La démonologie en Chine. Par Marcel Mauss. 1913.

MAUSSMAGIE0002Marcel Mauss. La démonologie en Chine. Article paru dans la revue « L’Année sociologique », (Paris), n°11, 1913, pp. 208-211.

A propos de la parution de la monumentale et passionnante publication de J. J.-M. de Groot, The Religious System of China, Book II, vol. VI. On the Soul and Ancestral Worship. Part, IV. The War against Soul and Ancestral Worship. Part. V. The Priesthood of Animism. Leyde, 1910.

Pour faire suite à l’Arielle : La démonologie et la magie en Chine. Article paru dans la revue « L’Annéee sociologique », (Paris), n°11, 1910, pp. 227-233. [en ligne sur notre site]

Marcel Mauss (1872-1950). Considéré comme le père de l’anthropologie française il fut un des rédacteurs de l’Année sociologique, revue fondée par Emile Durkheim, son beau-père.

Nous remercions Pascale Beaudon, Université BIU Santé Rangueil Toulouse 3, pour son active et sympathique collaboration et, bien sûr, Nicole Humbrecht, indispensable.  

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité, les notes de bas de page ont été renvoyées en fin d’article. – Les images ont été rajoutées parlons soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

 

La démonologie
en Chine

[p. 208]

Nous avons rendu compte (1) des précédents volumes de la grande encyclopédie que M. de Groot consacre au Système religieux de la Chine. Le premier livre était consacré au rituel funéraire ; le second aux notions concernant l’âme, les démons, le culte des ancêtres. Nous n’en sommes encore qu’à la démonologie : le présent volume (2) traite exclusivement de l’exorcisme, de la guerre contre les spectres, de la prêtrise qui en est chargée.

Par guerre contre les spectres, M. de G., suivant en cela la tradition des compilateurs chinois, entend des choses très différentes et que la science com­parée des religions doit s’attacher à distinguer. Sans doute, il n’est pas sans intérêt de montrer que, pour l’esprit chinois, tous ces faits sont groupés ensemble ; mais leurs différences n’en subsistent pas moins et elles s’affirment dans la pratique. Tout d’abord, nous devons rappeler les réserves que nous avons déjà faites sur la traduction « spectres » que M. de G. propose pour le mot kwei. Le sens en est, à la fois, plus étendu et Plus complexe. Toutes choses sont faites de deux principes contraires, l’un, yin, femelle et malfaisant, l’autre, yang, bienfaisant et masculin. Le mot kwei désigne toutes les formes que prend le principe Yin en s’individualisant, par conséquent tous les esprits malfaisants, alors même qu’ils n’ont jamais été des hommes. De plus, toute âme est faite de deux parties, car il s’y retrouve du yin et du yang. Le kwei, c’est seulement la partie mauvaise, l’autre est appelée shen. Le kwei n’est donc pas la totalité de l’âme. De même, nous n’acceptons pas intégralement l’inter­prétation qui donne à toute la magie blanche des Chinois le sens d’une lutte contre des spectres proprement dits. Elle a bien ce caractère en partie ; mais il arrive aussi qu’elle a pour objet de conjurer, non des kwei, des revenants, des parties sinistres de l’âme humaine, mais de mauvaises influences, des pouvoirs de mal qui ne sont pas ceux d’un revenant ; ce sont des propriétés, des êtres anonymes, etc. M. de G. est obligé lui-même de le reconnaître en se servant, à l’occasion, de quelques-unes des expressions que nous venons d’employer. Les prêtres taoïstes, les lettrés, les astrologues et les herboristes, le peuple chinois lui-même se sont [p. 209] appliqués sans doute à tout réduire en termes de shen et de kwei; mais cette simplification théorique est, à chaque instant, contredite par les faits. C’est ainsi que M. de G. n’est pas moins embarrassé que les compilateurs chinois pour expliquer les vertus conjuratoires du sel et d’autres ingrédients.

I. — Le livre se compose de deux parties nettement distinctes. Dans l’une, l’auteur expose ce qu’est la magie orthodoxe, licite, inspirée des principes du tao, de la philosophie classique officielle. C’est la lutte contre les influences du mal à l’aide des influences du bien. Cette lutte, M. de G. nous la dépeint comme si elle se faisait exclusivement au moyen d’instruments matériels et à mains armées. Et sans doute, les procédés d’exorcisation des démons, expul­sion, mise à mort, bataille contre les esprits, grandes lustrations populaires, processions d’exorcistes, tiennent une grande place dans la religion chinoise. Mais d’abord, les instruments employés sont quelquefois d’une nature telle­ment spirituelle et morale qu’ils ne font plus penser à une bataille proprement dite. Ainsi, M. de G. traduit et commente le fameux chant « des souffles de rectitude » dont la récitation est un des plus puissants charmes contre le mal, les diables et les spectres. Or il consiste en une pure énumération des plus illustres héros de la Chine et dans l’expression de la volonté morale, conforme à la Voie, à la Loi, au Tao. D’autre part, si les moyens d’échapper au mal en changeant de parents ou en changeant de nom, par exemple, peuvent être dits de bonne guerre, ils ressortissent plutôt à la divination qu’à l’exorcisme : car c’est une façon de changer l’horoscope de l’intéressé. Enfin, la façon de ren­forcer le principe yang de chaque individu, son shen, pour lui permettre de résister au principe contraire, constitue plutôt une méthode positive qu’une méthode défensive.

Si nous osions exprimer un souhait, nous demanderions à M. de G. de bien vouloir aborder, dans les parties de son ouvrage qui ne sont pas encore parues, certaines questions importantes qui concernent directement son sujet et qu’il n’a pas encore traitées. Les notions abstraites du yin et du yang, les notions concrètes de shen et de kwei sont peut-être suffisamment élucidées. Encore noterons-nous que, dans le présent volume, le mot shen est souvent défini par « dieux » ; ce [p. 210] qui paraît assez nouveau dans les théories de M. de G. Mais il est d’autres notions, celle de ling (souffle, spiritus), de khi (force, vertu), de tsing (peut-être équivalente à la notion de mana), qui demanderaient à être soumises à un traitement approfondi. Nous sommes frappés, par exemple, du fait que, dans le parler d’Amoy, on dise tsing sin (sin = shen), décomposant ainsi le caractère shen en ses deux éléments étymologiques.

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II. — La deuxième partie de ce volume est consacrée à l’étude d’une reli­gion que M. de G. rattache, avec raison sans doute, à un état religieux qui aurait précédé même le taoïsme : c’est ce qu’il appelle la prêtrise de l’animis­me ou le wu‑isme. Ce mot est la transcription assez exacte d’un terme qui est employé couramment dans le langage usuel et, quelquefois, dans le langage littéraire : c’est le shamanisme. La Chine a toujours connu et connaît encore le fait de la possession : les possédés se croient sous la dépendance d’un dieu (shen en l’espèce) qui agit en eux et par eux, surtout contre les démons. Les chapitres que M. de G. a consacrés aux shamanes actuels, aux saikong, comptent sûrement parmi les meilleurs de son livre. Il eut l’occasion de les voir fonctionner à Amoy et il sut conduire une enquête très difficile ; car, présentement, ces pratiques sont plutôt tolérées que publiques et certaines sont franchement hétérodoxes. On trouvera notamment un remarquable culte magique et shamanistique des femmes : il est adressé au shen, au dieu des « cabinets » et se fait le quinzième jour après le jour de l’an (peut‑être est-ce un jour néfaste). Le shen, dans ce cas, est une seconde, tierce, septime, quarte dame qui dit les sorts en possédant la femme qui l’interroge et en lui répon­dant, surtout à l’aide du balai : dans tout ce culte, on constate un lien entre les femmes et les principes infernaux (qui sont féminins, d’ailleurs, par nature).

Le wu‑isme a eu, en Chine, les fortunes les plus diverses. Il semble avoir été une sorte de culte officiel des dynasties préhistoriques ; puis il passa par des alternatives de faveur et de défaveur suivant le degré de superstition des empereurs ou des vice-rois. De plus en plus persécuté comme impie et immoral, il finit par être totalement interdit sous la dynastie des Ming. Et cependant, cette persécution n’a empêché ni les fréquentes épidémies de shamanisme dans les lointaines [p. 211] provinces, ni la persistance populaire de ce culte. Il est arrivé à avoir une sorte d’organisation officielle ; il y a une corpo­ration héréditaire des saikong autorisés ; il y en a un par paroisse, pourrait-on dire. Autour de ces saikong, se groupent des sortes de « collèges », pour employer le mot latin, ou des « clubs », qui ne sont pas un des traits les moins curieux de cette organisation. On lira avec intérêt ce que M. de G. a écrit sur l’initiation des shamanes, sur les épreuves qui démontrent et réalisent la possession. Il a tout a fait raison de rapprocher ces dernières des épreuves des shamanes Man et Karen. Nous nous trouvons évidemment en présence de faits paléo‑asiatiques.

Masque époque MING.

Masque époque MING.

Comme dans tous les précédents volumes, on trouvera dans celui-ci des contes remarquables, des faits de psychologie intéressante (anesthésie des saikong par exemple), d’importants éclaircissements historiques, par exemple, sur le caractère probablement ecclésiastique que dut revêtir le taoïsme un peu avant la dynastie des Hans et sous cette dernière. Nous signalerons aussi divers détails sur les classifications : par exemple, les esprits du mal sont classés suivant le cycle duodénaire, par an, par mois, et, suivant le moment du temps auquel ils sont rapportés ; ils sont localisés ici ou là dans les portes, les mortiers, etc.

NOTES

(1) Année sociologique, 6, p. 221 et 11, p. 227.

(2) J. J.-M. de Groot, The Religious System of China, Book II, vol. VI. On the Soul and Ancestral Worship. Part, IV. The War against Soul and Ancestral Worship. Part. V. The Priesthood of Animism. Leyde, 1910.

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