Le sentiment religieux dans l’extase. Partie 2. Par Ernest Murisier. 1898.

Gian Lorenzo Bernini, dit Le Bernin ou Cavaliere Bernini (1598-1680). Extase.

Gian Lorenzo Bernini, dit Le Bernin ou Cavaliere Bernini (1598-1680). Extase.

Ernest Murisier. Le sentiment religieux dans l’extase. Article parut dans la « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Paris), 2, 1898, pp. 607-626.

Article en deux parties : 1. — Le sentiment religieux dans l’extase. Partie 1.  Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), 2, 1898, pp. 449-472. [en ligne sur notre site]

Ernest Murisier (1867-1903). Philosophe suisse influencé par Maine de Biran et Théodule Ribot. Une pensée contemporaine et d’actualité.
—  Maine de Biran. esquisse d’une psychologie religieuse. Thèse — Faculté de théologie de l’Eglise libre du canton de Vaud, 1892. Paris, Henri Jouve, 1892.
—  Le sentiment religieux dans l’extase. Partie 2.  Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), 2, 1898, pp. 449-472.  [Prochainement en ligne sur notre site]
—  Le fanatisme religieux [et politique]. Étude psychologique. Article parut dans la « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Paris), 1, 1900, pp. 561-593. [en ligne sur notre site]
—  Les maladies du sentiment religieux. Paris, Félix Alcan, 1901. 1 vol. in-12, 4 ffnch., 174 p., 1 fnch. – Dans la « Bibliothèque de philosophie contemporaine ». – Deux autres éditions : 1903 et 1909.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé plusieurs fautes de typographie. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 607]

LE SENTIMENT RELIGIEUX

DANS L’EXTASE
(suite et fin (1))

II

L’examen de quelques pratiques destinées à contribuer à la satisfaction du besoin religieux et la constatation plus complète de ce qui se passe dans l’extase va nous fournir la meilleure confirmation des remarques précédentes.

Lorsqu’on attend une révélation céleste, extérieure ou intérieure, pour prendre une décision et pour agir, lorsqu’à défaut de révélation assez claire, on consulte d’une manière ou d’une autre la divinité par le sort, le désir de trouver hors de soi un supplément d’énergie suffisant pour déterminer l’acte, n’a pas de peine à se satisfaire. Mais s’il s’agit de réaliser un certain idéal de vie intérieure et c’est là comme on le sait, la chose vraiment nécessaire, ce supplément de force dont le besoin se fait encore plus vivement sentir, parait aussi plus malaisé à obtenir et surtout à utiliser. L’idée de Dieu peut bien être présente à l’esprit, s’il lui manque l’intensité et la fixité, il lui manquera aussi par là même l’efficacité. Tant que cette idée est accueillie avec une certaine indifférence et une certaine froideur, tant qu’elle ne suscite pas d’émotions vives, l’individu reste livré à la mobilité de ses impressions et continue à se sentir malheureux. Supposez, au contraire, qu’elle éveille ses sentiments les plus profonds et les plus durables, elle exercera une influence constante et prépondérante, tout dans la conscience lui sera soumis et subordonné, les éléments du moi se systématiseront et l’aspiration religieuse sera satisfaite. Mais, ce n’est pas ainsi qu’elle se satisfait dans le mysticisme. L’idée de Dieu peut tendre, dans quelques cas, à devenir exclusive de toute autre, l’émotion qui y est attachée peut [p. 608] prendre les caractères d’une passion l’unité de conscience se réalise alors d’une autre manière, par l’élimination graduelle des états étrangers et réputés profanes ; le moi s’unifie en se simplifiant. II ressemble, si cette comparaison est permise, à ces sociétés primitives ou dégénérées dans lesquelles l’exagération de la tendance unificatrice ne laisse pas subsister la moindre diversité, où les volontés mises dans l’impossibilité de s’accorder en sont réduites à abdiquer, où s’établit, au lieu d’une organisation hiérarchique, l’uniformité la plus absolue et la plus désespérante. La coordination des éléments psychiques ne réussit jamais à s’effectuer chez ces simplifiés. L’idée religieuse ne domine jamais sur les autres idées. Tout d’abord, elle entre en conflit avec elles, puis elle les exclut les unes après les autres du champ de la conscience. Peu à peu, le vide se fait autour d’elle et finalement elle demeure seule dans l’extase. C’est pourquoi l’extase aboutit à l’anéantissement de la personnalité. La lutte intérieure ne cesse que par l’extinction des désirs qui l’ont provoquée et entretenue. Tout l’effort du mystique consistera d’une part à affaiblir ou à bannir les images « profanes » les affections « naturelles », d’autre part à fixer l’idée ou de préférence l’image concrète de la divinité, à fortifier l’émotion qui y adhère, jusqu’à ce qu’elle s’impose irrésistiblement à l’esprit et l’emplisse tout entier. En d’autres termes, le monoïdéisme extatique dépend en une grande mesure de l’ascétisme.

Extase mystique féminine.

Extase mystique féminine.

Il n’y a guère que les théologiens et les moralistes qui aient sérieusement étudié la question de l’ascétisme. Si leurs observations présentent un réel intérêt pour le psychologue, ils n’ont peut-être pas toujours bien saisi la vraie signification de ces pratiques. En général, ils ne les approuvent ni les condamnent absolument. Il faut, selon eux, mortifier la chair et mettre un frein aux appétits, toutefois la mesure ne doit pas être dépassée. Autant l’usage modéré fortifie la personnalité, autant l’abus devient une cause d’affaiblissement. Rien de mieux. Seulement où finit l’usage légitime, où l’abus commence-t-il ? Il commence, dit-on, lorsque l’individu se fait un mérite de ses renoncements, attribue une valeur morale aux souffrances qu’il s’inflige et considère comme une fin ce qui doit être envisagé comme un simple moyen (2). Qu’un grand nombre d’ascètes aient commis une confusion de ce genre, semblables à l’avare qui aime l’argent pour lui-même, oublieux de sa destination, c’est ce qu’on ne saurait contester. Mais tel n’est justement pas le cas des mystiques. [p. 609] que nous connaissons le mieux, de ceux qui se sont livrés tout entiers dans leurs confessions et dans leurs autobiographies. Ce qui frappe au contraire, même chez les plus immodérés en fait de mortifications, c’est qu’ils semblent très conscients du but à atteindre, très persuadés que les privations et les « travaux de la religion » sont des moyens et, comme ils disent, des exercices spirituels, destinés non à mériter le ciel (leur piété est très désintéressée) mais à réaliser l’union avec Dieu sans intermédiaire et par là l’unité parfaite, véritable objet de leurs désirs. Le monarchisme, par exemple, que tant de gens ont embrassé pour arriver plus sûrement au salut de leur âme on poussés par le besoin d’obéir, de se soumettre a une autorité, de se conformer à une règle, devient en même temps chez quelques-uns de ceux qu’il soustrait aux divertissements mondains et aux rapports sociaux, le moyen le plus sûr et le plus efficace de se débarrasser d’une multitude d’impressions fugitives et de permettre à une tendance de se développer aux dépens de la plupart des autres. D’ailleurs, la solitude, le silence, le jeûne, l’insomnie, les macérations, etc., peuvent être jugés indifférents, utiles ou méritoires, cela importe certes beaucoup au point de vue moral, mais ces jugements moraux ne modifient en rien leurs effets psychologiques. L’ascétisme n’en doit pas moins être considéré comme un instrument de systématisation excessive, et comme le complément naturel d’une religion qui, impuissante à ordonner les affections, remplit son office en détruisant les affections désordonnées.

Les exercices qui préparent ou accompagnent l’extase me paraissent pouvoir être répartis en deux catégories les uns sont plutôt négatifs et à proprement parler ascétiques amoindrir l’individu. faire le vide dans la conscience, réduire le nombre de ses états simultanés et successifs ou en diminuer l’intensité, tel est leur but principal ; les autres sont positifs, ils visent à renforcer l’idée religieuse, à la maintenir, à la faire prévaloir et aboutissent directement à l’état de monoïdéisme extatique. Chose remarquable, les uns et les autres revêtent une double forme, physiologique et psychologique, malgré l’épithète de « spirituels » qu’on leur applique ; les mêmes personnes qui se représentent volontiers l’âme enfermée dans le corps comme dans une prison, reconnaissent donc implicitement l’existence des conditions organiques de leur émotion religieuse.

Les procédés négatifs restent toujours les mêmes, malgré la diversité des lieux, des temps, des croyances. Ils sont plus ou moins grossiers, suivant le degré de civilisation, de moralité et de culture. [p. 610]

Un mot les désigne bien, c’est le terme mortification, qui a l’avantage de comprendre tous les cas, puisqu’on peut mortifier son esprit de même que sa chair. Il ne saurait être question, cela va sans dire, de décrire ici en détail ces pratiques souvent étranges et bizarres. Il suffira d’indiquer comment elles répondent au besoin dont nous avons constaté la réalité et l’importance. En premier lieu, la solitude et le silence qui « ferment les portes des sens » forcent l’âme à se replier sur elle-même « comme la tortue retire à elle tous ses membres (3) », et commencent ainsi à l’affranchir de la diversité. Au surplus se coucher sur un lit d’épines, faire ruisseler le sang de son corps par des cilices ou des pointes de fer, doit contribuer à assoupir les sens, à moins que, ainsi qu’il arrive souvent, cela ne les excite ; dans cette seconde alternative l’ascète attribue en général au démon ses échecs, ses tentations et ses tourments. Les deux exercices de ce genre les plus importants sont le jeûne et l’insomnie. On s’est demandé jusqu’à quel point l’abstinence et l’insomnie résultent de la maladie avant de contribuer à l’aggraver. S’abstenir plus ou moins complètement de nourriture a été en effet chez un grand nombre de malades une nécessité matérielle, avant de devenir une pratique ascétique ou méritoire. Quelques futurs abstinents furent confiés dans leur première enfance à des nourrices pauvres, avares ou négligentes, et les hagiographes nous rapportent qu’ils seraient morts de faim si de charitables voisins ne leur avaient apporté de temps en temps des œufs et du lait. Catherine de Sienne ne se nourrissait que d’eau, de pain et d’herbes ; on essaya à plusieurs reprises de la faire manger, mais elle éprouvait alors des grandes douleurs et ne pouvait rien garder. Pendant dix-neuf ans, Louise Lateau ne prit dans la journée qu’une tranche de pomme ou un petit morceau de pain avec une gorgée de bière. Plus tard, ne pouvant plus digérer, elle se contenta d’un peu d’eau puisée à la Meuse et enfin elle en vint à l’abstinence complète. Provoquée d’abord par la pauvreté ou la maladie, l’abstinence devient plus tard volontaire. En tout cas, cette suspension des fonctions nutritives, ce régime débilitant ne peut manquer d’exercer une influence sur l’état émotionnel et intellectuel du malade qui devient de plus en plus insensible aux impressions du dehors. L’insomnie a été mise en rapport étroit avec la diète, et il résulte des aveux mêmes des ascètes qu’elle n’est pas non plus toujours chez eux volontaire. Tel [p. 611] d’entre eux se plaint de ne pouvoir ni manger, ni boire, ni dormir (5) ; tel autre loue Dieu au contraire de lui avoir fait la grâce de le priver de sommeil pendant des mois entiers (6). Ce sentiment de gratitude se comprend l’ascète remarque en effet que le temps accordé au sommeil est perdu pour la dévotion et dès lors il s’applique de toutes ses forces à rester éveillé. Ou bien il se prive complètement de sommeil pendant quelques nuits consécutives, comme Rose de Lima qui s’enfermait le jeudi dans son oratoire et y demeurait jusqu’au dimanche sans manger ni dormir (7) ; ou bien il s’efforce de lutter chaque nuit contre le sommeil, comme le Père d’Alcantara qui prétendait avoir passé quarante ans sans dormir plus d’une heure et demie en vingt-quatre heures (8). A l’insomnie naturelle du début s’ajoute donc bientôt l’insomnie artificielle destinée d’abord, semble-t-il, à prolonger les « doux entretiens spirituels » de l’épouse avec l’époux, recherchée ensuite non précisément pour elle-même, mais pour ses effets physiologiques et psychologiques. Des observations précises faites sur quelques sujets maintenus éveillés pendant environ quatre jours ont permis de constater chez eux une notable diminution de l’attention et de la mémoire en même temps qu’une disposition marquée aux hallucinations. Ces conséquences doivent être autrement graves chez des malades qui prétendent ne presque pas dormir pendant des semaines, des mois ou des années; mais à leur point de vue elles sont fort heureuses puisque c’est ainsi qu’ils se rapprochent de leur but et se préparent à la Délivrance.

Toutefois ces formes inférieures de l’ascétisme finissent par paraitre insuffisantes aux esprits les plus élevés et les plus réfléchis. A un degré un peu avancé de l’évolution religieuse, dans le Brahmanisme par exemple, quelques exercices psychologiques s’ajoutent aux procédés physiologiques, bien que ceux-ci restent les premiers en importance. Plus tard, les mêmes méthodes se conservent, mais leurs rôles paraissent intervertis. Ainsi dans le Bouddhisme le plus pur, les pratiques grossières des anciens ascètes sont abandonnées. Le Bouddha a beau s’abstenir de nourriture et tourmenter son corps, il n’arrive pas à la paix, il reconnaît l’inutilité des macérations exagérées et, dès lors, c’est principalement son esprit qu’il mortifie. La même interversion se constate dans le développement individuel. La plupart des mystiques ont commencé par attacher la plus grande importance à la solitude extérieure, à l’abstinence, etc. Puis [p. 612] expérience faite, ils ont fréquemment reconnu des inconvénients de ce régime, et sans y renoncer absolument, se sont appliqués de préférence à la mortification directe des sens et de l’esprit. On peut en effet retrouver le monde au fond des déserts, et quant aux passions, les moyens matériels de les éteindre leur prêtent souvent de nouvelles forces. De là la nécessité d’un ascétisme plus raffiné. Se retirer du monde est sans doute avantageux, mais vivre en ermite dans le monde est mieux encore et suppose un plus parfait détachement. Se priver de nourriture anéantit moins les sens que se refuser ce qu’on aime ou prendre ce qui répugne, et cela même importe moins que de manger des choses de son goût sans y trouver de plaisir. Se promener dans un jardin et se retenir de cueillir des fleurs, ne pas les regarder, ne pas même les voir ; adorer la musique et rester plusieurs jours avec une personne ayant la plus belle voix du monde, sans la prier de chanter ; voyager en Touraine et détourner les yeux des monuments historiques, ou les visiter sans les admirer ; s’entretenir avec des amis, jouer aux cartes avec son mari « par condescendance » et demeurer intérieurement solitaire, voilà, pris au hasard en différentes biographies, quelques procédés de destruction mentale plus efficaces que les précédents, puisque la privation d’un bien matériel excite parfois le désir, tandis que la possession jointe à l’indifférence ne peut manquer de l’anéantir d’une manière définitive. Le meilleur moyen d’être délivré de ses sensations consiste donc à s’y intéresser le moins possible. Les méthodes négatives ne sont qu’une lente préparation à l’extase. Les méthodes positives la réalisent. L’idée religieuse dont la puissance s’est accrue en proportion de l’affaiblissement des autres états, s’impose déjà d’elle-même à la conscience ; l’individu qui n’en est pas encore réduit à une entière passivité, la maintient, et la fixe par divers procédés matériels ou spirituels, grossiers ou raffinés, selon le degré de son développement moral et intellectuel. A l’origine, ces exercices sont comme les précédents presque exclusivement physiologiques. Les plus anciennes théories de l’extase recommandent surtout l’immobilité du corps, la fixité du regard, l’arrêt de la respiration, la répétition d’une formule magique, etc. Puis, progressivement, les pratiques se spiritualisent, le corps et l’esprit s’appliquent de concert à produire l’unité, le corps par son attitude, l’esprit par la contemplation. Voici comment, selon Krichna lui-même, il faut s’y prendre pour devenir un Yogi, un sage : « Que dans un lieu pur le Yogi se dresse un siège solide, ni trop haut, ni trop bas, garni d’herbe, de toile et de peau ; et que là, l’esprit tendu vers l’Unité maîtrisant en soi la pensée et l’action, [p. 613] assis sur le siège, il s’unisse mentalement en vue de la purification. Tenant fermement en équilibre son corps, sa tête et son cou, immobile, le regard incliné en avant, ne le portant d’aucun autre côté, le cœur en paix, exempt de crainte, constant dans ses vœux comme un novice, maitre de son esprit, que le Yogi demeure assis et me prenne pour unique objet de sa méditation. Ainsi continuant toujours la sainte extase, le Yogi dont l’esprit est dompté parvient à la béatitude, qui a pour terme l’extinction (9) » Les moyens moraux qui se substituent dans la suite plus complètement encore aux procédés matériels ne les suppléent jamais tout à fait. Les mystiques chrétiens, même François de Sales si fin et si subtil, avouent que du moins dans les périodes de « sécheresse », où l’on n’a point de goût à la méditation, il n’est pas inutile de « piquer quelquefois son cœur par quelque contenance et mouvement de dévotion extérieure (10) », de se prosterner en terre, de croiser les mains sur sa poitrine, d’embrasser un crucifix, etc. Ces procédés se retrouvent jusque dans la contemplation et dans l’extase. Seul peut-être, le mysticisme philosophique a pu s’en passer, pour la raison sans doute, que le contemplatif philosophe est absorbé par une idée abstraite, telle que l’idée du Bien ou l’idée du Beau. Dans l’extase religieuse au contraire, l’élément affectif prédomine dès le début et en définitive, on va le voir, subsiste seul ou à peu près ; or, les conditions organiques de l’émotion et de l’émotion mystique en particulier, n’échappent pas entièrement aux prises de la volonté et peuvent être réalisées en une certaine mesure par des moyens artificiels.

La contemplation, exercice spirituel par excellence et en même temps premier degré de l’extase, consiste dans l’envahissement de la conscience par « une image maîtresse autour de laquelle tout rayonne (11) ». Une représentation, une scène, un tableau (nativité, incarnation, ciel, enfer) occupe la place, toute la place laissée vacante par les images expulsées, et l’émotion qui l’accompagne est d’autant plus forte que les sentiments ordinaires ont été affaiblis ou extirpés. L’image contemplée établit peu à peu sa suprématie. A mesure qu’augmentera sa puissance, l’individu se sentira délivré de la diversité, du mal, de tous ses anciens tourments. Le besoin d’un point d’appui que suscite la difficulté de prendre une décision et la difficulté infiniment plus grande de ramener sa vie à l’unité, se satisfera donc par la force même de l’idée religieuse devenue l’idée directrice de cette excessive systématisation. Que nous ayons bien [p. 614] affaire à une forme de systématisation exagérée et anormale, c’est ce dont on ne peut douter après ce qui a été dit de l’ascétisme et c’est ce que montrent aussi bien les phénomènes qui se produisent dans la contemplation. Le contemplatif qui est loin de demeurer toujours absolument inerte s’efforce d’abord d’évoquer une scène empruntée soit à l’histoire évangélique, soit à quelque vie de saint. Puis, il s’applique à s’en donner une vision concrète et surtout à la revivre pour son propre compte, à éprouver les sentiments de son modèle. S’il réussit enfin à s’identifier avec lui, à se transformer à sa ressemblance. il se sentira réellement passif et dépendant. Tant que dure cette identification, il demeure un, et si ce n’est pas encore là l’unité absolue, puisque plusieurs images gravitent autour d’un centre commun, entraînant à leur suite des émotions assez variées, du moins n’y a-t-il plus partage du cœur entre Dieu et le monde, ni conflit entre des états tous de même nature. La paix commence à régner à l’intérieur de l’âme.

 Corps d'extase Marie-Madeleine.

Corps d’extase Marie-Madeleine.

L’évocation du tableau nécessite quelquefois un certain effort intellectuel. L’esprit, surtout lorsqu’il est insuffisamment mortifié, continue à s’attacher à plusieurs choses à la fois, à errer de sujet en sujet, à s’égarer de distraction en distraction. Le recueillement parait-il impossible ? Il reste à recourir à divers artifices, dont le principal est « la lecture ». Bien entendu, il ne s’agit nullement ici de ce qu’on entend ordinairement par ce mot. Lire seulement deux ou trois lignes, s’en approprier le suc et la moelle, s’abandonner ensuite à l’influence de l’idée suggérée, telle est la voie à suivre et suivie. Quelques contemplatifs se contentent d’ouvrir le livre, ce « bouclier qui préserve des distractions », comme ils l’appellent. En réalité, la lecture peut être considérée comme l’excitant extérieur de la suggestion, stimulant dont l’individu ne se passe guère que dans le cas où, consciemment ou à son insu, il en subit un autre. L’image une fois présente, il importe de la maintenir et de la fixer. Le succès dépend ici du tempérament et de l’état habituel de chacun, de la préparation ascétique, du degré d’avancement dans la vie mystique. Ici encore, il peut y avoir effort quelquefois énergique et persistant. Le plus grand théoricien de la contemplation, Ignace de Loyola (13) montre comment un homme quelconque peut atteindre, en quelques semaines, à cet état idéal dans lequel rien ne fait plus obstacle à la domination tyrannique de l’image fixée. Selon lui, le premier point important est la reconstitution imaginaire du lieu où se déroula la scène qu’on a en vue, la réintégration dans [p. 615] son milieu historique du personnage représenté. Il faut retrouver Jésus-Christ sur la sainte montagne ou dans le temple, assister réellement a la scène de l’incarnation, passer en revue les hommes sur la surface de la terre, les voir avec leur figure blanche ou noire, leurs vêtements, leurs occupations pacifiques ou guerrières ; puis les trois personnes divines, l’ange saluant la Vierge, etc. Cette reconstitution pour ainsi dire matérielle est nécessaire même, si le sujet de la contemplation est une idée pure, celle du péché par exemple. A l’idée de péché se substituera la vision de l’âme enfermée dans la prison du corps, ou celle de l’homme errant dans une sombre vallée environné de bêtes féroces. Autre exercice non moins important l’application continue des cinq sens à l’objet considéré. Ainsi, il ne suffit pas de se donner le spectacle de l’enfer, d’apercevoir les flammes et les âmes dans des corps de feu, il faut de plus entendre les cris, les vociférations, les blasphèmes, sentir l’odeur de la fumée et du soufre, le goût de choses très amères, le contact des flammes. Grâce à cette application simultanée de tous ses sens à la même « vision », l’individu devient de plus en plus étranger au monde de la diversité et se laisse de plus en plus absorber par l’association unique dont tous les éléments sont concordants. La stabilité s’obtient par la répétition incessante de l’exercice. Chaque exercice dure au moins une heure, s’exécute plusieurs fois par jour et quelquefois au milieu de la nuit. De minutieuses précautions sont prises pour empêcher l’intrusion d’états étrangers, pour assurer le règne permanent, définitif de l’état actuel ; bref, tout concourt à favoriser le développement de l’idée fixe.

Mais, la fixation de l’idée ne représente que le côté extérieur, superficiel du phénomène. Ce qui en fait le fond, et en constitue la fin, c’est la fixation du sentiment correspondant. La substitution à l’idée abstraite d’une image équivalant à peu près à une perception tient précisément au besoin primordial de réaliser l’unité de la vie affective. Aussi, n’y a-t-il contemplation au sens mystique du terme que lorsqu’une parfaite conformité s’est établie entre l’état intellectuel et l’état émotionnel. La joie accompagne naturellement la méditation de la résurrection, la tristesse et les larmes celle des souffrances du Christ. Mais on peut exagérer artificiellement tantôt l’exaltation, tantôt la dépression physique et morale. Loyola, qui insiste comme les Hindous sur la nécessité de garder une immobilité complète, de fléchir les genoux, de ralentir la respiration et de fermer les yeux, veut que dans la méditation d’un sujet réjouissant, on tire parti même des sensations agréables et excitantes, de la chaleur et de la clarté d’un bon feu en hiver, en été de la lumière, [p. 616] de la beauté et du parfum des fleurs. Cette dernière prescription confirme, soit dit en passant, notre remarque sur l’ascétisme. Si les privations et la douleur ont pour l’ascète leur fin en elle-même, comment expliquer cette recherche momentanée de certaines sensations accompagnées de plaisir ? On comprend très bien au contraire, notre point de vue, que les mêmes états qui sont repoussés et exclus tant qu’ils causent du trouble et de la confusion, soient désirés et recherchés lorsqu’ils peuvent contribuer à renforcer l’émotion attachée l’idée unificatrice.

Ce sont là, toutefois, des règles à l’usage des débutants. Ce degré est bientôt dépassé par les vrais contemplatifs. Éprouver de vagues sentiments conformes à l’objet imaginé, de la joie dans quelques cas, de la tristesse dans les autres, ne saurait leur suffire; ce premier résultat acquis, l’extase ne fait que commencer. Au lieu de se borner à imiter de loin leur modèle, ils s’identifient avec lui, ce qui n’exige de leur part qu’un bien léger effort, étant donnée leur extrême suggestibilité. Mme Guyon rapporte qu’un bon Père lui ayant envoyé un enfant Jésus de cire, d’une beauté ravissante, elle s’aperçut que plus elle le regardait, plus « les dispositions d’enfance » lui étaient imprimées (13). L’extériorité du stimulant n’est pas toujours aussi aisée à reconnaître. Toutefois, à défaut de l’objet vu, il y a les mots lus ou entendus. Nous avons indiqué déjà le rôle de la lecture, et à défaut de la lecture, il existe encore divers stimulants, entre autres la communion. Sainte Thérèse avoue qu’elle ne pouvait se passer de livre que lorsqu’elle venait de communier. Mais le fait essentiel est l’impression dans la conscience des dispositions et des sentiments du modèle. La suggestibilité de l’individu est telle qu’il passe par tous les états affectifs attribués à la personne dont l’image emplit son esprit. Médite-t-il sur la transfiguration ? Il lui semble qu’il est lui-même transfiguré et qu’il n’a plus rien d’une créature humaine. Se représente-t-il la scène de la passion ? Il éprouve quelque chose de l’agonie de Jésus-Christ au jardin de Gethsémané, et il attendra parfois jusqu’à la fête de Pâques, avant de se retrouver en de plus heureuses dispositions. Un exemple fera bien saisir les trois principaux moments de cette transformation profonde : 1° action du stimulant extérieur ; 2° envahissement de la conscience par une association unique composée d’un très petit nombre d’images ; 3° modifications affectives correspondantes. C’est la communion qui joue ici le rôle de stimulant extérieur : « Maintenant, le Christ veut que nous nous souvenions de lui, toutes les fois [p. 617] que nous consacrerons, offrirons et recevrons son corps. Nous examinerons ce précieux corps martyrisé, creusé et blessé d’amour à cause de sa fidélité envers nous. Lorsque l’homme médite le martyre et les souffrances de ce précieux corps du Christ qu’il reçoit, il entre parfois en une telle dévotion amoureuse et en une si grande compassion sensible, qu’il désire d’être cloué avec le Christ au bois de la croix et de répandre le sang de son cœur en l’honneur du Christ. Et il se presse dans les blessures et dans le cœur ouvert du Christ son sauveur. Cet amour sensible, né de la compassion, peut se développer au point que ces hommes croient éprouver en leur cœur et en tous leurs membres, les plaies et les blessures du Christ. Et si quelque homme recevait réellement d’une manière quelconque les stigmates du Seigneur, ce serait un de ces hommes-là (14). » Le mystique interprète ces faits en disant que le Christ vient à lui, qu’il imprime en lui son image et sa ressemblance et lui communique sa grâce. En langage psychologique, cela signifie que l’image du Christ devenue maitresse d’une conscience rétrécie, étend son empire sur les sentiments et jusque sur l’organisme stigmatisation, extase motrice, etc.), ce qui doit satisfaire en une certaine manière le besoin d’unité et de direction.

Le rétrécissement du champ de la conscience déterminé en partie par la maladie, en partie par les pratiques ascétiques, a pour conséquence naturelle les visions et les hallucinations qui marquent ce degré de l’extase. Ces hallucinations visuelles, auditives, olfactive, etc., viennent fortifier le « sentiment de réalité » déjà attaché à l’idée religieuse. Comme il arrive toujours en pareil cas, la comparaison devient impossible, faute de termes à comparer, et avec la comparaison disparaissent la délibération, la volonté, le jugement et la croyance qui les présuppose. L’image complexe ou le petit groupe d’images associées ne rencontrant aucun obstacle, s’impose avec une force irrésistible et engendre cette conviction, commune à l’extasique et au fanatique, dans laquelle n’entre aucun élément de doute, cette certitude absolue de l’individu qui a vu de ses yeux, et entendu de ses oreilles. Aussi, le mystique ne se considère-t-il plus lui-même comme un croyant et prend-il désormais le titre de Voyant. A-t-il conçu quelque doute sur la Trinité ? Les trois personnes divines lui apparaissent sculptées dans un seul bloc de pierre, une voix lui dit que la pluralité des personnes n’est qu’apparente et que la substance est au fond unique, et cela lui suffit, ses doutes s’évanouissent pour toujours. Il y aurait là, selon [p. 618] quelques métaphysiciens, un mode supérieur de connaissance (15). Inadmissible au point de vue psychologique, une pareille thèse ne l’est pas beaucoup moins au point de vue moral et religieux. La foi ne saurait être identifiée avec la vue, ni à plus forte raison lui être subordonnée. N’est-ce pas le Christ lui-même qui a dit : « Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru ? » Quant à l’influence des visions sur le sentiment, elle ne fait que s’ajouter à celle de la contemplation proprement dite pour la rendre plus puissante et plus efficace. La conviction dans l’existence de l’objet ou de la personne représentée met le voyant sous la dépendance complète de celui qui se montre à lui, tantôt avec ses plaies et sa couronne d’épines, tantôt tel qu’il était après la résurrection, qui lui communique ses dispositions intimes, joyeuses ou tristes, le reprend, le console, l’exhorte et le conduit, bien mieux que ne saurait le faire le plus savant et le plus subtil confesseur.

Il peut sembler qu’à ce degré de l’extase, le besoin religieux soit pleinement satisfait. L’image de la divinité est sortie victorieuse de la lutte qu’elle soutenait avec les images rivales, grâce à la complicité de l’individu qui a contribué par ses pratiques à les affaiblir et à les faire disparaître et par choc en retour, elle les exclut toujours davantage, puisque l’esprit absorbé par les visions ne prête plus guère d’attention aux choses du dehors, « aux campagnes, aux fleurs, aux excellentes odeurs, à la musique, à tant d’objets réputés agréables » ni aux affaires humaines. Le mystique paraît donc arrivé au comble de ses vœux. Pas tout à fait, cependant. Un nouvel état se réalise bientôt dans lequel il n’y a plus ni contemplation, ni vision et qui est jugé presque aussi supérieur au degré précédent que celui-ci l’était à l’état primitif et naturel. Rien n’est significatif à cet égard comme le témoignage des extatiques qui, après avoir traversé la période des visions, l’ont sans contredit dépassée. Les visions ne leur paraissent plus mériter une entière créance, ni mettre l’esprit assez en repos. D’abord, elles ne viennent pas directement de Dieu, elles ont toujours pour auteur un intermédiaire qui est dans le cas le plus favorable un bon ange, mais qui peut être aussi un démon ; malheureusement on ne sait jamais bien à quoi s’en tenir sur leur véritable origine. En outre, les révélations de ce genre s’adressent aux sens extérieurs et ceux qui les reçoivent demeurent « multipliés au dehors (16) » ; ils n’ont pas entièrement dépouillé l’imagination et la mémoire ; ils gardent en eux des images peu nombreuses en vérité, pourtant multiples et variables et [p. 619] par cela même troublantes ; ils ne jouissent pas encore de la pleine oisiveté. laquelle suppose l’absolue simplicité (17). En d’autres termes, chez les mystiques les plus avancés, le tableau représenté, la scène vécue s’effacent peu à peu, les émotions concomitantes s’éteignent insensiblement. Au bout de quelque temps, il ne reste plus dans la conscience qu’une image isolée accompagnée d’une émotion unique. Le monoïdéisme devient absolu; et le sujet parvenu à ce degré de la vie intérieure considère les visions elles-mêmes comme des phénomènes propres à une phase inférieure et transitoire, voulue de Dieu sans doute, à la condition toutefois qu’elle ne soit pas définitive. Pour lui, se laisser conduire consistera dorénavant à se détacher des différents objets de sa contemplation, comme s’il était déjà détaché du monde sensible et des créatures.

Durant cette nouvelle période de quiétisme, la passivité de l’individu devient absolue. L’exercice préparatoire ne consiste plus ici qu’à se maintenir dans une disposition purement réceptive. Il faut être selon les quiétistes bien réglé au dehors, sans obstacle au dedans, « vide de toute œuvre extérieure », car si l’oisiveté est troublée au dedans « par quelque acte de vertu (18) » les images réapparaissent et, tant qu’elles durent, cette forme de l’extase est irréalisable. Mais, cette condition remplie, le reste suit sans difficulté aucune. C’est Dieu lui-même qui agit, qui dépouille l’homme de l’activité, de la « propriété » (conscience personnelle) source de toute diversité et perversité. Comme Dieu est la « simplicité » même, il transforme l’âme à sa ressemblance en s’unissant à elle et la purifie en la simplifiant. Qu’est-ce que cette idée simple de la divinité qui prend la place de la vision complexe et de l’association éliminée ? C’est parfois une idée abstraite, analogue à l’idée du bien, objet suprême des méditations de Ptotin, ou à la loi de « causalité de la douleur » dont la connaissance conduit le bouddhiste en repos du nirvanà. C’est plus fréquemment une image vague et confuse, extraite des représentations antérieures, ou plutôt c’est un résidu de ces représentations qui se sont fondues, appauvries, simplifiées par l’effacement graduel de leurs différences et de leurs contours. Par exemple, au lieu de voir les trois personnes divines sculptées dans un bloc de marbre, Dieu le père avec une longue barbe ou le Saint-Esprit sous la forme d’une colombe jaune, l’extatique n’apercevra plus qu’une nuée éclatante de lumière. Dieu lui apparait alors comme un diamant d’une transparence souverainement [p. 620] limpide et beaucoup plus grand que le monde (19), comme un soleil éblouissant, comme une « lumière simple » qui rayonne en l’âme et la rend déiforme, semblable à son modèle (20). Il est bien encore question parfois de visions en cet état, mais de visions sans images, de soudaines illuminations de l’esprit qui comprend enfin comment tout est en Dieu. L’absence de simultanéité et de succession, le monoïdéisme, est naturellement incompatible avec les notions ordinaires d’espace et de temps. « Connaître » de cette manière c’est donc s’affranchir de l’étendue et de la durée, prolonger la perception du présent au delà de toute limite assignable, jouir d’un « éternel maintenant », se perdre dans une immensité sans bornes, en un mot s’identifier à Dieu.

Cependant, l’image isolée, la clarté souveraine ne tarde pas à s’éteindre à son tour. La mémoire, l’imagination, l’entendement même se perdent, disent les mystiques, tandis que la volonté continue d’aimer. Les éléments intellectuels de la croyance disparus, l’âme n’est plus qu’ardeur et amour. Dieu se manifeste encore, mais sans l’intermédiaire d’aucune représentation concrète ou abstraite, d’une manière incompréhensible, en pleines ténèbres. La réalité de cet état purement affectif est attestée par les quiétistes qui passent généralement pour les plus exaltés, bien que selon toute probabilité l’émotion religieuse ait à ce moment diminué d’intensité; elle paraît très intense parce qu’elle est isolée. Les descriptions suivantes sont empruntées à deux auteurs de nationalités différentes, qui n’ont pas pu s’influencer réciproquement. « Il y a un attouchement spirituel dans l’unité de notre esprit… Chacun goûte sa vie selon la force de l’attouchement et selon son amour. Et cette émotion spirituelle, Dieu la provoque en nous. Lorsque nous avons amoureusement cherché Dieu en tous nos exercices, jusqu’au plus intime de notre fond, nous sentons le déversement de toutes les grâces et de tous les dons de Dieu et cet attouchement nous l’éprouvons dans l’union, car nous apprenons que nous sommes attouchés. Mais, si nous voulons savoir ce que c’est et d’où cela vient, alors faillent la raison et toute l’attention des créatures. Ici, notre esprit, et la grâce de Dieu et toutes nos vertus sont un amour sensible, sans travail ; car notre esprit s’est épuisé et est lui-même amour. L’esprit s’immerge dans le repos jouissant, car ce repos est sans mode et sans fond, et on ne peut le connaître que par lui-même, c’est-à-dire par le repos. Car si nous pouvions le connaître et le concevoir, il tomberait dans le mode et la [p. 621] mesure, et ainsi, il ne pourrait nous satisfaire, et le repos deviendrait une éternelle inquiétude. Ainsi, nous nous perdons nous-mêmes et nous nous échappons à nous-mêmes dans la sauvage ténèbre de Dieu (21)

Au point de vue littéraire, rien ne ressemble moins à ce mysticisme flamand que le quiétisme français du dix-septième siècle. A travers les différences d’expression, on n’aura pourtant pas de peine à discerner le même état psychologique ; la même expérience se trouve seulement rapportée dans les Torrents spirituels de Mme Guyon d’une manière plus directe et plus précise.

« Toute l’occupation de l’âme est un amour général, sans motif ni raison d’aimer. Demandez-lui ce qu’elle fait à l’oraison et durant le jour elle vous dira qu’elle aime. Mais quel motif ou quelle raison avez-vous d’aimer ? Elle n’en sait rien. Tout ce qu’elle sait, est qu’elle aime et qu’elle brûle de souffrir pour ce qu’elle aime. Mais, c’est peut-être la vue des souffrances de votre Bien-Aimé, ô âme, qui vous porte ainsi à vouloir souffrir. Hélas, dira-t-elle, elles ne me viennent pas dans l’esprit. Mais est-ce donc le désir d’imiter les vertus que vous voyez en lui? Je n’y pense pas. Mais que faites-vous donc ? J’aime. N’est-ce pas la vue de la beauté de votre amant qui touche votre cœur ? Je ne regarde pas cette beauté, etc. (Les Torrents spirituels de Mme Guyon, p. 169 (2))

Ce n’est pas sans raison que les quiétistes ont considéré le « pur amour » comme un état distinct d’une part de la méditation intellectuelle, d’autre part de l’indifférence et de l’inconscience finales. La disparition de l’image n’entraîne pas nécessairement la perte immédiate de l’émotion concomitante. Le fait si bien constaté et décrit dans les passages cités, rentre sous la loi générale de régression, selon laquelle les facultés intellectuelles sont atteintes par la maladie avant les facultés affectives. Ce fait qui n’a donc rien de surprenant, qui est analogue à tous les autres faits dont la loi a été dégagée, offre une réelle importance pour la psychologie religieuse. Dans la décomposition qui se poursuit et s’achève, l’élément intellectuel de la religion disparaît, comme l’élément social en avait déjà été éliminé. Après avoir reconnu dans l’extase une religion à peu près purement individuelle, nous y trouvons maintenant une religion sans dogme, et non seulement sans dogme, mais sans aucune représentation consciente, sans aucune de ces images symboliques [p. 622] dont les dogmes ne sont en dernière analyse qu’une traduction abstraite à l’usage d’un petit nombre d’initiés. Et ce qu’il y a de remarquable chez ces extatiques, ce qui les distingue assez profondément des contemplatifs philosophes qui ont également réussi à « faire évanouir l’intelligence », c’est le caractère tout particulier, la qualité propre de l’émotion persistante. Au lieu d’un vague sentiment de béatitude, ils éprouvent autant que jamais le sentiment de dépendance, d’identification avec le modèle divin qu’ils ont perdu de vue, mais qu’ils continuent à imiter. L’âme sent en elle des dispositions et des inclinations qui lui semblent à la fois siennes et non siennes, qu’elle rapporte après coup, au sortir de l’extase (car elle en garde le souvenir), à Dieu ou à Jésus-Christ. Elle a l’impression que Christ vit en elle, elle trouve imprimés au plus profond d’elle-même ses états de pauvreté, d’humilité, de soumission et va jusqu’à souffrir son agonie ; cela de manière naturelle, sans y penser. Un auteur qui décrit ces mouvements de l’âme d’après son expérience personnelle, les compare aux mouvements de la respiration ; il serait impossible de mieux caractériser un état essentiellement affectif. En isolant l’élément affectif de la foi, l’extase permet d’en saisir sur le fait la réalité, qui a été souvent méconnue, d’en reconnaitre le vrai caractère et le rôle primordial. Elle fournit ainsi une preuve sérieuse à l’appui de la théorie de l’antériorité du sentiment sur la pensée, de la piété sur le dogme. C’est bien la piété qui paraît se trouver sous la dépendance immédiate du besoin. Le besoin produit le sentiment, le sentiment éveille l’idée, l’idée modifie le sentiment cet office terminé, elle s’éclipse, laissant subsister la simple modification réalisée dans la sphère des inclinations et des tendances.

Il y a peu de différence entre cet état et le ravissement, du moins en ce qui concerne l’aspect religieux des phénomènes. La conscience du monde extérieur se trouve suspendue, la sensibilité ne répond plus aux excitations. Les yeux sont fermés ou, s’ils s’ouvrent, ils ne remarquent rien de ce qu’ils voient. Les sons cessent d’être perçus, les paroles d’être entendues. Tandis que dans la période des visions en particulier, l’émotion s’exprimait par des mouvements extérieurs, par des trépignements, des sauts de joie, des discours remplis « de saintes extravagances », le corps garde maintenant l’attitude où il se trouvait au début de la crise, assis, couché ou debout ; « si les mains étaient ouvertes, elles demeurent ouvertes; si elles étaient fermées, elles demeurent fermées » (23) Enfin, la faculté [p ; 623] du langage paraît souvent abolie ; l’extatique reste muet et se sent incapable de prononcer une seule parole. Ces caractères qui appartiennent déjà à la phase précédente s’accentuent seulement dans le ravissement. Le seul fait nouveau qu’il y ait à noter ici est une modification importante ou une disparition à peu près complète du sentiment du corps. Deux cas peuvent en effet se présenter ou bien, le ravissement est accompagné de phénomènes de lévitation ; l’âme éprouve avec un singulier plaisir que le corps a perdu son poids et avec une reconnaissance profonde que Dieu ne se contente pas d’attirer à lui l’être spirituel et immortel mais qu’il élève aussi en même temps l’être matériel et méprisable ce qui veut dire, semble-t-il, que les sensations organiques se sont confondues et identifiées avec l’émotion religieuse, en sorte que rien ne fait plus obstacle à l’unité ; ou bien, le corps ne participe pas à cette élévation, mais il est « comme mort », il « devient tout froid », il n’y a plus ni sentiment de bien-être ni maladie physique ce qui revient presque au même et peut paraître encore préférable, la délivrance étant cette fois plus complète. Dans le premier cas, l’individu se trouve heureux de sentir que Dieu s’est rendu maître de son corps en même temps que de son âme. Dans le second, son bonheur ne laisse rien à désirer, puisque la principale cause de ses misères, la conscience organique s’est évanouie (24). Il est vrai que, selon les témoignages les plus autorisés, cette parfaite quiétude dure peu.

Enfin vient l’état d’indifférence, la perte du sentiment même de cette indifférence, l’extinction totale de la conscience. Les écrivains mystiques, généralement si prodigues de détails, si verbeux même, ne peuvent, cela va sans dire, s’étendre bien longuement sur ce dernier degré ; aussi se bornent-ils à constater le fait dont ils se souviennent, et cette constatation suffit. Elle sert à marquer le terme naturel de l’évolution régressive qui vient d’être retracée. Si l’on considère les deux moments extrêmes de la vie mystique, on trouve donc au début de graves désordres organiques, affectifs, intellectuels, un excès de diversité. Au terme, il y a au contraire excès de systématisation et d’unité. Le passage de la diversité à l’unité s’est opéré par le développement d’une idée fixe à laquelle tout a été sacrifié.

J’ai essayé de mettre en lumière le rôle de l’idée religieuse dans [p. 624] cet anéantissement graduel de la personnalité. Faible d’abord et combattue par d’autres idées, elle prend bientôt la direction de la vie entière, comme la pensée de l’hypnotiseur dirige le sujet hypnotisé même après le réveil. Mais, tandis que cette pensée persistante maintient le sujet dans un état relativement normal, grâce aux efforts de l’hypnotiseur qui a lutté de toutes manières contre les tendances morbides, l’idée religieuse altérée par la maladie, amène naturellement des phénomènes anormaux et néanmoins propres à satisfaire pour un temps le besoin le plus impérieux et le plus profond du mystique. Elle provoque les pratiques ascétiques, les exercices spirituels pouvant le mieux favoriser son développement. Devant elle disparaissent les unes après les autres les diverses causes de troubles et de contradictions internes, les doutes, les sensations changeantes, les désirs profanes, puis toute espèce de désirs et d’images, et enfin ces sensations organiques elles-mêmes dont les brusques changements et les fluctuations irrésistibles faisaient le désespoir de l’âme en dehors de l’extase.

Cette étude d’une maladie du sentiment religieux peut servir à élucider quelques idées obscures et confuses, à préciser quelques notions courantes en théologie. Les phénomènes curieux observés chez les extatiques se retrouvent en effet chez les adeptes d’une religion plus individuelle que sociale, chez les représentants d’un mysticisme sain et souvent fécond. Seulement, ils s’y trouvent mêlés à beaucoup d’autres phénomènes et leur combinaison avec des éléments divers les modifie et modifie le cours même de l’évolution dont ils demeurent l’un des principaux facteurs.

D’abord, si l’on considère la piété sous ses formes les plus variées, inférieures ou supérieures, on reconnaîtra que le besoin de direction se trouve toujours au nombre de ses éléments constitutifs. L’humilité est la première de toutes les vertus, selon les chrétiens, parce qu’elle consiste justement à s’avouer à soi-même son incapacité et sa faiblesse, et qu’elle engendre l’obéissance. L’obéissance aux ordres du prêtre, aux enseignements du pasteur, la docilité à suivre les pratiques et les cérémonies, la puissance des tradictions [sic], l’autorité absolue conférée à l’Église par les catholiques, à la Bible par la majorité des protestants, tiennent évidemment à ce besoin fondamental de notre nature. Combien de croyants ne demandent qu’à se laisser imposer par autrui une doctrine et une règle de conduite, ce qu’il faut croire, ce qu’il faut faire et ce qu’il faut être ! Et les hommes profondément religieux eux-mêmes, ceux qui échappent à toute autorité extérieure, à celle du livre aussi bien qu’à celle du confesseur, [p. 625] sans tomber toutefois comme les extatiques sous la tyrannie d’une idée fixe, ceux-là mêmes ne s’émancipent des jougs humains que par leur soumission volontaire à une autorité d’un ordre supérieur. La religion implique ainsi toujours une dépendance même lorsqu’elle rend l’individu libre et indépendant.

Saint-Dominique.

Saint-Dominique.

En second lieu, l’imitation d’un modèle donné, si exagérée dans la contemplation, se retrouve au fond de toute religion subjective. L’extatique qui joue la scène de la crucifixion ou celui qui, la méditant, éprouve en son cœur et en ses membres les plaies et les douleurs du crucifié, nous fait mieux comprendre l’état d’âme beaucoup plus complexe du croyant qui affirme lui aussi que « Christ vit en lui ». Dans tous les cas, la vie religieuse consiste en une imitation d’un modèle divin, la vie chrétienne en une imitation de Jésus-Christ. Seulement les phénomènes changent de caractère selon l’état mental de chacun. Tantôt il y a simple suggestion, tantôt imitation active, délibérée, progressive ou, comme dit Baldwin, imitation persistante, c’est-à-dire indéfiniment répétée dans une intention de perfectionnement. Jésus-Christ offre à quelques hommes l’idéal de vie le plus relevé, répondant le mieux aux aspirations intimes du cœur et de la conscience. De là un perpétuel effort pour marcher sur les traces de l’homme parfait, pour s’unir à lui en lui ressemblant et vivre de sa vie.

Enfin l’excès de systématisation constaté aux différents degrés de l’extase, se rencontre aussi chez un grand nombre de personnes religieuses. Rarement la religion personnelle est tout à fait exempte d’ascétisme. La distinction du sacré et du profane, les scrupules continuels touchant ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, le sacrifice plus ou moins complet de la vie présente à la vie future, où l’on voit d’ordinaire des marques de sainteté, tiennent en réalité le plus souvent à une faiblesse morale assez commune qui empêche l’individu de s’adapter aux choses changeantes de ce monde sans perdre conscience de l’unité et de l’identité obtenues par la domination trop exclusive de l’idée religieuse.

Mais l’évolution peut aussi se faire en sens inverse, aller « vers le plus » et non « vers le moins », et la systématisation religieuse peut fortifier le pouvoir d’adaptation loin de lui porter préjudice. De grandes personnalités chrétiennes, un Luther, un Pascal, malgré son ascétisme parfois excessif, un Vinet, etc., ne se sont fait aucun scrupule de participer à une foule d’œuvres réputées mondaines ou profanes, de se mêler aux affaires publiques, de cultiver avec ardeur les arts, les lettres, les sciences. Il n’en est résulté pour eux aucun dédoublement ni aucun partage. Au milieu des soins les plus [p. 624] divers, des occupations les plus variées, l’idée de Dieu toujours présente rétablit continuellement dans la vie une parfaite et inaltérable unité, donne à toutes les activités une seule fin et réunit en un faisceau indéfectible les tendances toujours prêtes à se dissocier dès qu’elles sont abandonnées à elles-mêmes.

Le moi n’est pas une entité, il résulte d’une coordination d’états sans cesse renouvelés, voilà certes une vérité définitivement acquise. Mais, cette coordination demande elle-même une explication qui ne saurait être purement extérieure et mécanique. Il est certain que le milieu physique et social, la profession, etc., exercent une grande influence sur la systématisation des éléments du moi. Cependant le rôle de l’idée dans cette évolution psychologique n’est point négligeable. L’idée directrice dont parlait Claude Bernard à propos du développement des organismes, devient un facteur d’une haute importance lorsqu’il s’agit d’un développement intellectuel ou moral. Le biologiste peut en contester la nécessité; le psychologue ne peut ni l’ignorer ni en faire abstraction. Or la religion envisagée sous l’un de ses principaux aspects, son aspect subjectif, apparait comme l’idée directrice de l’évolution de la personnalité, non pas la seule possible sans doute, mais la première en date, celle qui demeure la plus efficace chez la grande majorité des êtres humains. Nous avons vu comment l’idée religieuse peut déterminer dans la maladie l’évolution régressive de la personnalité. Dans la santé, elle réalise parfois sans aucune mutilation, l’harmonie des états et des tendances, leur organisation en une unité hiérarchique. Elle contribue alors puissamment à l’édification de la personne. Le moi atteint au moins par instants à cette unité complexe et synthétique dans l’adoration. Celle-ci peut être considérée comme une forme positive, supérieure de l’extase, puisque tant qu’elle dure, l’homme ne cesse de s’appartenir et qu’ensuite il se sent heureux et fort, plus capable de s’adapter à de nouvelles conditions d’existence, mieux préparé pour le rêve, pour la pensée ou pour l’action.

E. MURISIER.

NOTES

(1) Voir le numéro précédent de la Revue.

(2) Ce point de vue ordinaire se trouve bien résumé dans Luthardt : Kompendium der theologishen Ethik.

(3) Le Bhagavad Gitac, cité par M. E. Naville dans un article sur le mysticisme et la philosophie. Bibliothèque universelle, sept. 1897.

(4) Dr Charbonnier-Debatty ouv. cit.

(5) E. Lidwin de Schiedam. (Goerres, La mystique.)

(6) Vie de Mme Guyon.

(7) Cité parte le Dr Charbonnier-Debatty.

(8) Trait rapporté à sainte Thérèse par le Père d’Alcantara lui-même.

(9) Le Bhagavad Gita, trad. Burnouf, p. 80.

(10) Introduction à la vie dévote, II, Des Sécheresses.

(11) Th. Ribot, Maladies de la Volonté et Psychologie de l’attention.

(12) Ignace de Loyola, Exercitia spiritualia.

(13) Vie de Mme Guyon.

(14) Ruyshroeck, Ornement des noces spirituelles, trad. Maetertinck.

(15) Récéjac, Essai sur les fondements de la connaissance mystique.

(16) Stimmem der Mystik, T. I, 125, etc. Ruyshroeck, ouv. cité, passim.

(17) Ruyshroeck, ouv. cité, Tauler (Stimmen der christ. Mystik.)

(18) Ritscht, Geschichte des Pietismus, t. I, p. 185.

(19) Sainte Thérèse, citée par M. Ribot dans sa Psychologie de l’attention.

(20) Slimmen der christ. Mystik, p. 109 (Eckardt), p. 125 (Suso), p. 112 (Tauler), etc.

(21) Ruysbroeck, Du suprême degré de la vie intérieure, p. 249-51. (22) Comp. sainte Thérèse, Autobiographie, t. I, p. 250-51, p. 285 ; saint Bonaventure, Itinéraire de l’âme à Dieu, 3e degré de la contemplation, etc.

(23) Sainte Thérèse, Autobiographie.

(24) Saint Paul, ravi jusqu’au troisième cil, écrit quelques années plus tard : Si ce fut en mon corps, je ne sais, si ce fut sans mon corps je ne sais ; Dieu le sait. (IIe Corinthiens, ch. XII.)

 

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