La xénoglossie [partie 1/3]. Par César de Vesme. 1933.

Marten Van Valckenborch (1535-1612- -  Construction de la Tour de Babel (1580).

Marten Van Valckenborch (1535-1612- – Construction de la Tour de Babel (1580).

César de Vesme. La xénoglossie [partie 1/3]. Article parut dans la « Revue Métapsychique », (Paris), n°5, septembre-octobre 1933, pp. 299-315.

Premier article d’une série de trois qui parurent sur deux années consécutives dans la Revue Métapsychique, 1933 et 1934.

César  BAUDI DE VESME (1862-1938). D’origine italienne il vécut la plus grande partie de sa vie en France, où il mourut. Défendant une philosophie spiritualiste, bilingue bien sûr, il publia de très nombreux articles et un ouvrage reprenant l’ensemble de ceux-ci. Il se spécialisa dans les études du paranormal et du spiritisme. Son principal ouvrage : Histoire du Spiritualisme expérimental. Paris, Jean Meyer, 1928.
Deux articles importants parmi plusieurs dizaines :
— A propos de rêves prémonitoires et de paramnésie. [Partie 1]. Article parut dans la « Revue des Etudes psychiques », (Paris), 2e série, 1er année, n° VIII-IX-X, Août-Sept.-Oct. 1901, pp. 225-242. – pp. 225-242. – pp. 225-242. Et – n° XI, Novembre. 1901, pp. 331-350. [en ligne sur notre site]
— L’obsession et la possession l’Extrême-Orient et dans les Pays non civilisés. [Partie 1] Article parut dans la « Revue Métapsychique », (Paris), n°3, année 1929, Mai-Juillet, pp. 163-183. – Septembre-Octobre, pp. 436-465. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé quelques fautes de typographie.
– Par commodité nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. . – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 299]

LA XENOGLOSSIE

Pourquoi on doit affronter de problème.

Théoriquement, nous sommes tous d’accord sur ce point : que lorsqu’on parle de « Métapsychie », de « Parapsychologie », de faits « supranormaux », on ne fait pas allusion à des phénomènes dont la réalité n’est plus contestée, sans quoi ils rentreraient dans le domaine de la Psychologie ou de la Physiologie normale, sans aucun méta, para, supra et similia. D’autre part, il est manifeste que le « métapsychiste » n’est pas nécessairement celui qui admet intégralement ou partiellement la réalité des phénomènes supranormaux, mais simplement celui qui, ayant été amené par ses observations et ses lectures à juger que la question est, prima facie, digne d’intérêt, se prend à l’étudier et à la discuter, dans l’espoir de parvenir ainsi à se former une idée au sujet de la réalité des faits allégués et de leur nature.

En ces conditions, que devons-nous penser de celui qui, tout en s’occupant de quelques phénomènes psychiques dont la réalité est désormais admise par la presque totalité des personnes compétentes — par exemple, de celui de la télépathie — se refuserait d’examiner d’autres manifestations paranormales, sous prétexte qu’elles ne sont pas encore admises par la majorité des juges les plus autorisés ? Le moins que l’on puisse dire de ce chercheur c’est en somme qu’il n’est qu’un demi-métapsychiste, puisqu’il ne tient compte que des phénomènes que l’on peut regarder comme « à demi normaux », si l’on peut dire, ayant commencé à mettre pied dans le cercle de la psychologie officielle. Sa mentalité serait, en partie, assez semblable à celle des adversaires de la Métapsychique, auxquels nous reprochons justement un exclusivisme, un apriorisme, un misonéisme peu dignes du vrai savant, qui doit montrer un esprit large, hardi, sans entraves dans ses recherches.

D’ailleurs, qui ne voit pas que le fait de se refuser à étudier un phénomène pour la seule raison qu’il n’est pas encore admis par la majorité des chercheurs équivaudrait à prononcer a priori l’ostracisme contre [p. 300] toute découverte nouvelle, puisque, pour arriver à admettre ou à rejeter raisonnablement un fait, il faut d’abord l’examiner ?

Ce n’est pas tout. Pour être en mesure de se faire une opinion sur la nature de certaines manifestations métapsychiques, il ne peut être suffisant d’avoir exploré les faits qui se trouvent à l’orée de la phénoménologie supranormale et qui constituent à l’heure actuelle une sorte de no man’s land entre les deux camps : celui de la « normalité » et celui de la « « paranormalité ». En ne tenant compte, dans la discussion, que de ces quelques faits relativement moins extraordinaires, on peut parfois triompher aisément de ses contradicteurs; cela est certain ; mais c’est là le bulletin de victoire du général qui a refoulé les avant-postes de l’ennemi, sans aller plus loin: rien n’est fait en réalité, ou si peu de chose! Pour crier victoire,. il faut s’être poussé jusqu’aux derniers retranchements de l’ennemi et 1’en avoir délogé. De même, pour tâcher de voir aussi clair que possible dans le domaine du supranormal, il est indispensable de se pousser jusqu’aux cas extrêmes de la phénoménologie, et les analyser ; sans quoi on n’aura jamais entamé qu’une discussion superficielle et formulé des conclusions forcément provisoires et caduques.

Sans doute, on ne saurait attacher la même valeur aux phénomènes dont la réalité peut être désormais considérée comme démontrée, et à ceux au sujet desquels il est prudent de réserver encore son ‘jugement. Mais d’abord, quelle est le délimitation exacte entre ces deux classes de phénomènes ? Ne nous occupons que des personnes ayant plus ou moins réellement étudié la question. Or parmi ces chercheurs, très nombreux et réputés sont ceux qui ne vont pas au delà de la « transmission de pensée ». D’autres veulent bien admettre aussi une sorte de clairvoyance dans le passé et le présent, ayant une origine autre que la télépathie, tout en doutant de la réalité des prémonitions. Celles-ci sont admises par des psychistes qui se refusent à croire qu’aucun phénomène parapsychique de nature physique ait été démontré. Et ainsi de suite. Où commence le phénomène incontestablement démontré, où finit celui qui ne l’est point ? Où s’arrête l’orthodoxie, où débute l’hétérodoxie ? Chacune des subdivisions de psychistes que je viens d’énumérer compte dans ses rangs des chercheurs éminents, apportant à l’appui de leurs opinions de précieuses expériences et des arguments difficiles à réfuter d’une manière absolue. Il y a mieux : depuis une quarantaine d’années, nous voyons les frontières entre les phénomènes admis par les métapsychistes d’avant-garde et ceux qui suivent se déplacer incessamment : après la télépathie, ce sont la clairvoyance, la prémonition, les stigmates, l’action de l’esprit sur la matière qui semblent entrer, petit à petit, dans le Credo des chercheurs d’arrière-garde, qui s’autorisent de principes de solide prudence scientifique et que leurs contradicteurs casse-cou considèrent des traînards. Ce qui est significatif et doit nous apprendre à ne pas trop nous empresser à anathématiser telle ou telle catégorie de phénomènes, mais à entreprendre [p. 301] plutôt de les examiner, sans doute avec circonspection, mais aussi sans pusillanimité scientifique.

Aussi, comme j’entretenais dernièrement le Dr OSTY de l’immense intérêt théorique que pouvait présenter le phénomène, ou prétendu phénomène, de la Xénoglossie, au sujet de laquelle je venais de faire une petite conférence, le Directeur de 1’I. M. I. a jugé pouvoir me dire : « Eh bien ! signalez cette question aux lecteurs de la Revue Métapsychique, d’abord pour la leur faire mieux connaître, ensuite pour encourager les expérimentateurs qui vous liront à faire des tentatives dans cette direction de manière à parvenir peut-être à recueillir de nouvelles données de nature à nous permettre de nous former un jugement bien fondé sur cette catégorie de faits. »

Judge John Worth Edmonds (1816-1874).

Judge John Worth Edmonds (1816-1874).

Les cas de nature « extrême »

Certes, dans cette question de la Xénoglossie il n’y a, somme toute, de nouveau que le nom. Même celui-ci n’offre qu’une nouveauté fort relative. Voici en effet ce que J’écrivais dans le numéro de Juin 1905 des Annales des Sciences Psychiques, en préfaçant un article du Prof, RICHET sur un cas de cette sorte : « Je me permettrai volontiers ici un néologisme ; nous pourrions dire que cette connaissance supranormale des langues étrangères est de la Xénoglossie (Σέυος = étranger, γλώσσα langue d).

Quant au phénomène lui-même, on peut affirmer qu’il en a toujours été question dans l’histoire du merveilleux. Je ne le remarque ici que pour prévenir la question habituelle : « Si ce phénomène est authentique, comment se fait-il qu’il n’a jamais été signalé jusqu’à ces derniers temps ? » Or il a bien été signalé à toutes les époques ; et il est certain que, si les cas de Xénoglossie se réalisent de nos jours, ils devaient d’autant plus se produire chez les mystiques de jadis, constituant un terrain tellement fertile pour ces sortes d’anomalies psychiques.

Je pourrais, par exemple, en citer un exemple tiré de la Vie d’Appollonius de Tyane par Philostrate ; mais, naturellement, c’est surtout l’hagiographie et la démonographie chrétiennes qui nous offrent en plus grand nombre des cas du « don des langues »,chez saint Pacôme, saint Dominique, saint Antoine de Padoue, saint Vincent Ferrier, saint François Xavier, sainte Claire de Monte- Falcone, etc. (1)

(Ouvrons ici une parenthèse à l’usage des Chrétiens croyants, pour remarquer qu’il n’est pas bien clair, d’après le texte des Actes des Apôtres (chap. II), si les apôtres et disciples de Jésus reçurent, le soir de la Pentecôte, le don de parler diverses langues, ou si ce n’est pas plutôt leurs auditeurs qui reçurent celui de les entendre chacun dans sa propre langue.) [p. 302]

D’autres cas sont attribues à des supposés « possédés », aux prophètes des Camisards des Cévennes, etc.

Il est à peine besoin de dire que, tout en n’ayant pas la prétention d’attribuer à tous ces cas un caractère purement légendaire (surtout à ceux au sujet desquels on possède les témoignages jurés des procès de canonisation ou de démonomanie), je ne prétends non plus qu’aucun de ces cas ait été bien observé. Par exemple, tout en négligeant les causes banales d’erreur, je rappellerai que dans le cas des religieuses « possédées » de Loudun, qui, au cours de leurs crises, répondaient aux questions latines que l’Inquisiteur adressait au diable, on a bien l’impression que c’est par un phénomène de transmission de pensée que ces malheureuses comprenaient ce qui leur était dit ; elles n’y répondaient que par deux ou trois mots d’un latin tout à fait courant, qu’elles puisaient peut-être dans la pensée du questionneur, ou qu’en tout cas elles pouvaient avoir subconsciemment retenus dans la pratique prolongée des prières et fonctions religieuses. Auquel cas, il ne se serait agi de Xénoglossie proprement dite, mais d’un phénomène télépathique, ou d’un autre, beaucoup moins exceptionnel encore, de cryptomnésie.

Or, si je viens de faire allusion à la nécessité de ne jamais perdre de vue, dans l’étude de la Métapsychique, les catégories de phénomènes que j’ai appelés « de nature extrême », il importe qu’aussi dans l’examen de la Xénoglossie, on ne retienne que les cas extrêmes qui s’y rapportent et qui ne peuvent trop facilement prêter, comme les cas les plus rudimentaires, à des interprétations tout différentes. N’en ferait-on pas de même pour s’assurer de la réalité des prémonitions ou de tout autre phénomène paranormal ?

Lorsque les adversaires de la psychologie supranormale ne peuvent éviter la discussion de la troublante énigme qui nous occupe, ils nous servent invariablement des cas comme celui du langage martien d’Hélène SMITH, que le professeur FLOURNOY a étudié en démontrant, grâce à l’examen de ses particularités grammaticales, qu’il n’était que du français travesti et qu’il avait été inventé subconsciemment par le médium.

Or, puisque ces cas constituent indubitablement des exemples de simple invention subconsciente, ils n’ont rien à faire avec ceux où le sujet parle une langue réellement existante, ou qui a existé, mais qu’il ne connaît pas normalement. Le professeur RICHET, dans son Traité de Métapsychique, a donc grand soin de distinguer les cas concernant des langues inventées — cas qu’il appelle de Glossolalie (conformément à la terminologie de Fr. MYERS) — de ceux concernant des langues réellement existantes, et qu’il a nommés de Xénoglossie.

S’il leur arrive pourtant d’être contraints de s’occuper de la Xénoglossie proprement dite, les critiques dont je viens de parler pensent se tirer d’affaire en déterrant quelques vieilles histoires comme celle de la bonne femme qui, ayant été jadis servante d’un prêtre, lequel avait [p. 303] l’habitude de lire tout haut son Bréviaire, en avait retenu subconsciemment quelques bribes et les avait débitées, longtemps après, dans un accès de délire, en étonnant ainsi, au premier abord, son entourage, qui avait crié au miracle. Historiette qui a été ensuite rééditée en changeant le latin en hébreu ou dans une autre langue également peu connue. On s’efforce ainsi de faire rentrer le phénomène de la Xénoglossie dans le lit de Procuste de la Psychologie normale.

Les cas modernes de Xénoglossie qui, par leur caractère « extrême » se montrent récalcitrants contre toute confiscation par la Psychologie normale ont cependant été relatés, avec documents à l’appui, surtout depuis que la vogue du Spiritisme est venue ouvrir aux chercheurs une mine inépuisable de phénomènes supranormaux. Les faits ainsi signalés sont même assez nombreux, mais il arrive pour cette catégorie de manifestations supranormales ce qui se produit pour toutes les autres, et spécialement pour certaines parmi elles, comme les prémonitions: ils sont généralement si insuffisamment relatés et documentés, qu’ils apparaissent inutilisables dans un but scientifique. D’autres sont peu probants de leur nature. C’est ce que n’a pas de difficulté de reconnaître M.. Ernest BOZZANO lui-même, dans une de ses intéressantes monographies, qui vient de paraître dans la Ricerca Psichica de Milan, qui a été aussitôt traduite en anglais dans un volume paru dernièrement et dont paraîtra bientôt une traduction française.

M. BOZZANO est tout de même parvenu à rassembler près de quarante cas qu’il juge dignes d’être retenus ; il faut reconnaître que presque tous (naturellement en des mesures fort différentes), méritent d’être sérieusement examinés. Je parle ici des faits en eux-mêmes, non pas de l’interprétation que M. BOZZANO leur donne invariablement.

Deux cas de « médiumnité parlante »
La question de leur authenticité

M. BOZZANO commence par classifier les cas de Xénoglossie selon les modalités dans lesquelles ils se réalisent, à savoir : 1° par la parole automatique ; 2° par la médiumnité auditive (clairaudiance), c’est-à-dire lorsque le médium répète vocalement les paroles qu’il entend subjectivement ; 3° par l’automatisme moteur (écriture automatique et typtologie) ; 4° par la voix directe; 5° par l’écriture directe.

Donna Edmonds.

Donna Edmonds.

La première modalité, celle de la « parole automatique », est probablement celle qui offre un plus grand nombre d’exemples. Et d’abord le plus célèbre entre tous, qui s’est réalisé tout à l’aube du Moderne Spiritualisme : on a compris que je fais allusion au cas de Laura EDMONDS. M. BOZZANO reproduit le récit, d’ailleurs très exact, qu’en donne le [p. 304] professeur RICHET dans son Traité de Métapsychique ; il vaudra mieux, tout de même, que j’utilise ici le Rapport du Juge EDMONDS lui-même. Celui-ci a été d’ailleurs le premier à s’occuper de la Xénoglossie médiumnique d’une manière un peu étendue, en citant une cinquantaine de cas de cette sorte, dans sa lettre : Le Parler en langue inconnue au médium, parue dans le New-York Tribune, en 1859, et reproduite en langue allemande par Aksakof dans sa brochure : Le Spiritisme américain : Recherches du Juge Edmonds. La plupart des cas qu’il a cités sont loin de revêtir de la valeur au point de vue de la suffisance des détails et des témoignages ; mais le cas de Laura EDMONDS est réellement frappant. Il est d’ailleurs tellement connu que, si je le reproduis ici, c’est surtout pour pouvoir le faire suivre de quelques observations utiles.

La jeune fille en question avait reçu une excellente éducation dans un couvent et était une bonne catholique. L’Église lui enseignait de ne point se prêter aux pratiques spirites, et elle refusa d’abord d’assister à ces manifestations ; pourtant elle était médium et de nombreux phénomènes spontanés ne tardèrent guère à éveiller l’attention de son entourage. Par exemple, des portes s’ouvraient et se fermaient, dit-on, mystérieusement en sa présence ; on entendait autour d’elle des raps, etc. Miss Laura commença enfin à fréquenter les séances médiumniques et devint médium parlant. Elle ne tombait pas en transe, comme beaucoup d’autres ; au contraire, elle avait conscience de tout ce qu’elle disait et de tout ce qui se passait autour d’elle. Puis, elle se prit à parler différentes langues.

… Elle ne connait aucune autre langue que l’anglais et le français ; ce dernier autant qu’elle a pu l’apprendre à l’école, — a écrit son père (2), — et cependant, elle a parlé neuf ou dix langues, quelquefois pendant une heure, avec une facilité et un aisance parfaites… Un soir, je reçus la visite d’un monsieur de nationalité grecque (un certain Evangélidès), qui se mit bientôt à causer avec Laura dans sa langue à lui ; au cours de cette conversation, il paraissait très ému, et même il pleura. Six ou sept personnes se trouvaient présentes, et l’une d’elle demanda la raison de cette émotion. L’interpellé se déroba à une réponse directe, disant qu’il était question d’affaires de famille.

Le lendemain, il renouvela sa conversation avec Laura, et aucune personne étrangère ne se trouvant chez moi, il nous donna l’explication désirée : la personnalité invisible avec laquelle il s’entretenait par l’intermédiaire de Laura n’était autre qu’un ami intime à lui, mort en Grèce, le frère du patriote Marc Botzaris ; cet ami l’informait du décès d’un de [p. 305] ses fils d’Evangélidès, qui était resté en Grèce et se portait admirablement bien au moment où son père était parti pour l’Amérique.

Ce dernier vint me voir encore plusieurs fois, et dix, jours après sa première visite, il nous informa qu’il venait de recevoir une lettre venant de chez lui, l’informant de la mort de son fils ; cette lettre devait être en route au moment de son premier entretien avec Laura (3).

J’aimerai qu’on me dise comment je dois envisager ce fait. Le nier, c’est impossible ; il est trop flagrant. Je pourrais tout aussi bien nier que le soleil nous éclaire,

Le considérer comme une illusion, je ne le saurais pas davantage, car il ne se distingue en rien de toute autre réalité constatée à n’importe quel moment de notre existence.

Cela s’est passé en présence de huit à dix personnes, toutes instruites, intelligentes, et aussi capables que n’importe qui de faire une distinction entre une illusion et un fait réel.

Il serait oiseux de prétendre que c’était le reflet de nos propres pensées : nous n’avions jamais vu cet homme qui nous a été présenté par un ami le soir même ; d’ailleurs, en supposant même que nos, pensées eussent pu lui faire part de la mort de son fils, comment pouvait-elles faire en sorte que Laura comprît le grec, langue qu’elle n’avait jamais auparavant entendu parler ?

Je vous demande encore une fois : comment dois-je envisager ce fait et bien d’autres faits analogues ?

 

A l’époque où se produisit cet épisode, Miss Laura était âgée de dix sept ans,

John Worth EDMONDS, père de la jeune fille, était un homme dont personne n’a mis en doute l’intégrité et la sincérité. En ce qui concerne son intelligence, remarquons qu’il a été l’un des deux sénateurs de l’État de New-York au Congrès Américain, Inspecteur des Prisons, Juge à la Cour suprême de l’État. Parmi les personnes présentes à la scène dont on vient de lire le récit se trouvaient Mr GREEN, artiste à New-York, Mr ALLEN, président de la Banque de Boston, deux messieurs entrepreneurs de chemins de fer dans les États de l’Ouest, Miss Jennie KEYER, nièce du Juge EDMONDS, etc.

Le fait semble donc s’appuyer à de bons témoignages. J’ose demander combien de cas de clairvoyance, prémonition, etc. qu’on nous présente de nos jours, sont mieux attestés. Cependant je suis un peu surpris de n’avoir jamais vu remarquer ceci : Le principal témoin devait être, sans contesté, M. EVANGÉLIDÈS, parce qu’il était le seul qui fût en mesure de savoir pertinemment si Miss Laura avait réellement parlé le grec moderne, ou si elle ne s’était pas bornée à enfiler des syllabes dépourvues de toute signification — une sorte de langage martien à la manière de Mlle Hélène SMITH. Au fond toute l’histoire est donc principalement fondée sur ce que ce Grec a affirmé. [p. 306]

Helen Smith.

Helen Smith.

Ce n’est point, naturellement, que je trouve tout simple q’U’EVANGÉLIDÈS, à peine présenté par un ami au Juge EDMONDS, ait forgé cette machination, ait feint une émotion subite, se soit pressé les yeux pour en faire jaillir des larmes, etc. — dans quel but d’ailleurs ? — et que Miss Laura se soit aussitôt prêtée à cette comédie en y apportant le concours d’un charabia improvisé. Mais toutes les hypothèses doivent être imaginées et discutées ; celle-ci comme les autres.

II est juste toutefois de ne pas prendre isolément, dans la médiumnité de Laura EDMONDSs, le cas d’EVANGÉLIDÈS, qu’il est bien, au contraire, de rapprocher d’autres circonstances au cours desquelles cette jeune fille a parlé d’autres langues qu’elle était également censée ignorer. Par exemple, le Juge EDMONDS a écrit : Laura m’a parlé en indien, et précisément dans les idiomes Chippewa et Monomonie. Je connais ces langues, ayant passé deux ans dans le pays indien (4).

Or la connaissance que possédait M. EDMONDS de ces deux idiomes était presque certainement très imparfaite ; toutefois, puisqu’il les reconnut, c’est qu’il se rendit compte que sa fille n’employait pas seulement des mots sans signification aucune.

Sans doute, on peut se demander ceci : si M. EDMONDS connaissait un peu les deux idiomes en question pour avoir passé quelque temps dans le pays indien, il est possible que sa fille fût alors avec lui et qu’elle les ait appris un peu elle aussi. Il se serait alors agi de cryptomnésie.

Quelques critiques qui n’ont pas songé à soulever les objections dont je viens de parler se sont avisés, par contre, de faire les difficiles à propos du récit du Juge EDMONDS parce qu’il date de près de soixante-dix ans. Mais à ce sujet il faut bien s’entendre. Si l’on venait me raconter un phénomène surpranormal inédit — je dis inédit — datant de trois quarts de siècle, je ne pourrais m’empêcher d’objecter, à mon grand regret : « Scientifiquement, votre histoire n’a pas beaucoup de valeur, parce que, après une si longue période de temps, il n’est plus possible d’effectuer une enquête pour s’assurer de son exactitude, en recueillant des témoignages ; d’ailleurs, quand même je trouverais des témoins, je ne pourrais plus me fier à la fidélité de leurs souvenirs, que le temps aurait rendus imprécis, incomplets et aurait surtout déformés relativement à ces menues circonstances, à ces détails qui pourtant modifient souvent de fond en comble la nature d’un fait. » Mais quand il s’agit d’un événement qui a été appuyé, à l’époque où il s’est produit, par de bons témoignages, lesquels nous sont parvenus, alors cet événement garde à nos yeux presque toute sa valeur. Si cela n’était pas, il faudrait admettre que toute notion humaine fondée [p. 307] sur le témoignage devient caduque après une ou deux générations : l’Histoire, entre autres choses, cesserait d’être. Quant aux Rapports des expériences faites et des cas spontanés examinés par les meilleurs métapsychistes de nos jours, ils devraient invariablement tomber au rebut au bout de quelques dizaines d’années — et tout serait éternellement à recommencer !

Cette remarque peut tout aussi bien s’appliquer au cas de Ninfa FILIBERTO, presque aussi connu des psychistes que le précédent, et au sujet duquel le Dr Nicolas CERVELLO, de Palerme, a écrit, en 1853, une brochure en langue italienne, dont un résumé a paru dans le Journal of the S. P. R, de Décembre 1900, et dans les Annales des Sciences Psychiques, 1901, n° 3.

Ninfa FILIBERTO, jeune fille appartenant à une bonne famille de Palerme, avait toujours joui d’une bonne santé ; mais son humeur naturellement gaie se modifia en 1850, lorsqu’elle eut atteint l’âge de 16 ans ; elle tomba dans un état de profonde mélancolie, qui fut suivie de convulsions, de douleurs aux régions du foie et du cœur, et finalement de léthargies fréquentes, de paralysie à un bras, puis à une jambe. En revenant à elle, après une phase d’inconscience, Ninfa demanda à écrire ; on fut alors étonné de constater qu’elle écrivait à rebours (écriture en miroir), avec une grande rapidité. Un de ses frères, pour la distraire, lui apporta des bonbons ; elle se prit à les compter, mais en commençant par le numéro 28 et en descendant jusqu’au numéro 1 ; on remarqua ainsi que les bonbons étaient réellement 28. Pendant cette période de sa maladie, elle voyait tout sens dessus dessous ; quand on lui donnait une montre pour lire l’heure, elle la plaçait en sens inverse, le haut en bas. Et ainsi de suite. Plus tard, elle parut entendre par les mains et par les pieds (déplacement des sens),

Elle parlait d’habitude, comme tout son entourage, le dialecte sicilien, très différent de l’italien ; cependant elle connaissait, naturellement, l’italien, et avait appris un peu de français. Mais tout à coup elle commença à parler une langue que les siens ne comprenaient pas. ; on pensa, d’après certains indices, que c’était du grec. Le lendemain, elle parlait couramment le français, ne comprenant pas d’autres langues ; le surlendemain, elle se prit à parler l’anglais, Deux jours après, Ninfa dit être native de Sienne, dont elle décrivit minutieusement les œuvres d’art, en y employant le délicieux idiome toscan de cette région (un italien plus coloré et plus pur), avec l’accent très spécial du pays — accent que le Dr CERVELLO juge inimitable. Elle avait complètement oublié le patois sicilien, sauf quelques mots rappelant l’italien.

Soudain, quelques heures après, elle passa, au milieu d’une phrase, du toscan à son dialecte, n’ayant gardé aucun souvenir de toutes les langues qu’elle avait parlées si prodigieusement en ces derniers jours. [p. 308]

Cette maladie psycho-physiologique disparut après quelques mois de phases diverses ; dès lors, elle ne reparut plus et Ninfa se maria plus tard, devint mère et grand’mère. Pas plus le Dr CERVELLO que ses confrères le Dr RAFFAELLO, le Dr CALANDRA, le professeur TINÉO (oncle de la malade), cinq médecins appelés pour une consultation, n’avaient en somme découvert chez la patiente que les traits caractéristiques de cette maladie très mystérieuse encore qu’on appelle «  hystérie » et qui donne justement lieu en certains cas spéciaux, à des altérations de la personnalité.

Mais il ne s’agit point ici d’un de ces cas classiques de dépersonnalisation analogues à ceux des FÉLIDA, des LÉONIE, etc., où tout se réduit à une amnésie partielle, accompagnée d’une certaine transformation de la volonté et du caractère. Dans le cas de Ninfa FILIBERTO il y avait au contraire cette question troublante de la connaissance des langues — disons seulement de l’anglais, en négligeant le reste, pour simplifier la discussion. — Ses parents, son entourage savaient pourtant bien que cette fillette de seize ans n’avait nulle connaissance de l’anglais. Et qu’on ne vienne pas nous dire que, pour bien juger de l’affaire, il aurait fallu qu’un sténographe enregistrât toutes ses paroles. Si, en Cour d’Assises, un imputé a une raison quelconque pour simuler son ignorance de la langue anglaise, et que plusieurs témoins viennent déclarer avoir couramment causé en anglais avec lui, on ne prétendra certainement pas pour les croire, que le texte des différentes conversations ait été sténographié. Ce qui a pu être dit au cours des entretiens est tout autre chose : l’imputé a causé couramment en anglais ; il connaît donc cette langue ; c’est tout ce que l’on demande.

Et dans le cas de Ninfa, la situation paraît nette : le père de la malade avait fait venir deux Anglais, Mr WRIGHT et Mr Frédéric OLWAY, ainsi que six Siciliens qui parlaient facilement l’anglais et dont les noms, les professions sont indiqués dans l’opuscule du Dr CERVELLO ; or ces huit témoins purent constater le fait merveilleux en question. «  Mr OLWAY — lit-on, par exemple, dans le Rapport — commença à lui parler et elle soutint aisément la conversation avec lui ». On ajoute qu’elle parlait « un excellent anglais » et qu’elle se moqua des six Siciliens à cause de leur accent défectueux.

Dans le cas de Palerme, on ne saurait donc plus parler d’une comédie analogue à celle, pour invraisemblable qu’elle soit, qu’on peut attribuer à EVANGÉLIDÈS et Miss Laura. Comment admettre, en effet, que les deux Anglais, Mr WRIGHT et Mr OLWAY, ainsi que les six Siciliens connaissant l’anglais, aient tous menti d’un commun accord, si la jeune malade ne parlait réellement pas la langue d’Outre-Manche ?

Petiti Filiberto (1845-1924) - Italie - Ninfa

Petiti Filiberto (1845-1924) – Italie – Ninfa

Peut-on plus raisonnablement se demander si Laura EDMONDS ne connaissait pas le grec moderne et si Ninfa FILIBERTO ne possédait pas la langue anglaise ? Mrs SALTER, Directrice, honoraire des publications du S. P. R. de Londres, a spirituellement présenté cette objection, à [p. 309] propos d’un autre cas, en écrivant (Proceedings, XI) : « Il est beaucoup plus facile de découvrir qu’un homme ne connaît pas une langue qu’il prétend connaître, que de découvrir qu’il la connaît, lorsqu’il prétend l’ignorer ». Cela est incontestable, si on envisage la question d’une manière purement théorique et abstraite, ou dans quelques cas tout à fait spéciaux. En est-il de même si on la considère au point de vue pratique ? Y a-t-il quelque probabilité que Laura EDMONDS ait étudié en cachette le grec moderne, au point de pouvoir causer dans cette langue (ainsi que dans huit ou neuf autres langues) ; que Ninfa FILIBERTO ait appris clandestinement l’anglais et quelques autres langues ; l’une sans doute en prévision de la visite d’un M. EVANGÉLIDÈS, l’autre pour l’utiliser éventuellement au cours d’une attaque d’hystérie ? Si nous demandions à l’un ou à l’autre des critiques dont nous avons parié plus haut : « Vous avez une fille de seize ou dix-sept ans ; êtes-vous sûr qu’elle ne connaît pas telle ou telle langue ? » ils ne sauraient s’empêcher de rire, hormis dans quelques cas exceptionnels, et ils vous répondraient : « Mais voyons ! je sais bien si ma fille connaît ou ne connaît pas une langue ! Vous-même, si vous avez une fille de cet âge, qui vit avec vous, pensez-vous pouvoir ignorer quelles sont les langues qu’elle connaît ? » Pourquoi donc ergoter et embrouiller les cartes par des objections abstraites et oisives n’ayant aucune valeur pratique, sauf dans quelques cas spéciaux, concernant des médiums professionnels ou hantés par la démangeaison d’une sotte notoriété ?

Mme WHITAKER, qui fit une enquête sur le cas FILIBERTO à Palerme, en 1899, remarque que le Dr Nicolas CERVELLO, auteur du Rapport, était un savant sérieux, fils du Dr Vincent CERVELLO, membre honoraire de l’Académie des Sciences de France. Sa brochure parut deux ans seulement après les événements auxquels elle se rapporte, alors que les nombreux témoins qu’il cite auraient pu protester et le contredire, s’il avait raconté quelque circonstance inexacte. Plus spécialement les professeurs du collège où Ninfa avait été éduquée et ses camarades d’école n’auraient pas manqué d’éventer la mystification.

Sans doute, dans ces questions, il ne s’agit point d’atteindre la preuve absolue, d’autant que, même si les expérimentateurs l’ont atteinte, le public doit toujours encore admettre leur bonne foi et leur infaillibilité d’observation — ce qui finit par rendre, de toute manière, purement relatives les preuves, comme dans toutes les sciences se rapportant à des phénomènes non renouvelables à volonté — c’est-à-dire dans la presque totalité des questions concernant la Psychologie et les autres branches de la Médecine (sauf peut-être la Physiologie), sans parler des affaires juridiques, historiques, etc. Il s’agit, pour le moment, de se rendre compte que dans les problèmes de la Xénoglossie, comme dans plusieurs autres questions métapsychiques, les objections que l’on soulève pour contester la réalité des faits sont souvent aussi invraisemblables que les faits eux-mêmes, et que ceux-ci méritent donc d’être sérieusement étudiés, pour nous assurer de leur réalité et à les élucider. [p. 310]

Par quelles hypothèses parviendrait-on
à expliquer ces faits ?

Les quelques commentaires dont j’ai fait suivre, jusqu’ici l’exposé des phénomènes se rapportaient au degré de crédibilité qu’ils présentent. Nous devrons forcément revenir sur cette question en discutant les autres faits, beaucoup plus récents, que je me propose de relater dans cette étude, à titre d’exemples. Mais il est bien que nous examinions d’abord les différentes hypothèses qu’on a imaginées pour se rendre compte de ces faits ; il nous faudra, en effet, les tenir présentes dans la discussion de chaque cas.

La première de ces hypothèses, la plus élémentaire, la seule qui ne s’éloigne pas des données de la psychologie officielle, est celle de la Cryptomnésie, c’est-à-dire de la Mémoire latente. J’y ai déjà fait allusion lorsque j’ai rappelé le cas classique de la servante d’un prêtre qui, dans son délire, a prononcé quelques phrases latines du bréviaire. On a dit que ces souvenirs, latents permettent bien de débiter quelques phrases incohérentes et déplacées, mais ne sauraient permettre une conversation. Cela n’est pas toujours exact. Prenons par exemple le cas de ce vieil Anglais qui, sur son lit de mort, dans une crise de délire, se prit à parler une langue étrangère dont son entourage ne comprenait mot ; on se rendit compte enfin que le mourant, né dans le Pays de Galles, parlait à ce moment le gallois, un idiome apparenté à notre bas-breton. Cet homme avait quitté son pays natal à l’âge de 7 ans, n’y avait jamais plus remis les pieds, et ses parents savaient qu’il avait depuis longtemps complètement oublié le gallois, au point qu’il n’aurait pas compris quelqu’un lui adressant la parole en ce dialecte qui, cependant; refoulé au fond de la subconscience, du Moi intégral, avait émergé au cours du délire. Or si, à ce moment, l’un des assistants eût adressé la parole en gallois au mourant, et que celui-ci eût entendu et répondu (comme il arrive souvent en pareil cas), une conversation cohérente aurait pu parfaitement s’établir entre le mourant et son interlocuteur.

L’objection reposant sur la cohérence des propos n’est donc pas toujours suffisante contre l’hypothèse de la Cryptomnésie. Seulement, on ne peut l’appliquer qu’à un petit nombre de cas non « extrêmes » ; on ne saurait, de toute évidence, s’en prévaloir, par exemple, dans les deux cas de Miss EQMONDS et de la signorina FILIBERTO, dont la subconscience ne pouvait pas avoir retenu le grec moderne et l’anglais, puisque les deux jeunes filles en question n’avaient certainement jamais étudié ces langues. Inutile d’insister sur ce point.

Avec l’hypothèse de la « Mémoire ancestrale » on commence à s’écarter sensiblement de la Psychologie officielle. Elle n’a été avancée que timidement par le Dr LETOURNEAU à propos du phénomène de la paramnésie, [p. 311]

par la Doctoresse M. MANÉCÉINE relativement à quelques cas de connaissance paranormale. L’étude des prénotions innées des animaux — surtout des insectes — nous montre bien que l’on peut hériter de ses parents, non pas seulement des tendances, mais aussi des notions précises. Mais une langue, au point de pouvoir l’employer à causer ? Rien ne nous empêche d’examiner cette extraordinaire théorie, à titre « d’hypothèse de travail » ; mais encore faut-il que les faits semblent la confirmer. Or, nous ignorons si le juge EDMONDS avait appris avant la naissance de Laura les rudiments des deux dialectes indiens dont nous avons parlé plus haut ; mais cet homme savait bien que ni lui-même, ni sa femme, ni les grands-parents de l’un ou de l’autre, jusqu’à deux ou trois générations) ne connaissaient ni le grec moderne, ni le magyar, ni certaines autres langues qui avaient été parlées par sa fille, et qu’ils ne pouvaient donc pas avoir transmis à celle-ci cette connaissance. Dans le cas de Ninfa on sait qu’au moins ses deux parents ignoraient l’anglais. Nous verrons d’ailleurs cette explication devenir de moins en moins vraisemblable à propos d’autres cas que nous allons citer. Enfin, je ne connais pas un seul critique qui, pour se rendre compte des phénomènes de Xénoglossie, se soit arrêté sérieusement à cette hypothèse de la Mémoire ancestrale, c’est-à-dire autrement que pour en faire mention à un point de vue purement théorique.

Pierre-Antoine Labouchère,  Jean Cavalier, chef camisard, peinture de 1864.

Pierre-Antoine Labouchère, Jean Cavalier, chef camisard, peinture de 1864.

Une hypothèse qui s’apparente à la Mémoire ancestrale est celle qui se fonde sur la doctrine de la Palingénésie. On a voulu expliquer ainsi certains cas, que je pourrais citer, de petits enfants qui ont parlé des langues qu’ils ignoraient. Ne rions pas ; songeons plutôt que cette croyance est commune à un quart environ de l’humanité, et que des philosophes éminents n’ont pas cru devoir la mépriser. Et il nous faut au moins reconnaître que ceux-là mêmes qui, comme moi, ne pensent nullement devoir avoir recours à cette hypothèse pour expliquer la Xénoglossie, se trouveraient fort embarrassés de démontrer qu’elle est toujours fausse. Si l’on venait nous dire, par exemple, que Ninfa FILIBERTO a peut-être parlé anglais parce que, dans une vie précédente, elle était une Anglaise, ou avait tout simplement appris l’anglais, que pourrions-nous répondre ? La phénoménologie supranormale, lorsqu’on l’envisage dans son ensemble, et non pas dans quelques cas rudimentaires, est tellement extraordinaire, tellement en dehors du plan où nous vivons normalement, que, dès que nous prétendons ne pas nous en tenir aux simples apparences extérieures, mais aller autant que possible au fond des choses, nous nous trouvons engagés dans une sorte de Maelstrom qui nous entraîne dans son gouffre vertigineux, jusqu’à des abîmes insondables. Qu’y a-t-il de plus rationnel et de plus scientifique que la doctrine du Déterminisme universel, tout effet devant provenir d’une cause ? Et ne paraît-elle pas nécessaire, ou du moins utile, pour nous faire admettre que l’avenir peut être en certains cas paranormalement prédit ? De nombreuses observations et expériences ne nous portent-elles pas à faire bonne mine à cette intéressante hypothèse de travail, destinée peut-être à triompher un jour, [p. 312] selon laquelle chacun de nous connait subconsciemment quel sera son avenir, de manière qu’un clairvoyant pourra puiser dans notre subconscient quelques bribes de cette connaissance ? Jusque-là, on a même l’avantage de ne pas devoir nécessairement recourir à l’hypothèse d’un monde spirituel. Mais allons un peu plus loin : demandons-nous comment notre subconscience peut avoir appris d’avance tous les détails de notre devenir. Nous serons alors entrainés dans un gouffre de fantaisies métaphysiques et même théologiques, en présence desquelles les doctrines de la Survie, des Vies successives, de la communication avec des êtres de l’Au-delà, des Sphères spirituelles, de l’Immortalité de l’âme, de Dieu, du Diable, du Paradis, de l’Enfer, de tous les mythes que peut avoir enfantés l’imagination ou l’induction humaines, ne seront que des données relativement concevables et compréhensibles.

Il ne s’agit donc pas de rejeter l’hypothèse de la Palingénésie a priori. Mais on ne peut s’empêcher de la trouver inutile et inopérante dans la plupart des cas de Xénoglossie. Elle n’explique point, par exemple, comment Laura EDMONDS, en parlant grec, a pu annoncer, à EVANGÉLIDÈS le décès de son fils éloigné — circonstance qui fait pourtant partie intégrante du phénomène dont il s’agit. Et comme cette annonce a été donnée par la personnalité — réelle ou fictive —du frère de Marc BOTZARIS, on semble rentrer ici dans l’hypothèse « spirite ». Mais il vaut mieux que nous réservions à plus tard la discussion de celle-ci, qu’il ne faut accepter, en tout cas, que provisoirement et en dernier ressort, justement parce qu’elle est si commode pour résoudre paresseusement tout problème métapsychique, au point de rappeler ce que dit Théophile Gauthier des règles trop larges de la prosodie:

Fi du rythme commode
Comme un soulier trop grand
De mode
Que tout pied quitte et prend.

Demandons-nous plutôt d’abord si un « médium » ne peut parler des langues qu’il ignore sous l’influence subconsciente d’un vivant. Sans doute, cette idée parait, au premier abord, abracadabrante. Mais elle devient plus acceptable si nous l’envisageons systématiquement par degrés.

S’il vous est arrivé de consulter certains bons clairvoyants, vous n’ignorez point que ceux-ci, de temps en temps, donnent un nom qui vous comble de surprise, parce que vous êtes sûr que le sujet ne peut normalement le connaître. Après avoir décrit, par exemple, une personne, vivante ou morte, qu’il dit voir et que vous reconnaissez bien d’après la description qui vous en est donnée, le clairvoyant ajoute : « J’ai un nom dans la tête… » ou « Je lis un nom… », ou encore « J’entends un nom … ». Or le nom que le sujet prononce alors est bien celui, parfois très rare, quelquefois légèrement défiguré, de la personne décrite. En d’autres [p. 313] circonstances, le clairvoyant prononce un nom de famille; ou celui d’un petit village ignoré, etc, Il n’est pas nécessaire que le consultant pense consciemment ce nom, au contraire.

Or il est de toute évidence que, si le clairvoyant est parfois à même de puiser dans la subconscience de son interlocuteur un prénom, un nom de famille, etc., il peut tout aussi bien y puiser un mot en langue étrangère. Et s’il peut y puiser un mot, il peut, en certains cas, en puiser deux, trois, une phrase tout entière. Un sujet exceptionnel et bien entraîné parviendra peut-être à faire mieux encore, à certains moments psycho-pathologiques et en présence d’un consultant bien doué, à son tour, pour servir d’agent télépathique,

Examinons un cas choisi, naturellement, parmi les plus simples, mais en le puisant toutefois dans l’ouvrage de M. BOZZANO.

Le comte Chédo MIJATOVITCH, ministre plénipotentiaire de Serbie à Londres sous la dynastie des Obrénovitch, raconte que, se trouvant dans la capitale britannique au cours de l’année 1908, il reçut d’un groupe de spirites hongrois une lettre dans laquelle on le priait de se mettre, si possible, en rapport avec un ancien roi de Serbie et le consulter sur un certain sujet. M. MIJATOVITCH ne s’occupait pas alors de spiritisme ; mais sa femme ayant lu, justement en ces jours-là, quelque chose se rapportant. à un M. VANGO, doué de facultés médiumniques remarquables, le comte décida d’aller chez lui,

Je ne l’avais jamais vu — écrit-il – et à son tourr il ne m’avait certainement pas vu non plus ; il n’y a aucune raison de supposer qu’il sût quoi que ce soit à mon sujet, ou qu’il ait pu le deviner. Je lui demandai s’il pouvait me mettre en rapport avec l’esprit auquel je pensais ; il me répondit que cela réussissait quelquefois, mais que souvent se manifestaient au contraire des esprits que le consultant ne désirait nullement. De toute manière, il se mit à ma disposition, et me pria de concentrer ma pensée sur l’esprit avec lequel je souhaitais communiquer,

Peu après, M, Vango tomba en transe et dit : « Il y a ici l’esprit d’un jeune homme qui paraît vivement désireux de vous parler ; malheureusement il s’exprime dans une langue que je ne connais pas ». Le souverain serbe sur lequel j’avais concentré ma pensée était mort en 1350, en âge mûr ; j’étais donc curieux de savoir quel était le jeune esprit désireux de me parler, et je priai le médium de répéter ne fût-ce qu’un seul mot de ce que disait l’entité présente. M. Vango me répondit qu’il allait essayer; il se retourna vers la paroi, en attitude d’écouter attentivement, et puis, à ma grande stupéfaction, il commença à épeler lentement les mots suivants en langue serbe : Molim vas pishite moyoy materi Nataliyi da ye molim da mi oprosti, qui, traduits, signifient : « Je le prie d’écrire à ma mère Nathalie, en lui disant que j’implore son pardon ».

Naturellement, je compris qu’il s’agissait de l’esprit du jeune roi Alexandre ; je demandai alors à Vango de m’en décrire l’aspect ; il me répondit vivement : « Oh, c’est horrible ! Son corps est criblé de blessures ! » [p. 314]

M. MIJATOVITCH explique ensuite que la phrase serbe avait été épelée d’une façon curieuse : d’abord la dernière syllabe de chaque mot, puis chacune des syllabes précédentes, enfin le mot entier redressé. En somme, là aussi, une prononciation à rebours, comme dans le cas de l’écriture de Ninfa FILIBERTO et dans bien d’autres encore. ‘

Est-il indispensable de déranger les trépassés pour expliquer les cas de cette sorte ? Le consultant, pour satisfaire ses mandataires hongrois, fixe sa pensée sur un souverain serbe mort vers le milieu du XIVe siècle ; mais son subconscient est profondément impressionné par le drame récent de Belgrade dans lequel Alexandre Obrénovitch et la reine Draga, auxquels il était très lié, avaient trouvé la mort ; rien d’extraordinaire à ce que le travail onirique de sa mentalité ait forgé la phrase en langue serbe que VANGO a pu épeler, quoique à rebours et avec peine. Que voit-on d’extravagant à ce que l’on puisse être plus enclin à croire que la transmission de pensée s’est opérée ici entre le consultant et le clairvoyant, qu’entre l’esprit du décédé et le clairvoyant ?

On m’objectera que, dans le cas en question, le consultant connaissant le serbe était présent ; mais comment expliquer les cas dans lesquels les assistants ignorent la langue que le médium parle sans la connaître ? Or il y a des cas assez nombreux de cette sorte, comme nous verrons plus loin.

Eh bien ! lisez plutôt cette petite historiette que j’extrais d’Animisme et Spiritisme du grand spirite AKSAKOF (chap. IV, A, 1), qui l’a reproduite d’après un article paru dans Banner of Light (6 nov. et 11 déc. 1875),

et écrit par Mrs Hardinge BRITTEN, l’uteur de Modern American Spiriiualism (Londres 1870) ; le fait se trouve aussi dans l’article du Rév. STAINTON MOSES : « Action extracorporelle de l’esprit », publié dans Human Nature de 1876 (pp. 106-107).

Un cas intéressant s’est présenté en 1858. Dans un cercle spirite de Cleveland. Chez M. Culler, un médium féminin se mit à parler allemand bien que cette langue lui fût complètement inconnue. L’individualité qui se manifestait par elle se donnait pour la mère de Miss Marie Brant, une jeune personne allemande qui se trouvait présente. Miss Brant affirmait que sa mère, autant qu’elle le savait, était en vie et bien portante. Quelque temps après, un ami de la famille, venant d’Allemagne, apporta la nouvelle que la mère de Miss Brant, après avoir traversé une maladie sérieuse, à la suite de laquelle elle était tombée dans un long sommeil léthargique, déclara à son réveil avoir vu sa fille qui se trouvait en Amérique. Elle dit qu’elle avait aperçue dans une chambre spacieuse, en compagnie de plusieurs personnes et qu’elle lui avait parlé.

Je ne mettrais certainement pas la main dans le feu pour attester que ce fait a été bien observé et bien relaté. Trop de détails manquent. Je lui trouve surtout le grand défaut d’être unique, du moins à ma connaissance. Un spirite avisé m’objecterait en outre que les choses ne s’y sont pas passées d’une façon identique à celles du cas d’EVANGÉLIDÈS, puisque celui-ci était dans son état normal, ou dans un état qui ne pouvait pas [p. 315] s’écarter beaucoup de la normalité, tandis que la mère de Miss BRANT était en sommeil léthargique. Il ajouterait probablement qu’en somme on ne saurait absolument contester que la transmission se soit faite à deux degrés, c’est-à-dire de la mère à la fille (qui connaissait l’allemand), et de celle-ci au médium, (Miss BRANT, en ce cas, n’était pas en transe, ce qui détruirait l’objection précédente). Il remarquerait enfin, notre spirite, que si la personnalité de Mme BRANT était celle d’un vivant, celle du frère de Marc BOTZARIS s’était donnée pour celle d’un décédé — ce qui constitue une autre différence. Je reconnais que toutes ces observations revêtent un certain intérêt, sans toutefois leur attribuer une valeur exagérée ; aussi je n’ai nullement la prétention de tirer du cas BRANT des conséquences trop précipitées. Mais enfin, il est incontestable que voilà un fait de nature à nous mettre, comme on dit élégamment, la puce à l’oreille… Il est impossible de ne pas reconnaître au moins ceci : que des auteurs spirites classiques tels que, AKSAKOF, STAINTON MOSES, Mme Hardinge BRITTEN, admettent que ce phénomène « animiste » est possible et qu’il s’est même réalisé.

La crainte d’allonger excessivement cette étude me retient seule de montrer que la vraisemblance de l’hypothèse « animiste » semble être confirmée par les cas analogues à celui de Miss BRANT, à part ceci, que le vivant éloigné s’est exprimé dans une langue connue du médium, (Le chapitre d’AKSAKOF d’où j’ai tiré le cas de Miss BRANT en enregistre toute une kirielle). La question de la langue pourrait bien n’être ici qu’une question de détail. De même, on connaît des cas innombrables d’ « hallucinations auditives ». Sur 96 cas examinés par les auteurs de Phantasms of Living (vol. II, ch, XIII, S, 6), la voix n’a pas été reconnue en 48 cas ; elle a été reconnue en 44, dont 13 cas seulement étant de personnes décédées depuis quelque temps, (Dans les 4 cas restants, on n’est pas parvenu à savoir si elle a été reconnue ou non). En certaines circonstances, on n’a pu saisir ce qu’a dit la voix. Est-ce bien sûr que ces voix, objectives ou subjectives, n’ont jamais parlé en des langues inconnues au percipient, ou que cela ne puisse se produire, d’autant que le percipient a même pu reconnaître souvent le timbre de la voix ?

Mais ne nous empressons pas de conclure. Tâchons plutôt de nous former une idée plus mûrie de la question, en examinant, avec une sérénité et une impartialité inflexibles, d’autres cas et d’autres modes de manifestation.

C. DE VESME.

(A suivre) [dans la « Revue Métapsychique », (Paris), n°6, novembre-décembre 1933,]

NOTES

(1) Goerres, Die. Christliche Mystik, livre III, chap, XVII.

(2) (1) Dans une lettre publiée par le docteur Gully, à Londres, dans le Spiritualiste Magazine de 1871, et reproduite par Aksakof : Animisme et Spiritisme, chap. III, § 6. Dans son History ot Spiritualism (vol. l, page 258), Podmore argue que le fait doit s’être produit en 1854, mais il remarque qu’il n’en connaît aucun récit antérieur à celui qu’Edmonds en a donné dans sa lettre datée du 27 octobre 1857 et parue dans Letters and Tracts (pp. 110-112) de cet auteur. Seulement, il ajoute, à la même-page 259, que le fait est aussi mentionné au volume II, p. 45, de Spiritualism d’Edmonds et Dexter. Page 269, il ajoute que cet ouvrage a paru l’année qui suivit la publication d’un livre (The Pilgrimage, etc.), paru en 1852. Le cas du Grec Evangélidès s’est donc produit en 1853 et a été enregistré l’année même par le juge Edmonds dans un de ses livres.

(3) A cette époque le câble télégraphique transatlantique n’existait pas encore.

(4) Podmore, op. cit., p. 259.

 

 

 

 

LAISSER UN COMMENTAIRE