La Mandragore. L’herbe aux magiciens. Par Lucien Tercinet. 1955.

TERCINETMANDRAGORE0001Louis Tercinet. La Mandragore. L’herbe aux magiciens. Article parut dans la revue « Inconnues », (Lausanne), troisième série, volume 11, 1955, pp. 50-73.

Louis Tercinet est né en 1903 et mort en 1964. Nous savons de lui qu’il était docteur en pharmacie.
Les trois publications que nous connaissons :
– Mandragore, racine hantée… qui protège ou qui tue. S. l., novembre 1948, 1 vol. in-8° de 2 ffnch, 90 p., 1 fnch, 7 pl.ht. – Thèse de doctorat en pharmacie sous la présidence de P. Duquenois. – Bibliographie. – Autre édition remaniée et augmentée de notes, ci-dessous.
– Vue d’ensemble sur une Solanacée délaissée par la Pharmacopée moderne : La Mandragore. Lille, Imprimerie du service du matériel, 1948, 1 vol. 98 p.,
– Mandragore, qui es-tu ? Paris, chez l’auteur, 1950, 1 vol. in-8° de 162 p., 3 ffnch, 10 pl. ht. – Tirage limité à 1000 exemplaires, numérotés. – In-8 broché, 162 pages, 10 planches d’illustrations. Bibliographie. Ex-dono manuscrit au faux-titre.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 50]

La Mandragore

L’herbe aux magiciens.

Au moyen âge, époque particulièrement éprise de merveilleux, la Mandragore était utilisée larga manu comme médicament, mais elle connut surtout une vogue inouïe du fait que les Théurges, Mages et Magiciens cherchèrent à déceler et à mettre en valeur ses vertus surnaturelles. Le grand rêve de l’alchimiste médiéval au milieu de ses cornues enfumées par la flamme spagyrique était moins de découvrir le secret de la transmutation des métaux que de créer de la vie en partant de l’inanimé. La Mandragore, avec sa racine à forme anthropoïde, était tout indiquée pour servir de base à des expériences de ce genre.

Lorsque se fonda l’école des Néo-Platoniciens qui s’inspirèrent des rites enseignés par le prophète des oracles chaldaïques, un théosophe du nom de JUL1EN LE CHALDÉEN (1), les Théurges (théurge signifie : qui agit sur les dieux) reprirent les pratiques d’occultisme prescrites par ce Mage. Ils essayèrent de faire des êtres humains avec des Mandragores. Ils prétendaient, en effet, que cette plante était née de la même terre rouge, de la même bourbe [p. 51] brûlante et féconde dont Jéhovah avait tiré Adam.(2)

Ste HILDEGARDE DE BINGEN, abbesse bénédictine du XIIe siècle, n’affirma-t-elle pas : « La Mandragore, de forme humaine, est constituée de la terre dont fut pétri le premier homme d’où elle est plus exposée que toutes les autres plantes aux tentations du Démon. Celui qui souffre doit prendre une racine de Mandragore, la laver soigneusement, en mettre dans son lit et réciter la prière suivante : Mon Dieu, toi qui de l’argile as créé l’homme sans douleur, considère que je place près de moi la même terre qui n’a pas encore péché, afin que ma chair criminelle obtienne cette paix qu’elle possédait tout d’abord. » (3)

Les Magiciens du moyen âge virent-ils la consécration de leurs travaux et réussirent-ils à animer des Mandragores devenues ainsi, à la suite de leurs pratiques, des homuncules ? Oui si, faisant abstraction de toute opinion personnelle, l’on croit, non seulement les grimoires de sorcellerie, mais aussi certains doctes Précis de Matière médicale comme ceux de PARACELSE (4), ces homuncules [p. 52] avaient la suprême sagesse de l’Esprit, disposaient à leur gré des forces terrestres et connaissaient tous les mystères de l’Au-delà. Heureux celui qui en possédait un, car il détenait ainsi à ses côtés, sous un format réduit et de façon permanente, à la fois un Devin, un Conseiller et un Garde de corps.

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La mandragore. Planche 20 extraite du Traité de matière médicale de Plantearius –
manuscrit latin du XVe siècle, BNF Paris.
Elle illustre la technique d’arrachage de l’homoncule par un chien

Avant de revenir sur les utilisations de la Mandragore « humanisée » voyons comment se comportaient les initiés pour obtenir un tel résultat.

D’après eux, la technique idéale aurait consisté à retrouver et à vivifier la terre rouge originelle, afin de régénérer en partant de ce limon, les matrices fécondes qui servirent à la création du monde, de transition entre le végétal et l’homme.

Ce procédé leur paraissant plutôt difficile à réaliser, ils pensèrent arriver grâce à certains gestes rituels, à capter, puis à fixer sur les Mandragores-plantes les esprits élémentaires ou larves que les humains essaiment soit au cours de leur vie en perdant leur sang ou leur sperme, soit après leur décès lors de la désintégration de leur enveloppe charnelle.

De nombreux Magiciens allaient cueillir les Mandragores aux alentours des gibets, cimetières et tous autres lieux funéraires dont le sol est gorgé du sang, de la graisse et de la semence des morts. Ils envisageaient ainsi avoir quelques chances de ramasser une plante servant de refuge à une âme [p. 53] vagabonde et qu’une technique simplifiée suffisait alors à éveiller et rendre sensitive.

Quoi qu’il en soit, le récolteur éventuel devait, avant d’aller procéder à l’arrachage, se préparer longuement dans le jeûne, la continence et la méditation, de façon à acquérir une grande pureté d’âme et de corps. Puis attendre l’époque astrologique et les signes zodiacaux favorables, c’est-à­-dire le moment où Saturne et la Lune, astres humides et froids comme la racine de Mandragore, étaient en ascendance. Enfin, un samedi, jour de Saturne, affublé de sa tunique noire ornementée de blanc, couleurs appropriées, coiffé de sa tiare de plomb, paré de bijoux faits de ce même métal saturnien, il partait, le front alourdi par le poids de son couvre-chef et par la conscience de ses risques.

En effet, s’il lui arrivait d’oublier un des rites prévus, la plante se vengeait cruellement. Aussi prenait-il soin de se munir de tous les accessoires indispensables à la cérémonie — bague et baguette magiques, couteau de sacrifice, pentacles, mélange pour fumigations dont voici l’une des formules : graines de pavot noir et de jusquiame, poudres de racines de Mandragore, de myrrhe et de fer aimanté, le tout aggloméré avec du sang de chauve-­souris, animal saturnien, et de la cervelle d’un chat noir, animal lunaire. Le magma pâteux ainsi obtenu avait été desséché puis concassé. La combustion de cet encens produisait une fumée [p. 54] lourde d’un nauséeux parfum qui agréait fort, paraît-il, aux deux astres propices.

Une fois parvenu sur les lieux, l’officiant préparait un amas de branchages qu’il embrasait soit en dardant au moyen d’une lentille de cristal les rayons solaires si le soleil brillait, soit en frottant deux silex non souillés s’il opérait par temps maussade ou la nuit (les heures nocturnes alors favorables étaient la troisième ou la dixième). Il suspendait à son cou un fragment de Mandragore jouant le rôle de condensateur fluidique, puis commençait des incantations et oraisons jaculatoires adressées aux Puissances Supérieures. S’approchant de la plante, il traçait autour d’elle trois cercles concentriques à l’aide de la pointe de son glaive. Il inscrivait dans le cercle interne : les noms de l’heure et de l’Ange de cette heure et le sceau de cet Ange, le vocable des signes régnants, c’est-à-dire la Lune et Saturne, ainsi que celui des génies zodiacaux au moment de l’opération.

Dans la couronne externe, il écrivait en caractères de l’alphabet magique quatre fois (5) le nom de Dieu, ainsi que les mots : Adonaï (6) et Agla.

A quelques pas de là, il édifiait une petite butte quadrangulaire, sorte d’autel primitif sur lequel, après avoir prononcé quelques « abracadabra », il [p. 55] venait égorger un hibou. Son doigt, trempé dans le sang de ce malheureux animal, humectait les quatre coins du tertre.

Sans perdre une minute, il revenait, sa baguette magique à la main, à l’intérieur des trois cercles où il faisait don aux esprits-vampires du sang répandu afin qu’ils ne troublassent point son travail et, la main protégée par un morceau de linceul dérobé dans une tombe, il extirpait de terre la Mandragore.

Malheur à lui s’il était maladroit, s’il cassait des fragments de racines qui se trouvaient ainsi soumises à des influences astrales discordantes, si son cœur et ses intentions étaient impures… Malheur surtout si, omettant de se boucher les oreilles, il entendait le cri déchirant que la plante poussait lors de son extraction… Dès sa sortie des cercles enchantés, « les larves l’accaparaient, des voix hurlaient à ses oreilles dans le fracas de l’ouragan, des faces hideuses — teterrima facies daemonum — surgissaient devant lui. » (7) Pressuré, suffoqué par l’effroyable horde, tenace et mouvante comme la flamme, gesticulante et grimaçante, qui l’assaillait de toutes parts, le Mage sentait son cœur s’affoler, ses jambes mollir, ses forces l’abandonner… Il ne tardait pas à succomber dans d’horribles tourments.

A l’exemple de certaines fleurs prédatrices qui dévorent l’insecte visiteur, « l’Inconnaissable » [p. 56] avait refermé sa vénéneuse corolle sur l’intrus qui avait tenté de sonder son mystère sans en être digne.

En admettant que tout s’était bien passé, comment le Magicien allait-il alors s’y prendre pour animer sa Mandragore ?

Avec le glaive qui avait servi à sacrifier le hibou, il dépouillait la plante de ses fruits et de ses feuilles, ainsi que des racines adventives nuisant à son aspect anthropomorphique.

A l’endroit des yeux il plaçait deux baies de genièvre, à celui de la bouche, un fruit rouge d’églantier ; au niveau du crâne, du menton (si c’était un mâle) et des parties sexuelles quelques grains de millet judicieusement répartis au creux de petites incisions faites dans l’écorce de la racine. Pour toutes ces opérations, il pratiquait des entailles superficielles en évitant de léser les tissus sous-jacents. Quelquefois il gravait au-­dessus des yeux, de la pointe du glaive, le mot hébreu: Boïsh, qui signifie : il est vivant.

La raciné ayant pris une certaine tournure humaine était enduite de terre rouge, humide de rosée et consacrée. De cette même terre — à base de minerai dont j’ignore la composition et où de nombreux auteurs ont cru déceler la présence de la pierre philosophale — le Magicien emplissait un vase de cristal. D’une main pleine de dévotes attentions, il y replantait la Mandragore et l’exposait à la lumière solaire. [p.57]

Trois jours après, si les rites avaient été parfaitement observés, la métamorphose commençait à s’accomplir. Mais ce n’est qu’au bout d’une lunaison et demie environ que l’animation était complète. Alors le Magicien, éperdu de joie, voyait sortir du bocal un petit être hirsute (8) et impudique, haut de trois à quatre pouces, doué de sens comme de raison, hochant et branlant la tête quand on l’interrogeait, prononçant même parfois quelques paroles d’une voix aigrelette : un homuncule. (9)

Bien des bonnes gens vont penser qu’il s’agissait là de « diableries » et que la Mandragore animée n’était en réalité qu’une incarnation de Belzébuth lui-même. Il ne semble pas qu’il en fut ainsi. En tout cas, si Satan il y avait, c’était un Satan lunatique et d’une affligeante imponctualité, car de leur propre aveu, les Maîtres en Haute Science éprouvèrent de nombreuses déconvenues.

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Santiago Caruso.

En présence de ces échecs répétés, certains estimant qu’il convenait d’améliorer la technique de la « queste » de la plante, préconisèrent la méthode suivante :

Il fallait tout d’abord s’assurer la collaboration d’une vierge de vingt ans, environ, parfaitement saine, pure et d’une moralité éprouvée. Cette jeune [p. 58] fille devait faire le sacrifice de sa longue chevelure, qu’on tressait en natte après l’avoir coupée. Une nuit, entièrement vêtue de blanc, le front couronné de fleurs, elle se rendait en compagnie d’un chien noir en un lieu convenablement choisi pour la récolte, à proximité d’un gibet ou d’un cimetière de suppliciés — chacun sait que de tels endroits sont peuplés d’Elémentals en détresse, âmes de tire-laine, malandrins, escrocs, faussaires ou bandits, tous impies et trépassés de male mort, incapables de s’élever dans l’atmosphère en raison du poids de leurs péchés. Attachant alors, au moyen de cette chevelure transformée en cordage, le chien à la plante convoitée, elle l’appelait doucement. L’animal tirait, tirait… et mourait, mais la racine se trouvait extirpée sans dommage pour la jeune fille qui avait eu soin, bien entendu, de « s’estoupper les oreilles avec de la cire ou de la poix » (10) ou encore de sonner de l’olifant au moment voulu pour éviter d’entendre la lugubre plainte, « le cri qui tue » qu’émettait la Mandragore quand on la séparait de la terre qui l’avait engendrée.

Est-ce le charme de la pucelle au cœur altier qui agissait ? Peut-être, en tout cas, il paraît qu’avec ce modus faciendi les esprits errants les plus avides d’indépendance se bousculaient littéralement pour avoir le privilège de s’enfermer dans la prison végétale. Il s’ensuivait une invisible [p. 59] cohue pendant laquelle un tourbillon de fantômes gémissants assaillait la jeune fille qui devait supporter avec courage leurs frôlements glacés, avant de pouvoir partir en emportant son précieux butin serré contre sa poitrine «à même sa chair tiède ».(11) Il ne lui restait plus d’ailleurs, pour achever son rôle, qu’à coucher la Mandragore dans un écrin douillettement garni de duvet, après lui avoir offert en libation quelques gouttes de lait d’une chatte noire.

Les méthodes que nous venons de décrire d’après les textes d’ELIPHAS LÉVI, de CORNELIUS AGRIPPA, de LÉONARD VAIR, de PAPUS, de PIOBB et d’autres historiens de l’occultisme, avec leur cérémonial compliqué, furent l’apanage des adeptes de la Haute-Magic, gens désintéressés pour la plupart, uniquement préoccupés de capter les forces qui règnent « sur les hommes, les bestes brutes, les arbres et les pierres », (12) ainsi que de sonder les mystères de l’Au-delà. Mais il y avait à cette époque, une grande quantité de sorciers et de charlatans de tout poil, dont la cupidité n’avait d’égale que la roublardise et qui utilisèrent la Mandragore à des fins mercenaires. Ceux-ci prenaient beaucoup moins de précautions pour la ramasser, se contentant de choisir une date favorable — par exemple la veille du jour des Morts [p. 60] ou la Nuit de la St-Jean — d’opérer au voisinage d’une nécropole, de dessiner trois cercles concentriques autour de la plante avec le médius (13) de leur main gauche trempé dans le sang d’une poule noire immolée pour la circonstance et de procéder à l’avulsion de la racine au moyen d’un bâton de chêne fourchu. (14)

Les sorcières s’apprêtant à chevaucher leur balai enchanté pour se rendre au Sabbat se trouvaient également, paraît-il, dans les dispositions requises pour la récolte de la Mandragore. Elles ne manquaient pas d’en profiter, le négoce de la Plante Magique, malgré et sans doute en raison de l’opposition des pouvoirs publics alertés par les clercs, étant extrêmement lucratif.

Il était impossible d’empêcher la faveur populaire de faire de ces racines figurées l’objet d’un marché soutenu. Beaucoup, en effet, les considéraient non comme ce qu’elles étaient en réalité, c’est-à-dire des statuettes grossièrement façonnées, mais comme des êtres vivants, surnaturels, capables soit de jeter des sorts funestes, soit de protéger contre le péril des combats, de rendre son détenteur invisible en cas de besoin, de faire retrouver les trésors enfouis, d’agir « contre les tempestes [p. 61] et je ne sçais quelles autres calamitez », (15) bref de procurer tous les biens de ce monde, à savoir : santé, amour, honneurs et richesse… Aussi de quels soins jaloux, de quelle révélation de tous les instants les Mandragores n’étaient-elles pas l’objet de la part de leurs possesseurs qui les vêtaient de riches habits, les conservaient dans de précieux coffrets, leur offraient à boire et à manger, les baignaient dans le vin chaque samedi, les priaient dévotement.

A condition qu’on les drapât dans un fragment de linceul et qu’on se livrât à certaines simagrées rituelles, elles avaient également la réputation de doubler le nombre des pièces d’or ou d’argent qu’on déposait à leurs côtés.

Les dignitaires de l’Eglise s’émurent de ces pratiques sous lesquelles ils avaient l’impression de voir pointer les cornes du Maudit et firent une guerre sans merci aux Mandragores magiques.

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Les Magiciens furent pourchassés et traînés en justice. A ce propos, le Jésuite hollandais MARTIN DEL RIO, dans son ouvrage Desquisitionum magicarum, raconte une curieuse histoire d’après laquelle une Mandragore serait venue par ses propres moyens devant le tribunal à la requête d’un sorcier qu’on interrogeait. Devant une telle absence de vergogne, le juge, outré, saisissant le lutin [p. 62] végétal, l’aurait mis en pièces et précipité dans le feu.

La flamme purificatrice du bûcher était du reste le sort final qui attendait non seulement les Mandragores, mais encore un grand nombre de ceux qui étaient convaincus, à tort ou à raison, d’avoir favorisé ce fétichisme.

Ce fut bien souvent à tort, car on se servit du prétexte pour assouvir maintes rancunes et haines politiques. C’est ainsi que Jeanne d’Arc fut, entre autres chefs d’inculpations, condamnée pour sorcellerie et que l’article sept de son acte d’accusation est libellé comme suit :

« Item — ladite Jehanne eut coutume de porter parfois une Mandragore dans son sein, espérant par ce moyen avoir bonne fortune en richesses et choses temporelles, elle affirma que cette Mandragore avait telle vertu ou effet. »

Jeanne nia le fait en disant simplement et naïvement « qu’elle connaissait l’existence d’une Mandragore proche son village sous l’arbre à Messire Pierre », mais qu’elle n’avait point eu recours à elle pour la bonne raison que ses Saintes ne lui avaient jamais conseillé le port d’un tel scapulaire… (16)

Malgré la répression, le prestige de la Mandragore-talisman se maintint, non seulement chez les serfs et manants que le manque de savoir rendait naturellement crédules, mais aussi parmi les grands qui portaient secrètement sur eux, en guise d’amulettes, les racines tutélaires ou les plaçaient dans quelque recoin de leur demeure. « Elles prenaient soin, dit COLLIN DU PLANCY dans son Dictionnaire Infernal, des maisons et des personnes qui les habitaient. »

C’est ainsi qu’en faisant l’inventaire des biens de Charles V, on trouva « une paire de Mandragloires en un estuy de cuir ». Celui du château des Ducs de Bourgogne révéla l’existence « d’un petit coffret de cuir noir, ferré de letton, auquel sont deux Mandragores masle et femelle ». #ALONSO VASQUEZ, dans los Sucesos de Flandes y Francia, signale que dans chacune des habitations seigneuriales de l’Evêché de Cologne, de la Gueldre et de la contrée en deçà du Rhin, il y avait un fétiche de ce genre.

La Mandragore ne servit pas seulement à la confection de ces inquiétantes poupées, elle fut pour les nécromanciens une matière première d’une qualité exceptionnelle pour préparer philtres et mixtures enchantées. Un onguent dans lequel la racine pulvérisée était amalgamée avec du sang de chauve-souris et de la graisse de pendu ou d’enfant mort sans baptême avait la réputation de donner au sorcier qui s’en imprégnait lors des [p. 64] infernales orgies du Sabbat le pouvoir de se métamorphoser à volonté et de prendre n’importe quel aspect.

Afin de tirer profit du délire onirique provoqué par la Mandragore, certains charlatans n’hésitaient pas à s’en servir pour enivrer les malheureux qui les venaient consulter. Un homme qui, sous l’influence de la drogue hallucinante, l’œil exorbité par l’intoxication propre aux Solanacées mydriatiques, se croyait successivement mué en animal, en arbre, voire en simple caillou, était prêt, naturellement, à tous les abandons et devenait un jouet entre des mains maléfiques.

*

Qui veut définir exactement ce qu’était la Mandragore pour les gens du moyen âge ne peut se contenter de relater des Histoires de Magiciens allant, frémissants d’espoir et tremblants d’effroi, déterrer nuitamment , sous le gibet, la racine hantée, hoquetant de mystérieuses formules. Certains occultistes, tels qu’ALBERT LE GRAND au début du XIIIe siècle, PARACELSE et PORTA à l’époque de la Renaissance, ne furent pas de simples rêveurs chimériques; il se montrèrent souvent des praticiens avisés et leur théorie de la « sigillation » (ou signature magique des plantes) aida souvent leur instinct médical dans l’étude empirique de la phytothérapie. [p.65]

Cette théorie — dont le précepte : Simila similibus curantur a été adopté à nouveau bien plus tard par HAHNEMAN et l’Ecole des Homéopathes — prétend expliquer la destination thérapeutique de chaque végétal soit par un aspect général soit ar un signe apparent qu’il porte sur sa feuille, sa racine ou son fruit.

Ce signe consiste souvent en une similitude de forme ou de couleur avec l’organe humain sur lequel il est susceptible d’exercer une action bénéfique.

Le principe initial du système réside dans le fait admis que l’homme (Microcosme) étant le centre et l’abrégé de l’univers (Macrocosme), la Providence a créé la nature entière uniquement pour lui permettre de vivre, de se nourrir — et de se guérir s’il y a lieu. La Botanique prend alors figure de religion révélée et le médecin, physicien et astrologue par surcroît, n’a qu’à se laisser guider par le doigt du Créateur dans le choix des simples appropriés au traitement des divers états morbides dus soit à l’ens astrorum (méfaits de l’influence sidérale), soit à l’ens veneni (venins, poisons venant du dehors ou du dedans), soit à l’ens naturale (vices de la nature), soit à l’ens spirituale (erreurs de l’imagination, maléfices, enchantements), soit enfin à l’ens Dei (toutes les maladies dont la cause est inexplicable).

Si les vertus occultes des plantes n’ont pas elles-mêmes, un réel pouvoir de guérison, [p. 66] leur rôle n’en est pas moins efficient, car elles empêchent les agents extérieurs d’entraver l’action des mumies, qui sont des baumes curatifs que l’organisme humain, sollicité par l’archée (17) secrète lui-même en cas de blessure ou de maladie.

De l’ensemble de ces arguments est née la Phytognomonique (18) ou méthode de classification des plantes, établie d’après les données suivantes :

Ire classe – Plantes considérées selon leur lieu natal.

Exemple: les aquatiques ou les terrestres.

2e classe –   Plantes qui ont des parties semblables à celles des hommes.

Exemple: la grenade dont les grains ressem­blent aux dents.

3e classe – Plantes qui ont des parties semblables à celles des animaux.

Exemple: l’Orchis dont la fleur ressemble à l’abeille.

4e classe –   Plantes qui ont des parties semblables aux maladies de l’homme.

Exemple: la Scabieuse dont le fruit a des rugosités imitant les verrues de la peau.

5e classe –   Plantes dont les qualités sont relatives à celles des hommes.

Exemple: Plantes belles qui rendent les hommes beaux.

6e classe –   Plantes dont les mœurs sont analogues à celles de l’homme.

Exemple: Planles gaies ou tristes qui rendent les hommes gnis ou tristes.

7e classe –  Plantes qui ont rapport avec les astres.

Exemple: le Séné, dont le follicule est en forme de croissant, a rapport avec la Lune.

PARACELSE, puis surtout PORTA, énumérèrent toutes les indications que leur suggéraient la forme, l’aspect et la couleur de la Mandragore. Ces indications concordent, dans l’ensemble, avec celles transmises par la tradition et les écrits des Anciens. Cependant PORTA estimait, en outre, que la racine de Mandragore pouvait avoir une réelle efficacité, comme du reste certaines autres racines charnues, contre les tumeurs. « Dans les entrailles de la terre, dit-il, et dans les différentes parties de ces plantes, les humeurs s’accumulent et forment des amas, de même que dans le corps la chaleur et le sang engendrent des tubercules strumeux et glanduleux. La nature nous indique que ces forma­tions peuvent remédier aux tumeurs. » Comme nous le verrons plus loin, cette remarque a trouvé jusqu’au milieu du XIXe siècle, un écho prolongé dans les avis formulés par certains médecins réputés concernant le traitement des adénites, lymphangites, inflammations, fluxions, œdèmes, kystes et manifestations tumorales de toute espèce.

LAURENS CATELAN, dans son Rare et curieux discours de la Plante appelée Mandragore, s’est donné beaucoup de mal pour expliquer comment la « signature» de cette plante corroborait son activité médicamenteuse dans le traitement des hommes impuissants et des femmes bréhaignes.

« La Mandragore masle, affirma-t-il, dont la racine semble munie d’un pénis, est contre l’impuissance virile un remède de choix. » [p. 68]

Ce don de «rafraîchissement », au sens propre du mot que CATELAN attribuait aux fruits de la Mandragore, a été signalé par de nombreux auteurs pour expliquer l’effet physiologique de cette Solanacée. Bon nombre d’entre eux, cependant, ont considéré l’écorce comme étant la seule partie « vertueuse » (c’est-à-dire riche en principes actifs) de la racine.

Ainsi, ANTOINE DU PINET, dans l’Histoire des Plantes (1619) : « La faculté réfrigérative de l’escorche de la racine est grande, dit-il, jusques au 3e degré. » Il ajoute : « Le reste qui est au dedans est fort imbécille. »

Et le sieur PIERRE POMET, marchand épicier droguiste, dans son Histoire générale des Drogues (1694), se plaint que les apothicaires de Paris et des villes circonvoisines vendent des onguents à base d’écorce de Mandragore préparés depuis deux, trois ans et même plus, alors que la vertu réfrigérante ne dure qu’une année, comme le spécifie la Pharmacopée de B. BAUDERON, si bien que « ce remède n’a pas l’effet qu’il devroit et qu’au lieu de refroidir qui est sa principale vertu, il échauffe plutôt ». Ce droguiste proteste également contre les envois qui lui sont faits de racines coupées en tranches « à cause que le cœur y est qui n’a non plus de vertu que le bois ».

« Comme une fraîche main apaise un front brûlant… » Toute la signification du verbe « réfrigérer » au sens médiéval du terme tient dans ce [p. 69] vers du poète. La Mandragore ne tempérait pas seulement la flambée douloureuse d’un organe malade, mais encore elle dispensait, d’après Ste Hildegarde, le baume lénifiant de son action aux sens tourmentés par la luxure. Et c’est surtout dans les mains de la statuette magique que réside le pouvoir mystérieux de dompter la frénésie sexuelle.

« Lorsqu’un homme, affirmait la religieuse allemande, par suite de sortilèges ou de l’ardeur de son corps, est en proie à l’incontinence, qu’il prenne l’espèce femelle de cette herbe et qu’il la porte trois jours et trois nuits attachée entre la poitrine et l’ombilic, qu’ensuite il divise le fruit en deux et qu’il en attache chaque moitié à l’un de ses flancs, trois jours ct trois nuits, qu’il pulvérise enfin la main gauche de l’idole, qu’il ajoute un peu de camphre, qu’il la mange et il sera guéri. » Même procédé pour la femme, à part qu’elle devait prendre l’espèce mâle et avaler la main droite de la statue. (19)

Devant une telle allégation, on est en droit de se demander ce que deviennent les vertus aphrodisiaques de la Mandragore. Il est certain que l’action pharmacodynamique de cette drogue permet de la considérer comme un sédatif de choix pour le système neuro-végétatif. Mais à l’instar de certains stupéfiants tels que le haschisch, elle provoque parfois une sorte d’ivresse caractérisée par une langueur voluptueuse et de l’excitation sexuelle.

En fait, ce furent surtout les propriétés calmantes et narcotiques de la Mandragore que les Moines alchimistes du moyen âge cherchèrent à mettre en évidence et à utiliser. C’est à eux que l’on doit la fabrication de « l’éponge somnifère », considérée (à tort, d’après certains auteurs qui pensent que la drogue ne pouvait agir par sa seule inhalation et que le patient devait en avaler une certaine quantité s’écoulant de l’éponge dans ses narines et aux commissures des lèvres) comme l’archaïque précurseur du masque anesthésique moderne.

Cette éponge somnifère était constituée par le fragment, gros comme un abricot, d’une éponge imbibée de suc de Mandragore, séchée et conservée en vase clos. Le praticien, au moment de l’emploi, la trempait dans l’eau tiède et l’appliquait humide sous le nez du malade afin de provoquer l’état de narcose favorable à une intervention chirurgicale. L’opération terminée, il réveillait le dormeur en lui faisant respirer du vinaigre. Les Religieux de l’abbaye du Mont-Cassin qui avaient la réputation de savants médecins, employaient pour la préparation d’éponges de ce genre, un mélange d’opium et de sucs de Mandragore, ciguë et jusquiame.

Mais la renommée des petites éponges magiques — dont diverses formules contenant de la Mandragore figurèrent en bonne place dans les [p. 71] Antidotaires de NICOLAS PRAEPOSITUS et de NICOLAS MYREPSUS et qui avaient connu, grâce à l’Ecole de Salerne au XIIe siècle et aux Ecoles de Bologne et d’Avignon au XIIIe siècle, une grande faveur auprès des chirurgiens de ce temps (on les employa également outre-Manche, comme le prouve un ouvrage de GILBERTUS ANCLICUS) — déclina peu à peu. On leur reprochait de se mal conserver et de perdre assez rapidement leurs propriétés somnifères. Les traductions françaises des Antidotaires précités publiées au XIVe et XVe siècle n’en faisaient même plus mention. C’est en vain qu’en 1598, LAURENS JOUBERT tenta de les réhabiliter en reprenant à leur sujet l’argumentation de THÉODORIC et de GUY DE CHAULlAC. Avant les interventions chirurgicales, on se contenta de faire boire au patient une dilution vineuse des sucs héroïques. C’est ainsi qu’un religieux de l’Ordre de Fontevrault écrivait dans le Livre de la Femme forte (XVe siècle), « l’escorche de Mandragore meslée avec du vin fait souverainement dormir et en baille à ceulx qui ont quelque membre à coupper et trancher afin qu’ils ne sentent point de douleur pour la résécation et incision faite audit membre ».

PORTA, après avoir mis au point, en mélangeant opium et Mandragore, un narcotique à ingurgiter, donna une formule de pomme endormante, puis il découvrit un procédé plus efficace encore dans lequel il convenait de mélanger de la Mandragore avec divers autres ingrédients dans [p. 72] du vin et de distiller pour obtenir une drogue somnifère volatile. « Ces substances sont converties en essence, spécifiait-il, qui doit être renfermée hermétiquement dans des vases de plomb pour que la partie subtile ne s’en échappe point, car, sans cette précaution, le remède perdrait sa vertu. Au moment de s’en servir on ôte le couvercle, et l’on porte immédiatement le vase aux narines de la personne à endormir, elle aspire la partie la plus subtile de l’essence et par ce moyen ses sens sont enfermés dans une citadelle, de telle sorte qu’elle pourrait être enterrée dans le sommeil le plus profond dont il ne serait possible de la tirer que par la plus grande violence. Après ce sommeil, la personne n’éprouve aucune pesanteur de tête, et n’a aucune connaissance de ce qui lui est arrivé. » (20)

Il semble bien que le physicien napolitain, en cela étonnant précurseur, était arrivé par la distillation de son « œnolé » à réaliser un stupéfiant sous forme d’alcool très concentré, pénétrant dans l’organisme par les voies respiratoires, à l’instar des anesthésiques volatils actuels.

Ainsi la Mandragore, grâce à la narcose insensibilisante qu’elle provoquait, permettait à la chirurgie encore balbutiante, de faire chaque jour de nouveaux progrès. Ne serait-ce qu’à ce titre, [p. 73] elle aurait mérité son prestige et gagné le droit à notre reconnaissance. Mais outre cela, dans la médecine courante, elle fut l’âme subtile et effi­cace de multiples électuaires, confections, opiats et onguents utilisés contre les affections les plus diverses.

Dr L. TERCINET.

 

NOTES

(1) Voir BIDEZ : Note sur les Mystères néo-platoniciens. Revue belge de Philologie et d’Histoire, 1928.

(2) En Hébreu, Adamah signifie : terre.

(3) Ste HILDEGARDE – Physica sanctae Hildegardis, Argentorati, 1544 ; ibid. 1553.

(4) PARACELSE: De natura rerum. Augsbourg, 1536. Cette théorie valut au médecin allemand de violentes attaques, d’autant plus violentes qu’il était détesté de ses confrères: « Magus monstrosus, disait de lui Dessenius, superstitiosus, impius, et in Deum blasphemas, mendaccissimus, iniandus impostor, ebriosus, erro, monstrum horrendum », (Medicin. veto et rat. def. Colon. Agrippa. 1573, p. 202.)

(5) Aux quatre points cardinaux.

(6) Nom donné à Dieu dans l’Ancien Testament et qui le désigne plus spécialement comme le Souverain Maitre des forces de la Nature.

(7) G. LE ROUGE : La Mandragore magique, Paris, 1912.

(8) Les fines radicelles du millet figurant les poils.

(9) J. BOUQUET: Figures de la Mandragore, plante démoniaque. Paris 1936.

(10) A. MATTHIOLE : Les commentaires sur les six livres de Pedacius Dioscoride.

(11) J. BOUQUET : Figures de la Mandragorc (loc. cit.).

(12) LÉONARD VAIR : Trois livres de charmes, sorcelagcs ct enchantements. (1583.)

(13) Le doigt de Saturne.

(14) En principe, ces sorciers s’adonnaient à la Magie Noire, par opposition aux précédents qui étaient des adeptes de la Magie Blanche. Ceux-ci faisaient appel aux Puissances Célestes pour mener à bien leur entreprise tandis que ceux-là invoquaient le Démon et les Puissances Infernales

(15) J. WIER : Histoires, Disputes et Discours des illusions et impostures des diables (loc. cit.).

(16) Procès de Jeanne d’Arc. (Interrogatoire du 1er mars 1431.) 2, Edit. P. Champion. Paris, 1921.

(17) L’archée : être imaginaire que chaque homme possède en lui et qui est chargé de diriger toutes ses fonctions physiologiques

(18) DELLA PORTA : Phytognomonica, seu metodus nova facillimaque qua plantarum ac rerum omnium vires ex faciei inspectione assequantur. Napoli. 1588

(19) STE HILDEGARDE : Physica sanctae Hildcgardis (lac. cit.)

(20) G. DELLA PORTA : La Magie Naturelle ou les Secrets et Miracles de la Nature. Napoli, 1558. Trad. française, Rouen, 1631, ch. XIX et X20 G. DELLA PORTA: La Magie Naturelle ou les Secrets et Miracles de la Nature. Napoli, 1558. Trad. française, Rouen, 1631, ch. XIX et XXI.

(21) Ces pages sont extraites de Mandragore qui es-tu ? du Dr L. TERCINET ; dans cet excellent ouvrage, l’auteur étudie depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, cette plante médicinale fort curieuse, douée d’une puissante pharmacodynamique ; il y montre son action physiologique si complexe, ses propriétés narcotiques et aphrodisiaques, son rôle dans la Iittérature. Il nous donne en conclusion trois études : botanique, chimique et pharmacologique de la mystérieuse Mandragore.

 

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6 commentaires pour “La Mandragore. L’herbe aux magiciens. Par Lucien Tercinet. 1955.”

  1. chaniLe mercredi 18 février 2015 à 1 h 33 min

    Bonsoir,

    Y aurait-il moyen d’avoir votre article en PDF.
    En vous remerciant.

    Chani

  2. Michel ColléeLe mercredi 18 février 2015 à 12 h 49 min

    Bonjour. Désolé nous ne sommes pas habilités à effectuer cette opération; Cordialement.

  3. aller vers blog webLe vendredi 13 mars 2015 à 19 h 32 min

    Excellent article…bonne continuation dans ton travail de rédaction
    aller vers blog web http://www.rachatcredit360.fr/comment-procedent-les-assurances-en-ligne/

  4. Michel ColléeLe samedi 14 mars 2015 à 17 h 13 min

    Merci pour ces encouragements.

  5. Michel ColléeLe mercredi 18 mars 2015 à 8 h 40 min

    Merci pour votre long commentaire qui vient encourager ma démarche épistémologique. Beaucoup d’autres textes à venir. Bien cordialement.

  6. Pr S. FeyeLe dimanche 29 mai 2016 à 23 h 53 min

    À tout hasard, si cela intéresse quelqu’un: La première traduction française des Météores de Paracelse vient de sortir chez Beya Editions.