La criminalité mystique dans les sociétés modernes. Par André Costedoat.. 1930.

COSTEDOAT0001André Costedoat. La criminalité mystique dans les sociétés modernes. Article paru dans les « Annales de médecine égale, de criminologie et de police scientifique », (Paris), dixième année, 1930, pp.125-199.

Quelques publications du même auteur..
La simulation des symptômes pathologiques et des maladies. Diagnostic différenciel. – Etat mental des simulateurs. Paris, J.-B. Baillière et Fils, 1933. 1 vol. in-8°, 436 p.
La Protection médicale de la population civile contre les attaques atomiques : . Préface du Dr D. Boidé. 1957.
La Simulation des symptômes pathologiques et des maladies. Diagnostic différentiel. État mental des simulateurs, 1933.
La Lymphangite cancéreuse des poumons à forme suffocante. 1933.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 125]

LA CRIMINALITÉ MYSTIQUE
DANS LES SOCIÉTÉS MODERNES
par
M. André COSTEDOAT
Professeur agrégé du Val-de-Grâce (Paris)

INTRODUCTION

Une idée générale a conduit cette étude le changement des mœurs qui a engendré la principale des révolutions françaises a-t-il eu pour effet de modifier parallèlement les réactions antisociales dans le domaine des croyances religieuses ou para-religieuses ? Voici pourquoi au cours des dernières années, d’un petit groupement pieux rassemblé autour d’une concierge de Bordeaux, sont parties deux expéditions qui se sont livrées à des voies de fait sur des prêtres accusés de maléfices. Ces événements ont pénétré par la presse dans le public instruit qui s’en est étonné et les a considérés comme un anachronisme. Il pouvait être intéressant de vérifier cette dernière opinion.

Ce qui précède éclaire la façon dont a été entendu le mot mystique. Hatzfeld considère le mysticisme comme une doctrine philosophique, religieuse, plaçant la perfection dans une sorte de contemplation et d’extase qui élève l’homme, dès cette vie, à une union mystérieuse avec Dieu. La définition de Littré sera préférée comme plus exacte croyance religieuse ou philosophique qui admet des communications secrètes entre l’homme et la divinité. Par la suite, le mot a acquis une signification nouvelle, mais abusive, parce qu’on a pris la partie pour le tout, et ne considérant de la pensée [p. 126] mystique que son caractère ardent, absolu et tout entier dirigé vers la spiritualité, on a parlé d’un mysticisme politique, d’un mysticisme littéraire, etc.

Le sujet pouvait fort bien être traité de ce point de vue les mystiques passent pour enthousiastes, absolus ; il y a des mystiques contemplatifs, théoriciens, mais aussi sur le plan de l’action, des mystiques fanatiques et il pouvait être intéressant d’étudier les actes antisociaux des fanatiques. Il a pourtant paru préférable de ne pas diriger l’enquête dans cette voie, et de conserver au mot de mysticisme son sens primitif, à cause des événements déjà cités et de la nécessité de donner à ce travail un aspect homogène.

Qu’on ne s’y trompe pas d’ailleurs ! Le mysticisme dont il sera question n’est pas celui des esprits élevés, mais celui de la foule, avec ses croyances qui, malgré l’accumulation des siècles, n’ont pas dépassé les premières étapes, terrifiées et serviles, de l’émotion religieuse. Peut-être ces explications écarteront-elles le scandale légitime que suscite l’expression de criminalité mystique !

La deuxième définition concerne les sociétés modernes. Officiellement, dans les livres d’histoire, les temps modernes s’ouvrent en 1453, à la prise de Constantinople par les Turcs. Pourtant, il semble bien que ce soit le simple progrès technique que fut la découverte de l’imprimerie qui, par la diffusion de la pensée, ait modifié l’état social du monde, mais les changements furent lents à se produire, et la fin du XVIIIe siècle précipita indiscutablement l’évolution. Aussi la période de la Révolution française est-elle adoptée ici comme le point de départ de cette étude d’ailleurs, des considérations sur les époques antérieures ne seraient-elles pas presque inévitablement un plagiat de la grande œuvre de Calmeil ? Pour les médecins légistes, la criminalité déborde les limites que lui ont assignées les sciences juridiques ; il sera donc aussi question des simples escroqueries, et d’une manière générale, de toutes les réactions antisociales, y compris les attentats contre soi-même.

Les sociétés dans lesquelles des recherches ont été faites sont les peuples de l’Europe et ceux qui, par leur état social, n’y rattachent.

Les formes de gouvernement n’ont pas paru susceptibles d’entrer en ligne de compte pour la définition du mot moderne.

Une telle étude devait inévitablement rencontrer deux obstacles considérables. Le principal était la suspicion des textes, car rien, sinon la politique, ne soulève de telles passions [p. 127] que tes faits d’ordre religieux ; aussi a-t-on préféré, quand cela a été possible, aller aux sources dossiers judiciaires, actes d’accusation, plaidoiries d’avocat, conversations avec juges d’instruction et défenseurs, rapports d’expertise, études médicales. L’autre difficulté inévitable était la nécessité de fouiller plusieurs littératures de langue étrangère ; une aide chère l’a facilitée en partie, mais on ne se dissimule pas que, même dans ces langues, tout n’a pas été recensé.

CRIMINALITÉ INDIVIDUELLE

Dans la très grande majorité des cas, la criminalité d’aspect mystique dont se rendent coupables des individus isolés est, surtout en ce qui concerne les crimes de sang, l’œuvre de psychopathes ou même de véritables aliénés; elle diffère en cela des attentats collectifs qui s’éclairent beaucoup mieux par les enseignements de la psychologie grégaire que par ceux de la psychiatrie.

Seconde constatation les réactions’ antisociales de ces psychopathes sont celles que l’on est habitué à rencontrer sous l’influence de leur maladie, même quand elle ne se teinte pas de mysticisme, étant d’ailleurs bien entendu que, comme en général en criminologie psychiatrique, la maladie n’est facteur de criminalité qu’en libérant des tendances criminelles préexistantes.

Que reste-t-il donc à la charge de la forme mystique de ces psychopathies ? Rien, sinon que cette forme (qui peut d’ailleurs être fugace au cours de l’évolution de l’affection) entraîne souvent certaines particularités des actes criminels qu’il est intéressant de connaitre.

ATTENTATS CONTRE AUTRUI

Crimes de sang.

Les justiciers ont résolu de se substituer à Dieu pour punir les auteurs d’actes coupables, plus particulièrement anti-religieux. Doués en général d’un immense orgueil, froidement cruel, ils n’éprouvent aucun regret de leur acte dont ils ne cherchent nullement à se cacher. Certains d’entre eux sont hallucinés ou influencés, ou agissent par l’effet de leur psychose, mais il en est d’autres qui voudraient donner à un acte vulgaire de vengeance terrestre l’apparence estimable d’une indignation agissante. [p. 128]

Un domestique (1) de 27 ans avait été déjà interné pour agitation maniaque avec idées mystiques sur fond de débilité. Il s’était évadé de l’asile ; 18 mois plus laid, il déclara qu’il était le Christ, et que la terre, souillée de crimes, devrait être lavée par le sang du juste. Une nuit, il trancha avec une hache la tête d’un veau et la fit ensuite brûler pour effacer les péchés du monde. Il offrit encore à plusieurs reprises en sacrifice des arbres et des plantes, puis manifesta l’intention de couper des têtes d’hommes ; c’est ainsi qu’une nuit il s’introduisit chez un voisin, mais en aiguisant son couteau, il le réveilla à temps.

Un soldat indigène (2) a tué, au Maroc, l’officier dont il était l’ordonnance, en lui tirant un coup de feu à la tête. Malgré les remarques du soldat, l’officier n’avait pas embrassé certaines parties du mur de sa chambre quand il y était entré, et bien que ce fût un lieu sacré, avait continué d’y fumer.

Meurtres pour être agréable à Dieu (sacrifice d’Abraham). — Les impulsions criminelles se traduisent sous une forme empruntée à l’histoire sainte. Il s’agit le plus souvent de mélancoliques qui espèrent détourner, par un acte de soumission, le courroux divin :

Un paysan des États-Unis (3) avait, au cours d’accès d’aliénation mentale, éprouvé le désir de faire des offrandes à Dieu suivant le texte de la Bible. Un jour, il tua puis brûla sur un bûcher son jeune fils. À l’arrivée de sa femme, il s’opposa à l’extinction des flammes, étant, disait-il, entrain d’offrir au Seigneur, un agneau sans tache.

Une habitante des Côtes-du-Nord (4) avait été internée 15 ans auparavant. Au cours d’une nouvelle crise de mélancolie, elle jeta son enfant dans le lavoir du presbytère pendant la nuit et déclara qu’elle avait du faire ce sacrifice à Dieu, sans quoi toute sa famille était perdue, et cet acte contre le petit garçon qu’elle chérissait le plus permettant à l’autre enfant de faire une meilleure communion le lendemain.

Un Vendredi saint (5), sur le seuil de l’église, un paysan caucasien égorgea son fils âgé de 7 mois. Il expliqua qu’il avait commis cet acte parce qu’au cours d’une maladie, Saint Jean l’avait conduit dans une vallée auprès de Dieu qui, assis sur un trône d’or, ne lui avait rendu la santé qu’à la condition qu’il tuerait son fils quand celui-ci aurait atteint l’âge de 7 mois. Il a\ait sans résultat tenté par des prières de se libérer de cette promesse. La population du village se montra très irritée de son arrestation.

En 1875 (6), à Vasarhely (Hongrie), un meunier devint très pieux, sur ses vieux jours et adhéra à la secte des Nazaréens. Il se mit à regretter ses péchés et à rendre à ses clients le blé qu’il leur avait volé ; mais prières et actes furent impuissants à lui accorder l’absolution de ses fautes. Aussi se décida-t-il à tuer son propre fils, ce qu’il fit avec une hache après être [p. 129] resté longtemps en prières. Il n’avait exécuté son acte, déclara-t-il à l’instruction, qu’après avoir espéré vainement que le ciel n’accepterait pas son offrande. On le déclara entièrement responsable, et il fut condamné à 10 ans de prison.

L’étiologie mélancolique du crime apparait encore plus évidente lorsque, comme dans le cas ci-dessous, un de ces suicides préparés avec soin et exécutés avec sang-froid qui sont si fréquents chez ces malades termine l’évolution de la psychose.

Le paysan Nikitine (7), du gouvernement de Vladimir, et qui faisait partie d’une secte, tua ses deux enfants sur une montagne voisine et plaça leurs cadavres dans sa maison qu’il incendia ; il avait voulu, disait-il, imiter Abraham. Envoyé en Sibérie, il allait souvent dans une petite église d’une forêt ; il s’y crucifia un jour sur une croix qu’il avait construite lui-même ; il s’était cloué les pieds et la main gauche, mais n’avait pu en faire autant de la droite ; sur sa tête, il avait mis une couronne d’épines ; nu malgré le grand froid, il n’avait qu’un mouchoir autour du ventre ; son côté saignait. Enlevé de la croix, il vivait encore et déclara qu’il s’était sacrifié pour les péchés des hommes et avait choisi le Vendredi saint par analogie avec Jésus-Christ.

Le meurtre altruiste est une des réactions médico-légales les plus typiques des mélancoliques.

Dans un accès de ferveur religieuse (8), un homme avait de concert avec sa femme, prononcé un vœu de chasteté que l’un et l’autre observaient scrupuleusement. Les jeûnes et les macérations qu’il s’imposait le rendaient irascible. Un jour, exposa-t-il, il entendit une voix d’en haut qui lui ordonnait de tuer sa femme s’il ne voulait pas qu’elle fût privée à tout jamais du bonheur éternel. Il résista à cet ordre par la fuite chez des amis et des retraites religieuses, mais Dieu lui apparut un jour sous la forme d’une lumière éclatante et le lui réitéra. C’est alors qu’il tua sa femme, la dépeça en morceaux qu’il jeta dans un puits ; il se livra ensuite avec tranquillité à la justice.

À la suite de prédications véhémentes (9), un vigneron se crut damné et pensa qu’il ne pourrait empêcher sa famille de subir le même sort que par le baptême du sang. Il tenta d’abord vainement de tuer sa femme, mais Il parvint à mettre à mort ses deux enfants pour leur procurer la vie éternelle. Pendant sa détention préventive, il tua de même et dans le même esprit son compagnon de cellule. Interné, il se crut la 4e personne de la Trinité, déclarant que sa mission spéciale était de sauver le monde par le baptême du sang ; 14 ans plus tard, il attaqua avec un tranchet le surveillant, et égorgea deux chiens.

Le nommé Kursin (10), appartenant à la secte du Sauveur (dont la doctrine consiste en une négation absolue de tout bien sur la terre) tua son fils dans [p.130] les conditions suivantes : il éprouva une nuit un chagrin si violent de ce que le genre humain devait bientôt périr, qu’il se leva, alluma la lampe devant les saintes images, et se mit à prier ; au cours de sa prière, l’idée lui vint de sauver de la damnation éternelle son fils qui par sa beauté risquait de devenir la proie de l’enfer ; il hésita et n’admit de le tuer que si pendant une nouvelle prière, l’idée lui en venait par le côté droit, celui du bon ange : c’est ce qui advint. Il entra tout joyeux dans la chambre de son fils, et après avoir éloigné sa femme, il lui fit revêtir sa belle chemise blanche, le coucha sur un banc, et lui porta au ventre plusieurs coups de couteau. Quand l’enfant expira, les premiers rayons du soleil tombèrent sur son visage. Kursin tomba à genoux, et en extase pria Dieu de recevoir avec miséricorde ce sacrifice, puis il envoya sa femme avertir les autorités. En prison, il se laissa mourir d’inanition.

En Angleterre (11), une jeune fille de 19 ans, qui suivait avec assiduité les assemblées des méthodistes, après avoir résisté à l’idée de tuer sa mère, et avoir essayé de pousser dans un précipice deux enfants, trouva à son retour à la maison son frère auquel elle demanda s’il voulait aller au ciel ; il y consentit : elle improvisa alors une potence à laquelle elle le pendit.

Un jeune cultivateur (12), issu d’une famille de psychopathes (père débile et taciturne, mère débile et maniaque, internée, frère interné), lui-même débile mental avec dépression mélancolique, très dévot, tua son père à coups de maillet et de couteau « pour le délivrer parce qu’il trimait trop; il n’a d’ailleurs tué que le corps et est content de savoir son père plus tranquille au ciel ». Il ne s’est pas caché de son acte, n’a pas dissimulé le cadavre, et est resté chez lui très calme.

Une femme de 27 ans, (13), trieuse de charbon, débile avec idées de ruine et d’indignité, hypocondriaque, mystique, noya son unique enfant âgé dc 18 mois, et qu’elle aimait beaucoup, pour en faire un ange au paradis, sur l’ordre d’un esprit.

S’il est vrai que le rayonnement peut paraître avoir déterminé logiquement l’action homicide, il est non moins exact que souvent il s’agit d’une impulsion, d’un raptus anxieux dont l’essai de justification n’est fourni qu’après coup. Il est à peine besoin de rappeler l’extrême fréquence des meurtres commis sur des enfants par leurs parents.

Le suicide indirect est classique chez ces malades ; il trahit leur souci religieux d’assurer leur salut personnel avant leur mort. On peut le voir associé au crime altruiste.

Un soir (14), avant de &e coucher, un jeune Anglais de 18 ans, dont la conduite n’avait jusque là jamais donné lieu à reproches, se mit en prières à genoux devant son lit, puis saisissant des pincettes, il s’élança vers le lit ou dormaient déjà son père et sa mère et les en frappa; les parents purent s’échapper, mais il courut \ers le lit de ses deux soeurs auxquelles il brisa le crâne. Il avoua facilement, attribuant son crime à l’esprit malin ; « il [p. 131] voulait assurer le salut de ceux qu’il chérissait en leur faisant subir le martyre, et expier ses propres péchés en montant sur l’échafaud».

Crimes contre possédés. — L’idée que l’homme peut être possédé par le démon qui, résidant en lui, le mène à sa guise, était couramment admise au moyen âge. Elle n’a pas encore complètement disparu. On exorcisait autrefois le possédé pour chasser le diable de son corps ; en le tuant, surtout en le brûlant, on agissait d’une manière plus radicale. C’était le crime typique du moyen âge, parfois effet de la justice populaire, malheureusement plus souvent encore sanction de la justice régulière, simple incarnation des idées régnantes. Actuellement, il ne s’agit plus guère que de cas exceptionnels liés à des croyances conservées dans de petites collectivités.

À Salamanque (15), une femme croyant son mari et ses trois enfants possédés du démon, fit part à un prêtre de son intention de les tuer pour les offrir au Seigneur. Le prêtre crut avoir affaire à une folle et n’attacha pas d’importance à ces propos. Elle égorgea pourtant ses enfants en l’absence de son mari, puis se précipita dans un puits.

Un cultivateur de 23 ans (16) s’imagina que ses parents étaient possédés du démon et damnés. Il les menaça de mort et tenta de frapper son père à coups de couteau ; une autre fois, il le traîna sur une route lui disant qu’il allait le brûler. À l’asile, il fut reconnu atteint de débilité mentale, avec agitation maniaque, idées de persécution et de mysticisme.

Un épileptique (17), fils de mère dévote, très pieux lui-même depuis l’enfance, passait par des périodes d’exaltation religieuse au cours desquelles il réfléchissait longuement sur les mystères et sur l’Apocalypse. À la suite de plusieurs attaques d’épilepsie, il eut avec son père des querelles de plus en plus violentes, et finit par l’attaquer brutalement à la gorge et à la poitrine ; il le frappa violemment avec un crucifix, lui criant : « Tu es damné, misérable, tu as le démon dans le corps et je l’arracherai malgré toi ; je suis celui qui chasse le diable ». Quelque temps plus tard, il écrivit de l’asile à son père une lettre où il lui expliquait qu’il avait agi dans un état confusionnel onirique.

Crimes contre sorciers. — Par la réputation dont ils jouissent de posséder un pouvoir malfaisant et mystérieux, les sorciers sont les victimes désignées des persécutés superstitieux. De fait, ces crimes sont des réactions de persécutés. La victime en est le plus souvent un vieil homme ou une vieille femme, plus ou moins infirme, suspecte à ses voisins par son indépendance, parfois quelque peu excentrique. Ce [p. 132] sont des actes de villageois plus fréquemment collectifs qu’individuels.

Un maçon du Cher (18) se croyait depuis quelque temps en butte aux persécutions d’un homme auquel il attribuait la qualité de sorcier et qui l’interpellait, frappait à sa porte, l’obligeait contre sa volonté à cracher d’un certain côté, lui donnait des coliques, le rendait paralytique. Il n’était d’ailleurs pas la seule victime du sorcier ; pour conjurer son influence, il demanda au curé et à des missionnaires de passage de l’exorciser, mais ils s’y refusèrent. Irrité des railleries de son persécuteur qui, à chaque rencontre, lui demandait s’il n’était pas encore mort, il le tua.

Un homme de 25 ans (19), débile mental persécuté, a été interné pour s’être livré à des actes de violence sur un vieillard de sa commune, qu’il prenait pour un sorcier.

Le presbytère de Cideville (20) (Seine-Inférieure) était hanté de bruits mystérieux. Un spirite engagea des conversations avec les esprits frappeurs, et apprit ainsi que l’auteur en était un habitant du pays qui agissait par sortilèges depuis que le curé l’avait fait poursuivre pour exercice illégal de la médecine. Un jeune berger étant survenu, les phénomènes augmentèrent (colonne de vapeur mobile, main noire et velue qui applique un soufflet), pressé de questions, il avoua qu’envoûté par le sorcier, il était envoyé par lui pour semer le mal, à son corps défendant. À une seconde audition, le curé le frappa de trois coups de gourdin sur le bras, pour lesquels le berger poursuivit le curé en dommages-intérêts. Il fut d’ailleurs débouté.

Crimes pour conjurer un sort. —  Il s’agit de faits un peu comparables, pour lesquels la question : qui est le coupable n’a pas encore reçu de réponse. La débilité mentale y est souvent plus manifeste l’influence de tierces personnes, charlatans, commères, ou de livres spéciaux est à peu près la règle.

Le Tribunal de Baugé (21) a condamné à 1 mois de prison et 200 francs d’amende un paysan de l’Anjou qui s’étant imaginé qu’un sort avait été jeté sur ses cochons consulta une sorte de nécromant rural qui logeait au milieu des bois : celui-ci lui vendit très cher l’ordonnance suivante : « Allumez dans votre cour un brasier et jetez-y la première personne étrangère à votre famille qui passera là. Avec cette personne le sort disparaîtra et vos cochons reviendront à la santé ». Rentré chez lui, il fit un bûcher, l’enflamma, et une cultivatrice du voisinage s’étant présentée la première, il voulut l’y précipiter ; mais elle résista et put être sauvée par sa famille accourue.

Crimes de légitime défense contre des persécuteurs, ou raptus anxieux. Ces réactions n’ont d’intérêt ici que par les explications données par le meurtrier. [p. 133]

Un cultivateur de 50 ans (22), dont l’oncle était aliéné et le père alcoolique fut pris d’une crise d’anxiété il courait dans les champs, s’agenouillait devant les calvaires, invoquait le ciel. Un jour, son frère, qu’il aimait beaucoup, lui fit signer une procuration ; quelque temps après, il lut sur un almanach que ce document était une condamnation à l’enfer et fit des reproches à son frère qui ne lui répondit que par un haussement d’épaules. Ce que voyant, le malade saisit une serpette et en frappa son frère sur la tête. À l’asile, il continue à se lamenter, persévère dans son idée délirante et se plaint de ce qu’on lui fasse respirer du soufre.

Crimes pour fonder une religion. — Fréquemment, paranoïaques ou idéalistes passionnés, les fondateurs de religion peuvent n’être aussi que de simples déments ou des débiles mentaux constitutionnels plus ou moins hypomaniaques ; ils ne font pas illusion bien longtemps dans ces conditions.

Paresseux (23), débauché, ivrogne, voleur, un individu de 28 ans, blessa à coups de couteau dans sa chambre une fille publique, puis tua une personne accourue. Fondateur de religion, il voulait verser du sang pour la confirmer ; il avait fait auparavant une demande de 100.000 francs au Président de la République dans le même but. Il appelle cette religion Henriétane, son prénom étant Henri. À l’asile, il tenta de se suicider avec une paire de ciseaux. Plus tard, il s’inquiéta du sort de sa religion, cherchant à faire insérer des articles, et propager par des conférences sa doctrine. Dans un testament, il appelle sa religion, celle « de la science de la justice, de la raison, du travail, du progrès, de la civilisation et du vrai Dieu suprême. » Il demande qu’on jette son sang sur le peuple, en disant : « Tu as voulu du sang, en voilà » ; suivent quelques autres conceptions grandiloquentes.

Crimes impulsifs. — Ici, l’impulsion violente, irraisonnée, pathologique, est le phénomène essentiel ; l’explication mystique n’est donnée que plus tard comme une justification plus ou moins sincère. Parfois pourtant, l’impulsion plus ou moins irrésistible et obsédante, est consciente, mais rapportée à une origine surnaturelle.

Un homme de 53 ans (24) fut envoyé à l’infirmerie du Dépôt à cause du danger qu’il présentait son grand-père mélancolique s’était suicidé, son père était épileptique. Toujours inquiet, obsédé par la peur de la mort, scrupuleux, phobique, il fut, le dernier mois, pris d’un zèle religieux excessif, achetant chaque jour de nouveaux chapelets, s’appelant grand misérable et parjure ; il était très agité. Un jour, il tira chez lui deux coups de revolver ; il croyait qu’il tuerait sa femme. Une voix lui criait qu’il avait offensé Dieu, qu’il était damné. On lui ordonnait de chanter le Credo, puis on lui commanda d’aller sur le pont d’Austerlitz à 2 heures du matin, d’y attendre quelqu’un, de le tuer et de le jeter dans le fleuve, il serait condamné au bagne, mais en en sortant, il devrait tuer encore un évêque. Dieu [p. 134] le transformait en pantin. Au paroxysme de l’anxiété, il se tira un coup de revolver d’ailleurs sans résultat.

Un cultivateur (25) de 32 ans tua son père d’un coup de fusil. Depuis longtemps violent, querelleur, il avait cessé de travailler et abandonné sa famille, ce qui lui attira des reproches dont il s’irrita et qui suscitèrent une telle animosité contre son père de sa part qu’il le tua. Il déclara avoir agi par ordre de Dieu. À l’asile, il resta sujet à des accès intermittents d’agitation et à des impulsions dont parfois il se rendait compte ; il demandait alors aux infirmiers de l’isoler préventivement dans une cellule. Il déclara un jour : « La voix de Dieu m’ordonne de tuer telle ou telle personne je lui réponds que je ne le peux pas parce que c’est une brave personne. Néanmoins, si j’avais un couteau, je tuerais ».

Au cours (26) d’une période de confusion mentale avec pantophobie, une femme de 38 ans crut entendre son enfant de 4 ans lui dire qu’il voulait rejoindre au ciel son petit frère ; elle eut ensuite une hallucination auditive impérative : « Tue-le ! » Elle résista, puis brusquement saisit une statuette de la Vierge qu’elle enfonça dans la bouche de l’enfant jusqu’à complète suffocation.

Une femme (27) fut réveillée au milieu de la nuit par une apparition céleste qui lui ordonna d’envoyer au ciel sa petite fille de 18 mois. Elle se leva, la couronna de roses blanches, et la tua d’un coup de couteau à la gorge.

Un homme de 29 ans (28) atteint de délire religieux à forme démonomaniaque, avec hallucinations et crises pantophobiques, tenta de tuer son père avec une statuette de la Vierge.

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Étude d’ensemble.

Les acteurs n’appartiennent pas à la catégorie des criminels vulgaires.

Ce sont en général des psychopathes, quelquefois aussi des criminels d’occasion. Parmi les premiers, les mélancoliques sont les plus redoutables, puis viennent les débiles hypomaniaques, quelques persécutés ou hypocondriaques, de très rares sujets atteints de psychose systématisée progressive ou de confusion mentale épileptique ou alcoolique, des obsédés impulsifs. Il n’y a rien que de banal dans cette énumération qui n’est pas particulière aux états mentaux avec idées mystiques.

Les victimes se trouvent dans l’entourage immédiat du meurtrier, ce sont très souvent ses propres enfants (crimes altruistes, sacrifices du type Abraham), les parents, ou des voisins (attentats contre les possédés du les sorciers), rarement des inconnus.

Les procédés mis en œuvre ont ceci de spécial que l’arme [p. 135] à feu y est très rarement utilisée, peut-être parce qu’il s’agit de meurtres exécutés par des villageois, plus probablement parce que leurs actes sont rarement originaux, mais d’inspiration antique. Les armes blanches sont surtout le couteau, puis la hache, le poignard, et des objets ménagers tels que serpe ou pincettes. Tout à fait remarquable est l’utilisation d’objets vénérés : crucifix, statuettes religieuses, susceptibles d’accentuer dans l’esprit de l’auteur le caractère pieux de l’attentat et d’en excuser ce qu’il peut avoir de vulgairement criminel. L’égorgement et la noyade sont communs, surtout à l’égard des enfants, l’égorgement étant plutôt le fait du père, la submersion, de la mère. La combustion des sorciers est une tradition ancienne. Un certain cérémonial qui témoigne de son caractère religieux peut accompagner le meurtre : couronne de fleurs placée sur le front de la victime, prières, etc.

Autres réactions.

Les incendiaires mystiques se présentent sous des visages multiples :

Tantôt paranoïaques qui se posent en justiciers, mus par l’inspiration divine ;

Tantôt simples persécutés qui ont satisfait leur vengeance ; Tantôt enfin hypocondriaques pour qui le feu purificateur est une arme contre le Malin.

Jonathan Martin (29) comparut devant le grand jury du comté d’York pour avoir tenté d’incendier la cathédrale. On lui demanda s’il en était fâché. « Pas du tout, si c’était à refaire je l’exécuterais encore ; il fallait bien purifier la maison du Seigneur des indignes ministres qui s’éloignent de l’Évangile. Cela les fera réfléchir ils verront que c’est le doigt de Dieu qui a dirigé mon bras. Les chrétiens vraiment convertis à la vraie religion trouveront que j’aie bien fait. Le Seigneur procède par des voies mystérieuses, et c’est sa volonté qui fait tout sur la terre et dans le ciel. » On se désista de l’accusation d’avoir volé les franges d’or et d’autres objets précieux qui entouraient la chaire : « Vous faites bien, dit-il, je n’ai pas eu l’intention de rien soustraire; mais un ange m’ayant ordonné de la part de Dieu de mettre le feu à l’église, il fallait que je me munisse des preuves que moi seul ai fait cette action, afin qu’un autre n’en eût pas le châtiment ».

Un cultivateur (30) de 39 ans fut écroué pour incendie, puis interné à la suite d’un rapport médico-légal. Son père était alcoolique, sa mère mystique hallucinée. Il était lui-même atteint de manie religieuse chronique ». [p. 136]

Il subissait ses impulsions comme des ordres directs de Dieu ou des saints. « C’est pour édifier le peuple et obéir aux ordres de la divinité qu’il a incendiée. Il s’est considéré comme un instrument des arrêts divins. » Quelques années auparavant, « pour se soustraire aux désirs de la chair et être pur et digne de Dieu », il s’est castré avec une serpette, le jour du mariage de sa sœur, à 18 ans.

Une femme de 40 ans (31) a tenté d’incendier sa maison polit en chasser les esprits malfaisants qui avaient empoisonné son logis où ils ne cessaient de la persécuter.

Une femme de 48 ans (32) avait des idées de persécution elle était convaincue que plusieurs propriétaires du village lui avaient volé des millions. Guidée par la Vierge et les saints, elle entreprit une foule de démarches pour les récupérer. C’est sur l’ordre des Saints Amans et Denis qu’elle a brûlé la maison d’un de ses voisins, considérés comme voleurs. On ne la surprit qu’à une nouvelle tentative de même ordre, à l’occasion de laquelle elle avoua le premier incendie.

Les iconoclastes justiciers ne sont souvent que de petits délinquants d’occasion, non psychopathes. Ils veulent proclamer par un acte sans grande gravité leur désapprobation des mœurs du temps et espèrent provoquer un mouvement conforme à leurs idées ; ils déchirent des journaux illustrés aux devantures des boutiques, maculent une statue, détériorent un tableau. Il y a parmi eux quelques hypomaniaques turbulents.

Un homme (33) dont les idées délirantes dataient d’au moins cinq années, éprouva, dit-il, une impulsion de l’esprit divin à s’isoler du monde ; il sentait ce que Dieu voulait de lui, cessa son travail, se cloîtra dans une chambre à Paris. Il tira ses prophéties à 180 exemplaires à la polycopie de manière à les répandre. Il comprenait que tout ce qui est paganisme devait être détruit et circulait dans Paris pour annoncer le règne de Dieu. Comme il descendait la rue Clignancourt, il fut attiré par l’étalage d’un petit libraire dont il tenta de déchirer les brochures corruptrices ». À l’entrée d’un grand magasin, il vit un groupe en plâtre qui représentait un ouvrier travaillant, sur la tête duquel une femme, pour le récompenser, pressait une grappe de raisin. Il s’écria : « Statues, fondez-vous ! », espérant que Dieu accomplirait le miracle. Plus loin, il alla chez un statuaire où il avait vu plusieurs statues d’hommes nus, enfonça la glace et brisa 3 statuettes. La foule s’assembla et le malmena quelque peu jusqu’à l’arrivée des agents de police.

Un étudiant de 30 ans (34), instable, avait de nombreuses anomalies mentales. Il avait exercé à plusieurs reprises des métiers inférieurs sans y être contraint, et voulait obéir à plusieurs idées directrices, particulièrement à celle de mener une vie simple. Il était sujet à de multiples obsessions (laideur, rougeur, discussion de dogmes religieux, moraux, sociologiques) [p. 137] à la faveur desquelles il omit de se présenter au conseil de révision ; il était scrupuleux, et plus ou moins impulsif. En 1913, revenu depuis longtemps au catholicisme et adonné aux questions politiques, il éprouva des scrupules relatifs à son attitude lors d’une expulsion de religieuses, onze ans plus tôt (il avait paru, par un geste, se moquer d’une dame qui acclamait les religieuses). Pour se punir de cet acte, il décida de se faire emprisonner, et dans ce but, écrivit des inscriptions séditieuses sur une statue ; n’ayant pas été remarqué, il se dénonça lui-même au garde.

Les profanateurs de temples diffèrent des précédents par leur hostilité à l’égard de la religion officielle ; aussi font-ils souvent partie de sectes dissidentes et agissent-ils en collectivité. Isolés, ce sont fréquemment, eux aussi, des excités maniaques.

Vers 1870 (35), en Russie, le nommé Souvarine, qui faisait partie de la secte des biégouny (vagabonds) pénétra dans l’église pendant le service religieux un cierge allumé à la main, il se précipita vers le maître-autel, foula aux pieds le calice en disant qu’il foulait l’œuvre de Satan. Arrêté, il déclara avoir voulu mériter la couronne du martyre.

Un berger catholique (36) était un des disciples d’Unternahrer, mystique du XVIIe siècle ; à 29 ans, il partit brusquement pour Paris, et y assista au début de la Révolution. Rentré chez lui, il s’installa chez un médecin avec lequel il parcourut, en charlatan, toute la région de Thoune. C’est à cette époque qu’il eut ses premières visions ; elles lui révélaient qu’il était le Christ descendu sur la terre pour apporter aux hommes la liberté dans tous les domaines, y compris relui de l’amour et celui de la politique. Pendant 2 ans, il chercha l’interprétation de chaque verset et de chaque lettre de la Bible. En 1802, il lut une proclamation publique à la suite de laquelle il fit remettre à chaque assistant un chant qui louait la liberté du Christ, l’égalité en Dieu et l’amour pour les hommes ; il s’intitulait prophète et voulait renverser les gouvernements. Après quelques jours de propagande, il partit pour Berne avec une bande de paysans et y fit une nouvelle proclamation demandant l’abolition de tous les juges et de toutes les dettes Il voulut enfoncer la porte de la cathédrale de Berne. Arrêté, il fut condamné à 2 ans de prison ; plus tard, on l’interna.

Atteinte (37) de psychose systématisée chronique, une femme entendit la voix d’un ange qui lui annonça que Dieu l’appelait à de hautes destinées et qu’elle devait s’y préparer par la souffrance et accepter tout ce qu’il lui enverrait. Après une période de calme de 2 années, l’ange lui dit que « l’âme de sa mère souffrait, qu’elle avait besoin non seulement de prières, mais d’expiation et que Dieu exigeait qu’elle fit la folle pour se faire séquestrer à l’asile Saint Pierre ; le moment venu, il la préviendrait ». Avertie en songe quelques mois plus tard, elle se sentit entraînée à commettre des excentricités ; elle brisa des carreaux de vitre, fit une scène scandaleuse dans une église, frappa le sacristain qui voulait l’arrêter, et finit par être internée selon son désir. Elle avait réussi à contagionner son mari, débile mental, et qui croyait à l’ange. [p. 138]

Les vagabonds mystiques sont souvent de véritables aliénés mélancoliques avec idées de culpabilité accomplissant des pèlerinages expiatoires multiples, anxieux à teinte religieuse pour qui l’immobilité et la sédentarité sont impossibles ; leur vagabondage est régi par des psychoses qui ne revêtent qu’accessoirement la forme mystique, et qui généralement ne sont pas de longue durée, mais qui récidivent.

Les apôtres moralisateurs sont plus constants dans leurs entreprises. La débilité mentale avec hypomanie en réclame un certain nombre ; ils ne se disent pas toujours guidés par Dieu, mais vont répétant certaines formules évangéliques ou morales, parfaitement banales et confuses ; ils vivent de mendicité ou de menues escroqueries et restent sans influence sociale. D’autres, plus intelligents, sont plus nettement inspirés par Dieu ; mégalomanes, ils se proclament chargés d’une mission divine d’évangélisation et peuvent fonder des sectes, susciter le prosélytisme ; certains sont des hallucinés vrais, d’autres des influencés. Parfois vêtus d’une manière excentrique, ils ne restent pas inaperçus. Les hommes-nature en sont une variété qui conseille et pratique le retour à la vie simple.

Tout d’abord (38) employé de magasin sans grande piété (il appelle cette période celle du péché), un israélite a expié depuis, par une vie de pureté à la suite de laquelle des visions lui ont annoncé le pardon. Il  perdit sa place et tenta de se suicider d’un coup de revolver. Vinrent alors des hallucinations auditives a teinte mystique sur l’avis desquelles il quitta Paris pour Obersbroun (Alsace), son pays natal ; il fit le voyage à pied. Au cours de visions, il vit au ciel l’ombre de son père ; ce qui lui fit comprendre que ses péchés étaient pardonnés. Il revint à Paris, exténué. On l’hospitalisa à Villejuif où il eut des hallucinations ; il est convaincu d’avoir été mis à l’épreuve et d’être moralement crucifié pour le rachat du monde.

Un employé de commerce (39) ayant une bonne instruction se mit à la suite d’affaires malheureuses à vagabonder en Hollande, en Amérique, puis à Paris ; interné quelque temps, il devint ensuite un simple chemineau. Il a voyagé, disait-il, pour remplir une mission sur terre, est allé au paradis, y a causé avec Dieu et les anges qui lui ont dévoilé les secrets de la création et de la vie, lui ont dicté le plan de l’univers. Il colporte ses secrets de village en village. À l’arrivée à l’infirmerie du Dépôt, il exposa qu’il était sur terre depuis le matin et qu’il avait une mission pour le Président de la République : il voulait lui développer les idées célestes sur l’alliance franco-russe et lui servir d’intermédiaire avec Dieu.

Un homme de 34 ans (40) a été arrêté comme vagabond. Débile très profond, il se présenta à l’asile sous les aspects d’un prédicateur, d’un extatique. Très pieux depuis la première enfance, timide, il fut alcoolique pendant [p. 139] une certaine période, avec des accès de confusion mentale hallucination subaiguë de courte durée au cours desquels il se fit avec un rasoir des entailles au bras gauche ; il pensait, disait-il, être plus tôt réuni à Dieu ; il avait, dans une lettre, annoncé sa résolution d’en finir avec la vie, priait un ami de payer ses dettes, et croyait aller au ciel pour préparer avec Jésus des places à cet ami, à tous ses parents et aux chrétiens. Peu après son mariage, il se préoccupa plus que jamais de l’évangélisation des masses ; l’esprit de Dieu agissait sur lui. Sa femme dut se placer comme gouvernante. Il quitta bientôt son foyer, colporta des bibles, allant de Montauban à Genève avec un violon ; au passage des villages, il rassemblait les habitants et leur chantait des cantiques en s’accompagnant de son violon, puis leur lisait la Bible. Il vivait de mendicité et faisait danser. À Genève, on l’arrêta comme vagabond, puis on l’expulsa. Il recommença un peu plus tard, déclamant sur les routes, faisant de la propagande pour l’Armée du Salut ; récoltant des abonnements pour le journal « En Avant ». Une plainte en escroquerie fut déposée à cette occasion par les chefs de cette organisation ; on l’arrêta à Paris.

Méva (41), se disant ancien consul à Java, amaigri, marchant en sandales, avec un long bâton, habillé d’une robe, répandait des principes pseudo-évangéliques et hygiéniques. Il déclarait avoir tout quitté pour retourner à la « Nature » à laquelle il demandait ses secrets « dans l’intérêt de l’humanité ». Sur son prospectus, on lisait : « La lutte contre l’ignorance, l’abrutissement et la cruauté humaine ! régénérons l’Homme divin, chassons l’Homme diable ; la chute de l’homme, la honte nous a tous vêtus », etc. Les vêtements sont en partie rejetés comme inutiles et gênant l’action de l’air et du soleil sur la peau.

Une femme (42), débile mentale, était atteinte d’une psychose hallucinatoire qu’elle communiqua à son mari et à ses enfants. Pour éviter les persécutions des démons, dont elle et bon mari étaient l’objet, elle fuyait à travers la campagne et envoyait ses enfants mendier.

En mars 1846 (43), les gendarmes arrêtèrent un mendiant de 66 ans qui se donnait comme prophète et annonçait des catastrophes famine, guerre. Il expliquait l’Évangile, et se disait le plus savant homme de l’univers. En prison, il avait fait connaissance d’un « Béguin » ; aussi à sa sortie, il se mêla à leurs assemblées ; les Béguins de Saint Jean Bonnefonds le désignèrent sous le nom de Petit Dieu ; il parlait par inspiration divine, disait avoir la puissance de faire monter au ciel ses coreligionnaires à l’aide d’une échelle mystérieuse ; on l’arrêta dans une grange où quelque 300 personnes étaient réunies sous l’empire d’une grande exaltation religieuse. On le remit en liberté, mais on dut de nouveau l’arrêter dans les mêmes conditions et on le condamna à 3 ans de prison pour escroquerie. Par sa prédication, il avait rompu des mariages et empêché des femmes d’avoir des relations avec leurs maris.

Escroqueries. — Si de simples escrocs usurpent leur place dans cette étude, les conditions dans lesquelles ils agissent leur confèrent une certaine originalité ; mais ce sont de faux criminels mystiques. [p. 140]

À côté d’eux, des individualités comme Vintras ont un état mental beaucoup plus complexe, et suscitent la curiosité, mais constituent en somme des exceptions dans la criminalité mystique.

Vers 1830 (44), à côté de Moscou, apparut un moine qui annonçait la fin du monde et prêchait l’abandon de toute occupation et de toute propriété. Une foule, vêtue de chemises, alla dans la forêt, y jeûna et y attendit. Plusieurs paysans s’endormirent de faiblesse dans les tombes qu’ils s’étaient creusées. Quand on vint et qu’on enquêta, on s’aperçut que le moine s’était enfui en emportant avec lui tout ce qu’il avait pu trouver de précieux ; c’était un simple filou qui exploitait les paysans sans couleur de piété.

Enfant naturel (45), Vintras, voleur dès son jeune âge, exerça plusieurs métiers tailleur, domestique, colporteur, cafetier, ouvrier sellier ; il commit deux vols et fut condamné à 13 jours de prison pour avoir vendu des objets dont il avait la garde. Après une période d’indifférence d’une quinzaine d’années, il revint vers l’âge de 30 ans aux sentiments religieux de son enfance très pieuse. Son émotion religieuse fut remarquée au cours d’un pèlerinage par un certain Geoffroy, ancien notaire condamné pour abus de confiance ; très pratiquant et soutenu par le clergé, ce dernier était un des partisans de Naundorff. Tous deux ouvrirent à Caen un cabinet d’affaires, puis Vintras dirigea plus particulièrement un petit moulin à papier à Tilly-sur-Seulle en Normandie. Ce fut une période de méditation. Geoffroy lui fit connaître l’histoire de révélations antérieures, l’œuvre de la Miséricorde, les visions d’un certain Martin ; peu à peu, Vintras devint orgueilleux, égocentrique et constitua un délire mystique ; il se comparait à Saint Joseph ; il eut des visions célestes, des extases et des hallucinations auditives ; il fonda une secte, se donna et donna à ses sectateurs des noms d’anges. Geoffroy le renseigna sur Naundorff et lui envoya un vieillard aux allures étranges porteur d’une lettre adressée à Louis XVII, écrite en un langage mystique ; Vintras prit ce messager pour un ange et se crut investi de la mission de réformer la religion et de restaurer Louis XVII. Geoffroy répandit le bruit des apparitions ; les Naundorffistes accueillirent avec faveur le prophète dont ils grossirent la secte ; on venait le consulter et il rendait des oracles. L’évêque de Bayeux le traita d’abord par le mépris pour ne pas renforcer son autorité, mais Vintras entra en lutte ouverte avec l’Église ; il fut condamné par l’évêché et par Rome. On l’arrêta le 8 avril 1842, le gouvernement s’inquiétant de l’extension du mouvement naundorffiste, et on le condamna à 5 ans de prison et 1.000 francs d’amende pour escroquerie, bien qu’aucune victime n’eut porté plainte. Après sa sortie de prison, il vécut à Londres, y fit de nouveaux adeptes, puis se fixa à Lyon où il mourut.

Un individu de 25 ans (46) a été arrêté pour grivèlerie dans un restaurant où il refusait de payer son dû pour attirer l’attention sur lui et provoquer de la publicité. Quelques jours auparavant, il avait tenu dans une salle publique des discours où il annonçait qu’il était le Messie et allait entrer dans la vie publique ; ses propos n’ayant pas été reproduits par la presse, il [p. 141] fallait qu’il les révélât d’une manière quelconque. Aussi l’idée de se faire arrêter lui était-elle venue. Il réorganisera la paix universelle, sera prophète. Son état mental pathologique s’est manifesté d’abord par des interprétations les phrases du journal avaient un tout autre sens que celui qui y était exprimé, et seul il comprenait leur signification. On décachetait ses lettres par ordre supérieur ; il y avait dans sa chambre des téléphones. Il sut ensuite qu’il était le Messie.

Exercice illégal de la médecine. — L’étude des guérisseurs n’appartient-elle pas plutôt au domaine de la criminalité collective qu’à celui de la criminalité individuelle ? On peut le soutenir, tant la diversité des intérêts qui s’agitent autour d’eux dépasse leur seule personne. Néanmoins la loi ne prévoit de sanction qu’à l’égard du guérisseur et ignore sa clientèle malgré l’influence qu’à son tour elle exerce sur lui. Le guérisseur mystique diffère des autres charlatans par ses affirmations d’une inspiration ou d’un don divins, par la place accordée à la prière, l’atmosphère religieuse dont sont entourées les séances de traitement, l’originalité des méthodes de cure (imposition des mains, aspiration, souffles chauds, etc.) qui ne visent nullement à être des contrefaçons de la thérapeutique scientifique.

Ces gens sont-ils sincères quand ils se disent inspirés de Dieu ? La responsabilité pénale dépend de la réponse que seule l’étude de chaque cas peut fournir. La perception d’honoraires ne peut d’ailleurs pas suffire à rejeter la bonne foi de l’accusé sur qui l’influence d’un entourage ou de commerçants avides ne manque pas de s’exercer.

Béziat (47) était le fils d’un concierge d’une école d’agriculture adonné aux pratiques spirites qui, dès le jeune âge, devinrent ainsi familières au futur guérisseur. Plus tard, il fréquenta longtemps une sorte de thaumaturge spirite et fit des conférences aux malades, pour sa part, à Douai. La guerre l’y trouva. Quand elle fut terminée, il acheta une propriété rurale et s’y installa, mais il regrettait sa vie antérieure. En 1920, un cultivateur vient lui demander de guérir sa fille folle ; retenu par sa femme, d’esprit positif, mais stimulé par son père, il lui mit les mains sur la tête et « pria le ciel, la grande nature de rendre la raison à la jeune fille », ce qui se produisit. Ce succès lui amena une clientèle qui alla chaque jour grandissant, venue non seulement des environs d’Avignonet, mais de très loin. Des services d’autocars s’organisèrent ; les auberges encombrées, des habitants louèrent leurs chambres ; à la porte, on installa des tourniquets et on vendit des tickets. Dans la salle d’attente, les consultants trouvaient affichés aux murs, des numéros du Fraterniste, « le plus grand journal de conquête spiritualiste et d’études métapsychiques, propagateur des guérisons psychosiques » ; à gauche d’une glace était collée une pièce manuscrite ; sur la glace un papillon [p. 142] annonçait la vente d’hectolitres d avoine. Plusieurs fois chaque après-midi, Béziat venait parler aux assistants, leur exposant les principes de sa méthode en un langage à la fois religieux, vaguement métaphysique et très imagé ; il leur citait des guérisons, les invitait à répéter chez eux la prière de la glace et à avoir confiance. Dans le court entretien qu’il accordait ensuite en privé, il mettait en œuvre ces procédés de traitement : la friction et le souffle chaud. « Le guérisseur ne demande jamais d’argent ; pourtant les billets trainent sur sa table, à côté des humbles jetons jaunes (Vinchon). On trouvait aussi les prospectus d’une spécialité pharmaceutique fabriquée et vendue dans une ville voisine, le vitalogène ; il y était représenté comme étant l’inventeur de ce produit, extrait, de céréales germées, générateurs de vie, et dont il avait obtenu des résultats remarquables « en l’utilisant comme médecine de la machine, avec la prière, médecine du moteur. » Il soignait également par correspondance en demandant qu’on se mit le soir à 21 heures en rapport de pensée avec lui et en « prononçant l’appel suivant à l’atmosphère de Vie de la Nature : « Foyer Universel et Eternel de la Vie dont mon âme est une étincelle, accorde-moi un peu plus de Toi-.VIêrne, c’est-à-dire de la Vie, et par conséquent Force, Résitance et Santé ». En cas de premier résultat favorable à la suite de cette prière on pourrait venir le voir chez lui, mais il fallait prévoir une attente de plusieurs jours dans les hôtels de la région. Béziat fut à plusieurs reprises poursuivi judiciairement ; des applaudissements enthousiastes dans des salles de spectacle et des bénéfices financiers appréciables compensèrent ces ennuis. Il mourut il y a quelques années.

Un cultivateur (48) après avoir rajusté les morceaux épars d’un Christ trouvé dans son champ en labourant, sent à minuit une main se poser sur son épaule. Il est ébloui par une vive lumière et entend une voix (le Christ ayant été placé au chevet de son lit) : « Toi qui as si bien mis en place les membres épars de ton malheureux Maître, je te donne pour mission, à toi et aux tiens, de raccommoder les membres de tes frères ». La nouvelle est colportée par le voisin dans tout le pays. Avant la fin de la journée, on venait le consulter, et malgré lui, il remettait en place les membres fracturés.

Une femme (49) avait connu autrefois un prêtre spirite, plusieurs fois inculpé d’exercice illégal de la médecine ; troublée par les guérisons observées, elle était devenue sa collaboratrice. Elle prit elle-même conscience de son pouvoir de guérisseuse un jour que, par ses prières, elle avait provoqué la formation d’un abcès bienfaisant chez son mari piqué par un scorpion. Elle reçut alors des malades auxquels elle lisait deux prières tirées de l’Évangile suivant le spiritisme d’Allan Kardec, et destinées à se réconcilier avec Dieu et à chasser les mauvais esprits. Ensuite elle inscrivait le nom du malade sur une feuille de papier, prenait un chapelet et cette feuille qui, grâce à l’empreinte laissée par la croix, lui permettaient de voir dans le corps humain comme s’il était ouvert. Elle prescrivait quelques tisanes, donnait quelques avis, et parfois si un parasite pouvait être en cause, elle faisait avec une épingle le geste de le tuer.

Le tribunal correctionnel (50) de La Rochelle a condamné à 2 mois de prison avec sursis et 100 francs d’amende un employé de tramways âgé de [p. 143] 55 ans qui, au mois d’août, alors qu’il était venu en villégiature à l’ile d’Oléron, s’était subitement transformé en guérisseur. Il avait distribué des prospectus annonçant que « Dieu lui avait donné en rêve la mission de guérir les hommes ». Aux hommes et aux femmes accourues, il remettait moyennant finances, pour se guérir, de là poudre blanche qui n’était autre que du bicarbonate de soude, et de petites pierres à porter suspendues au cou. Devant le tribunal où il comparut pour exercice illégal de la médecine et escroqueries, il déclara la poitrine ornée d’un grand crucifix, « avoir agi sous l’inspiration de Dieu et dans le but de guérir ses semblables ». Un médecin aliéniste a conclu à une certaine atténuation de sa responsabilité, ses actes ayant été déterminés par sa conviction délirante.

Il. —ATTENTATS CONTRE SOI-MÊME

Suicides altruistes. — Par symétrie avec le crime altruiste, il est légitime d’appeler suicide altruiste celui dont l’auteur ne tend pas à une fin égoïste, mais agit dans l’espoir que son sacrifice sera utile à d’autres qu’à lui-même ses proches par exemple, mais plus fréquemment l’humanité entière. Suicide altruiste et crime altruiste procèdent de la même psychologie, tant est vraie la phrase que « le suicide est le meurtre de soi-même ».

Une jeune fille (51) de 22 ans, s’était de bonne heure adonnée à des pratiques excessives de dévotion. Vers 17 ans, elle eut quelques convulsions, et se mit à chanter des cantiques ; il se manifesta de l’agitation et une excitation sexuelle. Elle errait en pleins champs ; on la trouva un jour dans les rues de Gratz prêchant, s’agenouillant, chantant des cantiques. À l’hôpital elle prophétisa, déclara avoir eu des apparitions célestes qui lui prescrivaient de « prendre à sa charge les péchés du monde pour sauver l’humanité par les exercices religieux ». Elle était, disait-elle, venue à Gratz pour se faire martyriser, mais elle ne croyait pas pouvoir mourir, car on avait déjà essayé en vain de la tuer. Elle voulut se faire martyriser par une voisine, et comme celle-ci refusait, elle tenta de l’étrangler. Pendant la nuit, elle avait de l’insomnie, et continuait ses pratiques religieuses. Le matin du 1er janvier, elle fut en extase ; l’après-midi, elle se planta dans le cou un tesson de verre. Le 10 janvier, elle se fit avec un couteau de cuisine des entailles au cou « pour répandre son sang en faveur de la rédemption et de la justice ». Elle se montra ensuite heureuse de cet acte pieux qui ne pouvait qu’être agréable à Dieu. Un peu plus tard, elle refusa de manger pour gagner le ciel, mais finit par guérir.

Une femme de 33 ans (52) eut pendant une période menstruelle des idées délirantes. Après 6 jours de jeûne, de réclusion et d’exercices de piété, elle mit le feu à sa chemise souillée du sang de ses règles, le bras étant dans la flamme ; elle avait l’impression de sauver l’âme de son père qui s’était suicidé seize ans auparavant. À l’hôpital, elle présenta des idées de possession et d’auto-accusation. [p. 144]

Un homme (53) qui avait manifesté à plusieurs reprises des idées de suicide et s’était livré à des mutilations sur lui-même écrivit un jour : « Malgré mes avis aux autorités, les démons continuent à exercer en liberté leurs crimes. Dieu m’a choisi comme Fils de l’Homme, c’est-à-dire Christ, et c’est par mon martyre que la foi chancelante des peuples civilisés doit reprendre une nouvelle extension et une grande puissance ».

Attentats expiatoires. — Les sujets qui veulent expier leurs fautes sont souvent des mélancoliques avec idées délirantes de culpabilité. Ils se signalent par la cruauté de leurs supplices volontaires et le courage avec lequel ils les exécutent. L’auto-castration tient ici une place importante, les fautes contre la chasteté passant pour graves aux yeux des mystiques.

Un homme (54) élevé dans la religion presbytérienne avait des hallucinations et se croyait Saint Paul ; il lisait volontiers les publications de l’Armée du Salut et ne prenait aucune décision sans avoir consulté la Bible. Depuis quelque temps il était devenu triste et méfiant, accusait sa mère de chercher à l’empoisonner. Un jour il se coupa la verge avec un couteau et justifia son acte en déclarant qu’il avait voulu se punir de s’être masturbé selon la parole de Saint Mathieu : « Si la main droite te fait tomber dans le péché, coupe-la, et jette-la loin de toi ». Il refusa pendant quelque temps toute nourriture. Il eut ensuite une période d’excitation pendant laquelle il chantait des hymnes religieux.

Une femme de 34 ans (55), quelque peu hystérique, se livrait à des pratiques religieuses incessantes ; elle avait une excitation sexuelle qui la conduisit à l’onanisme qu’elle regrettait ensuite vivement. Pour se punir, elle se brûla le bras sur une lampe, disant « qu’elle avait voulu châtier le bras qui avait péché, que son sacrifice sauverait la France, qu’elle était le diable, l’Antéchrist et que c’était une sorcière qui lui avait inculqué de mauvaises pensées ». Auparavant, elle avait plusieurs fois tenté de se suicider avec du laudanum.

Un homme de 34 ans (56) avait reçu une éducation religieuse et ses tendances mystiques s’étaient développées. Il devint sombre et préoccupé de son salut. À 30 ans, il s’enfuit de chez ses parents, des industriels, pour entrer dans un couvent de trappistes dont le régime fit naître chez lui une crise furieuse pour laquelle on l’interna il voyait partout le diable autour de lui et se montrait dangereux pour autrui. Deux nouveaux accès se succédèrent dans les années suivantes. Il eut alors une nouvelle fugue du Gard à Paris où il voulut se confesser à un de ses anciens maîtres. Interné, il se leva brusquement une nuit, passa la tête à travers les carreaux et se mit frénétiquement à se scier le cou sur les débris de verre dont il avala des fragments. Il repoussa les infirmiers, criant qu’il devait mourir et souffrir et qu’il méritait tous les supplices. Dans les jours suivants, il entendait des voix qui lui ordonnaient de se mutiler, le menaçaient de l’enfer. Il tenta [p. 145] d’absorber une bouteille de bromure de potassium. Enfin, un matin il avala un vaporisateur avec son armature métallique ; on dut pratiquer l’extraction à la pince.

À la suite (57) de la mort de sa femme, un homme devint mélancolique. Il se mit à brûler tous les mauvais livres et tous les objets contraires aux bonnes mœurs. Il finit par dresser dans sa cuisine un bûcher et à s’y brûler ; avant de mourir, il restait souriant, ayant obéi à un ordre divin, et content d’avoir expié ses forfaits avant de rejoindre sa femme.

Un homme (58) atteint de manie religieuse s’est arraché l’œil droit et s’est mordu profondément la langue, croyant que la perte d’un de ces organes le rachèterait de ses fautes. Il avait déjà été interné.

Attentats préventifs. — Il s’agit de castration accomplie sur soi-même dans un but religieux, par crainte de succomber aux excitations sexuelles. Ces sortes d’auto-mutilations sont, sinon absolument, du moins presque toujours, caractéristiques de la mélancolie à forme religieuse.

Un maniaque religieux (59) chronique se croyait l’instrument de Dieu; il se castra complètement pour se soustraire aux désirs de la chair et être pur et digne de Dieu.

Un an (60) après la mort de sa femme, un journalier se persuada de ce que celle-ci, au cours d’apparitions nocturnes, lui reprochait de l’avoir fait mourir ; aussi serait-il privé de la vie du Seigneur. Jour et nuit on l’insultait on devait le brûler et l’écorcher ; il était possédé et damné et se reprochait d’avoir tué sa femme à force de l’aimer. Il se convainquit de ce que, tant qu’il ne serait pas castré, suivant l’ordre d’en haut, il ne guérirait pas. Un jour, il se sectionna avec une hachette les parties génitales au bain. II n’en resta pas moins souriant, ne regrettant rien et demandant qu’on le laissât saigner pour qu’il pût gagner le ciel.

Pour se soustraire (61) à la violence de ses désirs sexuels, un religieux demanda à un chirurgien-barbier de le castrer ; sur son refus, il le fit lui-même.

Un autre religieux (62) en proie aux mêmes désirs, fit d’abord des essais sur des animaux avant de s’opérer lui-même.

Attentats purificateurs. — Les malades possédés du démon sont voisins dans la nosographie des persécutés dont ils se distinguent, en ce que leur ennemi réside dans leur propre organisme au lieu de lui être extérieur ; ils interprètent fréquemment dans un sens arbitraire des sensations cénesthésiques troublées par la maladie. Ils se font exorciser et en [p. 146] désespoir de cause, se tuent : suicides par le feu, dont de toute antiquité l’action totalement destructive a été consacrée par la religion.

Un homme de 67 ans (63) qui souffrait de troubles variés, alla consulter un sorcier ; celui-ci lui déclara que le diable était dans son ventre et demanda pour l’exorciser une forte somme. Plutôt que de la donner, le malade résolut de s’opérer lui-même pour contraindre le diable à sortir : il profita de l’absence de sa femme pour se trancher les organes sexuels.

Une femme (64) anxieuse depuis toujours, s’imagina être parjure, puis elle eut des idées de damnation, une pantophobie ; elle se crut possédée du démon et pour s’en débarrasser, elle avala le Christ arraché à un crucifix. Elle mourut d’une hémorragie intestinale.

Une rentière (65) de 85 ans, de Montreuil-sous-Bois, était hantée de la peur de l’enfer, auquel elle était convaincue qu’elle serait condamnée si elle ne purifiait pas son corps par le feu. Un matin, elle cria que le diable venait la prendre et qu’il fallait qu’elle se purifiât ; on la trouva absolument nue sur un poêle chauffé au rouge, et ayant déjà une partie du corps complètement brûlée ; elle résista violemment à ses sauveteurs.

Un homme (66) se suicida d’un coup de feu dans la tête, devant la chapelle de la Vierge, dans une église, après s’être prosterné devant l’autel. Sur lui on trouva une lettre écrite sur une bande de calicot : il y expliquait qu’il mourait « en sacrifice de la Vierge, ayant en lui 7 démons et une âme prisonnière ». Depuis quelque temps, l’idée de se suicider dans une église le poursuivait et il avait pour être enseveli dans l’église écrit plusieurs lettres au curé,

Attentats par ordre de Dieu. — Des mélancoliques, des anxieux et d’une manière générale des psychopathes enclins au suicide par la nature de leur maladie se tuent ou se mutilent ; parfois franchement hallucinés ou n’ayant que de pseudo-hallucinations auditives, ils attribuent, en raison de leur esprit religieux, à un appel du ciel, ce qui n’est qu’une impulsion pathologique.

Un mélancolique (67) qui présentait quelques préoccupations religieuses, des craintes d’empoisonnement et des idées de persécution, se castra en s’arrachant les testicules avec des fragments d’assiette. Il déclara avoir agi ainsi par ordre de Dieu et d’ailleurs vouloir mourir.

Une femme (68) de 26 ans avait sa mère internée pour démence épileptique ; un de ses frères, aliéné, s’était arraché un œil. Elle s’imagina que Dieu lui avait ordonné de se brûler pour purifier son âme ; elle avait tenté de s’arracher [p. 147] la langue et s’en était coupé une grande partie avec les dents 10 ans auparavant ; elle refusa de manger par ordre de Dieu et se mit nue pour la même cause ; plus tard, elle voulut s’ouvrir les veines, et se lacéra profondément le vagin avec la main. Elle réussit à s’arracher les deux yeux. Accompagné de troubles intestinaux, son état dura encore 10 ans.

Un malade (69) à qui une voix céleste, dit : « Mon fils, viens t’asseoir à côté de moi », saute aussitôt par la fenêtre et se tue.

Mathieu Lovat (70), cordonnier à Venise, dominé par des idées mystiques, se persuada que Dieu lui ordonnait de mourir sur la croix ; il réfléchit pendant 2 ans sur les moyens propres à exécuter son projet. Le jour venu, il se couronna d’épines dont plusieurs pénétrèrent dans la peau du front ; il se serra autour des flancs et des cuisses un mouchoir blanc, après s’être dans un accès antérieur coupé les organes génitaux et les avoir jetés par la fenêtre. Nu pour le reste du corps, il s’assit au milieu d’une croix qu’il avait faite, se cloua les deux pieds l’un sur l’autre sur un tasseau à coups de marteau, puis les deux mains ; il les traversa de clous longs et acérés en frappant la tête des clous sur le plancher, puis en faisant pénétrer les clous dans des trous préparés sur la croix ; il se blessa à coup de tranchet le côté gauche de la poitrine. À l’aide de cordages, il fit trébucher la croix qui tomba en dehors de la croisée et il resta ainsi suspendu à la façade de sa maison. Il guérit de ses blessures, mais non de son délire et mourut phtisique à la suite de ses jeûnes volontaires.

Une jeune Strasbourgeoise (71) de 23 ans, était sujette à des extases pendant lesquelles elle entendait, disait-elle, au chevet de son lit, des voix mystérieuses, angéliques qui chantaient de vieux cantiques alsaciens. Un jour, ces voix lui ordonnèrent de plonger les mains dans un réchaud ardent. Elle se leva, alluma le réchaud, et y tint les mains pendant fort longtemps. On la trouva le bras presque entièrement calciné ; elle chantait des cantiques. Elle répondit quand on lui proposa de l’amputer : « Ce que Dieu voudra ! Coupez-moi mon poignet ». Après l’opération, elle dit qu’elle avait souffert, mais qu’il le fallait pour les anges et pour les voix qu’elle avait entendues et entendrait encore.

Un paysan breton (72) qui avait entendu prêcher une mission, quitta famille et affaires et s’enfuit dans la campagne. Il apparut ensuite dans une réunion et y montra son poignet qu’il s’était coupé sur l’ordre de Dieu qui lui avait dit d’agir ainsi pour imiter, quoique de loin, le sacrifice total qu’il avait fait lui-même de sa vie.

Modalités.

La crucifixion surtout, la castration à un moindre degré, paraissent relever d’une façon assez constante de préoccupations religieuses. La première s’explique par le souvenir qu’elle évoque ; on y note le souci de s’élever à la hauteur du [p. 148] Christ en l’imitant aussi exactement que possible : mouchoir noué autour du bassin, plaie au côté, couronne d’épines (obs. Nikitine et obs. Lovat.)

La castration, s’il s’agissait de sujets normaux, pourrait s’expliquer uniquement par des pensées vertueuses ; en réalité, bien qu’après coup les malades aient l’habitude d’expliquer leur mutilation par des préoccupations de cet ordre, il n’y a là rien d’autre qu’un acte impulsif, sans doute orienté par les pensées antérieures, mais non exclusivement déterminé par elles idées de culpabilité et auto-castration découlent, chacune pour leur propre compte, du même état psychopathique, la mélancolie, le plus souvent. La mutilation se pratique en général avec un instrument tranchant ; on trouve pourtant des observations où l’opération s’est faite avec les ongles, ce qui me semble difficile. Des femmes se lacèrent les organes génitaux externes avec la main. L’auto-mutilateur peut se faire assister ou suppléer par des étrangers. Un jeune missionnaire (73), entendant dire que dans les pays lointains, il serait environné de femmes nues, tenta de s’émasculer et s’arrêta à la vue de son sang.

Un tailleur d’Aumale (74), atteint depuis quelque temps de monomanie religieuse, assistait à la messe, quand tout à coup il se dirigea vers le confessionnal, en ressortit ensanglanté. Il venait de s’émasculer avec les ongles, et paraissait satisfait, espérant avoir ainsi gagné le ciel.

Un homme de 36 ans (75), atteint de délire érotico-mystique, s’ouvrit deux fois en 4 ans l’abdomen avec un simple couteau de poche, puis se fit l’ablation du testicule droit ; il sutura lui-même la plaie au fil de cordonnier, guérit, recommença plus tard la même opération pour le testicule gauche, mais dut appeler un chirurgien pour les suites opératoires.

Un pâtre (76), très débile et fanatique religieux, au langage stéréotypé, essaya de se couper la verge à l’aide d’un morceau de fer aiguisé ; il expliqua avoir ainsi agi pour gagner le ciel.

Un tribunal du Puy-de-Dôme (77) a condamné, chacun à 5 francs d’amende, deux individus coupables d’avoir castré sur sa demande un homme qui avait précédemment tenté vainement à deux reprises de le faire lui-même. La victime a revendiqué l’entière responsabilité de cette action, ajoutant qu’elle s’estimait très heureuse de ce que la main de Dieu s’était ainsi posée sur elle. Pendant la délibération du tribunal, agenouillé, et la tête appuyée sur son parapluie, l’homme priait pour appeler sur les accusés la grâce du ciel. [p. 149]

La combustion se tente au-dessus d’une flamme, dans un réchaud, dans de l’eau bouillante, sur un bûcher. Elle est surtout liée à des idées de possession démoniaque, qui s’associent éventuellement à de l’alcoolisme.

À Kazan (78), un petit bourgeois très pieux s’enferma dans sa maison à laquelle il mit le feu et mourut en chantant des hymnes religieux.

Jaloux d’imiter Saint-Laurent (79), un homme se plongea le jour de la Saint-Laurent, le bras droit dans l’eau bouillante et refusa de se laisser secourir.

Un jeune aliéné (80), en proie à l’exaltation religieuse, s’étant plongé le bras dans une chaudière d’eau bouillante ne cessait pendant ce temps de chanter la gloire de Dieu.

Un homme de 58 ans (81), débile mental, était persécuté et se croyait possédé du démon. Au cours d’une crise d’agitation, il incendia sa maison. Le soir, préoccupé de se procurer de l’argent, il pensa aux récits de pacte avec le diable qu’on lui avait fait sur la route ; le diable le saisit tout à coup, il but beaucoup pour étancher la soif que la présence du diable occasionnait sans doute, puis se donna plusieurs coups de couteau au ventre, et incendia une autre maison. Quand on le trouva, il disait que les gendarmes ne pourraient pas l’appréhender, car le diable serait plus fort qu’eux, et le ferait partir en fumée. Pendant quelques jours encore, il eut une confusion mentale hallucinatoire aiguë, puis en guérit

L’égorgement et l’éventration, la submersion n’ont rien de bien spécial, mais sont fréquents.

La décapitation, l’énucléation des yeux, la section de la langue, l’ablation d’un membre coupable, les blessures par coup de feu, se voient rarement.

Sans antécédents vésaniques (82), une femme de 87 ans ne s’était jamais fait remarquer que par l’exagération de ses pratiques de dévotions et par ses tendances superstitieuses. Elle se mit à répéter qu’elle avait fait une mauvaise communion, et qu’elle était damnée. Sa tristesse augmenta, s’accompagna de lamentations. Elle se jeta un jour dans la Seine.

Depuis l’enfance (83) exaltée, un homme avait été interné pour un délire de persécution : il était également atteint de délire religieux, et mangeait régulièrement les jours gras un poulet, les jours maigres un poisson auxquels, sous peine de damnation, il fallait toujours le même poids ; il vivait reclus. Il se guillotina lui-même à l’aide d’un appareil de sa fabrication, entre les montants duquel glissait une hache

L’auto-dénonciation n’expose heureusement plus aujourd’hui aux mêmes dangers qu’au Moyen Âge on sait en effet de [p. 150] combien d’exécutions judiciaires elle a été coupable, les accusations que portait contre lui-même, le possédé étaient considéré comme valables ; les croyances collectives de l’époque et l’absence de toute science du témoignage, de toute psychiatrie scientifique l’expliquent. Aujourd’hui, l’incrédulité générale aurait tout au moins pour effet d’en limiter la portée.

En résumé.

Plus peut-être encore que les attentats contre autrui, les suicides et les auto-mutilations individuels à forme mystique sont le fait d’aliénés.

On ne saurait s’en étonner étant donné les châtiments terribles dont toutes les religions menacent ceux qui se donnent volontairement la mort et qui devraient avoir d’autant plus d’effet intimidant qu’en l’occurrence ils s’adressent à des croyants.

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CRIMINALITÉ COLLECTIVE

LES FAITS

Les crimes contre sorciers peuvent être, mais à titre exceptionnel, l’œuvre d’aliénés isolés qui s’attaquent à leur persécuteur en lui attribuant abusivement un pouvoir de magicien. Des exemples en ont été donnés. Ces raretés mises à part, les agressions contre sorciers sont le fait de groupements ; elles participent de la même psychologie : au lieu de rechercher d’une façon positive les causes prochaines d’une maladie ou d’une catastrophe, on en charge un individu que l’on accuse de pratiquer la magie sous sa forme populaire, la sorcellerie. Les moyens d’action du sorcier sont multiples : il fait pleuvoir ou grêler à volonté, en versant un peu d’eau dans un trou creusé en terre et en la remuant tout en prononçant le nom du village qu’il veut inonder ; il provoque des maladies ou fait échouer des entreprises en fabriquant des poupées qu’il mutile, en piquant avec des épingles des cœurs d’animaux ; il accompagne tous ces actes de certaines formules ; il vend des philtres d’amour ou de mort, que l’on fait boire à l’intéressé, il rend hommes et femmes stériles, etc. Ces accusations de sorcellerie datent de l’antiquité païenne ; [p. 151] il est intéressant de rappeler la manière dont elles se sont entretenues jusqu’à notre époque (84). Pendant des siècles, elles n’eurent créance que dans la partie superstitieuse du peuple, l’Église catholique les déclarait non fondées et qualifiait d’impies ceux qui professaient ou colportaient ces accusations pour elle, les phénomènes magiques n’existaient pas. Leur légende n’en subsista pas moins, et vers le XIIe siècle, il y eut des meurtres populaires, dont la fréquence s’accrut au point qu’ils devinrent une peine presque légale. L’Église et le pouvoir civil s’en laissèrent alors imposer et on commença à instruire les procès de sorcellerie. Le XIV siècle vit le triomphe de cet état de choses que consacra en 1484 la bulle du pape Innocent VIII par laquelle était confirmée la réalité des crimes de sorcellerie. Les poursuites, l’impression que créaient l’application de la question extraordinaire et la publicité de l’exécution poussaient des gens à se dénoncer comme sorciers mythomanes, anxieux, débiles suggestionnables, etc. ; leurs paroles renforçaient la conviction populaire et officielle ; ainsi s’établit un corps de doctrines, et un livre publié à Cologne en 1489, le « Maillet des Sorcières », fixa l’expérience acquise au cours de nombreux procès ; il servit de référence pour ceux qui suivirent. Le crime de sorcellerie étant occulte et sa preuve souvent difficile à administrer, on pouvait pour porter condamnation, se contenter de certaines présomptions. La réaction qui suivit fut l’œuvre d’abord du sentiment populaire qui finit par se révolter contre les conséquences impitoyables de ses premières accusations, ensuite de médecins, de juristes, et aussi de théologiens plus éclairés (Cornélius, Agrippa de Nettenheim, Jean Wier, Frédéric de Spée). En 1682, en France, un édit assimila les crimes de magie à ceux de droit commun, réglementa la vente des toxiques et adoucit les peines. La diminution du nombre des procès de sorcellerie fut suivie de celle du nombre des sorciers. La dernière condamnation juridique en Europe est de 1782 à Glaris

Le peuple ne se laissa pourtant pas convaincre en entier. Vers la fin du XVIIIe siècle se produisirent dans l’Est de l’Europe, des assassinats d’hommes accusés d’être fils de vampires ou soupçonnés de futur vampirisme. Dans tous les pays d’Europe, et jusqu’à l’époque actuelle, se maintint par petits foyers la croyance que des hommes qui ont fait un pacte avec le diable, peuvent à distance, agir d’une façon malfaisante [p. 152] sur leurs semblables. Sans doute, plus une population est isolée du mouvement général des idées, soit par des conditions géographiques, soit par le pouvoir politique, plus les accusations de sorcellerie ont de crédit. Mais, même dans de grandes villes (et les deux expéditions parties de Bordeaux le prouvent assez), les suggestions émises par une folle sont acceptées et débordent de beaucoup le milieu familial.

On ne saurait tellement s’en étonner aucune religion des pays civilisés n’a exclu l’existence ni le rôle du démon si les esprits critiques religieux refusent de voir son intervention immédiate dans chaque événement malheureux et s’efforcent d’en préciser les causes prochaines, par contre, d’autres individualités, aux caractéristiques mentales différentes, vont d’emblée, et à quelque milieu social qu’elles appartiennent, aux solutions qu’il ne serait légitime de discuter qu’après avoir dépassé les données difficiles de la science positive. Dans les observations qui seront rapportées, on trouve en général à l’origine de l’accusation de maléfice, l’influence déterminante d’un aliéné ; crime familial le plus souvent, il peut être, mais rarement, l’œuvre d’une foule plus importante ou de petites collectivités fermées, réunies dans les mêmes croyances. Il serait intéressant de connaître les ouvrages contemporains qui entretiennent la tradition, la fortifiant de l’autorité du livre imprimé. Un ou deux seulement sont connus des médecins légistes.

AFFAIRE DE VIC-BIGORRE.

Dans un village (85) voisin de Vic-Bigorre, une femme était depuis longtemps malade et les médecins n’avaient pu ta guérir. Elle crut qu’une vieille femme de 80 ans, habitant le voisinage, lui avait jeté un sort et elle le dit à son mari qui le crut. Ils appelèrent tous deux la vieille femme et quand elle fut arrivée, lui donnèrent l’ordre de guérir la malade ; ils la menacèrent puis, malgré ses supplications, l’introduisirent dans un four, les jambes en avant ; comme elle criait et que le résultat n’était pas obtenu, ils l’y firent entrer une seconde fois en sens inverse. Elle parvint à leur échapper cependant.

En 1815 (86), le paysan Bruyiand attribua à un sort jeté par sa voisine le mal dont souffrait sa fille (rhumatismes). Un moine, signalé comme escroc et fourbe, l’affermit dans cette idée. Il attira chez lui cette voisine sous prétexte d’une visite à sa femme malade, puis aidé par celle-ci, il la dévêtit et lui plaça les jambes en travers du feu, appuyant sa main sur la bouche et son genou sur la poitrine. La scène se répéta deux fois et dura trois heures. [p. 153]

La voisine succomba 8 jours plus tard. Bruyland fut condamné à mort par les assises du Brabant et sa femme à la réclusion perpétuelle.

Une famille (87) de 10 personnes, dont le père, la mère et six enfants étaient aliénés ou idiots, se persuada de ce que le 5e enfant, épileptique et idiot était une « mauvaise fée » ; la mère et les 4 aînés l’assassinèrent après quoi, dirent-ils, ils sont allés au ciel. À l’asile, 4 d’entre eux redevinrent calmes, mais leurs convictions délirantes persistèrent ; la fille aînée seule resta agitée.

AFFAIRE DE MORZINES.

Le village de Morzines (Haute-Savoie) (88) avait été de tout temps un foyer de manifestations hystériques ; les mariages étaient souvent consanguins, ou se faisaient entre familles très proches aux approches de la première communion, des jeunes filles avaient des crises convulsives. Il arriva à une certaine époque qu’une jeune fille d’un village voisin alla pour cet état se faire exorciser à Besançon et en revint guérie ; sa mère consultée déclara qu’il fallait également exorciser à Morzines ; un des vicaires entra dans ces vues et parla de possession diabolique, se mit à exorciser et se fit t aider par le curé. Il n’y eut guère pour ne pas croire à la possession que quelques personnes, dont un certain Berger qu’on se mit à considérer comme sorcier, cause de tout le mal ; aussi devant l’échec des exorcismes, pensa-ton à le faire disparaître. Toutes les malades d’un hameau, auxquelles s’adjoignirent quelques hommes l’attaquèrent avec des bâtons et des fourches ; il ne put leur échapper que par la fuite. On exorcisa alors plantes et bêtes. Enfin les prêtres reconnurent qu’il s’agissait d’une maladie ; mais dès que le curé eût prononcé ce mot, plusieurs femmes tombèrent en crise, l’insultèrent, lui criant que depuis plusieurs années il leur faisait accroire qu’elles étaient possédées, et que maintenant il leur disait le contraire ; le curé dut s’enfuir (1861). On envoya un médecin aliéniste, on changea le clergé, on mit une garnison de soldats et de gendarmes, et tout cessa pendant 3 ans. Mais à l’occasion d’une mission prêchée par 12 prêtres, les femmes que l’on traitait de folles virent leurs manifestations renaître ; à l’arrivée de l’évêque, elles l’injurièrent, vociférèrent ; à la cérémonie de la confirmation, il y eut de grands désordres. On envoya de nouveau un médecin et des troupes, on abrégea les offices, et l’ordre revint. Il y avait eu ainsi 125 malades, dont 90 avec des convulsions, tous hystériques typiques.

Dans une famille (89), la mère et la fille furent atteintes d’idées de persécution, la première ayant contagionné la seconde. Le père eut alors une maladie organique à évolution chronique. Une devineresse déclara qu’un sort avait été jeté sur la famille ; les deux femmes attribuèrent alors leurs persécutions aux sorciers et aux personnes invisibles et se persuadèrent qu’un membre de la famille devait se sacrifier pour obtenir la délivrance et la tranquillité des autres ; elles convainquirent le père, d’esprit débile, de se suicider dans ce but, ce qu’il fit. Mais les persécutions ne cessant pas, elles se livrèrent à des excentricités en raison desquelles on les interna ; leur délire les accompagna à l’asile. [p. 154]

AFFAIRE DU LIBRO DEL COMANDO

Cinq hommes (90) ont comparu en janvier 1892 devant un tribunal de la province de Modène (Italie) pour avoir pénétré, masqués et armés, dans la maison d’un nommé Franchini dans le but avoué de s’emparer d’un ouvrage de magie qu’il possédait : le libro del comando. C’était, en réalité un vieil ouvrage allemand (Geheime Figuren der Rosenkreuzer aus dem 16. und 17ien Jakrhundert) qui, au début du XIXe siècle, aurait appartenu au recteur Don Ortensio qui, grâce à lui, pouvait en un instant se transporter d’un lieu à un autre ; Franchini l’aurait trouvé. Le chef de la bande s’entendit avec ses deux cousins et tenta de pénétrer dans t’intimité de Franchini, ils se procurèrent de ses cheveux qu’ils donnèrent à un magnétiseur de passage ; interrogé pendant le sommeil sur le livre del comando, ce dernier le décrivit comme un parchemin écrit en italien et en latin donnant le pouvoir de conclure un pacte avec le diable ; il reçut 25 francs pour ses réponses. Le 2 novembre 1891, vers 20 heures, les 3 associés auxquels s’étaient joints 2 amis, se présentèrent chez Franchini, lui demandèrent le livre, exigèrent, qu’il les conduisit au grenier pour chercher l’ouvrage, deux d’entre eux l’encadraient armés d’une serpette et d’un revolver, pendant qu’un 3e restait auprès des femmes, le pistolet à la main, les rassurant, leur prédisant la fortune si le livre était découvert ; deux autres faisaient le guet au-dehors. Après avoir fouillé te grenier, Franchini offrit d’aller jusqu’au moulin, ce qui lut permit de s’échapper.

Les 5 agresseurs ont été expertisés : le chef a subi les cours des 5 classes du gymnase ; il possède des notions étendues en physique, est quelque peu pianiste, mais il lit continuellement des livres de magie ; lors de sa 15e année, son aïeul qui croyait fermement aux esprits et au libro del comando l’a conduit une nuit dans un champ ou, suivant la tradition, existait un trésor ; ils cherchèrent l’or avec un aimant spécial, mais des fantômes géants et des oiseaux apparurent et il se produisit une grande rumeur qui les fit fuir.

Le 2e son cousin, est fils d’un homme imbu de croyances diaboliques, il sait lire et écrire, et fut carabinier, mais on l’a réformé. Une nuit, étant carabinier et sans argent, il s’est rendu en un endroit pour vendre son âme au diable, mais il l’a invoqué vainement, ce qu’il attribue à son ignorance des paroles cabalistiques contenues dans le Libro del comando dont l’origine remonte à Salomon.

Le 3e, alcoolique, a vécu ses jeunes années dans cette atmosphère et a cherché des trésors. Le 4e alcoolique impulsif, onaniste, sénile, a été traumatisé au crâne, Le négociant en bestiaux, est un alcoolique anciennement blessé à la tête, somnambule, violent, halluciné. Tous sont âgés de 20 à 30 ans.

Un premier expert les a déclarés tous atteints de paranoïa primitive, dégénérative, systématique, hallucinatoire, démoniaque, et par suite irresponsables ; on les acquitta en 1ère instance. Le ministère public ayant fait appel, Tamburini examina les 1er, 4e et 3e les qualifia de mystiques déséquilibrés, avec prédispositions héréditaires névropathiques et psychopathiques et signes de dégénérescence. « Les idées étranges et absurdes, acquises dans [p. 155] l’enfance, ont persisté avec ténacité et ont fini par prédominer et se systématiser ; elles ont une tendance incoercible à se transformer en actes dont la gravité n’est pas consciente ». Ils furent néanmoins tous condamnés à 75 jours de réclusion.

AFFAIRE DE LA CONCIERGE DE BORDEAUX

Une concierge de Bordeaux (91), de tout temps très pieuse, était allée en pèlerinage parce qu’elle était atteinte de coliques hépatiques. Elle en rapporta une statuette de la Vierge qu’elle plaça dans une des pièces de son logement et devant laquelle elle s’habitua à faire ses dévotions ; elle la vit un jour qui pleurait sur l’impiété du monde ; un autre jour, la Vierge elle-même lui apparut à la place de la statuette et lui prescrivit de faire bâtir une chapelle. Déjà précédemment le Christ lui avait parlé, pour qu’elle s’adressât désormais à lui par l’intermédiaire de la Vierge. Le bruit de cette apparition se répandit ; un prêtre consulté, lui recommanda de se taire, mais après un certain temps, elle tint à faire constater l’existence des larmes de la statue par différents témoins. Le même phénomène se produisit aussi sur une autre statuette, celle de la Vierge enfant. La renommée de la concierge s’étendit, ce qui détermina les propriétaires de l’immeuble à la chasser ; mais ses admirateurs lui trouvèrent un asile ; un orphelinat fut créé et on vendit des médailles et des images pieuses.

En 1914, sept ans après le début de ces événements, un prêtre syrien, docteur en philosophie et en théologie, qui s’intéressait au miracle, fut prié de l’étudier au point de vue religieux ; il s’installa sur place, mais comme ses recherches trainaient en longueur, qu’il était très autoritaire et qu’il passait pour vouloir accaparer l’œuvre dont il grevait le budget, on l’obligea à quitter les lieux malgré sa résistance ; il partit pour Nantes en juin 1917, entretint quelque temps avec la concierge une correspondance, puis la suspendit. La concierge se mit alors à porter contre lui des accusations qui se multiplièrent : il l’avait poursuivie de ses assiduités pendant les 3 ans qu’elle l’avait hébergé, il s’était masturbé devant elle parce qu’elle le repoussait, il voulait la mort de son mari dont la santé subit des atteintes mystérieuses et graves ; il l’a mordue au départ, laissant dans la joue une de ses dents qui 6 mois plus tard s’élimina à l’occasion d’une sinusite purulente, il lui communiquait des pensées criminelles d’ailleurs coup sur coup, plusieurs des personnes qui avaient contribué à son départ succomberont.

Le groupe qui s’était formé autour d’elle s’émut ; on consulta des démonologues, on lut des livres de mystique divine, et l’on se convainquit que le prêtre syrien n’était qu’un sorcier qui exerçait à distance ses maléfices à l’aide de poupées de cire, suivant les procédés classiques. On le somma par lettre de cesser ses machinations et de restituer les documents relatifs à la Vierge des pleurs qu’il avait emportés avec lui ; on envoya des lettres violentes au directeur de l’établissement où il se trouvait, pour qu’on l’en chassât ; mais ces envois restèrent sans réponse. C’est alors qu’un groupe de fidèles se décida à agir d’une façon plus directe. Composé d’un agent de change, d’un inspecteur de la sûreté générale, d’un violoniste et d’un [p. 156] employé d’assurances, il se rendit à Nantes, communia le matin de l’arrivée, demandant à Dieu d’éviter un crime, malgré tes méfaits de ce prêtre responsable de tant de malheurs. Les 4 hommes firent ensuite irruption chez le prêtre, lui commandèrent de mettre fin à ses sortilèges, de leur rendre les documents ; il se défendit ; les agresseurs le saisirent, l’attachèrent, le frappèrent avec un fouet à chiens qu’ils avaient apporté et lui arrachèrent par la force la promesse désirée ; ils ne trouvèrent dans une armoire qu’un crâne et des morceaux d’étoffe rouge et noire qui n’avaient « pas encore » la forme d’une silhouette, mais ils ne purent découvrir la poupée de cire qui sert aux envoûtements.

Après leur départ, le prêtre syrien porta plainte. Les accusés reconnurent les faits, s’en glorifièrent et arguèrent de la légitime défense ; leur défenseur rappela les expériences du colonel De Rochas (qui « en piquant une plaque photographique sensibilisée représentant la personne sur laquelle il faisait ses expériences, parvint à faire souffrir à distance, et d’une manière intolérable, la personne photographiée) et cita des passages des livres du chanoine Ribet sur la mystique diabolique. Tous 4 furent néanmoins condamnés à 3 mois d’emprisonnement avec sursis et 500 francs d’amende, avec des attendus curieux : « Attendu que dans l’état actuel de la science, il n’est pas certain que les maux dont se plaint la concierge aient été causés par les maléfices du prêtre et que sa vie ait été en danger qu’il n’est pas certain d’autre part que le moyen employé par les inculpés pour sa défense soit de nature à faire cesser les douleurs qu’elle ressent », etc.

Après l’attentat de Nantes, les souffrances de la concierge subirent une accalmie, mais elles reparurent ; instruits par l’affaire précédente, les sectateurs portèrent alors leur soupçon sur un autre ecclésiastique, l’abbé D. Il était entré en relation avec le groupe vers 1920 ; un jour de 1923, il reçut l’invitation d’aller avec lui en pèlerinage à Pellevoisin ; il y rencontra la concierge ; on le pria d’exorciser 2 jeunes filles dont l’une engraissait, tandis que l’autre maigrissait : il répondit qu’il n’y était pas autorisé et s’y refusa. Au cours d’un déjeuner à Issoudun, la concierge fut priée de prononcer quelques paroles édifiantes ; elle dit alors le mécontentement de la Vierge et qu’une théologie nouvelle lui avait été révélée, par laquelle il fallait placer Marie avant son Fils dans la hiérarchie céleste ; 12 nouveaux apôtres seraient élus. L’abbé s’insurgea devant ces propos hérétiques, ce qui produisit un certain malaise. Néanmoins, quoique temps après, il alla exorciser rituellement la concierge.

Mais bientôt il reçut des lettres anonymes où on le traitait de mauvais prêtre, de suppôt du démon, et on l’accusait de pratiquer d’une façon habituelle l’envoûtement, et d’entretenir ainsi les maux de la concierge. En effet, elle criait la nuit ; les ventouses que lui avait appliquées l’abbé avaient augmenté sa bronchite.

En septembre 1924, un des anciens agresseurs du prêtre syrien écrivit un long mémoire au cardinal de Bordeaux, puis le 4 janvier 1925 une délégation se rendit auprès de l’abbé D. dans son presbytère pour le mettre en demeure de cesser ses sortilèges, sous peine d’y être contraint de force. L’abbé porta plainte et le commissaire de police avisa les voyageurs (dont certains avaient été condamnés avec sursis lors du procès) qu’ils seraient poursuivis s’ils continuaient. Le mari de la concierge écrivit alors à l’évêque, puis déposa une plainte en juin 1928.

Le 3 janvier 1926, un groupe de 12 personnes venait assister à la messe de l’abbé D. dans son église où leur présence fut aussitôt marquée ; il venait de Bordeaux et se composait de 2 hommes (un employé de banque et un employé municipal) et de 40 femmes (une veuve et sa fille de 17 ans, [p. 157] une religieuse sécularisée, une femme de ménage, une employée, une couturière, une domestique, trois ménagères, toutes de 50 à 70 ans). La servante de l’abbé enferma par prudence, la messe finie, son maître dans la sacristie, mais elle fut attaquée, sa clef volée, la porte ouverte, on aveugla le prêtre avec du poivre, on l’attacha et on le flagella après l’avoir déshabillé en partie ; on le frappa à la tête en le sommant de retirer ses maléfices, ce qu’il fit. Un gendarme prévenu mit fin à la scène et on arrêta les coupables. Les 2 hommes furent condamnés à 8 mois de prison, les femmes à 6 mois ; l’abbé obtint 5,000 francs de dommages-intérêts, sa servante 1.000. Le cardinal de Bordeaux condamna formellement toute l’œuvre  en février 1926.

Quels étaient les acteurs de ces drames ? (92).

En 1926, la concierge avait 60 ans. À 7 ans, elle avait été sauvée miraculeusement d’une mare où elle était tombée. Très tôt, elle eut des idées de persécution : un jeune homme qu’elle avait éconduit l’épiait, lui tendait des pièges, lui jetait des sorts ; une ancienne amie devint son adversaire acharnée ; une autre la volait et cherchait à l’empoisonner. Plus tard, elle eut le diabète compliqué de lésions cutanées prurigineuses, qu’elle traitait par l’eau bénite dont elle employait jusqu’à 8 litres par jour. Elle fut, opérée pour une appendicite et une sinusite purulente ; elle eut encore des coliques hépatiques et de l’emphysème. On porta en 1926 le diagnostic de délire systématisé à base de mysticisme pathologique et d’idées de persécution, de préjudice, d’influence, entretenues par des hallucinations et par des interprétations délirantes ; elle avait en outre des troubles de la mémoire.

L’employé de banque est un débile hypocondriaque, prétentieux et obstiné ; il a agi dans un but de défense sociale, car l’abbé poursuit tout le groupe de Notre-Dame des Pleurs dont il aurait voulu devenir le directeur, dans un but de lucre et de vanité, et assouvit sa haine à l’aide du démon et de la magie (pseudo-exorcismes, oiseaux qui transportent les maléfices à distance par leurs déjections, douleurs provoquées chez 3 femmes, etc.). Il s’agit d’un sujet atteint de délire de persécution systématisé, à base interprétative, et à forme mystique, disent les experts, opinion qui n’est pas partagée par les contre-experts.

L’employé municipal est également un débite mental constitutionnel ; il interprète tout dans un sens mystique, à partir du moment où il a été initié aux mystères de Notre-Dame-des-Pleurs, et admet les maléfices de l’abbé, qu’il explique par le désir de ce dernier d’être l’amant de la concierge ; si les maléfices s’exercent aussi sur lui, employé, c’est que l’abbé le considère comme son rival ; c’est du moins ce que lui a suggéré la concierge et il l’admet. Il a flagellé l’abbé sans aucune intention homicide, mais parce qu’il a toujours entendu dire, dans le milieu qu’il fréquente que c’est le moyen approprié pourchasser les démons.

Une vieille demoiselle de 55 ans, domestique, pieuse, stable, fidèle, a toujours entendu parler des maléfices ; elle croit qu’ils peuvent exister, mais rit quand on lui demande s’ils sont l’origine de ses malheurs personnels. Elle a pris part à l’expédition, mais se défend d’avoir frappé ; elle regrette ce qui s’est passé, et ne recommencera plus. Elle n’a aucun trouble mental, mais en vertu de ses croyances, elle a considéré comme vraies les accusations [p. 158] portées contre l’abbé. Elle n’est pas débile et doit être considérée comme responsable de ses actes.

Il en est de même pour 7 autres femmes.

Par contre, 2 femmes, la mère et la fille ont eu des troubles mentaux. La mère, âgée de 48 ans, italienne d’origine, mariée à un sous-officier, avait toujours été très dévote ; à son arrivée a Bordeaux, elle s’est empressée de fréquenter le groupe réuni autour de la concierge et en a partagé les idées. Au cours d’un pèlerinage qu’elle avait organisé, elle fit la connaissance de l’abbé D. qui, dit-elle, se présenta, comme un excellent exorciste, mais comme il lui tenait des propos légers, elle rompit avec lui ; il n’accepta pas cette accusation et l’écrivit, aux amies de la dame. Sur ces entrefaites, elle eut des vertiges, de l’oppression, ses règles s’arrêtèrent ; en même temps sa fille lui confia avoir vu pendant la nuit l’abbé D. Toutes 2 se convainquirent qu’il était la cause de leur état et accumulèrent, des griefs contre lui, ne s’occupant plus de son action sur la concierge, elles récitaient chaque soir exorcismes et rosaire.

Toutes 2 guériront de leur délire, mais elles restèrent convaincues qu’à un moment le prêtre avait exercé ses maléfices contre elles.

En résumé, la concierge apparait vraiment comme le personnage capital de cette histoire. Certainement psychopathe de longue date, elle est devenue, à la faveur de ses révélations relatives à la statuette miraculeuse, le centre d’attraction d’un certain nombre de sujets crédules. Ils sont venus vers elle à cause de ses apparitions, pour des motifs religieux ; ils ont fondé une œuvre pour le salut des âmes du purgatoire. Unis à la concierge par le respect et l’affection, ils ont pris en pitié ses souffrances et entendu ces accusations contre ses persécuteurs. Dans un tel milieu, les pratiques de sorcellerie n’ont pas paru invraisemblables, elles ont été considérées comme possibles et aucune pièce du dossier judiciaire ne laisse suspecter la bonne foi des participants.

Hormis la concierge, y eut-il des psychopathes parmi les agresseurs ? Rien ne permet de le supposer pour l’affaire de Nantes. Pour la 2°, des 10 femmes, 8 étaient saines d’esprit, mais elles avaient des croyances religieuses, celles que partage une très grande partie de la population française, et leur conduite en a pour une partie dépendu ; il s’est agi pour elles de sentiments collectifs, avec tout ce que ce mot comporte d’influences mutuelles. Les 2 hommes n’ont pas permis l’accord entre experts et contre-experts ; les premiers ont estimé que leurs croyances, mais aussi leurs interprétations en faisaient des psychopathes, les seconds leur ont assigné la même place qu’aux huit femmes. Les 2 dernières femmes ont élaboré un délire à 2 pour leur propre compte ; le thème a été influencé par les conceptions délirantes de la concierge, mais ultérieurement il a acquis une individualité. De qui et comment l’idée d’expéditions punitives est-elle née ? L’enquête n’a pu l’élucider. Il convient toutefois de remarquer que les agresseurs du prêtre syrien et ceux de l’abbé ne furent pas les mêmes, bien que les premiers fissent encore partie de la secte, à l’époque de la seconde attaque ; ils avaient été, il est vrai, condamnés une fois, et s’ils récidivaient, leur peine aurait été vraisemblablement plus lourde ; ils tentèrent seulement un voyage d’avertissement, mais s’en tinrent là après les admonestations du commissaire de police. Quelle a été l’action de la concierge ? Certainement elle se plaignait et désignait avec précision ses persécuteurs ; mais elle n’a pas été inculpée, parce qu’on n’a pas établi qu’elle eut organisé ni encouragé les agressions. [p. 159]

Les crimes contre possédés dépendent encore de la même croyance : l’intervention directe du démon conduit l’être humain à sa manière, mais le possédé n’est plus comme le sorcier un simple allié du diable ; il est habité par lui, contre sa volonté. Un possédé est un psychopathe qui est atteint d’un trouble de la personnalité : dans un milieu favorable, la croyance à ce trouble est extrêmement contagieuse, témoin les épidémies de possédés d’autrefois. Les actes antisociaux auxquels ils peuvent se livrer menacent particulièrement les prêtres après le cas fameux de Loudun, il en a été ainsi à Morzines (voir l’article précédent).

Les crimes contre les possédés sont encore des crimes de famille ou de petites collectivités ; bien souvent leur véritable cause est la rancune (couverte d’une parure religieuse) que suscitent les plaintes d’un malade parfois imprudent dans ses paroles ; ce peuvent être encore la jalousie vis-à-vis d’une jeune fille coquette, la haine contre des parents ou des voisins.

Après des tentatives d’exorcisme, les procédés employés pour le meurtre sont avec prédilection l’arme blanche, piquante ou coupante, qui permet au diable de s’enfuir du corps du possédé, ou l’incinération qui brute le démon enfermé. À peu près dans chaque affaire, il est possible de trouver comme instigateur un aliéné.

Un officier allemand (93) habitait avec sa femme et ses 4 enfants âgés de 18 à 24 ans, un confortable appartement de la Teichenbergerstrasse à Berlin ; il était malade depuis quelque temps et les siens demandaient sa guérison à la prière ; leur exaltation ne pouvait se calmer. Sous prétexte de chasser le diable de l’appartement, ils saccagèrent une nuit tout le mobilier et mirent, tout le quartier en émoi par leurs cris et leurs exorcismes. Au milieu de ce tapage, ou entendait les appels au secours du malade qu’on rouait de coupa sous prétexte d’expulser le diable de son corps ; il fallut avoir recours aux pompiers. On dut interner la femme et les 4 enfants. Au moment où elle fut maîtrisée, la femme qui avait fait un autodafé de ses vêtements, se préparait a se jeter en chemise par la fenêtre.

AFFAIRE DE LA FAMILLE ANGE J.

Le père (94) étant mort d’hémorragie cérébrale, la famille J… ne se composait plus que de la mère et de 5 enfants dont 3 étaient aliénés ; tous étaient pieux, mais coléreux et débiles mentaux. L’aîné, Ange, meunier, se mit à refuser toute nourriture et à passer son temps en prières ; sa mère, son frère et une sœur l’imitèrent. Un voisin, entré par hasard, les trouva tous [p.160] en prières, la face contre terre ; Ange l’obligea, sous menace de mort, d’en faire autant. La plus jeune des filles, Esther, jolie et coquette, revint à cette époque dans sa famille qui bientôt la considéra comme un suppôt du démon. Mais dès le lendemain, elle tomba dans le même état mental que les autres : elle vit la Vierge, puis déclara ne plus pouvoir prier et être possédée du démon. Sa mort fut dès lors décidée par Ange qui, seul, parait avoir joué dans cette affaire, un rôle actif. Après une nuit de prières, Esther laissa tomber la tête sur un banc ; son frère lui commanda de renoncer à Satan elle répondit : « Tuez-moi, je mérite la mort ». Ange plaça 2 clefs en croix sur la tempe gauche de la victime et ordonna à son frère de frapper avec un maillet ; la mort fut instantanée ; la sœur lui traversa le cou, les pieds et les mains avec une longue aiguille, sur l’ordre d’Ange qui pratiqua sur le corps 3 ouvertures avec un vilebrequin pour donner issue au démon. La mère avait assisté en priant à la scène. Ange et sa sœur voulurent l’étrangler, mais l’autre frère la sauva. Ange sortit avec une hache, entra dans la maison voisine, fit se lever les occupants, les obligea à prier à genoux, la hache levée sur leurs têtes. Il mourut 5 jours après son arrestation, mais la fille survivante continua à avoir des visions célestes.

À Bonnieux (95), dans la région d’Apt, une jeune fille de 29 ans se croyait possédée du démon et avait fait partager cette croyance à sa famille. La mort du démon, et par suite, de la jeune fille, fut décidée. Son frère de 29 ans et sa sœur de 19 ans lui lièrent les mains derrière le dos, puis à coups de chaise frappèrent jusque ce que, le crâne fracturé, elle succombât.

À Chemnitz (96) vers 1860, le cordonnier Voigt fonda une secte religieuse nommée « les saints hommes ». En 1860, ses membres persuadèrent deux mères de tuer leurs enfants malades, sous prétexte qu’ils étaient possédés du diable.

Dans le cercle (97) de Rummelsburg, un peu sauvage et peu peuplé, vivait une communauté d’apostoliques baptiseurs qui professait que l’esprit de Dieu peut se révéler chez tout homme qui a la foi. L’un d’eux crut avoir des révélations divines et fonda une nouvelle secte. Un jour, il visita un certain Ziemke qui était courbaturé ; il prétendit le guérir par la simple imposition des mains sur sa tête ; Ziemke vit son état s’améliorer ; il entendit même Dieu lui dire qu’il devait avoir au plus haut point le don de prophétie. Le 21 mars, en compagnie de trois amis, il priait lorsque l’un d’eux se déclara prophète à son tour, mais on lui cria que c’était une fausse prophétie ; le nouveau prophète demanda alors qu’on l’aidât à chasser le diable ; on s’élança sur lui en proclamant agir par ordre de Dieu, et on l’étrangla. Tous se mirent alors en prières autour du corps, espérant que Dieu le ressusciterait ; on les trouva ainsi quand on vint les arrêter. L’expertise psychiatrique apprit que Ziemke, âgé de 39 ans et intelligent, présentait un délire d’influence de date déjà ancienne. Dieu lui a donné l’ordre de vendre sa ferme, il l’inspire en tout. Il admet que l’on peut faire violence à quelqu’un sur l’ordre de Dieu qui ne peut rien ordonner de mauvais. En 1848, il se fit démocrate et se mit à la tête des habitants les plus turbulents, mais cette attitude se modifia dans le sens de la piété en 1849. [p. 161]

L’assassin est également un influencé ; Dieu conduit la main. L’expert conclut à l’irresponsabilité et à l’internement de tous les 3 accusés.

AFFAIRE MARGARETHE PETER

En 1823 (98) à Wildenspruch (canton de Zurich), existait un cercle à tendances mystiques, à la tête duquel était une paysanne Margarethe Peter, très estimée parce qu’elle savait commenter les passages les plus obscurs de la Bible et que, dit-elle, elle luttait chaque nuit avec le diable pour le salut des hommes.

Le 12 mars, elle convoqua les adhérents et déclara vouloir chasser le démon du corps de son père ; des voisins accoururent en entendant le bruit qui se faisait dans cette maison et virent que les murs de la chambre et tout le mobilier étaient brisés ; les assistants étaient, dans un tel état d’exaltation qu’il fallut employer la force pour les faire sortir. En prison, ils ne se calmèrent qu’au bout de quelques jours, et on les relâcha. Mais à peine libérés, ils se rassemblèrent de nouveau dans la maison de Margarethe Peter qui leur annonça qu’il fallait chasser cette fois le diable du cœur des hommes. Elle commença en frappant ses parents avec un bâton, elle criait qu’elle voyait le démon s’enfuir de leur corps, et malgré le sang qui coulait, personne n’osait s’interposer. Elle déclara alors que sa sœur Élisabeth devait mourir pour le salut des âmes de leurs parents. Élisabeth se soumit à son sort ; on la plaça sur un lit et on la tua avec une hache. Ensuite Margarethe Peter voulut être crucifiée ; les sectateurs hésitaient ; alors elle leur exposa que sans doute elle mourrait, mais que 3 jours plus tard elle ressusciterait comme le Christ et réveillerait sa sœur. Confiants et tout en pleurs, les assistants obéirent ils lui clouèrent les mains aux côtés du lit, et les pieds à un bloc de bois que l’on plaça au pied du lit. Au bout d’une heure de souffrances, elle voulut qu’on lui fendit le crâne à coups de hache, ce que l’on fit. Toute la communauté s’agenouilla alors pour prier. Elle resta trois jours auprès des cadavres, attendant leur résurrection. Enfin, Johann Peter, le père, se décida à prévenir les autorités. On emprisonna tout le monde ; le jugement fut sévère tous ceux qui avaient participé aux crimes furent condamnés à 6 ou 12 ans de prison ; et comme les sectateurs de la région se rendaient encore dans la maison pour y prier, on la rasa.

AFFAIRE DES PÖSCHLIANER

La Révolution française (99) fut suivie en Europe d’une réaction qui prit une forme religieuse à laquelle la secte des Poschlianer dut sont origine. Vers 1812, le curé Thomas Poschl avait introduit dans son enseignement des récits superstitieux sur l’influence du diable ; on l’envoya à Ampfelgang, dans le Hausruck, pauvre pays où son attitude d’opposition aux autorités civiles et ecclésiastiques, sa sévérité au confessionnal, ses libéralités aux pauvres, lui valurent la confiance générale. Il prêchait que le cœur de l’homme est un temple de Dieu ou l’atelier du Malin, et que si on l’extrayait [p. 162] de la poitrine on pourrait voir clairement qui l’habite, du Sauveur ou du Démon ; la fin du monde s’approchait, il fallait en profiter pour se purifier ; les juifs seraient bientôt baptisés et convertis et la nouvelle église judéo-chrétienne fondée. Il répandait des ouvrages mystiques qui furent interdits ; il déclara avoir eu des révélations de Dieu. On l’interna.

Une servante de curé voulut un dimanche, selon ses préceptes, purifier 2 hommes et 1 enfant ; elle les appela, les plaça à l’intérieur d’un cercle tracé à la craie, versa de l’eau sur les hommes et les battit avec un battoir en tournant autour du cercle ; si les hommes supportèrent les coups avec résignation, le garçon cria ; des gens accourus virent la servante échevelée, dépoitraillée, le battoir et le battoir à la main ; l’enfant était à demi-mort.

Parmi les adeptes de Puschl, se trouvait un certain Joseph Haas, âgé de 50 ans, père de 12 enfants, travailleur estimé, mais un peu violent. À la suite de jeûne et de macérations, il se jugea victorieux du diable et acquit la conviction qu’il pouvait de même purifier d’autres personnes et les délivrer du démon ; en l’absence de Puschl, sa maison devint un lieu de rendez-vous des sectateurs et beaucoup eurent des manifestations névropathiques.

En mars, il passa plusieurs jours et nuits à prier et à jeûner, puis annonça que le Christ lui avait confié la mission de tout purifier. Il fit apporter bijoux et valeurs et les brûla ; on raconta, que le diable avait réellement fui en fumée.

Une nuit, il devait encore soutenir un combat contre Satan qui avait donné une angine à sa femme. Aidé de sa fille, fervente adepte, il barricada les issues et aspergea les chambres avec de l’eau bénite ; l’angine ne cédant pas, il estima qu’il fallait avoir recours à de nouveaux moyens. Seule de tout le village, une famille était demeurée étrangère à toutes ces manifestations ; il comprit que c’était là la cause de la résistance du démon. Aussi appela-t-il le père de famille pour le convertir, et comme celui-ci ne venait pas, Haas chercha des voisins pour l’aider dans son entreprise ; il en trouva un renommé pour sa douceur, son honnêteté, sa serviabilité et ses vertus domestiques, mais ancien et ferme sectateur, et un autre, valet de ferme fidèle, mais débile mental. Haas ordonna, au valet d’enfoncer à coups de pioche la porte du voisin sous peine de devenir noir comme du charbon et d’être damné, l’agresseur brisa la porte (au nom du Christ)), mais n’osa pas pénétrer dans le logement. Haas excita l’autre paysan qui finit par faire irruption et par frapper à coups de hache le vieillard qui habitait dans la maison ; il fut suivi de Haas, de sa femme et de sa fille qui tuèrent avec une hache la mère de famille, et blessèrent le père et sa fille.

De retour à la maison, Haas fit asseoir tout le monde et ordonna de prier ; il blessa encore deux assistants de deux coups de bâton.

Une jeune fille de vingt ans, Annaétait parmi les assistants ; il était allé la chercher la veille chez sa mère nourricière, et l’avait avertie qu’elle était marquée pour le sacrifice ; elle et sa mère y avaient consenti, ne connaissant pas bien le sens de ces paroles, mais sachant depuis longtemps comme les autres Poschlianer qu’un sacrifice devait être fait. Haas lui dit de l’aider à coller la bougie sur la table ; elle le lit en invoquant Jésus et la Vierge, pleine d’effroi ; comme malgré ses ordres, elle ne se taisait pas, il la tua à coups de hache, puis dispersa autour du corps de l’étoupe enflammée et dit : « Maintenant, l’enfer a brûlé ! »

Il brisa ensuite le mobilier de la pièce et en jeta par la fenêtre les débris comme une proie pour le démon ; il blessa encore à coups de hache sa femme pour la purifier.

Enfin la police arriva et arrêta tous les assistants. Pendant quelque temps, [p. 163] la région resta occupée par des troupes, parce qu’on craignait, un soulèvement général des Poschlianer. Tout s’apaisa à la longue.

Accusations de crimes rituels. — La forme de ce titre peut paraître singulière, mais elle exprime bien ce qu’elle veut dire : si le crime rituel a de l’intérêt pour le médecin légiste, ce n’est pas tant par lui-même que par les conditions dans lesquelles l’accusation en est portée.

Lui-même qu’est-il ? Un meurtre dont le but est de rendre possible l’accomplissement de certains rites dans les cérémonies religieuses. Il est entouré pour son compte de certaines formalités, mais ce n’est pas elles qui lui donnent son nom. Le rite consisterait à offrir à Dieu dans le but de se le rendre favorable, soit un être vivant que l’on immole conformément à un cérémonial bien fixé, soit son sang. Toutes les religions se sont, au cours des siècles, jetées à la face de telles accusations ; les Romains en chargeaient les Chrétiens, les Chrétiens dénoncèrent les Juifs.

De la documentation consultée et des opinions recueillies il est possible d’avancer que si ces crimes ont pu exister autrefois, ils ont été le fait d’individus sans mandat, de gens superstitieux et cruels, mais que dans aucune des religions des pays civilisés modernes, semblable rite n’est formulé par écrit ni retenu par la tradition ou l’enseignement oraux. Les accusations ne s’en renouvellent pas moins de temps à autre, à intervalles, il est vrai, de plus en plus éloignés. Dans le dernier siècle, la terre d’élection en fut la Russie, plus exactement les provinces polonaises ou proches de la Pologne ; il n’y eut guère d’exception que pour une affaire à Saratoff : on y retrouva d’ailleurs la filiation avec les procès des pays de l’Ouest. Elles furent en général portées contre des Juifs auxquels on reprochait d’avoir tué des enfants chrétiens pour préparer avec leur sang les pains azymes de la Pâque, mais aussi contre des sectes chrétiennes dissidentes ou contre des peuplades restées païennes. Toutes ces affaires se sont terminées par des acquittements sauf une où n’est intervenue qu’une condamnation à quelques années de prison ou de travaux forcés, ce qui témoignait des hésitations des juges.

Les accusations prennent leur source dans l’hostilité qui règne à l’égard de collectivités religieuses étrangères implantées ou subsistant dans le pays. Elles ne naissent pas de la partie inculte de la population, mais plus habituellement de classes plus élevées et ont été souvent accueillies avec faveur pour des raisons politiques. [p. 164]

Il est arrivé encore que des constatations d’autopsie mal faites par des médecins incompétents les aient étayées. Mais aussi l’invention de malfaiteurs habiles a pu produire certaines mutilations ou piqûres propres à orienter l’instruction vers un crime rituel, pour sauver les auteurs d’un crime vulgaire commis dans le but de se débarrasser d’un complice ; le plus retentissant de ces procès, celui de Beylis, paraît bien rentrer dans ce cadre.

AFFAIRE BEYLIS.

Le 20 mars 1911 (100) le cadavre du jeune garçon Ioutchinsky, âgé de 13 ans fut trouvé dans une grotte à l’extrémité de la ville de Kief ; les poignets étaient liés derrière le dos avec une grosse corde, le corps était, à peine vêtu. L’autopsie permit les constatations suivantes : des éraflures de la tête, de la figure et du tronc ; dans les régions temporale et occipitale, de très nombreuses piqûres dont certaines avaient atteint les os : l’une était même parvenue jusque dans l’hémisphère gauche déterminant une hémorragie sous-piemérienne ; d’autres blessures semblables intéressaient le dos, le sein gauche, l’aisselle droite et les organes sous-jacents. Les plaies avaient des formes variables arrondie, ovalaire, triangulaire, allongées, de 2 à. 9 millimètres. Le corps était presque exsangue.

Les experts (professeur de médecine légale de Kief et son prosecteur) estimèrent que les coups avaient été portés du vivant de la victime, à l’aide d’un instrument du genre d’un stylet, par plusieurs personnes, dans le but de lui causer le plus de tourments possibles ; elle avait été tuée au-dehors, puis traînée dans la grotte. Un médecin, membre du Conseil Médical, consulté ensuite, fut d’accord avec les experts, sauf sur ceci que la disposition générale des blessures ne permettait pas de supposer que le seul but en fût de causer le plus de tourments possibles, car on n’avait pas essayé d’autres moyens de torture, tels que pincements, coups portés à l’aide d’instruments émoussés, etc., pas même de piqûres faites aux endroits très sensibles comme le dessous des ongles ; par contre, ces blessures étaient groupées aux points où le pouls est le plus facilement perceptible (cou, aisselle, région précordiale) et le corps était exsangue, «  ce qui donnait la certitude que le but des blessures était d’obtenir le plus de sang possible pour un usage déterminé ».

C’est qu’en effet, depuis quelque temps, la conviction s’était répandue à Kief que le jeune chrétien Ioutchinsk avait été tué par les Juifs dans des intentions religieuses. Après une longue enquête, la justice inculpa le juif Beylis, âgé de 39 ans qui fut arrêté le 3 août. Il était employé dans une briqueterie voisine du lieu où fut découvert le cadavre ; dans la même propriété, se trouvait un atelier de sellerie où l’on pouvait se procurer des alènes ; des témoins qui se rétractèrent partiellement avaient vu un homme à la barbe noire comme lui, traîner un garçon vers le four ; en prison, Beylis demanda à son compagnon de cellule, prochainement libérable, d’empoisonner certains témoins ; quelques jours avant le crime, 2 juifs en habits extraordinaires étaient venus chez l’accusé et en étaient partis aussitôt après la découverte du corps, affirma le petit camarade de la victime ; sa sœur âgée de 10 ans raconta qu’un jour, ils étaient, elle, ses petits camarades et Ioutchinsky, allés jouer dans l’enclos de la maison de Beylis qui, les voyant, avait couru sur eux en compagnie des deux juifs et avaient entraîné Ioutchinsky vers le four de la briqueterie (d’ailleurs souvent les ouvriers chassaient les enfants venus pour jouer). Beylis protesta de son innocence ; son père appartenait à la secte des Kassides, mais lui-même n’était pas religieux et n’observait pas le repos du samedi. Il n’en fut pas moins accusé d’avoir tué, en compagnie d’autres personnes demeurées inconnues, Ioutchinsky, avec des intentions de « fanatisme religieux » et envoyé devant le jury des assises de Kief.

Ce n’est pas que d’autres pistes n’eussent pas été quelque temps suivies. On avait en particulier arrêté la mère et le beau-père de la victime, mais surtout on avait attribué le meurtre à certains criminels connus qui craignaient, semble-t-il, la dénonciation de l’enfant au courant de leurs agissements ; dans la suite on supposa qu’avec habileté, ils avaient voulu détourner les soupçons sur les Juifs en lui faisant des blessures qui, pensait-on dans leur entourage, sont caractéristiques du meurtre rituel juif : une dernière hypothèse enfin était que les meurtriers avaient voulu simuler un crime rituel, l’attribuer aux Juifs et s’emparer de leurs biens lorsque, dans une explosion de haine, la population russe les massacrerait. L’émotion soulevée en Russie fut considérable.

Sikorsky, professeur de psychiatrie de l’Université de Kief fut consulté et prié de dire si ce meurtre n’avait pas été commis par un aliéné ; il devait également s’efforcer de déterminer le but du meurtre, la profession et la nationalité de ses auteurs. À la première question, il répondit négativement, parce que plusieurs personnes y avaient certainement pris part, et qu’aliénées elles n’auraient pu agir solidairement ni tenir leur acte secret. En second lieu, il lui parut d’après la technique même employée que le but devait être très grand, et que la manière de tirer le sang, de torturer et de tuer la victime était typique de toute une suite de meurtres semblables, qui se succèdent de temps à autre, et dont la cause psychologique était la vendetta des fils de Jacob sur les individus des autres races de plus le choix constant d’enfants comme victimes et la prise de sang ne pouvaient avoir d’autre cause, selon lui, que l’acte religieux.

Le prêtre orthodoxe Glagoiev, professeur d’hébreu à l’Académie de théologie de Kiev, et Troitky, professeur d’hébreu et d’archéologie biblique à celle de St Pétersbourg furent consultés sur la supposition qui attribue de tels crimes aux juifs fanatiques. Ils répondirent que cette accusation était injustifiée : Moïse a interdit de faire couler le sang humain et de l’employer dans la nourriture, et cette loi n’a jamais été ni atténuée, ni abolie. La loi orale ne permet de tuer un homme qu’en cas de guerre, ou par punition d’un crime ; le sang peut être employé seulement dans un but médical, sur la prescription du médecin qui a la même importance dans la vie des Juifs que le rabbin.

Le dernier expert, le prêtre catholique Pranaitis, licencié en théologie, fut d’un avis tout à fait différent des deux experts précédents : à son sens, le dogme du sang existe chez les Juifs.

D’après lui, toutes les écoles Juives sont unanimes dans leur haine des non-juifs, et la défense de tuer ne protège que les Juifs ; les sacrifices étaient l’un des actes les plus importants du culte juif ; comme depuis la destruction du temple, ils sont devenus impossibles, ils ont été remplacés par l’extermination des non-juifs en particulier des chrétiens ; il faut les tuer [p. 166] d’après un plan indiqué par la cabale les lèvres bouchées, à l’aide de 12 blessures au couteau, et d’une grande plaie, ce qui fait 13. (Or, la bouche de la victime fut fermée et à la tempe droite il y avait 13 blessures). Le sang est dans la religion juive, considéré comme un médicament, ou bien suivant certains ouvrages, comme une nourriture quand il est cuit. En ce qui concerne les causes et buts du meurtre rituel, le livre du moine Néophyte ancien rabbin converti est suffisamment documenté. Dans cet ouvrage écrit en grec, Néophyte dit que la religion juive garde un mystère redoutable qui n’existe pas dans les livres et consiste en ce que les Juifs tuent les Chrétiens pour se procurer leur sang dont ils ont besoin pour différents usages : traitement de leurs affections cutanées ou oculaires, cérémonies du mariage, de la circoncision, de la mort, mais surtout fabrication des pains azymes ; dans ce but, ils doivent enlever les enfants avant la fête de Pâque, les enfermer, les torturer (car ils croient ainsi torturer Jésus-Christ), et les tuer pour avoir leur sang. Le peuple ignore cela, mais les rabbins et les érudits le savent et se le transmettent oralement ; c’est par la bouche de son père que lui, Néophyte, en a été instruit sous la promesse de ne jamais dévoiler ce secret auquel il ne se sent plus tenu depuis qu’il a reçu le baptême.

Malgré cette expertise et certaines pressions, car l’affaire avait pris un caractère politique et mondial, l’innocence de Beylis, soutenu par une grande partie de l’opinion publique, et défendu avec logique et courage, apparut évidente aux débats et il fut acquitté.

LES KHLISTI

Les Khlisti (ou flagellants) (101) constituent une secte russe qui prit vraisemblablement naissance vers 1645 sous les auspices d’un soldat déserteur du gouvernement de Vladimir. Il se présentait, comme un Dieu; son enseignement recommandait de ne pas boire de vin et de s’abstenir de rapports sexuels. On l’oublia lui-même et la croyance s’établit que chaque homme peut, comme Jésus-Christ, devenir un Dieu ; cela dépend de la profondeur de sa foi et de sa sainteté. Le peuple se moqua des adhérentes et les accusa de sacrifices humains et de débauches sadiques, d’ou leur nom.

Relativement à la 1re accusation, Melnikoff (102) expose que dans leurs réunions, ils élisent une jeune fille à laquelle ils déclarent qu’elle sera la Madone et qu’on communiera sur son corps et celui de son Fils. On la déshabille, on l’implore comme une déesse, on éteint les lumières et l’orgie a lieu. Si la jeune fille devient enceinte, la communauté se réunit de nouveau, on procède à l’ablation de son sein gauche, et on s’en distribue les morceaux que l’on consomme. Si elle accouche ultérieurement d’un garçon, on le poignarde, on boit son sang, on dessèche son corps, la poussière en est mélangée à la pâte du pain et cuite pour la communion. Il parait certain que cette légende est purement mensongère, mais elle a eu cours dans le peuple qui porte facilement les accusations de crime rituel ; une paysanne torturée par les juges au XVIIe siècle reproduisit ce récit, mais elle se rétracta plus tard, affirmant que la douleur lui avait fait inventer ses aveux.

AFFAIRES DES VOTIAKS DE MOULTAN

En Russie (103), dans le gouvernement de Viatka, le 6 mai 1892, une petite fille trouva sur un sentier peu fréquenté, vers midi, un cadavre sans tête. L’acte d’accusation exposa qu’il n’y avait pas de sang dans le cadavre, mais que sa chemise et son manteau en étaient quelque peu souillés. Il parut étonnant que ce cadavre eût été placé en un endroit passager, et que ses vêtements lui eussent été mis après sa mort. Sa tête était coupée nettement jusqu’à la 5° vertèbre dorsale, la peau avait été arrachée, et 4 côtes avaient été brisées et enlevées partiellement. Le diaphragme était intact, le cœur et les poumons avaient été arrachés après la mort. On constatait sur les jarrets des plaies qui pouvaient s’expliquer soit par des blessures post-mortem soit par le désir d’enlever tout le sang du corps. Il s’agissait d’un homme très pauvre, et l’on pensa qu’il avait été tué pour un motif religieux par les Votiaks qui habitaient la région et étaient en partie païens ; ils passaient en effet pour faire à leurs dieux des sacrifices d’animaux, d’un grand bœuf tous les 4 ans, et d’après certains témoins, d’hommes tous les 20 ans en cas de calamité ou de famine. Celui qui devait être tué était désigné par les prêtres ; on le tuait, on le pendait, le crâne était enterré près de la demeure des prêtres des Votiaks, l’inhumation devait se faire suivant les rites chrétiens, faute de quoi les meurtriers souffraient toute leur vie. On estima donc que c’était pour le faire inhumer chrétiennement que le cadavre avait été placé sur un chemin. Les Votiaks interrogés nièrent ; mais un vieillard de 95 ans affirma qu’ils avaient voulu 40 ans auparavant sacrifier son neveu et que ce n’était que par crainte des dénonciations qu’ils l’avaient épargné. La conduite et les conversations des Votiaks après le crime, leurs menaces contre ceux qui parleraient mal d’eux, prouvaient leur culpabilité, pensa-t-on.

Les 15 accusés nièrent ; mais l’un d’eux, mort peu après en prison, raconta, soutint-on, un codétenu qu’il avait commis le meurtre, après avoir enivré, puis suspendu l’homme ; il l’avait piqué pour recueillir son sang dans une tasse, les Votiaks faisaient ces sacrifices sur l’ordre d’un sorcier, sans discuter même s’il s’agissait d’un parent.

Le Tribunal condamna l’accusé à 10 ans de travaux forcés, et 2 à 8 ans ; il devait être déporté en Sibérie, et la veuve de la victime recevoir pendant le reste de sa vie nu rouble par mois des Votiaks.

Mais en appel tous furent acquittés et les juges de première instance sévèrement critiqués

En regard de tout ce qui précède, et qui résume la thèse de l’accusation, il convient de donner les renseignements complémentaires suivants :

Le village de Moultan où se passa l’affaire est le centre régional de l’orthodoxie ; il compte environ 80 feux.

Un paysan épileptique du gouvernement de Kazan avait quitté son village faute de travail ; il arriva en mendiant à Moultan d’où, 2 jours après son apparition, il disparut. Le surlendemain, la fillette découvrait son cadavre. On se mit à apporter à la police des morceaux de bois ensanglantés trouvés sur le chemin qui conduisait au village. Ce ne fut qu’un mois après, à l’autopsie, qu’on s’aperçut pour la première fois que les viscères thoraciques manquaient ; or il est certain qu’après le décès on a travaillé sur le corps, sur le sentier même. [p. 168]

Dès que le soupçon se fut éveillé d’un crime rituel, toute l’enquête parait avoir été orientée dans ce sens : on trouva au domicile de l’accuse du sang, que sans l’identifier, on déclara être d’origine humaine ; un coin de la maison était humide ; or il était couvert de neige en hiver, on le considéra comme fraîchement lessivé. Il n’y eut pas de témoins de la défense. Le procureur commença par rappeler que les juifs tuaient les enfants et faisaient du pain avec leur sang. L’expert était certain que les sacrifices rituels existaient. 2 fois à l’occasion de crime, les Votiaks furent accusés, et 2 fois le Sénat renvoya l’affaire ; le président de 1’instance était le même dans les 2 cas.

LE CULTE DU VOODOO

Une récente (l04) dépêche de New-York annonçait que dans cette ville, des sectateurs du culte du Voodoo avaient été arrêtés alors qu’ils s’apprêtaient à égorger une femme pour les besoins de ce culte. Né chez les nègres d’Afrique, transporté par eux dans les États du sud de l’Amérique, il passe pour être encore en honneur à Haïti ; ses cérémonies sont secrètes ; ce sont les missionnaires qui les ont fait connaître à la suite de menaces de damnation faites à leurs ouailles. Des sorciers dominent la population. Il se passe, d’après Texier, chaque nuit et sur tous les points du territoire, des scènes horribles, destinées à obtenir la faveur de la divinité. Le tafia, les danses, les chants enivrent, puis le prêtre égorge la victime, le sang en est bu, les morceaux de chair cuits et mangés.

LA SECTE DES BIÉGOUNY

Le 10 septembre 1895 (105), on découvrit dans une forêt le cadavre du paysan Sorine vêtu de blanc. L’autopsie fit conclure à une asphyxie. Sa femme déclara qu’il était mort, non pas dans sa maison, mais dans celle d’un certain Maurin, chef de la secte des Biégouny pour le village, et qu’elle n’avait pu pénétrer auprès de lui à ce moment. Les jurés admirent que la victime avait été étouffée suivant des rites religieux.

Cette secte des Biégouny (ou vagabonds) soutient que la terre étant le royaume du péché et le règne de l’Antéchrist étant arrivé, le mieux est de fuir les obligations sociales ; c’est d’ailleurs une tendance ancienne en Russie d’admettre le vagabondage qui permet d’éviter l’oppression gouvernementale. Les vagabonds se groupent en bandes auxquelles on reproche des attentats contre les biens et contre les personnes, l’infanticide, la débauche. Certains Biégouny sont sédentaires, mais sont tenus de soutenir et d’abriter leurs frères de passage ; souvent leurs maisons contiennent des cachettes dans ce but. Tous sont inhumés d’une façon particulière, le corps est entouré de cordes et d’écorces, et couvert de feuillage ; il est vêtu de blanc ; la sépulture est une carrière, une clairière. Le bruit se répandit à une certaine époque que pour sauver l’âme de l’agonisant, ses frères l’étouffaient à l’aide d’un coussin placé sur le visage ; sur le coussin un des sectaires s’asseyait ; c’était la mort rouge. C’est à cette accusation qu’eurent à répondre les 2 Biégouny : ils furent acquittés, leur culpabilité personnelle n’ayant pas été démontrée, mais le fait fut considéré comme exact ; pourtant (106) le [p. 169] corps n’avait été autopsié que 2 mois après la mort, le médecin qui pratiqua l’opération n’était nullement familier de la médecine légale (la conclusion de mort par asphyxie le montre suffisamment), et son rapport présenté à des personnalités qualifiées fut jugé inacceptable. Il n’est donc pas prouvé qu’il s’agisse là d’autre chose que d’une légende.

Sévices contre prêtres. — Parce que son ministère est parfois invoqué pour délivrer des possédées, le prêtre court le risque d’être maltraité par elles, plus particulièrement quand il descelle leur piédestal en les dénonçant comme folles. Dans un autre ordre d’idées, le clergé officiel est exposé aux assauts de sectaires dissidents dans leurs entreprises contre les édifices ou l’organisation ecclésiastiques. Mais il convient d’écarter de cette étude les amoureuses de prêtres dont t’inspiration et les réactions sont d’ordre banal.

Deux frères (107) avaient toujours été exaltés religieusement ; les discussions qui agitèrent l’Allemagne vers 1855 aggravèrent leur état et l’aîné dut être interné. Un jour ils tentèrent d’assassiner le curé de leur paroisse parce qu’il « n’avait pas la vraie foi et qu’il enseignait de fausses doctrines » ; il avait pris pour texte de son sermon : « Il y a de faux prophètes parmi nous ; ne les suivez pas ». Ils y avaient vu une allusion directe contre eux, alors qu’à leur avis c’était le pasteur le faux prophète ; ils voulurent le tuer pour être agréables à Dieu.

Allia (108), localité de 500 habitants, située a l’est de Palerme, avait une population à demi-sauvage, sale, ignorante et superstitieuse. Vers 1875, sous l’influence d un prêtre, se forma une secte de femmes autour d’un thaumaturge mort en odeur de sainteté. Les règles étaient strictes : fréquentation incessante de l’église, ascétisme sans mesure, célibat, port d’un cilice ; on ne pouvait ni embrasser d’enfants, ni retirer sa chemise, ni se débarrasser de ses parasites.

Un jour, une femme se déclara attaquée dans son honneur ; elle frappa un prêtre au confessionnal, puis se précipita du haut d’un clocher. On vit ensuite pâlir, rougir, se couvrir de sueur une statue de Saint François, portée en procession ; une jeune fille de 22 ans se déclara l’intermédiaire entre la foule et le Saint. La gendarmerie l’arrêta, ce qui suscita un violent tumulte : le curé dut se réfugier dans son église pour échapper aux femmes qui voulaient le tuer ; une vielle rhumatisante fut trainée devant la statue du Saint pour être guérie ; comme le miracle ne s’était pas produit, on la maltraita.

Attentats contre incrédules. Le seul fait qui ait paru mériter d’être retenu est un exemple intéressant, de la violence des réactions qui peuvent éclater dans un groupe, pourtant pacifique dans chacun de ses membres, lorsque la croyance commune est trop vivement heurtée et l’illusion renversée, [p. 170]  tant est éternelle l’opposition entre la volonté de vie et celle de connaissance.

LES SPIRITES DE  MANTES.

À Mantes (109), le 16 juin 1928, eut lieu une scène de violences dont une des victimes fait le récit suivant : À la fin de 1922, parut dans un Bulletin d’une société psychique la relation de phénomènes de matérialisation dus à un jardinier, à Mantes. De nombreux visiteurs accoururent, curieux, croyants, journalistes ; un certain nombre furent éliminés en raison de leur scepticisme notoire ; aussi des soupçons sur la sincérité des faits naquirent-ils de cette méfiance et du refus opposé par la directrice des séances à tout contrôle direct du médium pendant que s’opéraient les matérialisations. Deux personnes, curieuses de ces phénomènes, mais d’esprit critique, parvinrent à se faire admettre comme spectateurs à la séance du 16 juin 1928, par des moyens détournés. La salle des séances, petite, était tendue de noir, parfumée d’encens et recevait la lumière parcimonieuse de 3 lampes rouges. Dans un fauteuil était assis le médium ; après que, par son intermédiaire, se furent fait entendre Jeanne d’Arc, Napoléon, le Christ, derrière les rideaux d’un petit cabinet retentirent des gémissements ; les rideaux tirés, apparut « une forme empaquetée de blanc, le visage voilé de noir ; une mère a reconnu sa fille et tend les mains vers elle en criant. L’apparition embrasse sa mère et lui parle d’une voix de fausset, elle frappe des notes an piano et distribue des fleurs, puis se rapproche en se dandinant d’une façon grotesque, et s’incline, mais l’étoffe blanche qui la recouvre permet de voir un pantalon, de grosses chaussures, des bretelles ». Un des 2 investigateurs saisit alors le fantôme au bras, l’autre au collet ; avec de fortes lampes de poche, ils éclairent le visage du jardinier-médium dont un cache-moustache couvrait la lèvre supérieure. Pourtant aucun des assistants n’a l’air scandalisé. La directrice s’écrie seule : « Saisissez-les ! Empêchez-les de sortir ! » et les 8 assistants se jettent sur eux en criant et en les frappant. Après une longue lutte, ils parvinrent pourtant à s’échapper, contusionnés. Ils déposèrent auprès des magistrats une plainte qui fut suivie d’un non-lieu, confirmé en appel. Devant le juge d’instruction, les assistants affirmèrent n’avoir pas frappé ; certains déclarèrent que « terrorisés d’avoir osé effleurer un vrai fantôme, les 2 enquêteurs avaient pris la fuite et affolés, s’étaient blessés l’un contre l’autre » ; il y en eut qui dirent même avoir vu le bras de l’un d’eux passer à travers l’abdomen du fantôme.

Crimes par négligence. — Il s’agit de préjugés, de nature religieuse pour une part seulement : les membres d’une secte repoussent les secours médicaux et refusent de laisser soigner médicalement leurs enfants. On sait qu’en Angleterre, patrie de Jenner, existent des ligues antivarioliques ; le fait mérite d’être rapproché de ceux qui vont être relatés, des préoccupations religieuses intervenant parfois dans l’attitude de ces ligueurs. [p. 171]

Dans le camp de Hammerstein (110), une épidémie très grave fit son apparition parmi les enfants des réfugiés mennonites germano-russes. Les médecins traitants éprouvèrent beaucoup de difficultés pour soigner ces enfants, les mères voulant, suivant la croyance des mennonites, les guérir uniquement par leurs prières. Il a fallu visiter de force les baraques du camp pour découvrir les petits agonisants.

Il y a quelque temps (111), un certain Henri Marsk a été traduit devant la cour criminelle de Londres sous l’inculpation d’homicide par négligence. Appartenant à la secte Peculiar People qui refuse d’accepter les soins médicaux en cas de maladie, il avait laissé sans lui donner les secours des médecins, mourir son fils qui, atteint d’une pneumonie, aurait d’après l’expertise pu en être guéri s’il avait été soigné convenablement.

Attentats à la pudeur et crimes sadiques. — Les psychiatres signalent toujours la fréquente coexistence chez le même individu des idées délirantes mystiques et érotiques. Les attentats sexuels sont pourtant rares chez les mystiques, mises à part les mutilations d’organes génitaux ; pour la plupart, ils ne paraissaient pas unis ou en rapport de causalité avec les idées mystiques. Il y a cependant des exceptions, et dans certaines sectes, l’érotisme est manifeste. On connaît également la théorie que, dit-on, proposait à ses admiratrices le moine Raspoutine et qui dissimulait de grossiers appétits derrière un pseudo-idéalisme, mais il s’agissait d’un aventurier, faux mystique.

La secte des momiers de Köntgaberg (112) fut fondue au début du XIXe siècle par 2 religieux, Ebel et Diestel. La confession des hommes était, reçue par des femmes, et non seulement les actes, mais encore les désirs devaient être avoués; le récit avait d’autant plus de mérite qu’il était plus détaillé et scandaleux. On s’embrassait au cours des cérémonies.

Jacobi (Les épidémies religieuses psychiatriques en russe) cite une secte à laquelle le chef permettait de pratiquer l’inceste quand le Saint-Esprit le justifie, appelé par l’homme lui-même. La sœur du chef recrutait les adeptes ; elle se livrait à des hommes sous les yeux de son mari qui n’en éprouvait pas de gêne. La plupart des femmes de la secte ont eu des rapports sexuels avec le chef et l’ont reconnu ; il leur disait qu’il fallait quitter le mari donné par l’Église et prendre le mari spirituel. Mais un autre chef le supplanta ; sous son influence, les maris trompés incendièrent sa maison. Dans le gouvernement de Voronèje (113), a existé une secte qui professait que pour sauver l’âme il faut tuer la chair, non par l’abstinence, mais par la satiété. Il en résultait une dépravation excessive.

La secte des Khlisti (ou flagellants] (114) fut accusée par le peuple russe de [172] commettre des sacrifices humains et de se livrer à des débauches sadiques. On a vu précédemment ce qui avait trait à la première accusation. Quant à la seconde, s’ils sont en principe des ascètes, ils ne le sont pas en fait, car au cours des cérémonies religieuses, aux prières, chants et danses, succèdent des flagellations mutuelles « épuisés, ils se jettent pèle-mêle, hommes et femmes, sur des lits, et la débauche se poursuit pendant la nuit ». Pour se justifier, ils disent que le Saint-Esprit, présent dans leurs cérémonies, sanctifie l’amour qu’ils éprouvent pour leurs « sœurs ».

En 1889, dans le gouvernement de Simbirsk, l’instruction prouva qu’une semblable communauté qui rejetait le mariage était dirigée par un paysan. Après la cérémonie religieuse, le coït était consommé dans la maison même de la prière ; le chef prenait toujours avec lui plusieurs femmes dans son lit. En 1869, dans le gouvernement de Saratoff, se passèrent les événements suivants : un groupe de Khlisti revenait en voiture d’une cérémonie religieuse une des femmes, considérée comme Madone, donna l’ordre de jeter dans un lac une autre femme, ce qui fut fait malgré la résistance de l’intéressée ; elle voulut qu’on en fit autant de son mari ; bien que battu, il put s’échapper et observer le reste de la scène. 2 femmes et un homme restaient ensemble ; ils se déshabillèrent, dansèrent d’une façon obscène, s’embrassèrent, puis se frappèrent. La danse s’anima, la jeune fille fut attachée par les deux autres acteurs à une des roues de la voiture dans laquelle ils montèrent et excitèrent les chevaux. La jeune fille morte, l’homme se jeta sous les roues et la « Madone », fit passer la voiture à deux reprises sur son corps. Toute cette scène fut avouée ; l’homme déclara qu’il était convaincu que Dieu ressusciterait la jeune fille. Lui et la femme furent condamnés à 17 ans de travaux forcés.

En Occident (115), rien de semblable ne s’était vu depuis les dernières processions de flagellants vers la fin du XVIIIe siècle ; se rendant compte de leurs dangers, l’Église les interdit.

Le vagabondage, exception faite des manifestations de sectes (Biégouny) dont il est parlé ailleurs, est rarement une forme de la criminalité mystique collective. On ne le constate guère que chez quelques époux, dont l’un a communiqué son délire à l’autre ou l’a traîné à sa suite. Exceptionnellement, il peut s’agir d’une bouffée d’excitation plus ou moins anxieuse provoquée dans une famille par un de ses membres plus nettement psychopathe.

Un ancien tonnelier de volage (116), âgé de 64 ans, alcoolique, vint à pied de Bretagne à Paris, traînant derrière lui sa femme à laquelle il disait qu’il fallait marcher par ordre de Dieu. Déjà à 35 ans, il avait eu des hallucinations visuelles et auditives de caractère mystique ; c’était au moment de son mariage ; progressivement apparurent la conviction qu’il était guidé par Dieu, puis des idées de grandeur ; il était le fils de Dieu, éternel, infaillible ; les ordres de Dieu lui parvenaient par les couleurs. Exalté, volubile, il voulait s’installer à Montmartre, à l’Evéché, comme grand homme, puis aller à Rome. Sa femme, du même âge, débite mentale, subissait l’influence de son mari, répétait ses paroles et partageait son délire. [p. 173]

LA FAMILLE LOCHIN.

La famille Lochin (117), habitant un village de la Mayenne, se composait du père, de la mère, de 3 fils et de 2 filles. Gens aisés, propres, économes, jamais ivres (sauf le père et par accident), ils souffraient facilement de l’estomac et prenaient volontiers toutes sortes de médicaments ; souvent ils s’adressaient aux guérisseurs. Une des filles, Marie, âgée de 24 ans, pensa qu’ils étaient empoisonnés par des sorciers et qu’elle était possédée du diable ; elle le voyait partout, était agitée, ne dormait pas ni ne mangeait ; elle se mit à vagabonder et eut des gestes et des propos incohérents. Elle contagionna sa sœur (28 ans), son frère (27 ans) ainsi qu’un autre qui, lui, guérit très vite à la caserne, peu après son incorporation. Une mission contribua à accentuer leur état, toute la famille étant, très religieuse. Puis tous commirent des excentricités. Ils couraient la nuit, pieds nus, à travers champs et bois, se déshabillaient complètement sous prétexte que leurs vêtements sentaient mauvais ; ils entrèrent ainsi un soir chez une amie, le fils tout à fait nu. Une nuit, les fils et filles vinrent prier dans le cimetière ; ayant vu de là une fenêtre éclairée ils crurent à la présence du diable et brisèrent les carreaux à coups de pierre ; ils attaquèrent les passants. Un certain nombre de ces actes paraissent avoir été influencés par une sorte de guérisseur qui avait été appelé parce qu’en désespoir de cause, ils se croyaient poursuivis par un sort ; il leur dévoila qu’ils quitteraient leur maison, vagabonderaient, et que ceux qui courraient le plus rapidement seraient les premiers guéris ; il leur prédit la fin du monde, leur donna un breuvage et reçut 80 francs pour son intervention. Après son départ, la plus jeune des filles, Marie, entendit des bruits, vit des lueurs, perçut des odeurs de soufre, se déclara empoisonnée et possédée et contamina peu à peu le reste de la famille.

On les interna à l’asile d’où ils sortirent guéris au bout de 15 jours ; le sorcier fut condamné à 3 mois de prison, pour exercice illégal de la médecine. Deux ans plus tard, la mère eut une rechute qui se généralisa aux autres membres de la famille et on les interna de nouveau quelques semaines ; la fille Marie en particulier avait un état d’agitation avec des attitudes et des propos érotiques ; elle courait après les prêtres, et souffleta le vicaire, à la cure. Puis après la sortie de l’asile, tous se séparèrent et la guérison, sauf une courte rechute de la mère, fut définitive.

Attentats contre soi-même. — Si les réactions étudiées jusqu’ici sont plutôt, soit des violences vulgaires à l’occasion ou sous le prétexte de phénomènes de l’ordre mystique, soit des crimes engendrés par la superstition, par contre les attentats contre soi-même paraissent un premier examen procéder plus directement de la préoccupation religieuse de la recherche du salut. La vie de l’homme religieux doit être tout entière orientée vers cette fin que rendent plus probable la sévérité envers soi-même, et le mépris des plaisirs terrestres, entraves de l’effort de l’âme vers l’absolu. [p. 174]

L’excès de ces pratiques, qui seul importe ici, est toutefois réprouvé par les religions ; les auto-mutilations, et plus spécialement la castration, sont honnies. Pourtant, une secte, celle des Skoptsi s’est donné pour mission de la favoriser, mais le pouvoir civil ou religieux l’a toujours poursuivie ; il est d’ailleurs intéressant de noter que son recrutement se faisait moins par une propagande des idées que par l’appât du gain et par la ruse.

Semblables aux manifestations des Aïssaouas, celles des derviches hurleurs étaient une des curiosités publiques et périodiques de Constantinople. On peut en rapprocher encore les processions de flagellants d’autrefois et les pratiques des Khlisti qui ont été exposées à propos des crimes sadiques. N’est-on pas en effet en droit de se demander si, dans cette recherche de la douleur, lorsqu’une vie habituellement sévère ne l’encadre pas, le masochisme n’entre pas pour une part importante ; la piété véritable est plus secrète que ces exhibitions que le bon sens populaire et les autorités religieuses s’accordent à flétrir.

Quant aux suicides, uniformément condamnés par les religions, ils ne s’expliquent que par un entraînement mutuel et par la soumission résignée aux suggestions d’une individualité plus forte, qui n’est d’ailleurs pas nécessairement celle d’un aliéné ; entraînement et soumission sont facilités par des conditions pénibles ou misérables de vie. En raison de ce facteur social capital, les suicides collectifs appartiennent presque autant à la criminalité politique qu’à la criminalité mystique.

Les Aissaouas de Kairouan (117) sont des sectateurs d’Aissa qui se procurent, une sorte d’extase par des litanies en chœur et des danses ; ils se sentent alors possédés de l’esprit divin qui les fait pousser des hurlements et provoque des crises convulsives. Le chef, ou cheik remet alors un coutelas au premier fanatique qui se présente, lequel s’en frappe en bondissant ; on lui apporte une broche qu’il se fait enfoncer dans les muscles à coups de maillet. D’autres mâchent des fragments de verre, avalent des braises, marchent sur des charbons ardents.

La secte des Skoptsi (118) (ou castrés) naquit de celle des Khlisti (ou flagellants) vers le milieu du XVIIIe siècle, mais se développa considérablement au début du XIXe malgré les persécutions dont elle fut l’objet. Trouvant que l’indécence des Khlisti devenait scandaleuse, un groupe s’en détacha, érigea en dogme l’ascétisme et voulut mettre un terme au libertinage d’une façon radicale, par la castration aussi bien de la femme que de l’homme. La secte [p. 175] se répandit dans toute la Russie, mais le gouvernement la pourchassa ; le Code pénal punit des travaux forcés la castration pratiquée sur autrui ; l’auto-mutilation, le simple fait même d’appartenir à la secte firent encourir la déportation en Sibérie ; toutes ces rigueurs restèrent vaines (119). En 1871, ils étaient quelque 5.500 dont 1.500 femmes (120), souvent réunis en communautés. La propagande se faisait bien plus grâce à la ruse, à la force et à l’argent qu’à la prédication ; on a constaté que des gens se sont laissé mutiler pour de l’argent. Les chefs de communautés cherchaient dans leur région des parents qui voulussent envoyer leurs enfants en ville pour s’instruire, les enfants étaient alors incorporés à la secte, on les mutilait et ils ne revoyaient plus leurs parents ; aussi le gouvernement interdit-il sévèrement aux Skoptsi de prendre dans leurs maisons des enfants étrangers. L’émasculation peut être limitée aux testicules et aux bourses (petit sceau), ou intéresser aussi la verge (sceau impérial). On utilise toutes sortes d’instruments tranchants même imprévus (morceaux de tôle, fragments d’os de bœuf) ; on se servait même au début d’un fer rouge ; on plaçait dans le canal uréthral un clou pour en assurer la perméabilité, et le pansement était grossier. Mais plus récemment, on se contenta de tordre le cordon chez l’enfant.

Quant aux femmes, en raison du danger de leur enlever les glandes génitales, on leur coupait les mamelons, les seins, quelquefois la vulve, le clitoris, ce qui n’en empêcha pas certaines de se prostituer ultérieurement ou de devenir enceintes.

Pris, les Skoptsi niaient ou mentaient, au point qu’un paragraphe de l’ancien code de procédure russe ordonnait de considérer comme sans valeur leurs dires quand ils prétendaient avoir été mutilés par des inconnus ou des gens morts depuis, ou pendant le sommeil, ou a la suite d’un traumatisme.

Cette secte a été l’objet de plusieurs procès importants.

En 1868, à Morehansk, le riche marchand Plotitsine, membre influent de la municipalité, faisait secrètement de la propagande pour la castration tout en se disant bon orthodoxe et en construisant églises et hôpitaux. Une nuit, la police pénétra dans ses cinq maisons, arrêta 40 personnes qui toutes étaient mutilées, mais Plotitsine ne l’était pas. Dans une grande cave, on pratiquait l’opération, les cris étaient étouffés, et les victimes éventuelles inhumées.

En 1871, eut lieu à Moscou le procès Koudrine dans lequel furent accusées 28 personnes, dont 23 femmes. Les 3 frères Koudrine étaient castrés et faisaient pour la secte une propagande active dans la région dans leur maison, centre de réunion pour les adeptes, on remettait de l’argent aux mutilés volontaires. Simples ouvriers autrefois, ils avaient été convertis par la fille d’un skopets et avaient fait fortune dans son entreprise. Une perquisition dans une de leurs maisons y fit découvrir plusieurs jeunes filles aux seins mutilés.

Le tribunal de Simféropol condamna à l’exil en 1878, 130 skoptsi, ouvriers, riches marchands, petits bourgeois, enfants, femmes.

À Saint-Pétersbourg en 1870, 58 Esthoniens, de confession luthérienne, et non plus orthodoxe comme les précédents, furent convaincus de faire partie de la secte. [p. 176]

À Orel, un ancien soldat reconnut avoir castré 45 personnes ; à Kharkoff, un homme fut condamné pour avoir mutilé 60 personnes, à Koursk, le nombre était de 106.

Persécutes en Russie, les Skoptsi ont franchi les frontières ; à Jassy par exemple (121), beaucoup de cochers et d’épiciers se recrutaient parmi eux ; réunis en une communauté, ils restaient sobres, mais fanatiques, âpres au gain, illettrés pour la plupart, ils s’étaient parfois laissé opérer pour acquérir ainsi une voiture ou un cheval. Les femmes encore plus farouches que les hommes restaient recluses.

Mais dans les derniers temps, un nouveau groupe a pris naissance celui des Skoptsi spirituels, qui repoussent la castration physique, mais prêchent l’abstinence des rapports sexuels.

LES EMMURÉS DE TARNOPOL

Les Kovalev (122) appartenaient à la secte des Hiégouny et habitaient à Tarnovo ; ils y possédaient plusieurs fermes où ils offraient une large hospitalité aux sectaires de passage ; dans les derniers temps, ces fermes étaient devenues des sortes de couvents où hommes et femmes vivaient reclus. La vieille mère, très bonne, distribuait ses revenus sans préoccupation de religion. Deux femmes, Vitamie, très énergique et active, et Pauline plus instruite, régentaient la communauté. Vers 1890, elles vinrent à parler de persécutions qui allaient être entreprises contre leur secte, ce qui terrorisa tout le monde. Plusieurs mois se passèrent ainsi dans l’anxiété ; on acheta des vêtement chauds en cas d’exil en Sibérie, on vendit des biens à bas prix et on décida de jeûner. Quelques hommes conseillèrent d’attendre les événements, mais l’influence des femmes qui donnaient aux délibérations une allure passionnée, l’emporta.

Un jour, la petite Pacha qui vivait dans l’intimité de Vitalie et lui servait d’intermédiaire, déclara : « A la prison, on torturera, on coupera ; mieux vaut s’emmurer dans la fosse ». Sa mère l’approuva et dit qu’elle l’y accompagnerait, d’autres personnes et la vieille mère dirent de même. Sur ces entrefaites, en décembre 1896, on vint pour procéder au recensement de la population. La communauté s’y refusa, Vitalie et Pauline conseillèrent de se laisser mourir d’inanition, mais une autre femme proclama qu’elle aimerait mieux descendre dans la tombe que d’aller en prison et par suite d’abandonner son enfant qui risquerait d’être baptisé dans la religion orthodoxe. Vitalie approuva et pour convaincre les autres dit que l’Antéchrist était déjà sur terre, que la fin du monde ne se ferait pas attendre plus de quelques jours, et que par suite les dissidents ne gagneraient pas plus de 2 ou 3 jours de vie.

La communauté se répartit alors en 4 groupes destinés à mourir successivement. Le premier groupe, après une nuit de chants religieux et de pardons mutuels, se creusa une tombe à l’intérieur d’une cave ; 9 personnes de tous âges, dont une mère avec ses 2 petites filles et 2 vieillards s’y laissèrent enfermer par Vitalie, Pauline et Kovalev qui s’en allèrent ensuite. Quatre jours plus tard, Vitaliue et Kovalev persuadèrent au 2e groupe de se laisser emmurer ; un père et sa fillette s’y résolurent, la mère s’y refusa, mais ne [p. 177] les empêcha pas d’agir à leur guise ; un ivrogne s’y prépara par cinq jours d’abstinence.

Mais la police survint et arrêta Vitalie et 6 personnes pour avoir résisté aux recenseurs.

Comme en prison, ils refusaient de s’alimenter, on les relâcha. Dès leur retour, 3 vieilles femmes supplièrent Kovalev de les emmurer parce qu’elles craignaient d’être arrêtées, ce qui aurait eu pour effet de faire inscrire leur nom sur les listes de recensement. Kovalev céda à leurs instances et les enterra, puis il piétina la terre sur leur fosse, sur l’ordre de Vitalie. Celle-ci répugnait à mourir, mais soupçonnant l’enquête de la justice, elle envisagea son suicide, voulant toutefois que la vieille mère Kovalev, la femme la plus en vue de la secte, se joignît à elle, acquiescement qui ne fut donné que sur le conseil d’un des fils, idiot. Kovalev resté au-dehors emmura ainsi sa mère, son père, Vitalie, Pauline et une religieuse, puis il s’enfuit à toutes jambes.

On arrêta Kovalev qu’on accusa d’être l’instigateur de ces suicides collectifs ; il avait été en réalité subjugué par Vitalie, et vécut après son arrestation dans l’attente d’événements surnaturels il se désespéra quand il vit les cadavres déterrés et pleins de vers.

Dans l’État de Pernambouc (123), existent 2 roches isolées, hautes de 30 mètres, en forme de colonnes. En 1836, un métis fit circuler le bruit qu’elles indiquaient exactement l’emplacement d’un pays enchanté qui recélait des richesses fabuleuses. Muni de deux cailloux, il parcourut le pays, les montrant comme des pierres précieuses retirées d’un étang enchanté. Le pays s’agita, et le métis fut éloigné par l’autorité ecclésiastique. Mais 2 ans plus tard, son beau-frère réunit une foule de 300 personnes pour faire cesser le sort jeté sur le pays enchanté ; on buvait, on dansait ; il les haranguait en réclamant du sang pour arroser les pieds des colonnes et les champs d’alentour. Un soir, il déclara le jour du sacrifice arrivé. Son père le premier se fit trancher la gorge, suivi d’autres personnes dont quelques-unes se tuèrent par précipitation. 23 adultes et 30 enfants périrent ainsi, et l’hécatombe se termina par le meurtre du meneur dont la lâcheté devant le suicide avait indigné les survivants.

Le moine Falaley (124) vivait au début du XIXe siècle sur les bords de la Volga dans une forêt ; il priait, lisait des livres saints, discutait de religion avec ses voisins. L’Antéchrist, disait-il, règne sur le monde : on ne peut échapper que par le suicide ; il faut mourir pour le Christ. Il fit de nombreux adeptes, et une nuit, 80 personnes se rassemblèrent dans un souterrain près d’une petite rivière ; prévenue, la police arriva ; les fanatiques mirent aussitôt le feu à de la paille et à des fagots pour périr dans les flammes ; on tenta de les sauver, mais ils se défendirent, et se jetèrent dans les flammes, criant qu’ils mouraient pour le Christ.

On en arrêta néanmoins un certain nombre ; parmi eux, le paysan Souchkoff parvint à s’échapper de prison et à reprendre la propagande ; son succès fut tel que 60 personnes de la même localité décidèrent de se tuer ; un des fanatiques pénétra chez son voisin et tua à coups de hache femme et enfants ; il se rendit ensuite dans une grange où l’attendaient des hommes avec leurs femmes, ils se laissèrent décapiter, s’agenouillant devant le billot ; un de ses complices tua d’autres personnes, puis se fit décapiter par Pétroff que tua ensuite Souckhoff. 35 personnes furent ainsi massacrées. [p. 178]

En 1887 (125), dans le gouvernement de Perm, un certain Chadkine, assez instruit et très pieux, proclama que la fin du monde était prochaine, à cause de l’abaissement de la moralité et de l’autoritarisme, et que le mieux était de fuir pour sauver son âme ; il recruta ses premiers adeptes dans sa famille. Il proposa d’aller dans la forêt, de s’y enterrer et de s’y laisser mourir de faim. Tous allèrent dans la forêt, et y creusèrent une galerie, puis vêtus d’habits mortuaires, ils renièrent Satan et décidèrent de commencer le jeûne au milieu des prières. Mais deux des participants s’étant retirés, Chadkine résolut de hâter la délivrance. Il massacra d’abord les enfants, puis les ayant ensevelis, il décida que le jeûne serait continué. La police ayant été annoncée, les hommes tuèrent à coups de hache les femmes, puis ceux d’entre eux qui étaient le plus affaiblis. Seuls, Chadkine et 3 hommes survécurent, on les condamna aux travaux forcés à perpétuité.

Sous le règne de Nicolas 1er (126) dans le gouvernement d’Oufa, 15 personnes, hommes et femmes, s’enfuirent pour des motifs religieux dans la forêt, décidées à mourir de faim. Elles s’attachèrent aux arbres par des chaines qu’elles formèrent avec des cadenas, jetant les clefs au loin. On finit par les délivrer.

Résistance aux obligations légales. — Usurpant une forme religieuse, mais politiques et sociales au fond, les manifestations des sectes russes permettent d’indiquer quelques traits nouveaux de la criminalité mystique.

Vers la fin du XIIe siècle, l’Église orthodoxe se réforma : elle expurgea les livres saints des erreurs qu’y avaient introduites de maladroits copistes et modifia quelques rites. Or, à la même époque, le gouvernement entreprenait de faire évoluer le pays vers les mœurs de l’Occident, et à court d’argent, augmentait les impôts et effectuait des recensements fiscaux de la population. Le fardeau de ces nouvelles charges fut dur au peuple et rendit impopulaire la réforme. Ainsi naquit un schisme entre la nouvelle orthodoxie et les tenants de l’ancien état de choses, mais les autorités civiles et religieuses le combattirent ardemment. Comme la masse des schismatiques ne réagit pas d’une façon identique aux persécutions, des sectes multiples virent le jour.

Beaucoup crurent la fin du monde prochaine, le règne de l’Antéchrist étant arrivé ; les uns voulurent échapper à son emprise par le suicide (les emmurés de Tarnopol, les incinérés volontaires du moine Falaley, les décapités du paysan Souchkoff, les jeûneurs du groupe Chadkine ont continué cette tradition au siècle dernier), d’autres (Biégouny) par la fuite dans les forêts et les marais où ils se savaient en sécurité. Ne payant aucun impôt, refusant de se munir de passeports, ne possédant aucun foyer, leurs bandes ne [p. 179] tardèrent pas à se laisser envahir par des déclassés ou des criminels de droit commun fugitifs ; c’est vraisemblablement à ces éléments impurs que sont dûs les vols, les crimes, les débauches, les avortements et les infanticides qui furent mis à la charge des Biégouny ; renforcés en nombre dans les époques troublées, ils étaient plus clairsemés dans les périodes de prospérité relative. Avec le temps, les règles de la secte devinrent plus douces : certains adhérents purent habiter dans les villages, mais ils aidaient et abritaient leurs frères de passage, et devaient en un geste symbolique quitter leur foyer pour mourir.

Cet état d’esprit purement passif ne résume pas tout le schisme, et d’autres tendances virent le jour.

Les Christi, encore appelés Khlisti (ou flagellants), rejetant tous les livres saints, vieux ou neufs, soutinrent que l’Esprit Saint peut s’incarner en chacun si sa foi est assez profonde ; les fidèles se réunissaient, en assemblées où l’extase religieuse et les paroles prophétiques s’alliaient à l’excitation sexuelle (on l’a vu à propos des attentats à la pudeur).

Aussi, de dégoût, quelques sectaires se détachèrent du groupe, et outrant en sens opposé, devinrent des Skoptsi, (ou castrés).

Le courant rationaliste comprit encore les doukhobori (qui cherchent l’esprit de la religion), les nemoliaki (qui ne prient pas), les molokani (qui boivent du lait pendant le carême), les négateurs et les stundistes. Basée sur un sentiment d’hostilité à l’égard de l’Église officielle, cette tendance proposait des solutions spiritualistes et éthiques capables de créer de nouvelles formes pratiques de vie sociale. Mais déjà ces aspirations indépendantes ne pouvaient être considérées qu’avec hostilité par les autorités ; aussi n’hésita-t-on pas à regarder comme actes antisociaux et à punir en conséquence des manifestations telles que le refus d’accomplir le service militaire, de porter les armes en cas de guerre ou de payer les impôts, le rejet de toute hiérarchie religieuse, la propagande faite auprès du peuple pour le détourner de l’église, le mépris du mariage religieux.

Ce n’était en réalité qu’une criminalité artificielle pour la plupart de ses expressions, car dans leur ensemble ces hommes menaient une vie pure, honnête, sobre et travailleuse. Mais ils furent accusés de maltraiter les prêtres, d’incendier les églises ; aussi y eut-il contre eux des attaques menées par les paysans restés orthodoxes. [p. 180]

Le prêtre (126) du village de Petrovka ayant constaté l’apparition dans sa paroisse de nombreux sectaires (stundistes), soupçonna un paysan d’en être la cause. Il fit irruption dans sa demeure en compagnie de nombreux paysans ; ils trouvèrent une image sainte avec les yeux percés ; cette vue les mit en fureur et ils battirent l’hérétique avec cruauté.

Eu 1860 (127), dans le gouvernement de Perm, un mineur du nom de Pouchkine, se mit à prêcher la révolte contre les formalités de la religion et de l’église orthodoxes, la fraternité générale, la communauté des biens, l’appropriation de la terre à tous ceux qui veulent travailler. Le gouvernement l’enferma 20 ans à Solovietz, mais son enseignement ne s’en étendit pas moins à tout !g district et en 1880, le tribunal condamna certains de ses adeptes pour avoir empêché le prêtre d’officier, avoir refusé de payer l’impôt et nié toute espèce de gouvernement.

AFFAIRE DES PAYSANS DE PAVLOVK.

En 1901 (128), à Pavlovsk, gouvernement de Kharkoff, une secte religieuse s’était, formée sur les terres d’un grand propriétaire ; disciple de Tolstoi, il répétait aux habitants ses enseignements (il ne fallait ni boire d’alcool, ni fumer, ni se disputer, ni jurer, mais on devait s’entraider et refuser autant que possible le service militaire) qu’ils avaient acceptés. Ils vivaient tranquilles bien que dans les campagnes on attendit l’arrivée de l’Antéchrist pour l’année 1900. Un jour, apparut dans ce village le paysan Todossienko qui exposa qu’il appartenait à la secte Malevan-chtchina. qu’il était le prophète Moïse, que le tsar le protégeait et l’avait envoyé, car le tsar aussi faisait partie de cette secte. Tous les habitants seraient bientôt égaux, et prendraient possession de la terre. Il fallait détruire toutes les églises orthodoxes parce qu’elles renfermaient une vérité cachée qui n’apparaissait que quand on les renversait.

Les autorités arrêtèrent cet homme, mais elles le relâchèrent ensuite, ce qui apparut comme une preuve de la protection impériale. Les sectateurs, restés calmes jusqu’alors, se mirent à s’agiter ; l’un d’eux, Pavienko, se mit à leur tête ; ce n’était pourtant pas un agité de profession. Il leur affirma qu’il était Dieu et qu’il fallait le suivre, un paysan étant tombé sans connaissance, Il l’aspergea d’un peu d’eau, ce qui le ranima ; il passa pour l’avoir ressuscité. Une nuit, il leur cria qu’il fallait détruire les églises et tuer les prêtres. Accompagné de sa femme qui portait leur enfant, il entraîna la foule vers l’église ; elle était gardée. Les agresseurs frappèrent les gardiens, saccagèrent l’église, renversèrent l’iconostase, piétinèrent les images saintes, déchirèrent l’Évangile ; un d’entre eux fut tué au cours de la bagarre. La même scène se répéta dans une autre église, puis la foule se porta vers la maison du prêtre dans le dessein de le tuer, mais on l’en empêcha.

Todossienko fut examiné au point de vue mental. Il faisait partie d’une famille de 20 enfants et était quelque peu alcoolique ; il souffrait fréquemment d’une céphalée que guérissait la saignée. 3 ans plus tôt, il avait eu au moins des représentations mentales vives (à défaut de véritables hallucinations visuelles) ; il éprouva peut-être quelques hallucinations olfactives. Mais son état intellectuel parut normal, ainsi que ses conceptions éthiques. Il appartenait [p. 181] à une secte qui s’était formée en réaction des demandes d’argent excessives des prêtres, et dont les cérémonies consistaient en particulier en prières ; celui qui disait la prière se déshabillait, était pris de tremblements, prononçait des mots incohérents que ne comprenaient que quelques initiés.

Crimes contre la religion. — Ce qui vient d’être exposé peut servir d’introduction naturelle à la question des crimes contre la religion, car ils sont, eux aussi, étroitement fonction de l’état politique du pays.

Alors qu’en France, en 1899 (129), seule l’entrave à la liberté des cultes était punie par les art. 260 à 264 du Code pénal, en Russie, à la même époque étaient considérés comme crimes contre la religion : 1° les blasphèmes et injures (railleries) contre la religion, c’est-à-dire propos injurieux contre elle et ses préceptes, railleries l’égard des préceptes ou des rites de l’église orthodoxe ; 2° l’abjuration de la foi et des règlements de l’Église orthodoxe ou le passage d’un culte chrétien à un autre non chrétien, la propagande et même l’existence des sectes surtout liées à des actes de fanatisme ou à des actions abominables ou immorales ; 3) le non-accomplissement des règles de l’Église, spécialement de celles qui se rapportent à la communion ; 4° le sacrilège, la violation des tombeaux et les viols sur les morts ; 5° les faux serments. Mais il convient d’observer qu’on ne poursuivit en réalité jamais les infractions au paragraphe 3 et que celles aux 2 derniers paragraphes ne rentrent dans le cadre de la criminalité mystique qu’artificiellement, à la faveur d’une loi spéciale ; ce sont en fait des délits de droit commun. Tarnowski a pu constater qu’en ce qui concernait les autres contrevenants, s’ils étaient gens peu instruits en général, aux convictions fortes, ils n’étaient pas des antisociaux habituels comme les malfaiteurs communs avec lesquels ils ne sauraient être confondus. C’étaient en outre une criminalité de la campagne, rarement de la ville, au contraire de la criminalité banale. Il y eut en moyenne 277 poursuites chaque année au titre du paragraphe 1 entre 1885 et 1889 contre 452 au cours de chacune des 4 années suivantes ; pour le paragraphe 2 et les chiffres ont été de 165 et 450 ; enfin les poursuites pour castration passaient de 37 à 22 (la sanction en était la privation des droits civiques et la déportation en Sibérie).

L’Autriche considérait de son côté comme crimes contre la religion le fait d’attirer du christianisme vers un autre culte, la propagation de l’athéisme ou des sectes contraires à la [p. 182] religion chrétienne, l’assistance aux sectes religieuses défendues. De 1886 à 1895, il y eut une moyenne de 325 condamnations par an.

Enfin, dans l’Allemagne d’avant-guerre, le blasphème public, les injures contre la religion, les entraves au culte public étaient punis.

Tout récemment (1929), dans le rapport du ministre de la Justice italien sur le nouveau Code pénal, quelques pages ont été consacrées aux délits contre le sentiment religieux. La thèse est que l’État a le droit d’intervenir directement pour protéger la religion, parce qu’elle a un intérêt général certain. Aussi les délits contre le sentiment religieux ont-ils été classés dans le nouveau Code pénal parmi ceux contre la société.

LES GROUPEMENTS ET LES PERSONNES

Les différentes collectivités.

Les couples ne sont pas constitués, comme il arrive souvent dans la criminalité vulgaire, de deux étrangers que des circonstances fortuites, telles que la rencontre en prison et un but commun, ont rapprochés. Ce sont au contraire des liens de famille très étroits (époux, frère et sœur, mère et fille) qui les unissent, et leur intimité n’est pas née des préparatifs de l’agression qu’ils commettront. Leurs relations sont celles que les études psychiatriques ont rendues classiques : prééminence de l’un plus actif et volontaire, plus tenace, subordination de l’autre, souvent débile mental, maintenu sous l’action constante de son chef de file. Pourtant, soit vérité des faits, soit lacune des dossiers, il semble parfois y avoir égalité des situations, inspiration simultanée : ne serait-ce pas qu’une apparence voulue à la menace du châtiment ? La famille criminelle comporte un chef qui peut n’être pas le père, mais le fils aîné, la mère. Le milieu familial est particulièrement apte à exécuter les suggestions criminelles, tantôt parce qu’une même hérédité a égalisé les tendances, tantôt parce que l’autorité du plus énergique y est acceptée avec une foi affectueuse. Dans la famille, les suggestions progressent avec sûreté ; elles s’y cultivent par l’effet des contacts incessants.

Le groupe fortuit assemble autour d’une individualité, principale responsable, des proches, amis ou parents, unis par des convictions communes, mais aussi des indifférents [p. 183] réputés seulement pour leur violence, appréciables dans une expédition.

La secte peut être antisociale de nature — la plupart des sectes russes déjà signalées, celle des Skoptsi tout particulièrement, — ou ne le devenir qu’accidentellement pour des motifs étrangers aux intentions et aux doctrines de son fondateur (Pöschlianer, secte de Bordeaux, spirites de Mantes). Si les hiérarchies religieuses sont assez comparables entre elles, basées qu’elles sont sur des nécessités parfois administratives, par contre la composition ni la forme des sectes n’ont rien de fixe. Leurs fondateurs ont été représentés comme « des pessimistes plus ou moins mégalomanes », formule trop rigide, du moins dans son premier terme, mais leur personnalité s’oublie après eux, et leur doctrine évolue. La diversité des adhérents, si elle n’est, pas innombrable, comprend néanmoins un certain nombre de types : il n’y a rien d’étonnant à ce que des psychologies variées soient attirées par la vie habituellement intense des sectes. Une comparaison des groupements des Pöschlianer (Zillner) et de Bordeaux (Rogues de Fursac, Perrens) permet, grâce à la sécurité que donnent des observations précises, de distinguer :

Un noyau de psychopathes, parfois aliénés, peu nombreux, quelques-uns hypomaniaques, mais plus souvent déprimés mélancoliques ou anxieux dont une formule nouvelle a éveillé un espoir d’apaisement ou excité la curiosité ; parfois leur état mental change sinon de nature, du moins de mode d’expression, au contact des nouveaux rites ; ils se livrent souvent à des manifestations extrêmes, leur sincérité est réelle ;

  • des hystériques habiles à se suggérer involontairement les expressions des précédents, en y ajoutant leurs créations propres ; sans discrétion, elles font étalage de leurs visions ;
  • des sujets absolument normaux, mais enthousiastes de leur groupe ; intransigeants, absolus, ils sont les vrais sectaires dans un sens d’intolérance et de dureté qui est passé en légende :
  • des faibles d’esprit, moutons que l’on intimide ou que l’on séduit, capables de répéter les récits de miracle et de se laisser engager sans réflexion dans une entreprise dangereuse ;
  • des gens de mauvaise foi, pêcheurs en eau trouble, qui gardent leur lucidité sous le masque qu’ils ont mis par cupidité ou pour vider une querelle :
  • enfin des aliénés qui ne se sont montrés tels qu’après leur [p. 184] adhésion à la secte; mais est-elle la cause de leur nouvel état, ou n’a-t-elle pas seulement favorisé l’éclosion d’une affection que n’importe quel autre événement un peu important aurait tout aussi bien produite ? N’y a-t-il même pas indépendance de l’une l’autre ?

Les aliénés font-ils nombre dans tous ces groupements ? Infiniment moins qu’il n’y parait. Sans doute est-il impossible de prendre pour critérium de l’aliénation l’incurabilité ; mais à qui connaît les manifestations pseudo-vésaniques des foules, le plus souvent simples états passionnels que l’isolement suffit a guérir, la méfiance est permise.

Comment se subordonnent les acteurs des collectivités criminelles ? Il faut, encore sérier :

  1. a) un type tout simple : les acteurs sont à la fois chefs et exécutants ; aucune responsabilité n’est engagée en dehors de la leur. Il en est ainsi des 2 frères qui attaqueront un prêtre, peut-être aussi des possédées de Morzines ;
  2. b) un chef se fait aider dans son crime par une ou plusieurs personnes (affaires de Vic-Bigorre, de Mantes, de la femme de l’officier allemand, famille J., Margarethe Peter, le tonnelier vagabond)
  3. c) le chef éclaire sa religion auprès d’un tiers (sorcier, charlatan, etc.) avant de recruter ses aides pour le crime (affaire du libro del comando, le couple Bruyland, la mère et la fille du suicidé par persuasion)
  4. d) un fondateur de secte, moralement responsable lorsque son œuvre est génératrice de troubles, complique le groupement du type b (Les Pöschlianer, les emmurés de Tarnopol, les Skoptsi, les paysans de Pavlovsk, le moine Falaley, Souchkoff)
  5. e) enfin un fondateur de secte a par son influence, au moins favorisé l’action d’exécutants; ceux-ci ne se reconnaissent pas de chef et prétendent avoir conçu leur acte simultanément.

Les acteurs.

Le chef n’est pas un médiocre ; psychopathe ou non, il s’impose par sa volonté, son orgueil. Il n’est pas obligatoirement très pieux, mais il est en général superstitieux ; il a pu, même être anti-religieux pendant une partie de son existence ; il n’est pas souvent un mystique, il est bien plus un cruel, un violent et un ambitieux. Aliéné ? Rarement, si l’on s’en rapporte au succès rapide de l’isolement, ou si l’on ne s’en [p. 185] laisse pas imposer par l’allégation d’hallucinations ou d’une inspiration divine, souvent habileté d’un orgueilleux. Petit psychopathe ? Souvent : paranoïaque, hypomaniaque, interprétateur, anxieux. Ce sont fréquemment les aliénés qui provoquent les récidives.

Les exécutants ne sont pas tous également réceptifs ni convaincus on l’a vu par la composition-dés deux sectes criminelles analysées. Ce ne sont pas toujours des croyants. Les complices sont surtout des devins, des rebouteurs, dont les réponses ne prévoient pas toujours l’incidence des accusations qu’ils portent ; ils dénoncent en consultation de pseudo-sorciers, de pseudo-possédés, ce sont des complices par maladresse. Mais il y en a d’autres qui, plus ou moins aliénés, se plaignent de leur persécuteur, et provoquent, peut-être involontairement l’idée d’une agression contre lui (affaire de Bordeaux).

Les victimes sont des proches, gens de la même famille, des voisins contre lesquels une animosité ancienne trouve plus commode de se satisfaire par une vengeance d’aspect désintéressé, des personnalités officielles, prêtres en particulier.

Transmission de l’idée criminelle.

On doit encore distinguer plusieurs cas :

1° un individu non psychopathe, mais à intentions criminelles, les communique à des exécutants eux aussi normaux (affaire de Mantes ; emmurés de Tarnopol) ;

2° un psychopathe à intentions criminelles entraîne à sa suite un ou des exécutants non psychopathes auxquels il a transmis ses projets (affaire de Vie Bigorre) ;

3° un psychopathe à idées non criminelles communique son délire à un ou des sujets sains ; à la faveur de leur délire collectif, ils deviennent criminels simultanément (famille Lochin) ;

4° entre 2 psychopathes, l’idée criminelle s’échange, mais il n’est jamais certain qu’elle ait éclos à la fois en eux deux (les deux frères meurtriers du prêtre) ;

5° un psychopathe à idées non criminelles fait germer par ses accusations délirantes l’idée de crime chez des individus qui, sans participer au délire, acceptent la réalité des accusations (affaire de Bordeaux).

Ce qui revient à dire que l’idée criminelle peut être soit suggérée involontairement (affaire de Bordeaux), soit imposée avec vigueur (Mantes), soit conseillée par persuasion (Vic-[p. 186] Bigorre), soit suggérée par l’exemple (emmurés de Tarnopol). Mais peut-elle éclore simultanément chez les divers exécutants sans intervention étrangère directrice, sans suggestion primitive de l’un des futurs conjurés comme le soutenaient les 4 agresseurs du prêtre syrien ? Cela semble bien douteux. Autre éventualité possible : ce n’est plus l’idée criminelle, mais l’idée superstitieuse qui est transmise, génératrice de réactions antisociales à la faveur du terrain sur lequel on l’a semée.

Les conditions favorisantes sont très importantes ; elles créent un état psychique admirablement apte à accepter les suggestions criminelles ; jêunes, exercices religieux excessifs, musique, danses, répétition des invocations, souffrances des révolutions, des guerres, des disettes, des cataclysmes, attente d’événements graves. Un état émotif spécial en résulte ; or c’est par l’affectivité, bien plus que par l’intelligence que les hommes se laissent conduire.

En outre, les sociologues ont proclamé ce que « l’âme des foules » avait d original la fusion des personnalités individuelles en un seul être qui n’est pourtant pas la moyenne de ses composantes, mais en lequel les tendances quelquefois inconscientes, en tous cas violentes, s’épanouissent sans frein, sans crainte, sans hésitation, avec brusquerie, souvent avec incohérence, contradiction et stupidité, impatience des résistances individuelles. Médiocre, elle n’emprunte que les qualités les plus communes de ses membres, elle égalise par fe bas. Au maximum, cette âme collective se manifeste dans les crimes de foule, tels que cette attaque des paysans de Pavlovsk, ou bien dans de petits groupements lorsque leur fervente unanimité est trop violemment heurtée (Mantes). Mais ce n’est pas la règle dans la criminalité mystique, par opposition à celle des révolutions.

Les petits groupements, familles ou petites sectes, cultivent l’idée criminelle qui a été semée ; la croissance en est progressive des ébauches de réactions s’esquissent d’abord, où percent les hésitations visites de menaces a la future victime, sommations de cesser les maléfices, communion sanctifiante le matin de l’agression, essai de transaction sur le lieu même, n’est-ce pas l’histoire de la première expédition de Bordeaux ? Ailleurs, tout aussi bien, on s’efforce d’abord d’avoir raison du diable par les exorcismes.

Conclusions.

La criminalité mystique collective est à peu près exclusivement une criminalité de sang. [p. 187]

Elle le doit à son caractère collectif.

Ses victimes sont les sorciers, possédés, adversaires politiques ou religieux.

Elle est donc surtout à base de superstition (magie, sorciers), de lutte contre les adversaires politiques ou religieux et contre le démon avec lequel on les identifie.

Le rôle des psychopathes y est bien moindre que dans la la criminalité individuelle si du moins on se garde de ranger dans le domaine de la psychiatrie les manifestations passionnées de l’ûme collective.

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Diagnostic différentiel

Faux crimes mystiques — C’est par ses intentions et non par son objet qu’un crime est dit mystique : un individu fracture le tabernacle dans une église pour s’emparer d’objets précieux, il reste un simple voleur, au maximum sacrilège : certainement, ce n’est pas un mystique.

La distinction n’est pas sans intérêt pratique, car il n’est pas indifférent à un criminel de passer pour mystique, même non aliéné ; il espère en retirer un peu de considération publique, et de la part des juges, de l’indulgence. Le diagnostic de ces faux crimes mystiques est en général facile. Les dévoyés se recommandent parfois, comme cette Euphrasie Mercier (130), de leur vie pieuse et de leur famille religieuse ; si comme elle, ils ont assassiné leur maître, brûlé son cadavre et tenté de s’approprier une fortune à l l’aide de faux, on dit qu’ils ont agi par esprit de lucre. Dans la détermination d’un état mental, la formule post hoc, ergo propter hoc est absolument insuffisante, et il ne suffit pas d’être habituellement pieux pour que le crime que l’on commet soit certainement mystique.

Les agresseurs de prêtres en ont souvent été les amoureuses, érotomanes ou simplement érotiques.

Telle cette femme Augustine Pépé (131) qui poursuivait, depuis 3 ans un abbé de ses déclarations d’amour, et qui irritée de son indifférence et prise de jalousie, le suivit un matin dans la sacristie, et lui plongea un couteau de cuisine dans le flanc ; elle se cacha d’abord chez elle, puis raconta son acte à un curé. Elle fut condamnée à 2 ans de prison, car elle n’était pas aliénée, mais avait simplement agi à la suite de mobiles passionnels.

Le cas de l’abbé Verger (132) se prête davantage à la discussion ecclésiastique par son auteur et par sa victime, son crime se para de préoccupations mystiques, mais elles étaient trompeuses.

L’abbé Verger était un paranoïaque et ennemi de tous ses confrères qu’il dénonçait et calomniait ; puni par son évêque, il refusa de se soumettre, provoquant du scandale à la Madeleine par le port d’un écriteau sur la poitrine : à la proclamation du dogme de l’Immaculée-Conception, il protesta avec violence. Finalement il assassina l’archevêque de Paris, Mgr Sibour, en criant : « A bas les déesses ! » À l’audience de la cour d’assises, il ne cessait de déclamer en public : « Je suis l’ennemi juré du sacerdoce actuel comme Jésus-Christ l’était de celui qui vivait autour de lui. Je hais les prélats de nos jours comme il haïssait les Pharisiens. Je suis l’ennemi de tous ce qui est pharisaïque, hypocrite ! » Il s’agissait d’un persécuteur revendicateur qui frappa poussé par une haine diffuse, et accidentellement (en raison de sa profession), mais non électivement, dommageable a l’Église.

Les escrocs de la piété. — Un 1875 (133), la 7e chambre du tribunal correctionnel de la Seine eut à juger l’affaire dite des photographies spirites.

Le photographe Buguet, s’attribuant la qualité de médium, se prétendait, capable de faire apparaître sur la même image la forme de son client et celle de l’esprit défunt évoqué par lui ; il y parvenait en se servant du même cliché pour photographier le client et un compère, suivant un procédé déjà employé aux États-Unis ; plus tard, il remplaça les compères dont le nombre était insuffisant et la complicité éventuellement dangereuse, par des poupées sur le buste desquelles il adaptait des visages d’hommes, de femmes, d’enfants de tous âges découpés sur des cartes photographiques. La ressemblance avec l’esprit évoqué n’était pas garantie, mais le flou de l’image y aidait et encore plus les évocations faites en commun par l’opérateur et le sujet ainsi que les mélodies propices à l’élévation de l’âme. Ces photographies étaient vendues à un prix assez avantageux. Un libraire, gérant d’une société anonyme fondée pour l’exploitation des œuvres d’un soi-disant Allan Kardec, et directeur de la revue spirite, dans le but d’augmenter le débit de ses livres et le nombre de ses abonnés, prêta gratuitement de l’argent à Muguet, et lui adressa des clients en le renseignant sur le nom, l’âge et le sexe du défunt à évoquer ; il publiait ensuite dans les numéros mensuels de sa Revue les photographies suivies d’attestations sur la sincérité et la réalité du phénomène. Un des compères avait consenti à poser chez le photographe les yeux fermés pour lui faciliter les moyens de le représenter comme un Esprit, et fut également poursuivi ; il se présentait lui aussi comme médium, faisant surgir des espaces célestes l’Esprit matérialisé du petit Indien, mais cette apparition n’était autre que lui-même, le visage masqué de tulle noir, la tête ornée d’une coiffure étincelante, les jambes raccourcies à hauteur des genoux ; il se faisait par ces moyens frauduleux, remettre des sommes d’argent par les personnes dans le salon desquelles [p. 189] il opérait. Le Tribunal condamna les deux premiers accusés à un an de prison, le 3e a 6 mois de la même peine.

On peut (134) en rapprocher l’histoire de ce moine qui s’enfuit après avoir dérobé les objets précieux des pèlerins que par sa prédication il avait conduits dans une forêt.

Ou ne voit aucun motif de différencier ces actes de ceux des escrocs vulgaires. La discussion reste au contraire ouverte en ce qui concerne les sectes russes ; il semble pourtant que leur place soit bien dans la criminalité mystique. Assurément, ainsi qu’on l’a vu, des causes sociales ont présidé à la fondation de ces sectes, et les ont entretenues dans leur particularisme, mais en général leurs adhérents n’en ont pas eu une nette conscience, et lorsqu’ils attaquaient une église ou des prêtres, qu’ils abandonnaient leur foyer pour vagabonder, c’est que l’Antéchrist régnait sur terre. Leurs intentions criminelles résultaient d’un mélange confus de haines sociales et mystiques.

Ce qui est vrai des sectes nationalistes ne l’est pas moins de sectes plus scandaleuses sans doute, chez les Khlisti, le mysticisme se salissait de sadisme et de masochisme, et il n’est pas improbable que leur recrutement n’en ait bénéficié, mais tant que dans leurs actes, des préoccupations d’ordre vraiment religieux subsistaient, on n’est aucunement autorisé à les ranger au nombre des simples pervers sexuels.

Comparaison avec le crime politique. — Le crime politique, du moins à notre époque, ne se confond guère avec le crime mystique. Mais cette proposition souffre des exceptions, dont une des plus frappantes est l’histoire de Guiteau, qui assassina le Président des États-Unis Garfield, « par suite d’une nécessité politique et par pression divine.

Descendant (135) d’un grand-père aux opinions religieuses exaltées, né d’un père fanatique qui consacra trente ans à prêcher l’union libre et le socialisme, qui prétendait avoir des relations directes avec Dieu et guérissait les malades mentaux par simple imposition des mains, Guiteau avait encore un frère non moins fanatique. Jusqu’à 18 ans, il aimait lire les biographies des grands hommes, fils de leurs œuvres. À 19 ans, ayant abandonné ses études, il se joignit pour cinq ans à une communauté de l’Amour libre ; puis il la quitta, dégoûté de la froideur des femmes de la communauté à son égard, mais il s’y était empreint de communisme. Il fonda alors sous le nom de Presse Théocratique un quotidien destiné à remplacer toutes les églises et à assurer l’éducation religieuse des États-Unis. Après une vie aventureuse, où il se fit [p. 190] agent, électoral, prédicateur, agent d’affaires, toujours besogneux, il s’adonna à la politique. Il envoya des lettres de félicitations au président Garfield pour son élection et sollicita la place de consul à Paris ; il lui écrivait des lettres familières pleines de conseils. Comme on le négligeait, il conçut le projet de tuer le président. C’est pendant la nuit que germa cette idée qui le révolta tout d’abord ; il pria Dieu de l’en délivrer ou de lui faire connaître si elle était inspirée par lui ou par un démon ; il sut alors qu’il agissait par inspiration divine, mais on ne peut donner sa pleine signification à cette formule qu’il avait déjà employée à propos d’actes parfaitement insignifiants. Il rédigea alors au peuple américain une adresse, dans laquelle il affirmait agir pour le bien du pays, afin de permettre l’arrivée a la présidence d’un autre candidat, et d’éviter une guerre civile. Il tua Garfield de deux coups de revolver tirés dans le dos, puis déclara avoir commis son acte par nécessité politique et pression divine ; pour lui d’ailleurs, tout était acte direct de Dieu la nomination, l’élection, la mort du président. Il réclama les plus grands avocats pour assurer sa défense dont il recommanda tes frais au peuple, estimant avoir autant de droits à la reconnaissance que la veuve de Garfield. Aux assises, il déclama autant qu’il le put.

Foison qui t’examina, le considéra comme un débite mental hypomaniaque influencé ; il répétait toujours : « Toute la question est de savoir qui a tiré la Divinité ou moi ? »

C’est un cas mixte la personnalité de la victime ne pouvant être prise en considération pour la classification, il reste à examiner les mobiles du crime ; ils se présentent sous un aspect à la fois politique (le bien du peuple américain) et mystique (l’exécution d’une sentence divine). Mais cette distinction n’est-elle pas, dans des cas de cet ordre, purement artificielle ? Débile hypomaniaque influencé ! le diagnostic psychiatrique explique la multiplicité des états qui se sont succédé et dont aucun n’avait un caractère de permanence de nature à permettre de classer l’acte avec certitude.

Peu importe d’ailleurs, car l’une et l’autre criminalités se ressemblent par plus d’un côté ; elles se présentent sous les deux formes individuelle et collective et l’on peut les comparer. Sous sa forme individuelle, le crime politique est surtout celui de l’anarchiste ; il n’est souvent individuel qu’en apparence, car c’est dans un groupe que l’idée en germe et que l’exécutant est désigné par d’autres que lui, ou bien c’est sous l’influence des théories professées dans ce groupe que le projet se forme chez le futur coupable, qui éventuellement précise ses plans par des conversations au sein du groupe. Le mystique par contre ne prend guère conseil que de lui ; il reste un isolé. L’anarchiste est beaucoup plus rarement un psychopathe ; c’est quelquefois un orgueilleux, un fanatique, beaucoup moins un mélancolique, un anxieux ou un persécuté. La criminalité politique collective est celle des émeutes, des révolutions. On l’a dite plus rapide que celle d’aspect mystique. Il semble pourtant que si l’on envisage sous ce terme la brusquerie d’apparition, toutes deux soient comparables mouvements de foule, elles se manifestent [p. 191] toutes deux avec une violence qui est bien plus le fait de l’importance du groupement, de la quantité d’alcool consommée, et de la qualité des chefs que de la nature des mobiles, pareillement haineux. — Par contre, la criminalité politique est habituellement plus prolongée et plus progressivement effrénée en effet, un mouvement mystique est tôt ou tard maîtrisé par les pouvoirs publics, et après son arrêt il ne se survit plus que par petits foyers plus ou moins tenaces, tandis que des terreurs révolutionnaires ont pu durer des années et n’ont pas d’emblée atteint toute leur capacité de cruauté, puisque faisant elles-mêmes leur propre police quand elles triomphent, elles tendent à développer par la victoire le territoire de leurs massacres. En un mot, les crimes mystiques collectifs apparaissent comme de courtes flambées uniques, les crimes politiques collectifs comme des incendies qui s’étendent. Peut-on comparer les chefs ? Le chef politique est indiscutablement d’un niveau supérieur ; en général instruit, mais ne se confondant pas avec le théoricien vite dépassé ; endurci par les poursuites et les emprisonnements, il est rarement un novice. Ce n’est pas non plus un indépendant, car autant la criminalité mystique collective se présente comme un accident isolé, autant il est rare qu’un mouvement politique violent ne se prépare pas simultanément en plusieurs points ; par suite, la conduite du chef d’émeute politique risque davantage de perdre, au moins pendant un temps, de son originalité par l’action d’influences étrangères.

En résume, s’il y a des ressemblances entre les deux criminalités, il y a aussi des différences, mais elles ne sont pas capitales.

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RESPONSABILITÉ PÉNALE

Les divergences qui se sont élevées entre experts à propos de certains procès sont certainement bien plus apparentes que réelles ; elles ont néanmoins suscité des discussions sur des questions de responsabilité pénale. Mais il semble bien qu’une entente soit facile.

Criminalité individuelle. — Le rôle de l’expert est défini par l’article 64 du Code Pénal dont il est bien inutile de reproduire le libellé.

En ce qui concerne le diagnostic de maladie, la nature de l’acte ne constitue rien qu’une indication un crime contre [p. 192] sorcier, un meurtre d’enfant du type sacrifice d’Abraham légitimement une demande d’examen mental, mais ne permettent pas à eux seuls de porter de conclusions.

Il en est de même de l’explication fo:urnie : se dire inspiré par Dieu, torturé par le diable, en communication avec les esprits, peut n’être que l’énoncé de la croyance d’un individu normal. Cette croyance était sans doute plus répandue il y a quelques siècles qu’a notre époque ; elle l’était davantage encore dans les sociétés primitives, qui n’avaient pas encore constaté l’existence des séries, ni leur modification ou leur reproduction par la seule intervention de l’homme effectuée dans des conditions toujours comparables. Mais sa survivance actuelle n’autorise aucune suspicion relativement à l’intégrité des facultés mentales la discussion de cette proposition paraît superflue. Elle le serait même si ces croyances n’étaient pas celles du milieu auquel appartient l’individu, car l’assentiment de la masse est sans aucune valeur pour juger de la justesse d’une idée.

Seule, identifie un trouble psychique l’altération du mécanisme mental ; ce qui, malgré le caractère plausible d’une accusation de persécution, permet le diagnostic de psychose systématisée progressive, c’est le trouble diffus de l’appareil mental. Vérité assurément banale !

Par suite, quelle valeur conserve le mot « mystique » dans l’appréciation de la responsabilité pénale ? Aucune. Importe seul le mot « pathologique » qui peut éventuellement lui être accolé et c’est seulement pour en juger que l’expert médical est qualifié ; mais le détail du récit l’y aidera fort peu.

Criminalité collective. — Le danger des comparaisons imagées est qu’elles engendrent souvent, l’erreur, témoin ce qui est advenu de l’expression « psychose collective ». Une psychose ne se contracte pas comme la grippe ; mais ce qui s’observe (exception faite de rares cas de folie induite, lents à se produire, limités dans leur nombre), ce sont des manifestations normales de la psychologie collective, laquelle obéit à des règles parfois différentes de celles de la psychologie individuelle.

Or, le médecin expert n’est pas chargé par le juge de discuter de la liberté d’action des éléments d’un groupe, en fonction de ce groupe la question de l’entraînement lui échappe. Il doit seulement examiner individuellement chacun des inculpés et rechercher s’il est ou non atteint d’une maladie mentale qui lui soit personnelle ; la seule « force à laquelle [p. 193] il n’a pu résister que vise l’article 64 est une faiblesse propre à l’individu pris isolément.

C’est seulement par cette étude que seront démasquées des apparences de maladie, simples états d’imitation que l’isolement suffit à dissiper avec rapidité.

FACTEURS ET NATURE

DE LA CRIMINALITÉ MYSTIQUE

Aucune race ne possède de tendances particulières à la criminalité mystique; ce qui compte, c’est l’état politique et social de la nation dont elle fait partie.

L’influence de la famille se perpétue éventuellement par l’apparition précoce de tendances mystiques, l’intolérance violente, les superstitions, la débilité mentale, mais beaucoup plus rarement la constitution perverse, car à peu près aucune des observations recueillies ne parle de condamnations antérieures ; ne font guère exception à cette règle que quelques escrocs ou vagabonds, ces derniers s’étant glissés le plus souvent dans des sectes qu’ils considèrent comme des bandes. Criminalité d’occasion et non d’habitude ? Aussi les tendances violentes et l’agénésie du sens moral qui constituent les éléments principaux du tempérament criminel sont-elles exceptionnelles.

On pouvait rechercher si, suivant l’âge, des formes différentes de criminalité étaient à distinguer ; or, la seule constatation faite est l’absence à peu près constante de réactions antisociales de cette nature dans l’enfance.

Le sexe féminin se signale par le libéricide, mais ce n’est qu’en fonction de l’état mélancolique; pour le reste, les femmes sont moins souvent accusées que les hommes.

L’alcoolisme ne joue à peu près aucun rôle.

Les crimes mystiques ne sont guère l’œuvre de gens instruits, quand du moins ce ne sont pas des psychopathes. On ne les constate à peu près jamais avec une instruction supérieure ou secondaire, dans les professions libérales par exemple ; mais, beaucoup moins rares chez ceux qui n’ont que quelques notions primaires, non entretenues ni développées après la sortie de l’école, ils s’observent avec prédilection chez les illettrés. La masse des notions acquises importe d’ailleurs beaucoup moins que l’aptitude à les comparer entre elles. [p. 194]

Le milieu social tient une place importance dans la nature des réactions antisociales outre qu’il est étroitement lié avec l’instruction, on a pu voir qu’un grand nombre de faits avaient été commis dans la population rurale pauvre, habitant dans des régions isolées, cela surtout pour les crimes collectifs ; c’est parmi les paysans, mais aussi, quoique plus rarement, les petits artisans des villes que se recrute surtout cette criminalité.

Parmi les facteurs sociaux, les influences religieuses sont à mettre en première ligne, par l’intensité avec laquelle elles préoccupent, le cas échéant, la population la puissance du clergé dans l’État, les luttes contre lui, les réformes religieuses parce qu’elles passionnent la foule pour ou contre les choses de la religion, les prédications véhémentes, les retraites, les missions, les pèlerinages en exaltant la foi jouent un rôle qui ne peut être sous-estimé. On a dit que le catholicisme prédisposait aux attentats contre soi-même, le protestantisme à ceux contre autrui, mais on a dit aussi le contraire, et ces différences de confession ne paraissent pas à retenir

L’oppression gouvernementale s’exerçant sur une population croyante, se traduit souvent par des mouvements d’aspect religieux ; on l’a vu à propos des sectes russes.

Les cataclysmes, guerres, famines, pandémies, par les misères qu’ils provoquent, agissent en sens inverse du bienêtre social, et de la paix dans l’État.

Que vaut en somme l’expression criminalité mystique, et quel rôle joue le mysticisme dans la genèse de cette criminalité ?

Dans un article récent (136), la personnalité de St François d’Assise a été de nouveau présentée au public médical. C’était un optimiste-né : « Vivez toujours dans la joie ; la tristesse est maladie de Babylone ! » Il aimait la vie, admirait toutes les créatures, sentait la nature avec acuité, ne se complaisait pas dans des descriptions du diable ou de l’enfer, de bûchers ou de tortures, mais prêchait la bonté et l’amour. N’ayant pas la passion de l’absolu, il n’était pas intransigeant, il se reconnaissait inférieur, était humble ; il pensait que la science livresque est vaine et que seule la science qui conduit à des actions est digne et vraie. Qu’il y ait donc des mystiques doux, la démonstration en était à peu près superflue l’histoire du monde le prouve. [p. 195]

Mais le mysticisme possède-t-il en lui une raison de criminalité ? Sous sa forme individuelle, il peut conduire, suivant les tendances antérieures, soit à l’extase si l’évolution se fait dans le sens de l’amour et de l’excitation mentale, soit aux tourments, aux possessions démoniaques, aux obsessions, et d’une façon générale, aux états dépressifs et anxieux quand la crainte de la loi divine l’emporte. Or, même sous sa première forme, il n’est pas sans danger, car au cours de l’extase, le sujet s’isole du monde extérieur et entre en communication avec la divinité ; les inconvénients qui en résultent sont alors le fait d’une omission (abandon de la famille, oubli des obligations sociales, négligence corporelle, jeûne, claustration volontaire). Puis cet état d’isolement est suivi d’un retour à la vie sociale, souvent pour exécuter la pensée de l’extase. Tout alors dépend des tendances antérieures : si le sujet était auparavant violent, dur, ses actes seront antisociaux au maximum, l’état par lequel il vient de passer l’armant d’une énergie extrême pour l’exécution de ses projets ; s’il était au contraire doux, généreux, sensible à la pitié, ses tendances bienfaisantes en seront accrues. L’impression de communication intime (par hallucinations visuelles, plus rarement auditives, inspiration) avec la divinité s’observe couramment en psychiatrie dans la psychose systématisée progressive, l’hystérie, etc. ; les réactions se dérobent encore de la même manière que dans ces affections ; tout dépend de l’état antérieur, et c’est par la connaissance des actes ou des tendances, fussent-elles restées inconscientes pour l’individu qui ont précédé la crise mystique, que l’on peut prévoir les réactions éventuelles. Les états de possession démoniaque et la démonomanie prêtent aux mêmes considérations, sous réserve des réactions habituelles aux psychoses au cours desquelles on les constate. Quant aux réactions mystiques collectives, un fait nouveau intervient la psychologie de foule, dont une des bases est l’imitation spontanée. Dans les émotions vives qui entraînent un groupement, les actes sont déterminés par quelques individus ou par un seul, et exécutés par l’ensemble, même s’ils sont contraires aux tendances personnelles de chacun. Il y a des mystiques solitaires et d’autres propagandistes ; on ne saurait, en raison de ce qui précède, les assimiler entièrement les uns aux autres du point de vue médicolégal, car l’influence des premiers adeptes sur le sens ou les conséquences de l’enseignement des propagandistes ne peut être négligée.

Est-ce là tout le rôle du mysticisme dans la criminalité [p. 196] qui porte son nom ? Non, car il détermine avec électivité certaines réactions antisociales; la lecture des pages qui précèdent le démontre suffisamment.

Quelle est donc la valeur sociale des états mystiques ? Ils sont un peu semblables à ces vins généreux dont tous les psychiatres savent L’action sur les sujets tarés ; il en suffit de peu pour faire, suivant les aptitudes antérieures, soit des convulsivants, soit des impulsifs, soit des tristes. Certainement aussi, le visage du mystique peut être voilé pari intransigeance, aggravée du zèle des disciples, et devenir odieux. Mais l’inspiration mystique tient, par la grandeur exaltante que lui confère le sentiment de la mission et de la représentation divines, une place considérable dans l’histoire des peuples. Rien de grand n’est fait par des sentiments médiocres ; seuls créent pour les siècles ceux qui, s’estimant placés au dessus de l’humanité, ont trouvé en se surmontant eux-mêmes, les paroles qui ont bouleversé le monde. Il est réel, et ce sera la conclusion, que, comme toutes les émotions vives, le mysticisme peut être facteur de réactions antisociales et leur imprimer sa marque ; mais il n’agit, associé ou non à des états mentaux pathologiques, qu’en libérant des tendances antérieures à son apparition et étrangères à lui.

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ÉVOLUTION DE LA CRIMINALITÉ MYSTIQUE

Vers 1632, les Ursulines de Loudun (137) furent possédées par des démons Asmodée, Léviathan, Isaacaron juraient, hurlaient, chacun avec son timbre de voix, obligeaient l’une à tirer la langue, l’autre à se traîner sur le ventre en se tordant d’une manière hideuse jusqu’à la grille du chœur où l’exorciseur la poursuivait avec le Saint-Sacrement. Ces scènes allèrent s’enrichissant, et la ville fut en émoi, mais le drame ne tarda pas, car les Ursulines accusèrent un jour de leur état Urbain Grandier, curé de l’église Saint-Pierre qui, d’éducation parfaite, beau, distingué, léger et galant, avait toujours attiré sur lui l’attention de ses concitoyens. Il rit d’abord de cette accusation. Mais un jour vint on le conseiller d’État Laubardemont qui, créature de Richelieu, n’était pas fâché de venger son maître d’un libelle offensant pour son amour-propre, fit son entrée dans la ville. Ses [p. 197] pouvoirs étant illimités, il fit arrêter le curé, puis malgré ses protestations et les larmes de sa mère il le fit raser ; on enfonça dans sa chair des pointes acérées pour rechercher les zones d’anesthésie, marques du diable, et finalement Grandier fut condamné à être brûlé vif.

En 1642, 18 religieuses furent atteintes d’hystéro-démonopathie à Louviers; sur leurs accusations, plus particulièrement sur celles de Madeleine Bavan, le Parlement rendit en 1647 un arrêt par lequel Mathurin Picard, curé décédé depuis un certain temps, et Thomas Boulé, curé au Méniljourdain, étaient convaincus des crimes de magie et de sacrilège et d’autres impiétés. Madeleine Bavan avait en effet déclaré avoir été mariée au sabbat au diable Dagon et y avoir commis avec Picard le péché de sodomie sur l’autel. Elle y avait également assisté à l’accouchement de plusieurs sorcières dont les enfants avaient été dépecés et mangés ; un jeudi saint, Picard, Boulé et elle avaient pris part à ce festin. Aussi, par arrêt du Parlement, Boulé et le cadavre de Picard que l’on exhuma, furent-ils placés sur une claie et trainés par les rues, puis Boulé dut faire amende honorable la corde au cou ; ensuite on le brûla vif en compagnie du cadavre du curé Picard.

Mais lorsqu’on 1670, eut lieu l’affaire de La Haye-Dupuis dans laquelle plus de 500 villageois furent compromis et 17 condamnés à mort, Louis XIV refusa de souscrire à la sentence et commua la peine en celle du bannissement perpétuel. Le Parlement de Normandie eut beau lui adresser une remontrance solennelle le roi maintint sa décision et en outre, de nouvelles poursuites durent être abandonnées. Cette date marque la dernière des condamnations à mort pour démonomanie en France.

En 1700, il était admis que des cadavres (ou des dénions sous leur aspect) quittaient leur tombeau pour sucer le sang des vivants en si grande abondance qu’il leur sortait parfois par la bouche, le nez et les oreilles et que la victime affaiblie pouvait succomber. Pour mettre fin a ce danger, il fallait couper la tête et ouvrir le cœur du revenant dont on trouvait le cadavre dans son cercueil. Jusqu’en 1710, en Hongrie et en Pologne, ces accusations de vampirisme eurent cours sur la demande d’un habitant, le cadavre de son père inhumé trois jours plus tôt fut livré au bourreau qui lui enfonça un pieu dans la poitrine et le brûla.

La démonolatrie, la lycanthropie et l’hystéro-démonopathie étaient tellement répandues aux XVe, XVIe et XVIIe siècles que [p. 198] les supplices tes plus féroces n’en purent venir à bout. Il semblait vraiment que ce fût une criminalité redoutable, mais elle ne présentait de dangers que pour ceux que l’on en accusait.

Qu’y a-t-il de changé ? Les modifications se sont faites en qualité et en quantité.

Les formes antiques ont survécu, mais combien déchues ! On croit encore aux sorciers et aux possédés dans certains districts des pays civilisés, en France même dans quelques villages retirés, mais on ne l’avoue plus qu’exceptionnellement et les crimes contre eux sont devenus très rares. La nouveauté capitale est que les accusations de maléfices ne trouvent plus créance. Quelle opposition avec l’intérêt qui les accueillait autrefois. Aujourd’hui, lorsque la justice est saisie d’une plainte, tout en recherchant si quelque violence banale ne l’a pas légitimée, et avant d’entrer dans la discussion du crime impossible, les juges provoquent une expertise psychiatrique à l’égard des plaignants. Par une conséquence naturelle, les actes de sorcellerie et de possession démoniaque ne sont plus punis par les lois. Aussi ne voit-on plus ces épidémies qui fleurirent du XVe au XVIIIe siècle ; l’attitude des autorités les a découragées lorsque les possédées de Morzines se livrèrent vers 1860 aux manifestations que l’on sait, l’envoi de soldats, de gendarmes et d’un médecin aliéniste coupa court à tout et rétablit l’ordre.

Enfin, l’évolution des mœurs a supprimé à peu près dans tous les pays la rubrique des crimes contre la religion. Est-ce à dire que les criminels mystiques se soient mués en gens paisibles soumis aux lois ? Malheureusement, il n’en est souvent rien. Ils se sont seulement transformés. Les crimes d’aliénés ne se teintent plus guère, il est vrai, d’idées délirantes mystiques ; mais persécutés et influencés n’ont abandonné démons et sortilèges que pour les nouveautés scientifiques téléphone, électricité, télégraphie sans fil. De même si les mères mélancoliques tuent moins leurs enfants pour en faire des anges, elles ne les tuent pas moins pour leur éviter les souffrances terrestres. Les guérisseurs sont moins purement para-religieux ; mais ils invoquent dans leurs discours, les fluides, les radiations, ils vendent autant de ceintures électriques ou radio-actives que de talismans. Quant à la criminalité de secte, elle s’est muée en criminalité politique avouée.

Il est clair en résumé que si les crimes d’aspect mystique [p. 199] ont diminué au cours du dernier siècle, cela tient à la transformation, conforme à l’évolution des idées, de leur aspect mystique en un autre, politique et social souvent ; cela tient surtout à l’attitude des législations à leur égard, car beaucoup plus averties, elles voient des maladies à prévenir, des contagions à limiter, là où l’on punissait autrefois des crimes ou des actions du démon.

C’est là tout le progrès. Hommage en soit néanmoins rendu aux élites intellectuelles qui, lentement, courageusement, obstinément, ont introduit les mathématiques et la physique dans l’étude des faits, posé les bases des sciences naturelles et biologiques, recherché d’une manière attentive les antécédents immédiats des phénomènes, fussent-ils ceux de la vie spirituelle, inaugurés une science critique du témoignage. Par les clartés qu’ils ont projetées sur les relations des phénomènes entre eux, bien des craintes se sont dissipées, les mœurs se sont quelque peu adoucies, les législations sont devenues moins barbares. Résultats minimes ? Mais les sociétés peuvent-elles donc se vanter d’en avoir produit de plus considérables en matière de criminalité ?

 

NOTES

1 — Ramadier et Fenaïhou, méd. psychol., 1898, 1, p. 402.

2 — Agence Havas, novembre 1929.

3 — Journal de la Meuse, 10 décembre 1848 (in Ann. méd. psychol., 1848, Il, p. 373).

4— Méd. psychol., 1868, II, p. 325.

5 — Méd. psychol., 1868, II, p. 168.

6— Lowenstimm, Le fanatisme source de crimes. fur Kriminalanthr. und Kriminalistik, 1899, p. 222.

7 — Prougavine, Schismes et sectes en Russie. Sétine, Moscou, 1905, p. 40.

8 — Morel, Traité des maladies mentales, p. 361.

9 —  Pinel, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, 1809, p. 119.

10 — Invalide russe du 27 septembre 1867, in méd. psychol., 1868, I, p. 192.

11 —  Morel, Études cliniques, t. II, p. 167.

12 — Ramadier et Fenaïhou, Ann. méd. psychol., 1898, 1, p. 402.

13 — Ibidem.

14 — Méd. psychol., 1844, p. 99.

16 — Le Temps du 10 juin 1914, in méd. psychol., 1914, 1. p. 756.

17 — Dupuis, Th. Paris, 1888, p. 136

18 — Le Temps du 30 juillet 1904, in méd psychol., 1904, II, p. 349.

19 — Ramadier et Fenaïhou, méd. psychol., 1898, II, p. 75.

20 — Mauris, Le Procès de la Vierge qui pleure. Mercure de France, ler août 1920.

21 — L’Éclair in 23 octobre 1923.

22 — Baderot, Th. Paris, 1897, p. 34.

23 — Dupain, Th. Paris, 1888, p. 240.

24 — Garnier, La folie à Paris, p. 224.

25 — Ramadier et Fenaïhou, méd. psychol., 1898, I, p. 402.

26 — Cullerre, Arch, de neurol., avril 1900.

27 — Cullerre, Arch, de neurol., avril 1900.

28— Esquirol, Des maladies mentales, I, p. 312.

29 — Esquirol, Des maladies mentales, I, p. 312.

30 — Les prédestinés, Th. Paris, 1887. p. 22.

31 — Ramadier et Fenaïhou, méd. psychol., 1898, II, p. 75.

32 — Ramadier et Fenaïhou, méd. psychol., 1898, I, p. 402.33 — Briand et Salomon, clin. de méd. ment., 18 mai 1914,

34 — De Clérambault, de la Soc. cl. de méd. ment, 17 mars 1913.

35 –— Tsakni, La Russie sectaire, 1888.

36 — De Saussure, de psychol. de Genève, 1919, XVII, p. 297.

37 — Marandon de Montyrl, De la folie à deux. méd. psychol., 1881, I, p. 36.

38 — Marie et Meunier, Les vagabonds, Giard, Paris, 1908.

39 —  Legrain, Th. Paris, 1886 (in Dupain.Th. Paris, 1888).

40 — Marie et Meunier, Les vagabonds, Giard, Paris, 1908.

41 — Pringe, Encephale, 1920, p. 636.

42 — Gazette des tribunaux, 12 juin 1847, in méd. psychol., 1847.

43 —  Tsakni, La Russie sectaire, 1888. Cette observation, dont la place sérait mieux au chapitre du diagnostic différentiel, n’est citée ici que pour comparaison avec les autres.

44 — Pasquier-Desvignes, Vintras et l’œuvre de la Miséricorde. Th. Paris, 1927.

45 — Legrain, Du délire chez les dégénérés Th. Paris. 1886.

46 —  Igert, Les guérisseurs mystiques. Th. Toulouse, 1928. — Vinchon, Chez le guérisseur, Mercure de France, 15 décembre 1924. — Rouanet, Les étranges guérisons de J. Béziat. Leymarie. Paris, 1926.47 — Kerambrun, Les rebouteurs et les guérisseurs en Bretagne. Th. Bordeaux, 1898.

47 — D’après le résumé du rapport médico-légal du Dr Dide fait in Igert. Th. Toulouse, 1928.

48 — Le Temps du 16 mars 1929.

49 — Von Krafft-Ebing, Lehrbueh fur Psychiatrie, p. 87.

50 — Laignel-Lavastine et Coulaud, Soc. de psychiatrie, 19 mai 192.

51 — Viallon, Suicide et folie. med. psychol., 1902. p. 21.

52 — Adam, of mental science, juillet 1883, p. 213.

53 Magnan in Dupain, Th. Paris, 1888, p 236.

54 — Azémar, méd. psychol., 29 mai 1905.

55 — Moreau, Suicides étranges. méd. psychol., 1890.

56 — Of mental Science, 1872 (in Ann. méd. psychol., 1876, I, p. 306).

57 — Fosier, Th. Lyon, 1883.

58 — Solaville, méd. psychol., 1878, p. 218.

59 — (5) Laugier, de med., 1759. N’est citée ici qu’en raison des circonstances.

60 — Blondel, Les auto-mutilateurs. Rousset, Paris, 1906.

61 — Le tournai du 27 juin 1909 (in med. psychol., II, p. 317.62 — Cullerre, Méd. psychol., 1903, I, p. 464.

63 — Petit Journal du 5 juillet 1904,in ( méd. psychol., 1905, I, p. 166).

64 — Le Temps du 4 janvier 1904 (in méd. psychol., 1904, I, p. 342).

65 — Hospital, med. psychol., 1886, p. 379.

66 — Howden, Journ, of mental science, avril 1882.

67 — Esquirol (in Viallon. Suicide et folie. méd. psychol., 1902, p. 21).

68 Ruggieri, Bibliothèque médicale, septembre 1811 (in Moreau, Suicides et crimes étrangers. Ami. méd. psychol., 1890).

69 — Legrand du Saule, Les hystériques, p. 354.

70 — Ball, Maladies mentales, p. 474.

72 — Hospital, méd. psychol., 1886, p. 379.

73 — Auch. de neurologie, septembre 1882, p. 270.

74 — Thorsch, C R. de la Gazette hebdomadaire du 6 octobre 1882.

75 — Morel, Rapport sur l’asile de Maréville. Méd. psychol., 1850, II, p. 363.

76 — Moniteur du Puy-de-Dôme, 31 octobre 1885 (in Hospital, méd. psychol., 1886, p. 379).

77 — Tsakni, La Russie sectaire, 1888.

78 — Auzouy, méd. psychol., 1859, p. 532.

79 — Morel, Traité des mal. ment., Paris, 1860 (in Dupain, Th. Paris, 1888, p. 236).

80 — Ramadier et Fenaïhou, méd. psychol., 1898, I, p. 402.

81 — Viallon, Suicide et folie. méd. psychol., 1902, p. 21.

82 — Moreau, méd. psychol., 1863.

83 — Français, L’Eglise et la sorcellerie, Paris, Nourry, 1910.

84 — Méd. psychol., 1850, p. 540.

85 — Français, L’Eglise et la sorcellerie, Paris, Nourry, 1910.

86 — Woods, Journ. of mental Science, janvier 1889.

87 — Kuhn, Les possédées de Morzines. méd. psychol, 1865, I et II.

88 — Ramadier et Fenaïhou, méd. psychol., 1898, II, p. 75.

89 — Sémelaigne, La cause du libro del comando, méd. psychol, 1893, I, p. 427.

90 — D’après le dossier judiciaire, les renseignements fournis par M. Milon, juge d’instruction et les deux articles de J. Mauris : Le procès de la Vierge qui pleure. Mercure de France, 1er août 1920 et 15 juillet 1927.

91 — D’après les rapports d’expertise médico-légale (Dr Rogues de Fursac pour les uns, Dr Perrens pour les autres).

92 — Le Temps du 4 mars 1907.

93 — Taguet, Un cas de folie religieuse à 5. méd. psychol., 1887, II, p. 50.94 — Petit Journal, du 8 juillet 1913.

95 — Lowenstimm, cit.

96 — Franz, Zeitschrift für Psychiatrie, 1854-1855, (in Ann. méd. psychol., 1856, I, p. 268).

97 — Lowenstimm, cit.

98 — Zillner, Die Pöschlianer oder betenden Bruder in Ober-Oesterreich, Zeitschrift für Psychiatrie, 1856, p. 546 ; 1860, p. 565.

99 — L’acte d’accusation est reproduit in extenso dans le livre de Monniot. Le crime rituel chez les Juifs, chez Téqui, rue Bonaparte. Paris, 1914, p. 337.

100 — Lowenstimm, cit.

101 — Melnikoff, Die russischen Tauben, Russische Bore, 1869.

102 — Korolenko, Rousskie Viédomolds, 1896.

103 — La Liberté du 25 janvier 1926.

104 — Lowenstimm, cit.

105 — D’après le récit de M. Maklakoff, défenseur des accusés.

106 — Von Krafft Ebing, in Ann. méd. psychol., 1871, p. 140.

107 — Encéphale, 1881, I, p. 853.

108 — Quartier, Revue métapsychique, septembre-octobre 1928. — Cornillier, Contribution à l’étude des phénomènes de Mantes. Leymarie, Paris, 1929. — Le Journal, 1928.

109 — Le Temps du 4 janvier 1930.

110 — Lowenstimm, für Kr. und Kr. 1899.

111 — Tsakni, Le Russie sectaire, 1888.

112 Lowenstimm, cit. — Tsakni, Loc. cit. — Dupain, Th. Paris, 1888, p. 230. — Gannouchkine, La volupté, la cruauté et la religion. Ann. méd. psychol., 1901, II, p. 372.

113 — Rondelet, Les processions singulières, Médecine internationale, avril 1908.

114 — Dupouy, Revue de psychiatrie, 1906, p.461.

115 — Reverchon-Pagès, méd. psychol., 1882, II, p. 18. — Lapointe, Ann. méd. psychol., 1886, II, p. 350.

116 — Méd. psychol., 1887, II, p. 504.

117 — Lowenstimm, für Kr. und Kr. 1899. — Tsakni, La Russie sectaire, 1888.

118 — Peikan, Considérations sur le skoptsisme. Saint-Pétersbourg, 1875.

119 — Millant, Castration criminelle et maniaque. Th. Paris, 1903.

120 — Bogdan et Grosi, Arch. d’anthropologie criminelle, 1913, p. 364.

121 — Sikorski (de Kiev), Questions de médecine neuro-psychiatrique (rapporté par Delines, Revue scientifique du 3 décembre 1898.

122 — Nina Rodriguez, L’hécatombe de Pedro-Bonita. méd. psychol., 1901, II, p. 13.

123 — Tsakni, La Russie sectaire, 1888.

124 — Tsakni, La Russie sectaire, 1888.

125 — Tsakni, La Russie sectaire, 1888.

126 — Tsakni, La Russie sectaire, 1888.

127 — Bontch-Brouévitch (en russe).

128 — Tarnowski, d’anthr. Crim. 1899, 241.

129 — Cullerre, Les frontières de la folie, p. 191.

130 — Garnier, Ann. D’hyg. Publ. Et de Md. Lég., juin 1899.

131 — Régis, Les régicides.

132 — Procès des spirites, édité par Mme Leymarie. Librairie spirite, 7, rue de Lille, Paris, 1875.

133 — Voir Criminalité individuelle. Moscou. 1880, obs. Tsakni.

134 — Folson, Boston médical and Surgical Journal, 16 février 1882, (in Med.- psychol., 1882, I, p. 419).

135 — Courbon, Saint François d’Assise et la psychiatrie. Ann. méd.-psychol., janvier 1927.

136 — Calmeil, De la folie, Paris, 1845.

 

 

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