La sorcellerie en Extrême-Orient. Par Edouard Jeanselme. 1906.

JEANSELMESORCIERS0001Edouard Jeanselme. La sorcellerie en Extrême-Orient. Article paru dans « Journal de Médecine légale psychiatrique et d’anthropologie criminelle », (Paris), première année, n°1, février 1906, p. 16-18.

Il semble que ce supplément à la revue « L’Encéphale » ne comporte que cette année 1906, qui reste très difficile à consulter.

Edouard Jeanselme (1858-1935). Médecin professeur de dermatologie à la Faculté de médecine de Paris, chargé par le Ministre des Colonies, de mission en Extrême-Orient, afin de rechercher les moyens de la prophylaxie anti-lépreuse dans les colonies françaises de l’Extrême-Orient. Pendant deux ans il parcourt ainsi le Siam, la Malaisie, le Vietnam, le Cambodge, le Laos, la Birmanie et le Yunnan. Il restera des ses observations, outre le texte que nous présentons :
— Les théories médicales des chinois. La presse médicale, n°76, 12 décembre 1900, pp179-182.
— La pratique médicale des chinois. La presse médicale, n°51, 26 juin 1901, pp. 298-300

Merci à encore à Nicole Humbrecht qui a su nous procurer une copie de ce rare texte.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 16]

LA SORCELLERIE EN EXTRÊME-ORIENT

par

M. E. JEANSELME

Professeur agrégé, Médecin des Hôpitaux.

En pays jaune, aux dépens de chaque village, vivent grassement un ou plusieurs sorciers. Tirer l’horoscope des nouveau-nés, conjurer les mauvais sorts, détourner les calamités qui anéantissent le bétail et les moissons, combattre la stérilité, déterminer la place et l’orientation qu’il convient de donner aux sépultures, voilà autant d’occupations qui assurent, bon an, mal an, au sorcier un casuel respectable (1).

Mais si la profession est, à coup sûr, fructueuse, elle n’est pas exempte de péril. Les lois chinoises punissent les sorciers avec la dernière rigueur. [p. 17]

L’article 258 du Code annamite, qui est emprunté au Code chinois, édicte contre les coupables des peines terribles :

« Celui qui a fabriqué des esprits tourmenteurs, des inscriptions contenant des sorts ou des charmes, avec l’intention de tuer quelqu’un sera, dans chaque cas, jugé d’après les dispositions relatives au complot de meurtre ; s’il en est résulté la mort de quelqu’un, dans chaque cas, on prononcera, selon les règles relatives à la nature du meurtre prémédité. Si le coupable a seulement voulu causer à quelqu’un un mal ou des infirmités, la peine sera diminuée de deux degrés par rapport au cas de complot de meurtre suivi d’actes d’exécution sans que la victime ait été blessée. »

Le commentaire officiel qui explique cet article cite un passage de la loi des Duongs (de 618 à 905 ap. J .-C.) dans lequel sont mentionnées certaines passes magiques employées pour se défaire de ses ennemis. L’envoûtement, en particulier, est parfaitement décrit tel qu’il était autrefois en usage en Europe.

« Tous ceux qui, par ressentiment ou par haine, font des esprits qui procurent des cauchemars ou bien des sentences écrites contenant des sorts ou des charmes. » Il s’agit donc, poursuit le commentaire, de deux catégories distinctes. L’expression « esprits tourmenteurs » se rapporte à des pratiques cabalistiques relatives à des esprits qui procurent des cauchemars ou des crampes : par exemple, à celle qui consiste à dessiner l’image d’une personne ou à sculpter une figurine représentant cette personne, à y faire un trou dans le cœur avec une aiguille, à lui lier les mains, à lui attacher les pieds, et à y faire telles autres simagrées analogues.

L’expression « sentences écrites contenant des sorts et des « charmes » veut dire écrire des sentences, dessiner des images ou bien enterrer des bandes de papier recouvertes de formules pour évoquer les esprits ou bien les brûler pour faire des sortilèges coupables, ou bien encore prendre le jour, le mois, l’année de la naissance d’une personne qu’on veut faire mourir ; écrire une formule de sort ou d’incantation et autres pratiques surnaturelles analogues. »

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Malheur au sorcier qui, dans une intention louable, s’adresse à la magie pour guérir les malades. En cas de mort, la justice n’est pas tendre pour lui. Les châtiments qui lui sont réservés sont [p. 18] énumérés dans un décret placé à la suite de l’article 266 du Code annamite.             .

« Toute personne de la secte de Dao versée dans la pratique de la sorcellerie ou tout autre individu quelconque qui se livrera à la pratique de moyens extraordinaires (tels que de dessiner le cercle lumineux, d’écrire des formules d’incantation, et autres moyens analogues) pour guérir quelqu’un et qui aura ainsi causé sa mort, sera condamné à la strangulation, avec sursis…. ; si la mort n’en est pas résultée, la peine sera de cent coups de truong et de l’exil à trois mille lis ; les co-auteurs seront, dans chaque cas, punis d’une peine moindre d’un degré (2).

Ces lois, comme toutes celles qui frappent trop lourdement, ne sont guère appliquées. Le magistrat recule devant l’énormité du châtiment si peu proportionné à la faute. Mais le simple fait d’avoir inscrit ces textes dans le Code montre bien la place prépondérante qu’occupe, aux yeux du législateur, la sorcellerie en Extrême-Orient.

En réalité, les devins, les inspirés, les prophètes pullulent en Birmanie, au Siam, en Indo-Chine. A l’occasion, ils savent grouper autour d’eux de nombreux disciples, qui marchent à l’ennemi avec l’héroïsme que donne le fanatisme religieux (3).

NOTES

(1) Les indications nécessaires pour pratiquer les inhumations dans de bonnes conditions sont fournies par la boussole. J’ai eu entre les mains un de ces instruments que le propriétaire a refusé de me céder à aucun prix, alléguant que c’était son gagne-pain. Cette boussole est montée sur un cadre de bois de forme carrée. Au-dessous de l’aiguille aimantée, est un disque rotatif portant sur sa circonférence douze caractères chinois indiquant les heures du jour. Sur le cadre, sont inscrits en cercle les trente jours du mois. Dans l’angle supérieur droit, est gravé le signe de la lune, et dans l’angle de gauche la lune voilée par le brouillard (?). En bas du cadre, sont figurés le déclin de la lune et le lever du soleil. La face inférieure de la boîte porte un quadrillage semblable à une table de multiplication, dont chaque case contient un caractère isolé. Enfin, la tranche du cadre est surchargée de caractères : ce sont les quatre points cardinaux et leurs subdivisions.
Si le corps du défunt est enterré selon les règles, son fils, quoique pauvre paysan inculte, peut devenir riche et même mandarin, car il apprend avec facilité les caractères. Quand les descendants du mort périclitent, quand leurs enfants meurent, c’est que l’orientation du corps de l’ancêtre est mal choisie ou que la qualité de la terre n’est pas favorable. On consulte alors à nouveau le sorcier ou l’un de ses confrères. On déterre ainsi le corps à plusieurs reprises jusqu’à  réussite. Bien entendu, chaque consultation coûte fort cher. Un homme du peuple dépense ainsi parfois 20 à 2.00 piastres, c’est-à-dire une véritable fortune.

(2) Le truong est une longue règle de bois dur qui produit des plaies beaucoup plus profondes que la souple baguette de rotin.

(3) J’ai cité plusieurs exemples de folie mystique collective dans un article intitulé : « Sur la condition des aliénés dans les colonies françaises, anglaises et néerlandaises de l’Exrême-Orient. » (Presse médicale, 9 août 1905).

 

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