Léon Marchant. Histoire d’une démonomanie. Extrait du « Journal médical de la Gironde », (Bordeaux), tome I, 1824, pp. 145-151.

Léon Marchant. Histoire d’une démonomanie. Extrait du « Journal médical de la Gironde », (Bordeaux), tome I, 1824, pp. 145-151.

 

Léon Marchant (1793-1863). Médecin à l’origine de très nombreuses publications. Quelques unes retenue :
— Étude sur les maladies épidémiques, lectures faites à l’Académie impériale des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux, avec une réponse aux Quelques réflexions sur le mémoire de l’angine épidémique. 2nde éd. corrigée et augmentée. Paris : J.-B. Baillière et fils , 1861.
— Esquisse historique d’une épidémie de fièvres intermittentes qui a régné à Cubzac (Gironde) en 1842-43, suivie d’appendice ou relevé chronologique des épidémies qui ont sévi à Bordeaux durant plusieurs siècles, Extrait du « Recueil des actes de l’Académie royale de Bordeaux ». Bordeaux : impr. de H. Faye , 1844.De — Bagnères de Bigorre et de ses eaux thermales. Bordeaux : J. Teycheney , 1839.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images on été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 145]

Histoire d’une démonomanie.

L’effet le plus constant des passions tristes est de déterminer secondairement, par un acte cérébral spontané vers la région épigastrique, un état de spasme, d’excitation, de susceptibilité, d’irritation, comme on voudra l’appeler, qui, sous l’action d’une cause soutenue et sous l’influence d’un tempérament nerveux, peut dégénérer en une véritable phlegmasie, de nature à se présenter sous des formes tout-à-fait indéterminées, lorsque les symptômes qui la décèlent n’ont pas l’intensité des inflammations aiguës. Cette phlegmasie , souvent si bien caractérisée dans l’hypocondrie et dans l’hystérie, en devenant en quelque sorte le centre unique de vitalité de tout le système, dérive sur le lieu qu’elle occupe une certaine somme de forces vitales, de manière à altérer les fonctions des organes qui sont unis à l’épigastre par les liens sympathiques les plus intimes. Dans ce cas, et chez la femme, ce sont le cerveau et l’utérus qui souffrent le plus : le dérangement de l’un, en aliénant les facultés intellectuelles, compromet, s’il ne détruit pas, l’être moral ; l’altération de l’autre, constituée par une direction inverse des congestions naturelles du sang, porte un aliment d’irritation dans ce foyer où la sensibilité semble [p.146] s’être accumulée. C’est ainsi que, sur un esprit faible, un effet purement moral peut devenir la cause première d’une maladie organique, et celle-ci, par un retour sympathique vers le cerveau, entretenir un délire général ou partiel, qui à son tour se trouve motivé par une souffrance réelle et nourri par des idées vraies ou illusoires.

Ces considérations, que l’on peut appliquer à presque toutes les aliénations mentales, et surtout à celles qui sont sous la dépendance d’une idée exclusive, m’ont été suggérées plus particulièrement par une observation, dont le sujet est une femme réputée possédée du démon. C’est moins pour fronder la crédulité et la superstition ; c’est moins pour dire combien sont blessées la morale publique et la morale religieuse de tous les moyens qu’on emprunte à l’exorcisme pour opérer une guérison qu’on rend tous les jours plus difficile ; c’est moins pour y trouver une imprévoyance de police médicale, car il n’est pas croyable que des médecins puissent être dupes du délire ascétique poussé jusqu’à la démonomanie, et qu’ils veuillent, par une adhésion trop complaisante, égarer le jugement de ceux qui ont tout pouvoir pour rendre cette malheureuse à des soins plus éclairés ; c’est moins, en un mot, pour raconter un fait qui semble avoir quelque chose de merveilleux, que je donne de la publicité aux détails qui m’ont été fournis ou que j’ai recueillis moi-même à ce sujet, que pour faire connaître une observation qu’on peut soumettre avec succès à l’analyse de la théorie moderne. Voici cette observation. [p. 147]

La femme qui en est l’objet est âgée de trente-huit à quarante ans : taille moyenne, cheveux châtains, peau blanche, d’un embonpoint médiocre, douée d’une grande sensibilité ; elle appartient à la classe du peuple, et est élevée dans les principes religieux.

On ne sait rien de positif sur l’état de sa santé antérieurement à son mariage ; mais quelque temps après cette époque, son mari n’ayant pas eu pour elle les mêmes attentions, elle en conçut une violente jalousie ; c’est de ce moment même que date sa maladie. Peu après, elle perdit son enfant : cet événement ajouta à son chagrin ; le flux menstruel devint irrégulier et moins abondant que d’ordinaire ; il se maintient encore dans cette irrégularité. Alors se manifestèrent les premiers signes d’une véritable aliénation mentale, qui se prononcèrent plus fortement par la terreur où la jeta la chute de la croix de la mission, survenue au moment même qu’on la plantait ; elle fut si affectée, que cet accident, lié à ses craintes, fut pour elle le présage le plus sinistre. Dans cet état, elle fut confiée aux soins d’un médecin respectable de cette ville, qui lui donna les conseils les plus sages. Ayant remonté à la source du mal, il dit à son mari que si elle redevenait mère, elle guérirait probablement ; en effet, elle devint enceinte, et durant toute l’époque de la gestation et de l’allaitement, elle fut très-tranquille : il n’y eut plus le moindre indice de dérèglement intellectuel. Le sevrage a lieu, et cette malheureuse femme retombe dans sa maladie mentale. Pour cette fois, elle se rend en Médoc pour consulter les sorciers, et les sorciers lui apprennent qu’elle a le [p. 148] diable dans les entrailles. Elle retourne à Bordeaux convaincue de possession. Elle est livrée à l’exorcisme , qui doit avoir empiré son état ; elle est démoniaque depuis plusieurs année .

Lorsque je vis cette femme pour la première fois, elle m’offrit les symptômes communs à toutes les monomanies avec possession. Peau terreuse et sèche, face décolorée, convulsive ; traits allongés par le chagrin ; physionomie fatiguée, comme chez les personnes occupées d’une seule idée ; yeux ternes fixes ; sensibilité vaporeuse ; haleine fétide ; pouls régulier, mais serré et accéléré. Du reste, elle me parut assez calme ; il y avait beaucoup d’ordre autour d’elle. Elle répondit à mes questions avec quelque précision, lorsque ces questions n’avaient aucun rapport à son idée exclusive. Entourée de deux ou trois commères, il n’était pas toujours facile d’obtenir les renseignemens désirables. Au même instant, on apporta son enfant, qu’elle caressa assez froidement, et l’enfant me sembla peu empressé à recevoir les caresses de sa mère. Cette circonstance, qui me parut alors peu importante, l’est devenue beaucoup aujourd’hui, que j’ai appris qu’elle voit son enfant avec douleur, que sa présence l’importune et l’irrite peut-être. M. Pinel nous fait connaître plusieurs mélancoliques avec penchant à l’homicide.

La seconde fois que j’ai vu cette infortunée , elle était aux prises avec l’exorcisme ; et comme celui-ci ne peut se pratiquer que dans les lieux saints, c’était dans une chapelle privée que je fus témoin de tous les symptômes démonomaniaques. Cette sensibilité [p. 149] exaltée, cette douleur profonde, ce feu ardent fixé vers l ‘épigastre qui se réfléchit au-dehors par une peau sèche et pâle, par une face fatiguée et convulsive, par une soif dévorante, par la suppression ou la diminution d’action de tous les organes excréteurs et sécréteurs, par une haleine fétide qui ne peut provenir que d’un commencement de décomposition des fluides muqueux exhalés avec abondance des membranes internes ; cette congestion pathologique qui converge de partout, c’est le diable, Satan, le dragon, l’esprit malin, qui parle par l’organe de cette femme, qui pousse des hurlemens affreux, qui occasionne des contorsions infernales, qui triple ses forces, qui la pince, qui la brûle, qui lui mord le cœur, qui lui déchire les entrailles, et iratus est draco in mulierem (1). C est encore lui qui, à la vue d’un prêtre, en présence et par le contact des choses sacrées, se manifeste par des mugissemens épouvantables et des convulsions horribles ; c’est lui qui, anéantissant la sensibilité, soustrait la femme aux douleurs des piqûres d’épingle et des égratignures, et a la sensation subite de l’eau froide. Si le prêtre qui a reçu mission pour exorciser, adresse au diable des paroles saintes dans l’idiome latin (car le diable, qui entend toutes les langues vivantes, entend encore mieux le rituel de l’église ), il se débat furieusement ; de pieuses injures, prononcées avec courroux, redoublent ses contorsions, ses hurlemens. Il se lève et se couche à la parole d’ordre ; mais il faut [p. 150] ordonner alternativement; car si on lui dit de se lever lorsqu’il est debout, il se couche, par la raison qu’il entend le latin. L’âme de la femme, qui était opprimée par le démon, sort enfin de sa léthargie, parce que l’ange gardien vient de l’emporter sur l’esprit malin. C’est alors le moment des extases : elles prennent un caractère contemplatif ; et toutes les paroles qui sortent de sa bouche ont quelque chose de lamentable, de sententieux, de mystique et d’amphigourique, qui ne laissent pas d’en imposer à des esprits faibles et crédules.

Planche extraite de l’article Démonomanie d’Esquirol.

Tel est l’état de cette infortunée, qui nous offre l’exemple d’une démonomanie simple aujourd’hui, et qui pourrait se compliquer plus tard d’un délire furieux, si on ne cesse de provoquer des accès qui tous les jours et à la même heure la jettent dans des convulsions épileptiques, d’où elle sort pour entrer dans des accès de fureur.

Ce fait serait encore plus simple, qu’il ne mériterait pas moins d’être recueilli, par la raison que cette espèce de mélancolie est heureusement rare, et qu’il nous autorise à tirer les inductions suivantes :

Que l’aliénation mentale avec possession, comme toutes les démonomanies de ce genre, peut se produire par une cause morale, et qu’elle indique, par ses symptômes les plus saillans, une lésion profonde des organes abdominaux ;

Que , si ces symptômes sont caractérisés par un état d’irritation, il ne faut pas douter d’une exaltation nerveuse fixée dans l’abdomen, pouvant dégénérer en une inflammation chronique, ainsi que le prouve la [p. 151] pratique des auteurs qui se sont occupés des lésions mentales, notamment l’autopsie pratiquée par M. Esquirol, sur le cadavre d’une femme morte à la suite d’une démonomanie en tout semblable à celle dont ou vient de lire l’histoire ;

Qu’alors, les indications sont moins douteuses, et que sans négliger les moyens moraux, il faut être dans la plus grande réserve sur l’assistance des ministres de la religion ; car, comme le dit encore M. Esquirol, cette assistance a été rarement suivie de succès, surtout d’un succès durable, et elle amène souvent un état pire.

LÉON MARCHANT, D. M.

Notes

(1) Apocalyp., cap. XII.

 

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