est que des milliers d’excitations peuvent nous atteindre sans que nous les sentions, qu’elles peuvent agir sur nous sans que nous en sachions rien. Tantôt nous saisissons à la fois les phases et le résultat du travail cérébral, tantôt nous ne saisissons que le résultat tout seul, sans pouvoir comprendre comment nous y sommes arrivés. Ces excitations non perçues s’emmagasinent en nous; des images, des émotions anciennes s’y ajoutent et ne sont plus représentées dans la conscience, elles n’existent plus en nous que par leurs corrélatifs organiques, mais elles n’en peuvent pas moins réapparaître à un moment donné. C’est en ce sens qu’il faut entendre la mémoire inconsciente, la sensation inconsciente. Nous ne percevons que les différences toutes les excitations habituelles, continues deviennent donc latentes pour nous, mais elles n’en agissent ni plus ni moins. L’esprit est. ainsi compose de plusieurs couches de phénomènes, dont les plus superficielles appartiennent seules à la conscience claire. Au-dessous même des véritables phénomènes psychiques, subsistent les corrélatifs cérébraux d’autres phénomènes qui n’existent en nous qu’à l’état latent, mais que la moindre [p. 422] excitation pourra faire apparaître au grand jour de la pleine conscience. Il suffira pour cela d’une légère impression périphérique, parfois même d’une simple association d’idées ou d’images. Si l’on admet que la conscience n’est pas un phénomène simple, mais une résultante, un produit du groupement de phénomènes élémentaires, cette théorie de l’esprit deviendra plus aisée encore à comprendre.

La suggestion mentale apparente est un dialogue entre l’inconscient du sujet et l’inconscient de l’expérimentateur et le plus grand service que puissent rendre ces nouvelles études est d’attirer l’attention des psychologues sur une classe de phénomènes où nous pouvons trouver la solution de bon nombre des problèmes qui embarrassent le plus la science de l’esprit.

L. MARILLIER.

Notes

(1) Soc. for psych. Research. Proceedings, vol. III, p. 207.

(2) Ibid.

(3) Ibid., p. 277-317.

(4) Le monde occulte, p. fil.

(5) De la sugg. ment., pp. 3-54.

(6) Ibid., p. 6.

(7) Ibid., p. 8.

(8) Ibid., p. 11.

(9) Ibid., p. 12.

(10) Ibid., p. 46.

(11) Ibid., p. 74.

(12) De la sugg. ment., cas cité par Bertrand (p. 162-163). Rapp. du Dr Husson à l’Acad. de méd., ibid., p. 170-173. Cas cités par Du Potet, p. 209-212.

(13) Ibid., p. 206.

(14) Revue phil., août 1886.

(15) Society for psych. res. Proceedings, t. I, p. 225-228 ; t. II, p. 3-4, 17-19, 205-206 ; III, p. 424-452.

(16) Ibid., I, 13-65, 70-98, 161-216, 263-284 ; II, 1-12, 24-42, 189-200 ; III, 424-452.

(17) De la suggest. ment., p. 409-415.

(18) Bull. de la Soc. de psych. phys., 1885, p. 37.

(19) Ibid., 1886, p. 39-40.

(20) Six expériences dont une seule a abouti à un échec complet.

(21) Phant. of the Living., p. 114-185.

(22) Ibid., I, p.l30.

(23) Ibid.,

(24) Ibid., ch. V, p. 186-229.

(25) Nous ne faisons ici que résumer les idées de l’auteur.

(26) Note on a suggested mode of Psychical interaction, II, p. 277-316.

(27) De la sugg. mentale, p. 252.

(28) Voy. spéc. l’Introduction.

 

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