L. H. Petit. Une épidémie d’hystéro-démonopathie en 1878, à Versegnis, province de Frioul, Italie. Extrait de la »Revue des cours scientifiques de la France et de l’Étranger ». (Paris), deuxième série, tome XVIII, tome XXV de la collection, 9e année, 2e semestre, n° avril 1880, p. 973-978.

L. H. Petit. Une épidémie d’hystéro-démonopathie en 1878, à Versegnis, province de Frioul, Italie. Extrait de la« Revue des cours scientifiques de la France et de l’Étranger ». (Paris), deuxième série, tome XVIII, tome XXV de la collection, 9e année, 2e semestre, n° avril 1880, p. 973-978.

 

Autre publication :
— La psychopathie religieuse d’Alia. Extrait de la revue « L’Encéphale », (Paris), Première année, 1881, pp. 853-858. [en ligne sur notre site]
—  Hystéro démonopathie. Extrait de la « Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie », (Paris), série 2, tome 18, 1881, pp. 622-623. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyer les notes de bas de page de l’article original en fin d’article. – Les images été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 973]

Une épidémie d’hystéro-démonopathie en 1878,
à Versegnis, province de Frioul, Italie
.

Le XIXe siècle, malgré les immenses progrès de la civilisation, n’aura pas eu moins de cinq épidémies de ce genre, assez comparables par les symptômes à celle de Loudun il y a deux cent cinquante ans, mais entièrement différentes, heureusement pour les patients, par les moyens mis en œuvre pour les faire cesser. On n’a en effet ni brûlé ni torturé personne, el la postérité n’aura ni à maudire un nouveau Laubardemont, ni à plaindre un nouvel Urbain Grandier. On n’aura qu’à louer quelques-uns de nos confrères pour le zèle qu’ils ont déployé dans l’élude scientifique de ces maladies et pour les efforts qu’ils ont tentés dans le but de les arrêter el d’en prévenir de nouvelles.

Les quatre premières épidémies de maladies nerveuses de ce siècle sont celle de la prison du Bon Pasteur à Amiens, en 1848 ; un peu plus tard, celles de Josselin en Bretagne el des enfants de Suède ; enfin celle de Morzines dans la Haute-Savoie. Aucune ne s’était encore manifestée en Italie ; celle de Verzegnis est la première. Elle a été étudiée avec le plus grand soin par les docteurs Chiup et Franzolini, et ce dernier en a publié une relation très étendue à laquelle nous empruntons les détails qui vont suivre {1).

M·. Franzolini donne sur les causes prédisposantes de l’épidémie des renseignements qui nous paraissent du plus haut intérêt.

Nous notons d’abord que 73 individus de la commune (2), 62 femmes et 11 hommes, qui étaient malades au moment de l’enquête à laquelle il s’est livré, présentaient tous, sauf quelques cas d’oculislique el de chirurgie, des affections nerveuses, dont quelques-unes seulement étaient de nature [p. 974, colonne 1] rhumatismale. L’immense majorité des névroses étaient de forme hystérique sans convulsions ni délire ; il y avait un cas de chorée gesticulaloire chez une jeune fille, el deux ou trois cas de chloroanémie.

La forme du crâne, mesurée avec le plus grand soin chez 12 habitants de Verzegnis pris au hasard parmi ceux dont les familles demeuraient dans la commune depuis plusieurs générations, était brachicéphale. Aucun crâne n’était dolichocéphale, deux seulement sur 12 étaient mésocéphales, tous les autres étaient ou subbrachicéphales ou brachicéphales, et un était ultrabrachicéphale (indice céphalique : 93,4)..

La capacité du crâne était, chez 5 sur 12, inférieure à la moyenne,

La forme de la face était l’orthognalisme, caractère propre aux races élevées ; mais la longueur de la face l’emportait beaucoup sur celle du front, qui était bas et rétréci, caractère des types moins parfaits. Si on ajoute que l’angle facial est peu ouvert chez la majorité des sujets, on en arrive à conclure qu’à Verzegnis le type prédominant du crâne et de la face ne se rapproche certes pas des formes les plus parfaites de notre race.

Notons ensuite que les mariages (naturels, sinon officiels) se font, de temps immémorial, entre personnes appartenant à la même fraction de la commune, et entre les parents du 3e ou 4e degré.

Presque tous les habitants savent lire ; mais, pour la plupart l’instruction se borne là, et l’éducation est à peu près nulle. En outre, et comme conséquence forcée, les fausses croyances religieuses y sont fortement enracinées. L’isolement géographique du pays est pour beaucoup dans ces arrêts du développement intellectuel el social, mais il faut aussi faire entrer en ligne de compte l’influence du clergé qui entretient les superstitions religieuses, ou au moins ne fait rien pour les amoindrir.

Donc : prédominance des affections nerveuses, type crânien annonçant une infériorité de race, consanguinité invétérée, ignorance et crédulité, telles sont les circonstances qui préparaient de longue main l’épidémie actuelle. Une autre circonstance non moins efficace s’y était jointe quelques mois auparavant.

En effet, en novembre 1877, un missionnaire jésuite vint à Verzegnis, et pendant huit jours ce fut une succession non interrompue de cérémonies religieuses en grande pompe, comme les emploient les jésuites, pour mieux frapper l’imagination, outre des prédications, des méditations, des instructions, qui occupaient toute la matinée.

Tous les esprits étaient donc plus ou moins frappés et exaltés par ces pratiques; on se pressait en foule aux sacrements, et surtout à la confession, qui avaient pour objet l’acquisition d’indulgences pour le rachat des peines de l’enfer, qu’on dépeignait sous les couleurs les plus vives.

Le terrain était donc bien préparé lorsqu’éclata le premier cas de l’épidémie de Verzegnis.

C’est deux mois après la prédication que débute l’épidémie, au commencement de janvier 1878, dans la personne de Margherila Vidusson de Chiaicis. Celle fille, âgée de vingt-six [p. 974, colonne 1] ans, avait la peau blanche et fine, les traits délicats, l’air langoureux ; depuis huit ans, elle avait des symptômes hystériques : boule, gastralgie intercurrente, appétit capricieux, mélancolie, plaintes sans motifs. Ces troubles, que présentaient d’ailleurs plusieurs autres de ses compagnes du même âge, étaient regardés comme une maladie de nerfs simple et curable. Au commencement de janvier 1878, Marguerite présenta en outre des convulsions survenant par accès. Ces accès de convulsions Ioniques et cloniques, accompagnées de lamentations et de cris, se répétèrent avec une fréquence, une intensité, une durée variables : certains jours, elle en eut dix ou douze, courts et bien distincts ; d’autres jours, ils duraient toute la journée el toute la nuit, par alternatives de rémissions et d’exaspérations. La plus grande intensité du mal coïncidait avec l’époque cataméniale.

Le traitement d’abord employé se composa de moyens plus ou moins opportuns et empiriques, mais purement physiques : grands bains tièdes, onctions de tout le corps avec de l’huile, etc. ; pendant trois mois, on n’eut recours à aucune pratique religieuse contre le mal. Pendant tout ce temps, des accès se manifestèrent à la maison ou à l’église, provoqués, à ce qu’il paraît, par le son des cloches. Mais, peu à peu, on dit dans le pays que le mal de Marguerite ne pou rail être un mal ordinaire; que quelque chose d’extraordinaire, de surnaturel devait l’avoir causé el l’entretenait. On se rappelait des faits analogues passant pour des obsessions diaboliques et pour des effets de sorcellerie, et bientôt tout le pays fut convaincu que la jeune Vidusson avait été ensorcelée et était obsédée. A la vérité, on ne désignait personne comme sorcier, et à Verzegnis on ne connaissait personne qui eut cette réputation ; mais ce pouvait être un inconnu, un étranger rencontré sur la route, ou bien le mal avait été reçu à distance, que sais-je ? Les interprétations sont infinies, quand on lâche la bride à l’imagination.

Le premier dimanche de mai étant arrivé, la pauvre fille fut conduite au pardon de Clauzetto, lieu de pèlerinage célèbre dans la contrée, et dut y subir l’exorcisme, ce qui était en parfaite harmonie avec le nouveau diagnostic. La cérémonie fut approuvée par les prêtres de la localité, mais lorsque la malade fut revenue chez elle, son état s’aggrava, l’obsession s’accentua dans les accès et la forme devint plus dramatique. Les gémissements se changèrent en interjections, imprécations, en paroles de colère, de rage, en blasphèmes ; aux convulsions automatiques se joignirent des actes violents contre elle-même, contre les personnes et les objets à sa portée ; l’esprit, excité et égaré par la conviction qu’elle était possédée du démon, donnait naissance à d’étranges discours qui s’échappaient sans interruption. La malade n’en avait pas souvenir dans l’intervalle des accès, et sa volonté ne pouvait y mettre fin.

C’est alors que le son des cloches provoqua surtout les accès, que la visite d’un prêtre, la vue ou le toucher des objets sacrés, l’entrée dans une église, etc., l’excitaient de la manière la plus marquée.

Vidusson fut la première, et pendant sept mois entiers, l’unique malade à accès convulsifs et bruyants dans la commune [p. 974, colonne 2]  de Verzegnis ; pendant tout ce temps, quelques rares personnes, et encore moins des jeunes filles, furent présentes à ses attaques ; le mal et le spectacle du mal se passèrent pour ainsi dire en famille.

Mais, au bout de sept mois, c’est-à-dire en juillet 1878, une autre hystérique, puis bientôt une seconde et une troisième, furent prises de la forme convulsive et bruyante. Alors la chose devint publique et fit du bruit, des environs vinrent une foule de curieux pour voir les possédées; on institua bien vile des exorcismes à domicile, el en quelques semaines l’épidémie atteignit son maximum à Chiaicis et à Villa. L’évêque envoya alors sur les lieux une commission composée de deux prêtres qui visitèrent les malades chacune en particulier, el, d’après le désir manifesté par la commission, l’évêque envoya au curé de Villa une lettre contenant des instructions pour pratiquer les exorcismes suivant le rituel ecclésiastique ; il ajoutait toutefois, sous forme de conseil, qu’on pouvait engager le syndic à ordonner une visite médicale, pour avoir confidentiellement une relation sur les phénomènes présentés par les malades : ceci toutefois n’eut pas lieu.

Sur ces entrefaites, on célébra encore une messe solennelle votive dans l’église paroissiale de Verzegnis, à laquelle on fit assister toutes les malades ; à partir de ce jour, une nouvelle exacerbation dans le nombre des malades el dans l’intensité des accès montra bien le caractère épidémique de l’affection.

C’est alors que le préfet d’Udine chargea MM. Franzolini et Chiap d’étudier le mal sur place el d’indiquer les mesures à prendre pour l’arrêter.

Les malades furent au nombre de 18, dont 4 appartenaient à Villa, et les autres à Chiaicis. Peut-être y en eut-il davantage, car ce n’est qu’avec la plus grande répugnance que les familles des malades les laissaient voir par les médecins, jugeant la chose parfaitement inutile.

Les patientes visitées étaient toutes nubiles : une était veuve, deux mariées depuis quelques années, el une d’entre elles stérile ; elles avaient de dix-sept à vingt-six ans, une en avait quarante-cinq, une autre cinquante-cinq et une troisième soixante-trois.

A ce moment était malade dans le même pays, et passait pour possédé, un jeune homme de Chiaicis, pâle, à peau fine, à traits délicats, et qui avait servi cinq ans dans les carabiniers. Mais on reconnut que c’était un hystéro-épileptique avec phases cataleptiques et accès très violents.

Voici quels ont été les caractères généraux de l’épidémie. Chez toutes les malades, sans exception, on avait observé des phénomènes d’hystérie, dans leur forme la plus simple, c’est-à-dire sans convulsions et sans aberration mentale ; boule hystérique chez toutes, clou chez quelques autres ; hyperesthésie générale ou spéciale, et plus fréquemment de l’ouïe; parésie transitoire du mouvement et du sentiment ; chez toutes, lésions de la sphère affective, manifestées par les émotions faciles, les pleurs, pour des causes légères ou même sans motif.

L’apparition de ces phénomènes avait précédé d’un, de [p. 975, colonne 2] deux, de cinq et même de dix ans, l’évolution de la forme morbide ; et, dans quelques cas, certains d’entre eux se substituèrent les uns aux autres ; ainsi, avec l’apparition des symptômes de délire el les cris, coïncidait la cessation des signes morbides qu’on pouvait rapporter à des lésions de la sphère sensitive, comme les douleurs vagues, les points névralgiques, etc.

A un moment donné de celte forme simple de l’hystérie, apparurent de nouveaux phénomènes pouvant passer pour une forme plus grave des symptômes préexistants : boule hystérique, sensation incommode d’un corps qui chemine du ventre à la gorge el s’y arrête, sentiment de suffocation ou de piqûre et de cuisson, qui arrachaient des cris de rythme et de timbre variés cl par accès.

De cette période de cris, les patientes tombaient dans une espèce d’affaissement, pendant lequel la connaissance était en quelque sorte abolie et la parole plus ou moins difficile et à la fin impossible ; ou bien l’accès se continuait avec une espèce d’éréthisme mental dans lequel, sans en avoir conscience, les malades tenaient des discours sans fin ayant tous les caractères du délire maniaque, ou, dans quelques cas, par la nature des idées, du délire démonomaniaque. Elles parlaient à la troisième personne el comme si elles étaient des hommes, faisant nettement comprendre que ce n’était pas elles qui parlaient ; mais une autre personne spirituelle, un démon qui, à l’aide de leurs organes, exprimait ce qu’on entendait sortir de leurs bouches et exécutait ce qu’elles faisaient. Leur demandait-on, par exemple, qui elles étaient, elles déclinaient non pas leur nom, mais un nom d’homme et étranger, qui tenait plus de l’épithète que du nom et qui était celui du démon qui les possédait, ajoutant que celui-ci se trouvait dans leur corps depuis des mois, des années, etc., mais qu’auparavant il habitait celui d’une personne de tel ou tel autre pays, plus ou moins éloigné.

Quelques-unes, dans ces accès, se disaient prophétesses ou devineresses et capables de résoudre toute question par les présages, ou de prédire toutes sortes d’événements ; et plus elles étaient excitées par la curiosité ou la crédulité de ceux qui les interrogeaient, plus elles se montraient ardentes à prédire el à mentir avec impudence.

Les blasphèmes, les imprécations, l’abolition des idées affectives, mais non l’érotisme, se manifestaient dans les accès, à l’apogée desquels les patientes parlaient, quoique mal, la langue italienne, plutôt que leur dialecte du Frioul ; et des témoins, ignorants, il est vrai, assuraient que quelques-unes d’entre elles parlaient en français et en latin. Cela est douteux, mais il est probable que les malades, surexcitées, forgeaient des mots étranges, motivés par le dérèglement de leurs pensées. Le chapelain de Chiaicis affirmait même que toutes paraissaient comprendre le latin, parce que, dans leurs apostrophes et leurs blasphèmes, elles continuaient le sens de la phrase des versets latins qu’il leur lisait. Mais, sans nier le fait, on peut admettre que la surexcitation de leur esprit éveillait en elles le souvenir de leur éducation religieuse antérieure, ce qui parait la manière la plus simple d’expliquer le phénomène. [p. 976, colonne 1]

Après l’accès, quelques malades restaient pendant des heures somnolentes et épuisées, — surtout celles dont les accès étaient les moins bruyants ; — d’autres se trouvaient en état naturel d’énergie physique et reprenaient leurs travaux ordinaires comme si elles étaient en bonne santé. Cependant, chez celles-ci en particulier, persistait un certain éréthisme mental révélé par une loquacité, une fatuité, une hardiesse qui contrastaient avec la timidité excessive que montrent d’ordinaire les filles des montagnes devant les personnes des villes ; en outre, elles étaient prises d’un rire mal contenu et non justifié pour répondre aux questions qu’on leur adressait sur leur mal. Elles protestaient qu’elles ne se rappelaient rien de ce qu’elles faisaient dans le fort de leurs accès, convaincues qu’elles n’étaient pas malades, mais vraiment possédées.

L’attaque était provoquée dans la majorité des cas par le bruit des cloches, el d’autres prétendaient que les sons des bronzes sacrés agissaient comme exorcisme naturel des esprits malins de l’air ; d’autres assuraient que la consécration de l’hostie, qui est annoncée par la sonnerie des cloches, était la véritable cause déterminante de leurs attaques. Dans un cas comme dans l’autre, le démon ou les démons qui demeuraient dans leur corps, et dont la présence était révélée par la sensation de boule qui monte et descend en tournant sur elle-même du ventre à la gorge, ou par celle d’une distension douloureuse des viscères, — ces démons, agités et rendus furieux par l’accomplissement des divins mystères, redoublaient les tourments dus à leur présence habituelle et déterminaient les attaques de cette manière. C’est pourquoi, arrivées tranquillement à l’église, elles étaient prises, dès que le prêtre montait à l’autel ; ou bien, en y restant, elles étaient, sans exception, saisies des accès les plus violents.

Chez toutes les malades, d’après leur dire et celui des personnes de leur famille, la maladie s’aggravait à la suite des cérémonies religieuses. Ainsi, par exemple, toutes celles qui assistèrent au pardon de Clauzetto retournèrent chez elles dans un étal plus grave; et, quand plus tard on dit une messe votive afin d’obtenir la cessation du mal, l’église devint un véritable pandemonium.

Néanmoins, chez quelques-unes, alors que l’accès était à son summum d’intensité, le contact d’une relique sacrée sur le cou ou la poitrine, pratiqué par un prêtre, suffisait pour arrêter immédiatement l’accès. C’est évidemment un exemple de l’effet palliatif d’un remède moral.

La durée des accès est assez variable ; courts dans la majorité des cas, ils durent quelquefois plusieurs heures, et même toute la nuit, et la répétition des accès arrive avec la plus grande régularité. Durée et invasion sont annoncées d’avance par les malades.

La comparaison entre l’épidémie de Morzines et celle de Verzegnis montre la plus grande analogie entre les deux. Mêmes conditions topographiques, hygiéniques, morales et sociales, sauf que celles de Morzines étaient plus mauvaises que celles de Verzegnis. A Morzines, comme dans ce dernier pays, peu de personnes sont exemptes de gastralgie, [p. 976, colonne 2]d’entéralgie ; viennent après les rhumatismes, les névralgies ; l’anémie et la chlorose ne sont point rares ; l’hystérie est très commune ; l’aliénation fréquente ; les mariages consanguins nombreux ; la crédulité, le fanatisme, la soif du merveilleux, sont les traits caractéristiques de l’esprit des habitants des deux pays.

La seule différence qu’il y ait eu entre les deux épidémies, consiste dans la forme des accès ; à Morzines, les maladies étaient plus nettement convulsionnaires, et à Verzegnis plus spécialement délirantes. Cependant le délire était identique dans les deux cas, et on peut ajouter que chez deux malades transportées à l’hôpital d’Udine par l’intimidation à laquelle on les soumit et par le changement de milieu, la forme délirante fit place à la forme convulsionnaire des accès.

Les faits d’hystéro-démonopathie de Morzines débutèrent en mars 1857. Deux filles assez pieuses, d’intelligence précoce, pâles, maigres, furent les premières atteintes. De mars à novembre, c’est-à-dire dans l’espace de 7 à 8 mois, on constata vingt-sept cas, la plus grande partie chez des filles de 10 à 15 ans. Après cette époque, aucun âge ne fut respecté, et le nombre total des personnes atteintes s’éleva à cent vingt. A Verzegnis, il n’y eut en tout que dix-neuf malades, mais il faut tenir compte qu’à Morzines l’épidémie dura plus de cinq ans et ne se termina qu’en 1862 ; qu’on ne prit de mesures efficaces qu’après la visite du docteur Constans, en juin 1861 ; tandis qu’à Verzegnis, l’épidémie, dans sa forme complète d’hystéro-démonopathie, ne date encore que d’un an.

A Morzines, comme à Verzegnis, les prodromes de l’épidémie furent toujours les symptômes habituels de l’hystérisme, et en outre « des maux d’estomac, une grande répugnance pour le travail, pour la prière et pour se rendre à l’église ; toutes les malades éprouvèrent la sensation d’un corps qui, s’agitant dans leur estomac, remontait à la gorge et les étouffait, les étranglait : pour elles, c’était un ou plusieurs diables (3). »

Une analogie curieuse, c’est que les malades parlaient comme si elles étaient une autre personne, et dans une autre langue plutôt que leur dialecte ; qu’il n’y eut aucun indice d’érotisme dans les accès, bien que le fait contraire soit commun dans les cas analogues ; il ne fut jamais question non plus d’incube ni de succube, ni de scènes du Sabbat.

A Morzines, plus explicitement et plus généralement qu’à Verzegnis, on attribua le développement du mal à un regard, un contact, un maléfice d’un individu accusé de sorcellerie.

A Morzines aussi, on eut recours dès le début aux exorcismes, dont on relira quelque avantage dans les cas isolés et particuliers. Mais le plus souvent ils furent nuisibles et plus spécialement quand ils eurent lieu publiquement. On lit à la page 36 du livre de Constans :

« Au jour convenu, toute la commune étant réunie dans l’église, on commence la cérémonie ; mais aussitôt un affreux bouleversement se produit, on ne voit plus que convulsions [p. 977, colonne 1] sur tous les points ; on n’entend plus que des cris, des jurements, des coups frappés sur les bancs, des invectives et des menaces adressées aux exorcistes.

« A en juger par ce que disent les témoins, ce fut une véritable répétition des scènes de Sainte-Croix de Loudun ; mais, comme on n’avait pas les mêmes moyens à sa disposition, il fallut renoncer à ces grandes solennités, dont on avait tant espéré, et revenir aux exorcismes individuels, qui furent continués pendant un an ou dix-huit mois, jusqu’au moment où l’autorité civile les défendit à son tour.

« A partir de ces essais d’exorcismes généraux, la maladie fil de rapides progrès, et le nombre des malades alla chaque jour en augmentant dans une proportion jusque-là inconnue. »

La description des accès, dans leur partie plus caractéristique et originale, c’est-à-dire au point de vue mental ou de délire d’obsession, est tellement identique dans le livre de Constans et dans celui de Franzolini, que l’une paraît la traduction de l’autre. Mais, comme le médecin italien déclare n’avoir connu le travail de Constans qu’après avoir rédigé le sien, il faut le croire sur parole et ne conserver aucun doute sur l’authenticité de sa relation.

Les moyens à employer pour mettre fin à l’épidémie devaient évidemment avoir pour but d’en faire disparaître les causes et d’en neutraliser les effets.

Il fallait dès lors s’opposer à la trop grande fréquence des mariages consanguins, remédier à l’isolement naturel du pays en augmentant les voies de communication, diriger une thérapeutique appropriée contre l’éréthisme nerveux : ferrugineux, bromures, antispasmodiques. L’émétique a été préconisé contre l’hystéro-démonopathie, surtout parce qu’il agit sur l’imagination des malades, qui se figurent que les démons sont expulsés par les vomissements. Il fallait aussi soigner le moral, instruire la population de la nature véritable du mal, relever la force de volonté des malades el de leur entourage, combattre la crédulité, etc.

Quant aux causes qui entretenaient l’épidémie dans toute sa vigueur, elles étaient de nature telle, que les agents de l’autorité seuls pouvaient y remédier.

Contre l’ignorance et les croyances superstitieuses, il fallait mettre cette population en rapport, en contact avec des personnes plus civilisées, plus instruites, veiller à ce que les prêtres de la localité ne passassent pas, dans leurs prédications, de la religion au fanatisme, des pratiques pieuses à la démence ascétique. Ceci peut s’appliquer surtout au père jésuite qui dirigea les exercices spirituels à Verzegnis, en novembre 1.877. Il est certain que l’appareil scénique employé par les missionnaires dans leurs prédications doit produire l’effet le plus funeste sur des esprits crédules, car leurs arguments sont tirés du terrorisme et non de la charité ; cette cause n’a pas été évidemment la seule qui ail provoqué l’épidémie, mais elle a été l’une des plus puissantes.

Avant tout, il faut absolument éviter dans le traitement d’avoir recours aux exorcismes, quels qu’ils soient, l’intervention des prêtres étant reconnue nuisible par tous les aliénistes ; il faut également, pour le même motif, éviter les [p. 977, colonne 2] pèlerinages. Toutes ces pratiques n’ont d’autre résultat que d’exciter les malades et d’entretenir en elles les idées fausses sur lesquelles elles se fondent pour s’expliquer leur mal.

La nécessité que l’autorité s’oppose par la force à l’intervention des prêtres dans l’épidémie actuelle est démontrée par ce fait, que l’évidence du préjudice causé ne peut rien contre la crédulité obstinée du vulgaire. Les malades de Verzegnis out vu leur état s’aggraver — elles l’avouaient elles-mêmes — après la messe votive, après les exorcismes, après les pèlerinages à Clauzetto, et, néanmoins, elles recherchaient encore les prêtres, et même l’évêque, avec une insistance marquée, et avaient le plus vif désir de retourner en grande pompe à Clauzetto.

Enfin il faudrait imposer l’isolement des malades et leur dispersion dans les pays voisins, empêcher que les malades se donnent en spectacle el, à la rigueur, employer la force pour l’obtenir, comme à Morzines, en mettant un carabinier de faction à chaque porte. Pour imprimer une crainte salutaire aux patientes, il serait bon de faire transporter quelques-unes des plus malades à l’hôpital d’Udine, afin de convaincre ainsi le pays que l’autorité est décidément résolue à vaincre le mal.

C’est dans ce sens que Franzolini exposa les conclusions de son rapport au gouvernement sur l’épidémie actuelle.

Tous ces moyens furent mis en œuvre. Les personnes les plus éclairées du pays s’efforcèrent de faire comprendre à leurs compatriotes que les prétendues possédées n’étaient que des malades; on intimida celles-ci en faisant transporter deux de leurs compagnes à l’hôpital d’Udine, d’autres dans les villages voisins, et en faisant occuper la commune par les carabiniers royaux : un médecin d’une ville voisine dut faire trois visites par semaine à Verzegnis. L’épidémie s’arrêta, et les malades eurent des accès moins fréquents et moins violents. Mais l’hôpital d’Udine ayant été évacué, les malades revinrent à Verzegnis, et leur état, qui s’était fort amélioré, s’aggrava de nouveau. D’autres personnes furent atteintes de l’épidémie, et Franzolini pense même que certaines des premières, qui passaient pour guéries, ne l’étaient pas, mais que leurs familles dissimulaient leurs accès, ce qui est fort possible.

Quoi qu’il en soit, dans un second rapport au gouvernement, Franzolini demande que les mesures qu’il a proposées soient appliquées dans toute leur rigueur ; qu’on envoie à demeure un médecin à Verzegnis, pour mieux étudier le caractère de l’épidémie et pouvoir y remédier plus à propos, et qu’on interne à l’hôpital d’Udine, une à une, les malades reconnues atteintes des accès caractéristiques.

Franzolini nous promet, en terminant, de nous faire con-naître les phases ultérieures de l’épidémie et son extinction définitive, qui, dit-il, ne se fera guère attendre, dès qu’on la voudra sérieusement et virilement.

Nous avons laissé de côté, à dessein, certains points de la relation du médecin italien qu’on ne peut guère analyser, mais que nous devons signaler à l’attention de ceux que la question peul intéresser.

Deux malades, les plus gravement atteintes de l’épidémie, [p. 978, colonne 1] ont été étudiées avec la plus grande minutie. On trouvera sur elles les détails les plus circonstanciés el les plus exacts sur la crâniométrie, l’examen des yeux (à l’ophthalmoscope), l’examen du cœur et des artères (au sphygmographe), des organes splanchniques, de la sécrétion urinaire, de la température, de la force musculaire (au dynamomètre), des divers genres de la sensibilité cutanée sur les différents points du corps, des fonctions de la vie végétative, des facultés mentales el des organes des sens spéciaux.

L’analyse des phénomènes de Ioule espèce observés sur ces malades prouve en faveur de la nature hystérique de l’épidémie.

Franzolini donne encore, dans une courte note, de curieux détails sur une petite épidémie d’hystéro-catalepsie démonopathique, observée dans l’hospice des Enfants-Trouvés à Palerme, par le docteur Tommaso La Vresca, il y a quelques années.

Ln beau jour, une fillette de quatorze ans, qui n’avait présenté jusqu’alors aucun signe d’affection spéciale, sauf quelques irrégularités dans les fonctions menstruelles, fut prise de convulsions violentes, elle était pâle, roulait les yeux et paraissait privée de connaissance. On envoya chercher en toute hâte le docteur La Vresca, qui trouva la malade à genoux, dans la pose d’une suppliante, les bras étendus et les mains jointes, la physionomie sereine, les yeux fixés au ciel et remplis de larmes.

L’aspersion d’eau sur la face, l’inhalation de liqueur d’Hoffmann ne purent faire quitter à la fillette sa pose tout artistique, dans laquelle elle resta un certain temps. Le lendemain, elle était abattue moralement et physiquement, mais exempte de tout trouble ; elle attendait les règles qui étaient de quelques jours en retard.

Le lendemain, une autre, et les jours suivants, deux ou trois par jour, furent prises des mêmes phénomènes, sauf des variations dans la pose finale, quelques-unes prenant des attitudes d’animaux.

Bientôt les pensionnaires passèrent pour être prises de phénomènes surnaturels, dus précisément à l’intervention diabolique.

Le nombre des victimes se multipliant de jour en jour et le mal atteignant même les plus petites des pensionnaires, les administrateurs de l’établissement provoquèrent une enquête et une consultation médicale, d’où il résulta qu’on résolut d’agir sur les malades par une intimidation énergique.

En conséquence, on réunit toutes les enfants, malades ou non, et on les avertit solennellement que, si l’une d’elles avait encore des convulsions, on la jetterait immédiatement dans un bain très froid (on était au milieu d’un hiver très rude), et que si les convulsions recommençaient, on appliquerait à celle qui en serait prise un bouton de feu derrière les oreilles.

Depuis cette menace, exprimée avec une autorité et un sérieux qui ne laissaient aucun doute sur son exécution le cas échéant, on n’entendit plus parler de convulsions, et le phénomène, qui avait pris les proportions d’une épidémie ou plutôt d’une endémie de famille, fut arrêté pour toujours. [p. 97, colonne 2]

Ce fait, qui est un exemple magnifique d’hystéro catalepsie démonopathique, rendu épidémique par imitation et guéri par intimidation, nous parait des plus intéressants.

L.-H. PETIT.

Notes

(1) L’epidemia di istero-demonopatie in Verzegnis, Reggio nell’Emilia, 1879, in-8°, 112 pages.

(2) Verzegnis est un pays de 1800 habitants, composé de quatre parties : Chiaulis, Villa, Chiaicis et Intissans. Depuis 1871, la population est stationnaire.

(3) Constans, Relation sur une épidémie d’hystéro-démonopathie en 1861, 2e édition, 1863, p. 32. [en ligne sur notre site]

 

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