La pensée magique dans la vie quotidienne. Par Henri Codet. 1934.

Henri Codet La pensée magique dans la vie quotidienne. In « Revue Françase de Psychanalyse, (Paris), tome septième, n°1, 1934, pp ; 52-65.

Henri Codet (1889-1939) psychanalyste et psychiatre, fut un des fondateurs du groupe L’Evolution psychiatrique et de la Société Psychanalytique de Paris (S.P.P.) – dont il démissionnera quelques mois avant sa mort en 1939.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article en français. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 52]

LA PENSÉE MAGIQUE DANS LA VIE QUOTIDIENNE

par H. CODET

La vie quotidienne des hommes réputés en bonne santé est principalement assurée par une série d’automatismes. Une faible minorité d’actes et de paroles requièrent réflexion, délibération, effort volontaire, et même intervention de la conscience claire.

Il paraît intéressant de rechercher, dans la foule des faits et gestes machinaux, s’il ne se trouve pas à leur origine une conception se rapportant à la croyance magique. Au premier abord, il peut sembler que la vie courante de l’homme moyen civilisé est réglée par des données d’ordre scientifique, de provenance didactique ou empirique. Il s’y joint, chez ceux qui professent une conviction religieuse, des directives de croyance et de pratiques, en rapport clair avec leur foi. Ces mobiles sont, bien entendu, poussés et tiraillés par toutes sortes de forces affectives, conscientes et inconscientes.

Mais c’est dans ces dernières que nous pouvons observer l’intervention, méconnue par les intéressés, d’une attitude magicienne de l’esprit.

L’opération magique consiste, schématiquement, dans une exception imposée aux règles naturelles, aux lois scientifiques, grâce à la puissance infaillible, à peu près automatique, d’un procédé de coercition ; c’est la forme de ce procédé qui importe avant tout et constitue le rite.

On a pu établir la croyance magique sur une conception métaphysique primitive, animiste, du monde et, partant de là, définir la magie : la stratégie de l’animisme (S. Reinach) ou la technique de l’animisme (Hubert et Mauss). Nous verrons plus loin si ce fondement de l’attitude magicienne ne peut être discuté.

En tout cas, la magie s’oppose aux attitudes religieuse et scientifique. La première de ces attitudes attribue une affectivité [p. 52] anthropomorphique à un ou des êtres tout-puissants : il s’agit, pour l’homme, de s’en concilier les bonnes grâces par ses actes, mais aussi par ses pensées. On ne peut s’imposer à des dieux, sinon l’on mêle de la magie à la religion (ce qui n’est point exceptionnel). Dans la pensée scientifique, on est forcé d’accepter les lois aveugles de la nature, identiques pour tous ; les effets d’un acte causal sont toujours les mêmes, dépendant de toutes ses conditions d’exécution, et non de sa forme extérieure. Les effets imprévus dépendent de lois encore inconnues ou de variables négligées. Personne ne s’étonne de voir s’allumer une lampe électrique par la manœuvre à distance d’un interrupteur. Que si la lampe ne brille pas comme prévu, on cherchera une cause rationnelle à ce mécompte.

Mais, dans la vie quotidienne d’un civilisé non malade, on observe souvent la marque profonde d’une croyance magique. Elle consiste dans l’essai de coercition intentionnelle d’une puissance ordinairement inaccessible (force de la nature, être surnaturel, personne éloignée ou morte, objet inanimé, etc.), au moyen d’un procédé strictement déterminé, d’un rite véritable, opérant par sa forme même.

Les aspects n’en sont pas toujours faciles à reconnaître, et l’on pourrait croire à l’existence d’une pensée à forme magicienne, là où il n’y a qu’une erreur scientifique. La cause en réside, par exemple, dans un vice de raisonnement, comme dans l’allégorie classique du coq qui croit par son chant déterminer le lever du soleil. Elle peut aussi se trouver dans l’insuffisance actuelle de nos connaissances ; ainsi pour cette fermière dont le lait « tournait » dans la baratte sans produire de beurre ; la baratte dûment ébouillantée, suivant une prescription aux allures de sorcellerie, fournit par la suite, et ainsi débarrassée des germes nuisibles, un beurre très normal.

Au reste, une croyance à la magie peut-elle être parfaitement normale pour un individu, en fonction des opinions reçues dans le milieu qui l’a formé, où il vit. Il s’est adapté à une conviction généralement établie, aussi légitime pour lui que notre acceptation des faits scientifiques les plus surprenants : aviation, téléphonie sans fil, etc. On peut considérer dans cet esprit, sceptique mais respectueux, telle pratique traditionnelle dans une civilisation donnée ; je citerai, par exemple, la coutume, dans certaine région bretonne, de construire un mur de clôture, ou surtout d’habitation, en laissant [p. 53] toujours saillir quelques pierres en encorbellement ; ceci a pour but avéré d’éloigner le diable qui ne manquerait pas de se heurter douloureusement à ces aspérités en tournant de trop près autour de la maison.

De même la conviction des possibilités magiques apparaît cola conséquence logique d’une tournure d’esprit personnelle qui se retrouve actuellement chez un certain nombre d’adeptes de l’occultisme.

A l’opposé, ce qui paraît intéressant ici, sont les cas où l’on découvre une pensée de type magicien chez des personnes mêlées à la vie ordinaire, et qui sincèrement se croient détachées de pareille emprise et même affectent la plus parfaite incrédulité. Le fait peut cependant être souvent observé et mérite d’être étudié sous une série d’aspects différents.

Tout d’abord, nous trouvons l’attribution d’une force, d’une valeur effective à certains mots par celui qui les emploie, surtout s’il ne les comprend guère. Cette tendance est réalisée au maximum dans le Psittacisme, habitude d’utiliser des termes sans en connaître le sens. Il est fréquemment observé chez les débiles mentaux vaniteux, qui se servent volontiers d’expressions techniques, scientifiques, peu ou pas assimilées par eux. Dans la vie de tous les jours, pareil travers n’est pas exceptionnel. Et l’on remarque aisément que ceux qui s’y adonnent, non seulement éprouvent un besoin orgueilleux d’érudition et de supériorité, mais encore qu’ils paraissent nettement conférer à des vocables impropres, inadéquats, une véritable puissance surnaturelle qui doit en imposer à autrui sans plus de justification.

Il faut bien constater que le psittacisant n’a pas toujours tort dans son émission de paroles magiques. Combien d’auditeurs, et non pas classés comme malades, ignorants ou débiles mentaux, sont accessibles à la puissance des formules. Elles sont d’un usage constant, évitant chez celui qui les reçoit tout effort de critique ou de raisonnement. Leur banalité les fait, le plus souvent, passer inaperçues, mais, à l’examen attentif, nous constaterons que bien peu de nous y échappent totalement et savent « ne pas se payer de mots ».

L’influence des formules à valeur magique est d’autant plus grande qu’elle s’exerce sur un état affectif plus intense. Le mot qui « porte », tout chargé d’activité sentimentale, opère en partie par sa [p. 54] mystérieuse valeur technique ou pseudo-scientifique et par toutes les résonances des sensibilités prédisposées. Le procédé est d’usage courant dans toutes les relations humaines, mais plus spécialement en amour, au théâtre, en politique.

Et même, bien souvent, les médecins devraient confesser qu’ils cèdent, comme les autres, au mirage d’une valeur magique conférée à des termes scientifiques par leur seule apparence. N’advient-il pas que tel procédé, telle réaction lui doive son succès éphémère ; le fait d’être exprimé par un chiffre aux nombreuses décimales, alors que les facteurs n’en sont connus que très approximativement, lui vaut sa réussite. Chez beaucoup d’incroyants, médecins ou non, la religion de la « science » a pris une forme à la fois mystique et magique. Car les médecins n’en sont pas seuls tributaires et, souvent même involontairement, parfois même charitablement, ils utilisent chez leurs patients le besoin du psittacisme magicien. Certes ils ne prescrivent plus en latin, ce qui, dans ce sens, était d’une réelle valeur. Mais lequel n’a pas résisté au besoin d’arrêter un flot de questions superflues ou embarrassantes en répondant avec succès, selon les époques : « c’est de l’arthritisme », ou bien : « c’est le sympathique ».

La croyance au pouvoir magique de la pensée est fréquemment révélée par la psychanalyse, soit comme fondement d’un état névrosique, soit incidemment, à côté des symptômes maladifs en traitement. Dans ce second cas, on retrouve un petit fait connu de la vie courante : c’est l’emploi de formules mentales de préservation ou de réconfort.

S’il s’agit simplement d’un désir qui se formule machinalement par des mots (disparition d’un danger, réalisation d’un souhait, etc.) il y a là plutôt une tendance religieuse de l’esprit : par son attitude affective, on s’accroche à l’intervention d’un être mystique, susceptible d’apitoiement.

Cependant, la pensée claire s’exprime par des mots, et ceux-ci sont le premier élément du rite magique. Aussi, dès qu’ils prennent une valeur prédominante, par rapport au sentiment éprouvé, dès qu’ils se répètent avec une certaine fixité et que leur simple énonciation mentale procure un soulagement, dès lors, il s’agit d’une véritable formule magique.

Pour certaines personnes, les prières, les paroles conjuratoires prennent souvent cet aspect dépouillé de toute valeur religieuse. [p. 55] Mais l’intrication des deux ordres d’éléments rend, en général, leur distinction bien malaisée.

A ce propos, étudiant la tendance magicienne chez les névrosés, on a généralement adopté l’expression, due à Freud, de croyance à la « toute-puissance de la pensée ».

Or, si la pensée apparaissait comme toute-puissante, elle pourrait réaliser ses désirs sans difficulté, sans condition, en l’absence de tout rituel. Et la notion de magie implique deux éléments. D’abord le rite est nécessaire ; en dehors de lui, l’homme est faible, abandonné aux lois naturelles. Ensuite, le rite est suffisant, et l’histoire de l’Apprenti Sorcier traduit bien ce caractère. Par conséquent, il serait peut-être plus précis de parler, chez les névrosés, d’une croyance à l’efficacité matérielle du souhait. Mais il faut convenir que, même dans les travaux d’orientation scientifique, la formule consacrée conserve une certaine puissance, et que la seconde apparaît moins séduisante.

Enfin, je dois rappeler que, chez le malade névrosé, comme chez 1’homme moyen, cette conviction dans son pouvoir magique est inconsciente, à peu près complètement; et élective, ne concernant que quelques points déterminés : désir de mort, souhait de vengeance, besoin de punition, etc. Elle n’empiète guère sur le domaine rationnel de la vie consciente et ni l’un ni l’autre ne s’y trompent.

Occasionnellement, peut se manifester dans le langage courant une crainte d’allure magicienne, qui est peut-être plus particulièrement le lot des personnes policées. La peur des mots précis est de courtoisie élémen- taire, et l’observance en est commandée par un consensus universel et tacite. Par exemple, dans beaucoup de familles, un médecin sera très sévèrement jugé s’il envisage le décès éventuel d’un malade en danger avec des termes trop nets ; il devras en tirer en parlant « des choses qui pourraient mal tourner », « du cas où un accident surviendrait ». Mais le substantif « la Mort » doit être écarté comme si son énoncé risquait d’avoir une action fatale.

On retrouve assez souvent aussi cette tendance à croire au pouvoir magique des mots, comme dans l’expression si souvent entendue : « il ne faut pas parler de malheur ».

Enfin, la tournure d’esprit animiste se trahit dans certaines locutions usuelles, familières, où, par exemple, devant une série de difficultés matérielles, l’on s’en prend à « la malice des choses ». [p. 56]

Dans un autre groupe de faits, la croyance magicienne se manifeste consciemment, mais en contradiction avec l’ensemble des convictions scientifiques ou positives. Ce sont les superstitions, ensemble assez difficile à classer.

Selon leur finalité, on peut y discerner deux catégories. Dans l’une, il s’agit de signes, de véritables manifestations d’une harmonie générale supposée : tels sont les prémonitions, à l’état de veille ou de rêve, les présages, les faits de télépathie, etc. Ici, le phénomène observé est considéré en tant que mode de signalisation, avec un rôle de précurseur ou de révélateur extra-scientifique.

Dans l’autre, se trouvent les superstitions proprement magiques. Dans ces cas, l’acte superstitieux est considéré comme une cause nécessaire et suffisante pour produire un effet déterminé. C’est ainsi que, dans diverses provinces, chanter une chanson à son propre repas de noces est, ou était naguère, pour une mariée, se condamner sûrement à la folie.

Selon le système métaphysique dont elles découlent, les superstitions peuvent se classer en d’autres catégories. Les superstitions d’ordre magique impliquent un rituel fixé, à effet déterminé, certain, même sans intention volontaire ou consciente. Ne suffit-il pas de placer deux couteaux en croix, même sans le faire exprès, pour attirer un malheur ?

La superstition d’origine mystique requiert, au contraire, une adhésion affective de celui qui la pratique, en sollicitant ingénument la faveur d’une puissance surnaturelle, plus ou moins précise. Je citerai, à titre d’exemple, le geste d’un homme qui se croit assez affranchi de tendances superstitieuses : allant prendre ses dispositions en vue de l’opération dangereuse et imminente qui menaçait sa femme, il se laissa entreprendre par un vague camarade et lui prêta une certaine somme, sachant bien qu’elle ne serait jamais restituée. Tout en reconnaissant sa valeur dérisoire, il ne put résister au besoin d’accomplir le geste propitiatoire.

Elle-même, la science peut être le prétexte à un rituel proprement illogique, qui n’a plus que la valeur d’un symbole, geste de sacrifice, inconscient et inavoué, à la Déesse Raison. Tel est celui du garçon coiffeur qui sait devoir faire un « service antiseptique », et qui, pour cela, passe rapidement et de loin au-dessus d’un brûleur à gaz la tondeuse dont il va se servir. Le patient et lui sont satisfaits.
 [p. 57]

Du reste, il est parfois difficile de distinguer entre un acte de pure superstition et un procédé d’allure paradoxale, mais contrôlé empiriquement. Dans bien des cas, nous ne connaissons pas encore toutes les variables qui interviennent dans une opération, même simple en apparence.

Avant les classiques expériences de Raulin, sur le développement de l’Aspergillus, n’aurait-il pas semblé un pur superstitieux celui qui aurait affirmé que le rapide passage d’une pièce de monnaie en argent dans le milieu de culture en arrêtait net l’activité ?

Faut-il de même traiter de croyances naïves et arriérées l’attribution de certaines influences traditionnellement admises et inexpliquables : l’incapacité pour une cuisinière de réussir une mayonnaise pendant la période de ses règles ; l’action de la phase lunaire sur la tenue et la conservation d’un vin ?
 Il paraît prématuré de nier ces actions, quoique mystérieuses, sans envisager qu’elles puissent être dues à quelque phénomène de catalyse, de radiation, d’ionisation, ou autre, encore méconnu.
 Enfin, il existe des pratiques superstitieuses qui n’ont de magique, et secondairement encore, que l’apparence. Ainsi, la crainte d’allumer trois cigarettes à une même flamme, est-elle un héritage, qui s’est fixé, de la guerre du Transvaal. Les troupiers anglais, peu habitués à se dissimuler, allumaient tranquillement leurs cigarettes, étant en ligne; l’éclat de lumière causé par le premier allumage attirait l’attention du guetteur boer; le second lui permettait d’assurer la direction de son fusil; le troisième était une cible commode pour son tir ainsi réglé.

Ces actes, d’origine empirique, fortuite, ultérieurement revêtus d’un caractère magique, paraissent fort instructifs. Ce n’est pas par hasard que la croyance populaire les investit d’un pouvoir surnaturel, et, devant la généralité et la persistance de telles manifestations, quoique bien souvent camouflées, on est amené à se demander à quelle tendance primitive se rattache cette soif de croyance à la Magie. Il paraît légitime d’étudier alors comment se systématise la croyance, comment s’en organise le rituel.

L’origine de l’idée magicienne a été tout particulièrement étudiée par Freud, mettant en parallèle son développement phylogénique et ses manifestations retrouvées par la psychanalyse des névrosés. Il trouve au point de départ des tendances agressives, des désirs de mort inavoués, surtout à l’égard du père. Ces sentiments, [p. 58] inacceptables pour la conscience, sont immédiatement refoulés dans l’inconscient, où ils déterminent un sentiment profond de culpabilité. Les pulsions agressives refoulées sont alors projetées sur le monde extérieur, conçu de façon anthropomorphique. C’est par la certitude intérieure du châtiment redouté que le primitif attribue ses propres pulsions hostiles à « l’âme » des objets, des forces naturelles, des morts, des démons, et qu’il se constitue contre eux un arsenal de domination, par les rites magiques.

Cette interprétation ingénieuse, appuyée sur beaucoup de faits et d’observations, paraît bien rendre compte d’une évolution très générale. Elle semble s’appliquer plus particulièrement à la magie noire qui, par ses maléfices et ses pactes avec les démons, procède avant tout de tendances sadiques.

Mais on peut se demander s’il n’y a pas d’autre explication valable pour un grand nombre d’attitudes mentales chez le primitif et chez l’enfant.

Est-il suffisant de n’envisager à l’origine que des sentiments agressifs à l’égard d’ennemis, substituts de l’image paternelle, sentiments de ce fait indésirables pour le conscient ? Il y a bien aussi chez l’être jeune, sain, un état mal conscient de bien-être dans l’activité. Cette euphorie, plus physiologique, je dirais plus cénesthésique qu’intellectuelle, se réalise dans le comportement par l’aptitude au jeu, à la dépense gratuite de soi. Elle semble se traduire précocement, dans la conscience ébauchée, par un certain sentiment de force et de puissance. Cette illusion agréable tend, d’elle-même, à s’affirmer et à s’étendre.

Or, à cette époque, la critique rationnelle est inexistante. Aussi l’attitude magicienne peut-elle être comprise alors comme une rationalisation très simpliste du besoin d’expansion, d’affirmation du moi. Sans le formuler précisément, l’être jeune et bien portant se sent le roi de la création. La tendance hédonique le pousse à maintenir ce point de vue dominateur et inaccessible.

Mais la réalité intervient forcément, avec ses difficultés, ses privations, ses souffrances. Il n’est pas agréable de reconnaître la tyrannie du monde extérieur. Il est plus simple d’en nier, même contre l’évidence, la puissance implacable. De là à admettre la possibilité d’arrêter les forces adverses par un geste souverain, il n’y aurait qu’un pas, bientôt franchi. Et ce serait le séduisant passage du souhait à /a croyance. [p. 59]

Et, en effet, les mécomptes de la pratique magicienne ne sont pas imputés à ses principes mêmes, mais au détail d’exécution. Le magicien veut bien s’avouer qu’il s’est trompé dans sa technique, mais sa certitude primordiale de supériorité refuse d’abandonner l’idée de suprématie. On peut envisager sous cet aspect l’état d’esprit de soldats noirs, africains, qui portaient à la guerre des amulettes spécialisées contre le canon, le fusil, l’arme blanche. Que s’ils étaient blessés quand même, ce n’était pas la faute du principe talismanique, mais bien celle du sorcier qui avait livré un « mauvais gri-gri ». De tels faits paraissent bien s’expliquer par un sentiment d’euphorie qui ne veut pas abdiquer.

Il me semblerait, en somme, que l’être primitif soit moins profondément attaché à une instance éthique coercitive, moins soumis à un surmoi punitif, mais qu’il se trouve, du fait d’un harmonieux fonctionnement organique, plus simplement égoïste, désireux de se sentir heureux et fort.

C’est dans un mode d’interprétation un peu analogue (projection du désir personnel sur le monde extérieur, négation à peine rationalisée des éléments adverses) que Frazer a écrit : « Les hommes ont pris par erreur l’ordre de leurs idées pour l’ordre de la Nature. »

On rencontre cette projection sur le monde extérieur des lois que l’on souhaite, ce refus d’admettre la réalité pénible chez bien des civilisés. Le second mécanisme apparaissait à l’évidence dans cette réponse d’un rentier, jadis fort riche, qui s’exclamait naguère, au cours d’une conversation sur les difficultés de la crise mondiale, et à propos d’un effondrement éventuel de la valeur du franc : « Non ! c’est impossible, ce serait trop abominable. »

Le premier mobile, l’exaltation du sentiment de puissance, se découvre aisément dans la vie courante. Le spectacle des acrobaties athlétiques, de la prestidigitation réussie et, d’une façon générale, de toute virtuosité, peut être une source de plaisir par là même. Il satisfait le besoin d’illusion, presque conscient et volontaire, qui montre l’homme affranchi des lois naturelles ordinaires, et flatte le spectateur qui n’est pas loin de se croire, ou presque, l’égal de l’exécutant. On entend souvent dire en pareil cas, avec une expression de plaisir véritable : « comme cela paraît facile ».

Bien plus encore chez l’enfant, le besoin de préserver son euphorie se traduit dans ses rêveries, dans ses jeux. Il ne paraît pas [p. 60] indispensable d’y faire intervenir obligatoirement une tendance agressive. Plus simplement, il semble suffisant de considérer qu’il ne cherche pas encore à voir la réalité d’un point de vue scientifique et que son sentiment joyeux de vivre lui fait franchir d’emblée le passage du souhait à la croyance. Que si même le principe de réalité commence à intervenir chez lui, en lui montrant la limitation de ses moyens d’action, son ardeur à s’affirmer trouve encore une justification : « je ne peux pas faire telle chose, mais c’est parce que je suis petit ; les grandes personnes, mon père, sont tout-puissants; quand je serai grand, moi aussi, je ferai ce que je voudrai ». Et l’on voit souvent des enfants, par un rituel proprement magique, s’essayer à gagner cette toute-puissance au moyen de travestissements, de grimes, d’intonations ou de termes empruntés aux adultes, pour saturer leur besoin de puissance.

Si la conservation du bonheur par l’affirmation de suprématie sur le monde extérieur intervient, surtout au début, on voit s’y associer progressivement davantage une autre forme du même instinct hédonique : oublier, nier sa propre faiblesse devant la réalité. Et cette même aptitude à l’illusion persiste chez presque tous. Combien d’esprits, qui se croient positifs et affranchis, sont capables d’atteindre au scepticisme vrai, sans négation forcément passionnelle, d’accepter le doute sans anxiété ni superstition ?

Les époques et les civilisations, en apparence les plus scientifiques et rationalistes, n’échappent guère plus que les autres au besoin de compenser les difficultés réelles par une illusion de pouvoir. L’absence de conviction religieuse ou magique est bien souvent remplacée, presque ouvertement, par une véritable mystique nouvelle ; il est banal de dévoiler une évidente religion de l’irréligion. Il a été signalé plus haut comment elle peut revêtir une forme magicienne.

Un aspect très particulier de la croyance à la toute-puissance de la pensée est offert par la Christain Science. Dans cette doctrine (dont Je succès est grand auprès des soi-disant positifs américains) le mal, la souffrance, la mort n’existent que parce que l’homme y croit. Qu’il arrive, par la foi, à ne plus les penser, et son esprit prendra un pouvoir actuellement insoupçonné, les maux qui nous affligent disparaîtront.

Cette conviction n’est pas, évidemment, d’ordre scientifique, en dépit de son nom; elle n’est pas religieuse, puisqu’elle réserve un pouvoir secondaire à la puissance divine, qui n’a guère à être [p. 61] escompté dans les affaires terrestres; elle serait plus exactement une manière de magie, car, pour elle, c’est la pensée humaine qui agit essentiellement sur l’homme et les éléments. Mais, fait particulier, la formulation de cette pensée ne compte guère, il n’y a pas un pouvoir automatiquement attaché au rite.

Telle qu’elle est, la Christian Science, utilisant les souvenirs d’une formation chrétienne profonde, n’exigeant qu’un minimum de sacrifices personnels, a le mérite de sa simplicité irrationnelle. Elle pouvait donner satisfaction au besoin de mystique, en même temps qu’à l’optimisme d’un peuple jeune et ardent dont elle exalte agréablement le sentiment de confiance en soi. Elle traduit, plus qu’aucune, la notion de toute-puissance de la pensée.

Comment s’étend la pensée à forme magicienne, fondée sur ces aspirations inconscientes au réconfort, il est plus facile de la constater, comme pour toute tendance affective un peu forte. Involontairement se constitue une aptitude systématique à la sélection des faits observés : les cas favorables sont seuls retenus et les autres éliminés. Sur le très grand nombre de situations enregistrées par chacun, il se produit d’obligatoires coïncidences qui, seules, sont portées à l’actif de la conviction, comme il en est pour les pressentiments et les prémonitions.

Il se crée une véritable aptitude réceptrice, qui est celle de toute foi. On peut rappeler, à ce propos, le mot plein de bon sens d’un élève, témoin d’une expérience manquée par un professeur de chimie, et que celui-ci voulait, à tout prix, être démonstrative; le jeune garçon se récria : « Il faut le croire pour le voir. »

De même devons-nous être très prudents et sévères critiques de notre jugement, en tant que médecins et, spécialement, en tant que psychanalystes. Qui de nous n’a pas eu tendance, de bonne foi, s’étant constitué un système d’interprétations, devant un cas donné, à expliquer certains faits problématiques de façon un peu trop péremptoire ? Il serait possible de trouver en nous-mêmes une sorte de croyance à un rôle véritablement magique de l’inconscient, à lui attribuer un pouvoir de réalisations matérielles diverses, sans plus tenir compte des contingences extérieures. Nous devons également nous méfier de la tendance à des explications faciles fondées sur l’emploi de termes que nous pouvons avoir adoptés, une fois pour toutes, et qui prendraient, en quelque sorte, le rôle de formules d’exorcisme contre les maléfices d’un inconscient en traitement. [p. 62]

Reste maintenant à étudier pourquoi et comment, dans la vie de chacun, peut s’organiser et se fixer un rituel d’allure magique.

Tout d’abord une analogie symbolique s’impose facilement à l’esprit. Un fait important a été constaté en concordance avec un autre, par lui- même insignifiant et sans rapport d’ordre rationnel avec le premier. Il n’en faut guère plus pour admettre, inconsciemment, un lien de causalité et attribuer à la répétition du second le pouvoir de reproduire celui qui nous a frappé. Ce mécanisme, déterminant la forme du rite, paraît être, par exemple, à l’origine des superstitions individuelles chez de nombreux joueurs.

De plus, l’utilisation d’un rituel est pour l’esprit un grand avantage d’économie. C’est là un fait d’ordre très général que nous tendons à éviter le plus grand nombre possible d’opérations de délibération et de décision. La vie courante ne pourrait pratiquement se dérouler sans l’emploi d’une foule d’attitudes réglées à l’avance, de réactions automatisées. C’est là une constatation banale que tout acte déjà accompli se reproduit plus aisément. A ce point de vue, les formules sont d’une application aussi précieuse pour la mnémotechnie pure que confortable pour la restitution d’un état affectif. Au début, le rite a réellement une raison d’être, valeur symbolique, rôle d’évocation, procédé de simplification, mais, par la suite, il se résout en une formule vide de contenu conscient et prend l’aspect d’un véritable impératif catégorique. Il ne se discute pas, et n’a pas à être légitimé.

Dans combien de cas ne retrouve-t-on pas cette évolution dans les préceptes concernant les « usages » en cours de tel milieu social. Naguère, encore, dans bien des familles, il était établi que l’on ne pouvait offrir à une jeune fille que des bijoux ne comportant pas de diamants. Et, si l’on voulait expliquer la cause d’une telle limitation, la réponse était obligatoirement ce qu’elle devait être : « Cela ne se fait pas. »

Du reste, ce besoin d’automatisation, sous forme de rituel, a été reconnu et exploité par tous les organisateurs sociaux. Je veux bien admettre que la forme du rite a d’autant plus de chances d’être adoptée et de se perpétuer qu’elle correspond à des valeurs symboliques plus générales, en rapport avec des aspirations individuelles communes. Mais je crois, néanmoins, que l’on peut sans peine imposer aux hommes telle pratique arbitraire, dont le premier mérite est d’être simple, fixe, commandée. Dans ce cas, semble-t-il, elle [p. 63] prend secondairement sa valeur affective en fonction d’un sentiment collectif auquel elle s’accroche. On pourrait en trouver des exemples dans toutes les organisations sociales, en particulier dans l’appareil judiciaire et militaire.

Tous ceux qui ont à diriger des hommes savent combien il est préférable, sur la moyenne, d’utiliser le besoin d’automatisme et de rituel, alors qu’il y a tout lieu, dans la marche habituelle des affaires, de redouter le choix et les initiatives des gens dits « intelligents ».

Si l’emploi du rite et du besoin de magique est commode, du point de vue social, et économique pour l’effort quotidien, il a encore une réelle valeur affective. Il permet d’échapper, bien souvent, au sentiment de responsabilité et de culpabilité. Dans beaucoup de cas, il apparaît comme précieux de savoir résolu à l’avance tout problème inopiné, d’éviter la charge morale d’avoir à le résoudre et le risque de se tromper. Par le procédé de superstition à forme magique, on donne à son surmoi la satisfaction d’avoir « fait le nécessaire » et de pouvoir, l’esprit tranquille, s’en laver les mains, de n’être plus le responsable.

L’apaisement sentimental est obtenu, quel que soit le résultat de l’acte entrepris. Si l’on a agi dans une attitude d’esprit purement animiste, en cas d’insuccès, la faute en est à la technique, non au principe ; l’on se trouve dans un état comparable à celui du troupier africain dont le talisman était mal choisi ou établi. Si l’on est parti d’une tendance plus spécialement religieuse, on déplore que la puissance surnaturelle n’ait pas voulu se laisser fléchir, malgré tout l’élan de l’âme. Si l’on a voulu opérer de manière strictement scientifique, on se console néanmoins à l’idée d’avoir fait tout son possible.

C’est que, en pratique, il est bien malaisé d’être affranchi totalement de tout lien avec la croyance magique ou religieuse. Chez des sceptiques, aussi sincères que clairvoyants, il peut rester ce besoin de réconfort contre l’insécurité naturelle et de préservation du sentiment de puissance. Alors, sans se l’avouer clairement, il est bien tentant, même si on le nie formellement, de retrouver une trace d’espérance consolatrice. A toutes fins, on « prend une assurance », car, après tout, « si c’était vrai… ».

Dans la vie des civilisés on observe de nombreuses applications de cette tendance à déplacer une responsabilité gênante au moyen [p. 64] d’une opération que l’on sait bien peu efficace par elle-même; mais sa formule et son cérémonial suffisent à apaiser toute inquiétude, au moins immédiate. Du reste, cette application bénéficie d’un terme particulier, récemment acclimaté. Devant un problème que l’on ne peut résoudre, on s’applique à le « solutionner » par une opération d’allure magique, c’est-à-dire à lui fournir une apparence satisfaisante, mais illusoire, de solution. N’est-ce pas bien souvent ce qui se produit dans une assemblée, scientifique ou autre, lorsque, en présence d’une difficulté insoluble, on « nomme une commission », et que tout le monde est content ?

A l’opposé, l’emploi dans le langage usuel du mot « magique » peut, par une contradiction apparente, ne correspondre à aucune croyance surnaturelle ou animiste, mais représenter une simple métaphore.

Dans certains cas, par exemple, on qualifie de magique un appareil, un procédé ou un fait qui paraît tenir du prodige, mais où chacun sait bien qu’il s’agit de phénomènes naturels ingénieusement combinés et présentés. Ainsi, lorsque l’on parle de lanterne magique, le vocable utilisé n’implique aucune adhésion à une croyance en la magie. On pourrait presque dire qu’il n’y a une pensée magicienne, en général, que si le mot n’en est pas formulé ; dans la société actuelle, tout au moins, chacun sait qu’il est plutôt mal reçu de professer une foi dans la magie. C’est donc sous la trame des mots qu’il faut en découvrir la croyance inconsciente et persistante. De même, mais avec des nuances intermédiaires, quand on parle du pouvoir magique de certains individus sur les autres, pour exprimer leur action réelle et véritablement surprenante. Celle-ci, à la vérité, peut s’expliquer logiquement par des éléments divers. De la part du personnage prodigieux, il s’agit de facteurs bien connus, tels que : confiance en soi, exaltation passionnée, monoïdéisme intransigeant, anesthésie au ridicule, obstination inlassable, prestance autoritaire, timbre de la voix, etc. Du côté des auditeurs et des spectateurs, interviennent des tendances récep- trices favorables : sentiment collectif, désir de conviction, intuition d’une autorité forte, besoin de direction, réputation déjà confirmée par une auréole de fascination, etc.

Dans ces cas, il y a simplement un phénomène de transfert, individuel ou collectif, qui se réalise à point nommé. Parce que le personnage agissant fait résonner des cordes qui ne demandaient qu’à vibrer, il obtient un résultat miraculeux. [p. 65]

C’est bien ce que l’on observe avec tous les conducteurs de foules, les apôtres, les tribuns, les guérisseurs. Le prestige incontesté de certains médecins explique de la sorte les résultats effectifs et surprenants qu’ils obtiennent, sous couvert de la puissance magique, par exemple, de leur regard. Inutile d’insister sur ce point que l’efficacité en est souvent améliorée par des procédés plus ou moins volontaires, depuis l’astuce simple et intuitive jusqu’à l’art de mise en scène le plus raffiné.

Ici, ce qui paraît intéressant, mais combien délicat, serait de préciser dans quelle mesure intervient, chez les sujets ainsi influencés, une croyance magicienne. Elle paraît intervenir à des degrés très divers, mais plutôt à titre de rationalisation secondaire. Il semble, en effet, que, primitivement, l’on se laisse entraîner par des mobiles purement affectifs et inconscients : besoin masochique d’être dominé, tendance agressive à partager, désir d’intérêt et de réconfort, élan de sympathie plus ou moins amoureuse, etc. Mais, plutôt que de prendre conscience de cette adhésion sentimentale, beaucoup de personnes préfèrent lui donner une justification extérieure et l’attribuer à une action irrésistible, dans le cadre passe-partout, des influences magiques.

Ceci paraît plus fréquemment, ou plus facilement, observé dans les névroses. Pour abandonner une attitude morbide défendue jalousement, le malade aime mieux attribuer le transfert qui va le guérir à une puissance automatique et incoercible, plutôt qu’à une abdication faite de bonne volonté. Un reliquat de croyance à la magie lui fournit le prétexte pour s’en sortir avec les honneurs de la guerre. Il semble que ce mécanisme joue avec une plus grande fréquence dans l’abandon des symptômes somatiques visibles chez les hystériques, après électrisation douloureuse, par exemple.

En somme, dans la vie quotidienne, la croyance à des possibilités magiques joue un rôle assez fréquent. Elle se présente comme l’occasion de tolérer bien des difficultés courantes, de préserver un certain sentiment agréable de confiance en soi, de rendre automatiques et partant économiques bien des opérations de l’esprit. Elle se rencontre très souvent, inconsciente, chez des personnes qui, de bonne foi, se jugent affranchies de tout préjugé non scientifique.

 

LAISSER UN COMMENTAIRE