Legrand du Saulle. Essai sur l’anthropophagie. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome huitième, 1862, pp. 472-480.

Legrand du Saulle. Essai sur l’anthropophagie. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome huitième, 1862, pp. 472-480.

 

Henri Legrand du Saulle (1830-1886). Fut interne de Bénédict Morel à Saint-Yon, puis assistant de Louis-Florentin Cameil à Charenton, il fur ensuite nommé poste de Prosper Lucas à Bicêtre, et enfin remplaça Louis Delasiauve à La Salpêtrière. Il fur également attaché au Dépôt de la Préfecture de police sous l’autorité de Charles Laségue. Autant dire que ses influences furent variées et prestigieuses.
Il est connu pour ses travaux en médecine légale, mais aussi sur les troubles de la personnalité, particulièrement pour son œuvre pionnière concernant les phobies et les troubles obsessionnel-compulsifs.
Quelques travaux parmi ses très nombreuses publications :
— Le somnambulisme naturel. Discussion médico-légale sur le crime et le suicide accomplis pendant le sommeil somnambulique. Extrait des « Annales d’hygiène publique et de médecine égale », (Paris), 2e série, tome XVIII, 1e partie, 1862, pp. 141-156. [en ligne sur notre site]
— La folie devant les tribunaux (1864)
— Le délire des persécutions (1871)
— La folie héréditaire (1873)
— Traité de médecine légale, de jurisprudence médicale et de toxicologie (1874)
— La folie du doute avec délire du toucher (1875). Réimpression avec préface de Pierre Boismenu. Paris, Frénésie éditions, 2002.
— Étude médico-légale sur les épileptiques (1877)
— Étude clinique sur la peur des espaces (1878)
— Étude médico-légale sur l’interdiction des aliénés (1880)
— Les hystériques. Troisième édition [la plus complète] (1883).

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. Celle in texte possède le commentaire suivant : Prêtre assis recouvert d’une peau humaine nouée dans le dos, après un sacrifice humain au dieu Xipe Totec. Pierre, aztèque. Library of Congress, Kislak Collection. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 472]

ESSAI SUR L’ANTHROPOPHAGIE

Par M. le Dr LEGRAND DU SAULLE.

Lorsqu’on se livre à la dissection morale de l’homme, il ne faut s’effrayer de rien : l’imprévu est un champ sans limites.

II en coûte sans doute de venir brusquement étaler des plaies a peine soupçonnées ; mais faudrait-il reculer devant la vérité, parce qu’elle est hideuse ?

Le législateur d’Athènes n’avait point prévu le parricide. Les temps sont bien changés depuis Solon, et la justice est trop souvent appelée aujourd’hui à sévir contre des fils dénaturés. Nos descendants n’auront-ils pas à déplorer un jour quelque atrocité dont nous n’aurons pas été les témoins ou les complices ?

Formons du moins des vœux pour que les cas isolés d’anthropophagie que nous allons grouper et résumer dans ce travail restent de très rares spécimens de la plus étrange et de la plus terrible des aberrations, et demeurent affranchis du contagieux penchant à l’imitation.

Comme entité morbide, l’anthropophagie n’existe pas ; comme crime, elle est presque une impossibilité. Ainsi que nous espérons pouvoir le démontrer, l’anthropophagie doit rester une monstruosité médico-légale hors cadre.

Quelle peut être la cause d’un désordre psychique aussi profond ? Ici une explication ne sera pas superflue. Il y a dans la pathologie de l’esprit deux ordres de troubles fonctionnels : 1° Placé en face d’un aliéné, le médecin observe des bizarreries dans les conceptions, des déviations du jugement, de la gêne dans les combinaisons intellectuelles, de la dissociation des idées, de l’extravagance dans [p. 473] les actes, de l’abolition partielle ou totale de la mémoire, de l’exaltation ou de la dépression des facultés de l’entendement. Le malade alors se méprend, déraisonne, s’agite ou s’affaisse : il chancelle constamment dans un cercle d’erreurs, prend son domestique pour un prince, ses parents pour des ennemis ; il est misérable, criminel, damné, roi, empereur ou pape ; il n’est plus qu’un abjecte créature, ou il s’appelle Jésus-Christ. 2° L’homme de l’art remarque encore un état de perversion des penchants, des sentiments naturels, des affections, des passions : la volonté erre sans guide. L’oubli succède à l’amitié, l’aversion prend la place de l’amour, la violence tient lieu de douceur ; l’impulsion au vol, au meurtre, à l’incendie, au suicide, sillonne un cerveau qui ne sait plus réagir, et voici que dans quelques cas, prodigieusement rares il est vrai, l’égarement dépasse toutes les prévisions, que des cadavres sont exhumés et souillés par d’horribles caresses, ou que les mœurs des sauvages sont importées parmi nous et que la chair humaine sert d’aliment !

Un médecin érudit, qui a puisé sur les bancs de la Faculté de Montpellier une instruction philosophique peu commune, M. le docteur Barbaste, a publié, iI y a cinq ans, des recherches fort curieuses sur l’anthropophagie ; c’est à peu près le seul document qui existe dans la science sur cette émouvante question. Plus désireux de donner un libre essor à la tournure habituelle de son esprit que d’aborder l’examen pratique et la discussion médico-légale de faits aussi difficiles à classer, l’auteur s’est tenu dans un cadre restreint d’observations qu’il va nous être permis d’élargir, car les archives de celle criminalité exceptionnelle sont, hélas ! plus riches qu’il ne semble l’avoir cru.

L’anthropophagie a été dans les siècles passés l’œuvre des préjugés et du fanatisme. Elle a été l’une des plus terribles extrémités auxquelles la faim ait eu recours ; puis, s’introduisant dans le champ de la pathologie, elle a tour été le fait de la folle, de la chlorose, ou d’une prétendue disposition organique extra-physiologique. Sans doute ces dernières circonstances ont seules trait à notre art ; mais nous croyons néanmoins devoir faire un très sommaire énoncé des coutumes, institutions ou instincts dépravés qui ont servi d’occasion ou de prétexte à l’anthropophagie.

Ainsi que le rappelle d’ailleurs M. Barbaste, les Lydiens et les Mèdes, selon Hérodote, et les insulaires de l’Atlantique, d’après Platon, cimentaient leurs conspirations en buvant du sang humain. Salluste attribue aux complices de Catilina lin acte identiquement semblable lorsqu’il dit : « Humani corporis sanguinem vino[p. 474] permixtum in pateris circumtulisse. » Taclite parle des princes de l’Asie qui se juraient alliance sur leur propre sang, et allaient jusqu’à en boire : « Sanguis gustatus in fœderibus. » Si nous en croyons Juvénal, les Scythes se désaltéraient avec le sang de leurs ennemis, et les Tintirites en mangeaient même la chair. » Les Gascons et les Sagontins se nourrissaient autrefois de la chair de leurs compatriotes. »

Sans remonter aussi loin dans l’histoire, n’a-t-on pas vu le peuple de Paris dévorer les restes sanglants du maréchal d’Ancre ?

La tyrannie de la faim peut faire descendre l’homme jusqu’aux appétits de la bête carnassière. En décrivant les horreurs qui marquèrent le siège de la Rochelle, Anquetil rapporte qu’un père et une mère, poussés par la famine, exhumèrent le cadavre à peine refroidi de leur fille et le mangèrent.

On sait enfin que le siège de Paris par Henri IV fut suivi d’événements plus lugubres, et que non-seulement « les chevaux, ânes, chats, rats et souris » furent sacrifiés et ne devinrent qu’une insuffisante ressource, mais encore que l’on fit de la farine avec de vieux ossements recueillis dans les cimetières. « Une mère, dit une histoire du temps, à l’imitation de ce qui se passa pendant le siège de Jérusalem, fit rôtir les membres de son enfant mort, et expira de douleur sur cette affreuse nourriture. »

Ce tribut une fois payé à l’histoire, dressons le bilan Clinique de l’anthropophagie.

« Vers l’an 1600, dit M. le professeur Andral, un garçon de quatorze ans, atteint de lycanthropie et revêtu d’une peau de loup, parcourait les campagnes, dont il était l’effroi. Plusieurs fois il avait rencontré de jeunes enfants et les avait dévorés. Arrêté Jean Grenier (c’était son nom) fut traduit devant le parlement de Bordeaux. Tous les faits furent prouvés (1). »

Gall a rapporté l’observation d’un individu qui, poussé pur un irrésistible penchant à manger de la chair humaine, commit plusieurs assassinats pour en arriver à ses fins. La fille de cet homme, bien que séparée de son père et élevée loin de sa famille, succomba au même désir.

Prochaska cite le fait d’une femme de Milan qui attirait les petits enfants chez elle pour les tuer, saler leur chair et en manger tous es jours. Le même auteur parle également d’un homme qui tua un voyageur pour le dévorer (2).

Les journaux du temps, et, depuis, quelques ouvrages scientifiques, [p. 475] ont rappelé les malheurs de cette famille écossaise dont plusieurs membres furent héréditairement obsédés par le plus impérieux besoin de se nourrir de chair humaine.

Boderic à Castro parle d’une femme enceinte qui voulait absolument manger l’épaule d’un boulanger qu’elle avait vue.

Languis rapporte qu’une femme qui désirait, pendant sa grossesse, manger de la chair de son mari, l’assassina et en sala une grande partie pour prolonger son plaisir!

En juillet 1817, un journalier quitte sa demeure pout mendier dans les environs. De retour, deux jours après, il demande à sa femme son plus jeune enfant. « Il est en repos, » répondit-elle ; et elle montre un petit cabinet. Le père ouvre la porte et aperçoit le corps de son fils auquel il manquait une cuisse. Cet infortuné père sort et revient bientôt accompagné du maire. La prévenue, pressée par l’interrogatoire, avoue enfin sans émotion que, dans l’extrême besoin où elle se trouvait, elle avait tué son enfant, lui avait enlevé une cuisse qu’elle avait fait cuire dans des choux ; qu’elle avait mangé une partie de ce mets, et qu’elle conservait l’autre pour son mari. On trouva, en effet, dans le garde-manger un reste de choux, et à côté un os rongé qu’on reconnut être celui de la cuisse de l’enfant.

Il fut établi qu’à l’époque de l’événement, la mère avait encore des provisions.

Le président de la cour d’assises de Colmar fut le premier à faire ressortir la réalité d’une lésion des facultés Intellectuelles,

Le polyphage dont M. Percy nous a transmis l’histoire, « avait l’habitude, entre autres manières dégoûtantes et incroyables que j’omets ici, d’aller dans les boucheries et dans les lieux écartés disputer aux chiens et aux loups les plus horribles pâtures. Les infirmiers de l’hôpital de Versailles, où il était, l’avaient surpris buvant le sang des malades que l’on venait de saigner, et, dans la salle des morts, nouveau vampire, suçant celui des cadavres (3). » L’estomac de cet homme remplissait toute la cavité abdominale, et l’on a cherché à expliquer par cette disposition organique exceptionnelle une inexplicable dépravation des instincts. Nous sommes peu porté à adopter cette manière de voir.

Le 23 novembre 1824, Antoine Léger, âgé de vingt-neuf ans, vigneron et ancien militaire, fut traduit devant la cour d’assises de Versailles. L’acte d’accusation nous apprend que le prévenu a toujours paru sombre, farouche, aimant la solitude et fuyant la société [p. 476] des femmes et des jeunes gens de son âge. Le 20 juin 1823, il quitta la maison paternelle, gagna un bois, chercha une retraite, et découvrit enfin, après une semaine de cette vie errante, une grotte au milieu de rochers. Il s’y installa et vécut pendant un mois et demi de racines, de pois, d’épis de blé, de groseilles ou de fruits. Il se rendit cependant à plusieurs reprises au village voisin pour y acheter des aliments. Une nuit il vola des artichauts ; une autre fois il prit un lapin, le tua et le mangea cru séance tenante.

Le 10 août, « j’étais allé, dit-il, pour cueillir des pommes ; j’ai aperçu au bout du bois une petite fille assise ; il m’a pris l’idée de l’enlever : je lui ai passé mon mouchoir autour du cou et l’ai chargée sur mon dos, elle n’a jeté qu’un petit cri. J’ai marché au travers du bois, et me suis trouvé mal de faim, de soif et de chaleur : je suis resté peut-être une demi-heure sans connaissance ; la soif et la faim m’ayant pris trop fort, je me suis mis à la dévorer… » Léger nie ensuite tout ce qui a rapport au viol et à la mutilation des organes génitaux de la fille D… ; il avoue seulement qu’après avoir ouvert le cadavre, il a vu le sang sortir en abondance, qu’il s’est désaltéré et qu’il a sucé le cœur de la victime avant de le manger. « Je n’ai fait tout cela, dit-il, que pour avoir du sang… je voulais boire du sang… j’étais tourmenté de la soif, je n’étais plus maître de moi. »

L’acte d’accusation reproche à Léger un sang-froid épouvantable : « On lui a rappelé toutes les circonstances du crime, et un ouiprononcé avec indifférence a été sa seule réponse à toutes les questions qu’on lui a adressées. » A l’audience « on remarque que ses traits présentent l’apparence du calme et de la douceur ; ses regards sont hébétés, ses yeux fixes, sa contenance immobile. Il conserve la plus profonde impassibilité : seulement un air de gaieté et de satisfaction règne sur son visage. »

Léger a été condamné à mort et exécuté. « Sa tête, dit Georget, a été examinée par Esquirol et Gall, en présence de plusieurs autres médecins. Esquirol nous a dit avoir remarqué plusieurs adhérences morbides entre la pie-mère et le cerveau (4). »

Maria de las Dolores, habitant les montagnes de Ségovie, fut séduite par Juan Diaz. Son amant, pour lui sauver l’honneur, la demanda en mariage à son père, Pedro Dominguez, vieillard de soixante-cinq ans. Celui-ci repoussa avec colère le prétendant séducteur. « Dès ce moment la bergère devint triste et taciturne ; elle recherchait les lieux les plus solitaires pour y faire paître son troupeau, et on ne la vit plus adresser la parole à ses compagnes. [p. 477]

« Le 20 mars 1820, de retour le soir dans la cabane, elle entra chez elle après avoir renfermé les moutons dans le bercail, et elle s’occupa à faire rôtir un morceau de viande. Son père, qui était auprès du feu, s’endormit. Saisie tout à coup d’une horrible frénésie, Dolores s’empare d’un chenet, en assène plusieurs coups à son vieux père et l’étend à ses pieds. A lu vue du sang, sa rage redouble ; elle se précipite sur sa victime, lui ouvre a poitrine avec un coutelas, en retire le cœur encore palpitant, le place à côté du morceau de viande qui était déjà sur le feu, et quand il est à moitié rôti, elle commence à le dévorer. Mais bientôt elle pousse des hurlements, des cris aigus de désespoir qui retentissent au loin. Les bergers accourent des cabanes voisines. Quel affreux spectacle ! A côté du cadavre mutilé s’offre à leurs regards une furiequi, la bouche sanglante, les yeux égarés, tient à la main un morceau de chair humaine, qu’elle montre à l’un d’eux en s’écriant : « Tiens, voilà le cœur de celui qui m’a empêchée d’être la plus heureuse des femmes, de celui qui m’a privée de l’homme que j’adorais : c’est le cœur de mon père que je viens d’assassiner ; goûtes-en si tu veux ! c’est le cœur de mon père !… »

Les bergers demeurèrent interdits, stupéfaits. Devenue de plus en plus furieuse, Dolores met ses vêtements en lambeaux et se déchire le sein avec ses ongles. On l’arrête, on la conduit à Ségovie ; elle a entièrement perdu la raison, elle ne répond aux questions qu’on lui adresse que par des cris lamentables !

Le tribunal de Ségovie l’a condamnée à rester toute sa vie enfermée dans une maison d’aliénés.

M. le docteur Bertholet a consigné dans les Archives générales de médecinel’observation d’un homme « qui faisait sa nourriture favorite et recherchée des substances animales les plus dégoûtantes, et même de portions de cadavres. Il s’est plus d’une fois introduit dans des cimetières, où, à l’aide d’instruments nécessaires, il a cherché à extraire des fosses les corps déposés le plus récemment, pour en dévorer avec avidité les intestins… » Trouvant dans l’abdomen de quoi satisfaire son appétit, il ne touche point aux antres parties du corps. Cet homme, ajoute M. Berthollet, est âgé de près de trente ans ; il est d’une stature élevée, et sa figure n’annonce rien qui soit en rapport avec cette passion dominante… Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est qu’il n’est point maîtrisé par une faim dévorante ; il ne mange point d’une manière extraordinaire, car lorsqu’il lui arrive de rencontrer de quoi fournir plus qu’à son repas, il en l’emplit ses poches, et attend patiemment avec ce surcroît d’aliments que son appétit soit de nouveau réveillé. Interrogé sur ce [p. 478] goût dépravé, sur ce qui l’aurait fait naître, ses réponses sont de nature à le faire remonter à sa plus tendre enfance… Lorsqu’il a été arrêté, il dévorait un cadavre inhumé le matin… Cet homme pourrait tôt ou tard se porter à des excès dangereux ; il avoue lui­ même que, quoiqu’il n’ait encore attaqué aucun être vivant, il pourrait bien, pressé par la faim, attaquer un enfant qu’il trouverait endormi, dans ses courses dans les campagnes(5). » Nous ajoutons que la justice l’a interdit comme dément et dirigé sur une maison d’aliénés.

Le 16 janvier 1858, Jared et Clarisse Comstock, habitant depuis près d’un demi-siècle la ville d’Hamilton, dans le comté de Madisson (État de New-York), vieillards septuagénaires, estimés et aimés de tous, furent assassinés. Un voisin, regardant par hasard à travers une fenêtre, aperçut le mari et la femme gisant sans vie sur le plancher. L’homme était couché sur le dos : « Son sein gauche laissait voir, une blessure béante de plus de 6 ponces de longueur ; le cœur avait été enlevé. » La femme, à quelques pas plus loin, était dans la même attitude : « Son sein gauche portait une blessure semblable ; son cœur avait été également arraché de sa poitrine. Le désordre et les déchirures de ses vêlements témoignaient d’une lutte… On découvrit plus tard dans le four du poêle les deux cœurs à demi rôtis et à demi rongés. » Entre les deux cadavres et assis sur un sofa dormait tranquillement William, le fils ainé et le meurtrier des époux Comstock.

La police intervint et arrêta le parricide, homme de trente-sept ans, de taille moyenne, dont la physionomie indiquait plutôt « l’hébétement que la férocité ». William passait pour être doux et inoffensif, et il vivait en très bonne intelligence avec ses parents, qui de leur côté n’avaient jamais eu à se plaindre de lui. « Mon père respirait encore, dit-il, lorsque je lui arrachai le cœur dont j’avais besoin. Quant à ma mère, ce fut bien plus facile, elle ne broncha pas ; mais mon père avait la peau plus dure. Je voulais aller chez mon frère et ma sœur pour achever l’affaire, mais Je sommeil me gagna et je mc couchai. »

Épileptique et halluciné de la pire espèce, William Comstock n’a jamais voulu donner d’explications sur le mobile qui l’avait poussé à faire rôtir et à manger une partie du cœur de ses vieux parents. Le juge d’enquête, après l’avoir déclaré atteint d’aliénation mentale, l’a dirigé sur un établissement spécial.

On sait combien les chlorotiques sont sujettes à des goûts bizarres, [p. 479] et combien il arrive fréquemment que ces malades cèdent à des appétits extravagants. Nous avons lu à ce sujet, dans le Courrier de la Drôme, l’observation d’une jeune fille de quatorze ans qui recherchait avec avidité routes les occasions de boire du sang humain. « Elle aimait à sucer celui qui s’écoulait des plaies récentes. »

Enfin, il ne serait pas impossible, comme on l’a vu, que pendant leur grossesse quelques femmes vinssent à commettre des actes analogues.

Ainsi que nous l’avons laissé entrevoir au commencement de cet article, l’anthropophagie, pas plus que le crétinisme, n’a droit de cité dans la pathologie mentale. Le cadre nosologique ne s’élargira jamais assez pour pouvoir livrer passage à ces deux anomalies qu’il convient de classer parmi les monstruosités. Bien que dans la majorité des cas, l’anthropophagie se rattache à l’aliénation de l’esprit et découle le plus souvent d’une névrose psycho-cérébrale, il n’en est pas moins vrai qu’elle n’intervient qu’à titre d’horrible complication, qu’elle constitue l’acte le plus en dehors de nos mœurs, de la morale el de la raison, et que ses manifestations ne font que meure le comble au plus grand de tous les malheurs, le trouble et l’abolition des facultés de l’intelligence. Après la ruine de son entendement, l’aliéné qui s’improvise anthropophage ne fait qu’obéir, comme une machine, à une force motrice dont ne peut combattre la puissance.

En thèse générale, la société n’impose aucune expiation à celui qui, au moment du crime, a agi sans discernement. Toute peine nécessairement inefficace est inutile. La crainte du châtiment n’a rien retenu, la peine guérira-t-elle de l’erreur ?

Dans le cas particulier qui nous occupe, comment expliquer ces agressions qui contrastent si fortement avec les affections et les passions des hommes ? Ne serait-ce pas d’ailleurs calomnier l’humanité que de supposer sain d’esprit le citoyen capable de manger de la chair humaine ? L’individu rivé au crime comme l’esclave l’était à sa chaîne, aura beau parcourir tous les degrés de l’immoralité, il ne descendra pas jusqu’à cette hideuse dépravation !

La question de la responsabilité se trouve donc résolue, en tant que l’anthropophagie est placée sous la dépendance d’un état morbide de l’intellect. Si, au contraire, la chlorose, la grossesse ou quelque perversion d’instincts sont mises en jeu, nous n’avons point à tracer d’avance de règles spéciales : tout dépend de l’appréciation du fait et des circonstances concomitantes de ce fait. Plus un crime est inouï, moins il faut en chercher la cause dans les mobiles ordinaires. Lorsque l’expert-légiste a pris la précaution, si sage en pareil cas, de rechercher s’il n’y a pas eu simulation, il n’a plus qu’à [p. 480] s’inspirer des difficultés du moment, et à émettre en toute sincérité l’avis qu’il croit être le plus conforme aux intérêts de la science et de la vérité. « L’idée du juste est une des gloires de la nature humaine », a dit M. Cousin ; eh bien ! c’est elle qui doit guider notre conscience. Medici non sunt proprie testes( sed est magis judicium quam testimonium.

Quant aux criminalistes qui demandent que l’aliéné criminel soit d’abord médicalement traité, puis jugé et condamné pendant l’une de ces trêves passagères qui sillonnent parfois la maladie, nous n’avons qu’une seule question à leur poser : Pensent-ils sérieusement qu’il serait de la dignité de la justice d’épier la lueur d’une raison vacillante pour préparer son glaive ?

Notes

(1) Pathologie interne.

(2) Opera omnia, t. II, p.98.

(3) R. d’Amador, La vie du sang, note 7.

(4) Considérations médico-légales sur l’aliénation mentale.

(5) Archives générales de médecine, t. VII, p. 472,

 

 

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