Jules Séglas. Un cas de vésanie combiné. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), quarante-sixième année, septième série, tome septième, 1888,  pp. 22-39.

Jules Séglas. Un cas de vésanie combiné. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), quarante-sixième année, septième série, tome septième, 1888,  pp. 22-39.

 

Louis Jules-Ernest Séglas (1856-1939). Médecin psychiatre à l’origine de nombreux travaux et auteur lui-même. Il sera le principal contributeur à l’élaboration du  concept du « délire des négation » initié par Jules Cotard.. Il étudia plus particulièrement la nosographie des délires mais aussi des hallucinations et plus généralement des psychoses.
Quelques publications :
—  (avec Logre). Délire imaginatif de grandeur avec appoint interprétatif. Paris, « L’Encéphale », (Paris), I, 1911, p 6.
—  Des troubles du langage chez les aliénés. Paris, J. Rueff et Cie, 1892. 1 vol. in-8°.
—  Le délire des négations. Séméiologie et diagnostic. Paris, G. Masson et Gauthier-Villard et fils, 1896. 1 vol. in-8°.
—  Leçons cliniques sur les maladies mentales et nerveuses (Salpêtrière 1887-1894). Recueillies et publiées par le Dr. Henry Meige. Paris, Asselin et Houzeau, 1895. 1 vol. in-8°.
—  Note sur un cas de mélancolie anxieuse. Archives de Neurologie, n°22, 1884. Paris, Aux bureaux du Progrès médical et V.-A. Delahaye et Lecrosnier, 1884. 1 vol. in-8°.
—  L’hallucination dans ses rapports avec la fonction du langage ; — les hallucinations psycho-motrices. Extrait du « Progrès médical », (Paris), tome 2, 1888, pp. 124-126, 137-139. [en ligne sur notre site]
—  Sémiologie et pathogénie des idées de négation. Les altérations de la personnalité dans les délires mélancoliques. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), 7e série, T. X, 47e année, 1889, pp. 5-26. [en ligne sur notre site]
—  Hystérie. — Hystérie. — Confusion mentale et amnésie continu. — Anesthésie généralisée. — Expérience de Strümpell. Extrait « Des procès-verbaux, mémoires et discussions du Congrès des Médecins Aliénistes et Neurologistes de France et des Pays de langue française, Cinquième session, Clermont-Ferrand du 6 août au 11 août 1894 »n (Paris), G. Masson, 1895, pp. 77-90.  [en ligne sur notre site]
— Sur les phénomènes dits hallucinations psychiques. Extrait des « Annales des sciences psychiques », (Paris), onzième année, 1901, pp 270-277. [en ligne sur notre site]
—  Notes sur l’évolution des hallucinations. Journal de Psychologie, 10 eme anée, n°3, 1913. Paris, Félix Alcan, 1913. 1 vol. in-8°.
—  Une amoureuse des prêtres. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologiques », (Paris), XIXe année, 1922, pp. 720-732. [en ligne sur notre site]
—  Pathogénie et physiologie pathologique de l’hallucination de l’ouïe. Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des Pays de langue française, septembre. Session de Nancy 1896-Nancy, Imprimerie A. Crépin-Leblond, 1896. 1 vol. in-8°.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 22]

UN CAS
VÉSANIE COMBINÉE
DÉLIRE DES PERSÉCUTIONS ET MÉLANCOLIE ANXIEUSE

Par M. le Dr SÉGLAS
Médecin adjoint de la Salpêtrière.

L’étude des maladies mentales n’est pas une chose aussi simple qu’on peut se le figurer au premier abord, et ce serait une erreur de croire que la lecture des livres dogmatiques ayant trait a la question peut donner sur le sujet des idées nettes et arret6es. Car en pratique, il est loin d’en être ainsi et les faits se présentent souvent sous une apparence de complexité qu’on n’eût guère pu soupçonner d’après des lectures purement folkloriques. C’est dans ces cas qu’on peut dire avec plus de raison que jamais qu’il n’y a pas de maladies, mais des malades. Par certains côtés l’affection semble rentrer dans une espèce nosologique plus ou moins déterminée, tandis que par d’autres, elle semble s’en éloigner et se rapprocher d’espèces plus ou moins voisines. L’individu aussi parait quelquefois présenter en même temps plusieurs espèces de délire. Ce fait avait déjà frappé les anciens observateurs, car Esquirol disait [p. 23] dans son Traité des maladies mentales(p. 80, t. ler), que les diverses formes de délire peuvent se compliquer pour former des composés binaires, ternaires, etc… Des observations de délires multiples, épileptique ou vésanique, etc… se rencontrent çà et à dans les auteurs (Delasiauve, Morel), mais sans que ce fait soit mis en relief. Plus récemment différents travaux sont venus prouver la coexistence possible chez le même individu de plusieurs délires d’origine différente (Lasègue, Garnier, Magnan, Kratft-Ebing, Dericq, Piehon) (1). Dans un autre travail, M. Ph. Rey a montré la fausseté de l’opinion qui soutenait l’antagonisme de la paralysie générale et de l’hystérie (2).

L’observation que nous allons rapporter est un fait du même genre, en ce sens que la malade présentait deux délires différents ; mais ici l’origine est la même, il n’y a à faire intervenir en rien les intoxications, les névroses convulsives, etc… C’est de deux vésanies pures (délire des persécutions et mélancolie anxieuse) qu’il s’agit : et d’un autre côté il nous semble y avoir entre elles plus qu’une coexistence, mais plutôt une combinaison.

Voici d’ailleurs l’observation de la malade :

Mme F…, agée de trente-sept ans.

Antécédents héréditaires (renseignements fournis par le frère de la malade). — Le père de Mme F… fait des excès de boisson depuis longtemps, se grisant quelquefois deux fois par jour, et actuellement il a « le cerveau affaibli par la boisson ». Rien à noter chez les autres membres de la famille. [p. 23]

Antécédents personnels. — ll n’y a de ce côté absolument rien de bien particulier. Signalons seulement une péritonite, il y a cinq ans, puis de la métrite avec ulcérations du col que l’on a cautérisées.

Le frère de Mme F… fait remonter le début de la maladie à douze ans environ. A cette époque, il remarqua que sa sœur, qui avait d’ailleurs été toujours d’un caractère froid, était devenue très sombre et très irritable, qu’elle se montrait jalouse de son mari et qu’elle disait s’ennuyer beaucoup. Il y a un an, dans une visite qu’elle lui fit à Paris, elle lui parla de ses ennemis, d’un photographe, d’ouvriers qui la regardaient de travers et payés pour la tuer. Elle négligeait complètement son ménage, surveillant seulement sa cuisine par crainte d’empoisonnement. A ce moment, elle demanda à son frère son assistance pour la défendre contre ses persécuteurs.

Huit jours avant son entrée à l’asile elle quitte subitement la ville qu’elle habitait et arrive a Paris pour fuir ses ennemis, elle se réfugie chez son frère. D’ailleurs, son mari doit rester seul pour être heureux. Au bout de quelques jours, elle en arrive à soupçonner son frère même, elle s’échappe de la maison pour aller demander protection aux sergents de ville, et tente en route de se précipiter dans le canal Saint-Martin. Le lendemain soir, en se couchant, elle prend un couteau de table qu’elle cache sous son oreiller, parce que les passants l’ont regardée de travers et l’ont suivie pour la tuer. — Au matin elle était plus calme, parlait d’aller consulter un médecin pour sa métrite et d’aller se soigner dans une maison de santé. Le soir elle redevient triste, s’échappe de la maison, achète elle-même de la charcuterie et va coucher dans un hôtel borgne. Dans la journée suivante, elle était toujours inquiète, demandant qu’on ne la laisse pas assassiner, et semblant très affectueuse pour son frère. Ce jour-là, voyant un déménageur tirer un couteau pour couper son pain, elle se figure qu’il veut la tuer et tente de se sauver ; puis en cherchant une clef dans un vêtement de son frère, elle y trouve un couteau, l’accuse de vouloir servir ses ennemis, s’échappe, court a un poste de police demander assistance et de la veut aller s’adresser au préfet de police. C’est alors que la famille, ne pouvant plus la surveiller, l’a placée.

État actuel : juillet 1883. — Mme F… est d’une taille assez élevée, d’un physique assez agréable, d’une conformation régulière : sa tenue est bonne, elle parait seulement un peu inquiète. [p. 24]

L’état général nous semble assez bon. L’examen des différents appareils organiques ne nous révèle absolument rien de particulier : et même du côté de l’utérus nous ne trouvons au toucher qu’un peu d’empâtement dans le cul-de-sac latéral droit ; le col est long, conique, non déplacé, un peu mou, mais sans ulcérations. La menstruation est régulière ; leucorrhée par intervalles. Ajoutons que nous ne trouvons chez notre malade  aucun stigmate de dégénérescence, ni physique ni psychique. L’interrogatoire pratiqué en vue de nous renseigner sur l’état des facultés intellectuelles est des plus difficiles par suite de la défiance de Mme F…, de sa dissimulation et même des mensonges par lesquels elle cherche à nous égarer sur la nature des idées qui la préoccupent. Ce n’est qu’au bout de plusieurs jours, quand nous avons gagné la confiance de la malade, que nous pouvons connaitre la nature et l’évolution des conceptions délirantes. Contrairement à son frère qui fait remonter le début de la maladie a une douzaine d’années, elle prétend que ce n’est que depuis cinq ans qu’elle a eu d’abord de l’ennui, des idées noires, des inquiétudes. Puis elle a découvert qu’elle avait des ennemis. On la regardait de travers, on lui disait des injures, on voulait la tuer, elle ne savait pourquoi, car elle n’a jamais fait de mal à personne. Plus tard elle a découvert que c’étaient les francs-maçons qui la persécutaient et que son ennemi principal était une femme d’une haute position, qui aimait son mari et voulait se débarrasser d’elle et de son fils. Pour cela, elle a mis à ses trousses toutes sortes d’agents ; elle en connait plusieurs : c’est ainsi que le médecin qui la soignait pour sa métrite « était payé par ses ennemis pour la blesser du côté de la matrice » ; un photographe qui demeurait à côté d’elle était aussi un agent. Sa famille a fait cause commune avec cette femme et la persécute aussi. Elle a voulu fuir et est venue à Paris ; mais ses ennemis continuent à la poursuivre par des sorts et veulent la tuer. C’est pour cela que, préférant mourir de suite, elle a tenté de se suicider. Quelques agents l’ont suivi depuis la ville qu’elle habitait jusqu’à Paris, car dans la cour de l’établissement elle en a reconnu un qui la regardait de travers et cherchait aussi à la reconnaitre pour la designer comme victime. Elle craint toujours qu’on ne l’empoisonne et ne se décide a prendre de la nourriture que sur la menace de la sonde. Les hallucinations de l’ouïe sont très intenses et très fréquentes : nous n’en constatons pas pour les autres sens. — Le sommeil est très irrégulier. [p. 25]

Août. —  L’état de la malade est le même, les conceptions délirantes sont très actives, les hallucinations de l’ouïe répétées. Elle a aussi des illusions de la vue, elle prétend avoir reconnu dans la maison cette femme qui la persécute et qui est la maitresse de son mari. C’est elle qui l’a fait séquestrée, en s’entendant avec nous et sa famille pour être plus libre ensuite et la faire disparaitre sans bruit. La nuit, elle a des cauchemars et rêve qu’on veut l’étrangler. Aussi elle se demande si elle ne ferait pas mieux de se suicider pour éviter les tortures de l’agonie qu’on lui fera subir. On a trouvé un jour dans sa poche des morceaux de verre qu’elle avait en réserve pour les avaler, au cas on ses ennemis voudraient prolonger son supplice. Dans les derniers jours du mois elle est plus calme, travaille un peu et dort beaucoup mieux ; elle reçoit avec plaisir la visite de son père, et est contente de recevoir une lettre que lui a écrite son fils. Cet état se prolonge pendant la plus grande partie du mois suivant.

22 septembre. — Depuis quelques jours la malade ne dort plus, elle a des cauchemars la nuit, des hallucinations de l’ouïe, on la menace, on va la tuer ; de la sensibilité générale, elle sent des personnes se glisser dans son lit pour la maltraiter ; de la vue, elle voit des assassins. Elle devient très anxieuse, presque panophobique, refuse de sortir de sa chambre, de prendre des aliments. Son fils est mort, dit-elle, et elle, ce sera son tour dans trois jours ; si elle échappe elle se suicidera, et dans ce but, elle cueille dans le jardin des baies de troëne pour s’empoisonner.

12 octobre. — La malade est toujours très hallucinée de de la vue, de la sensibilité génitale. Elle est toujours effrayée, anxieuse, cherche à s’isoler, pleure et gémit continuellement, Elle a essayé de se pendre avec une pensionnaire, mais s’est arrêtée parce qu’elle trouvait que cela faisait trop de mal.

24 octobre. — La nouvelle de l’arrivée de son mari augmente son anxiété ; elle s’isole plus encore, les hallucinations ne font que croitre en intensité, le sommeil fait complètement défaut.

27 octobre. — Elle a reçu la visite de son mari : elle ne s’y attendait pas quoiqu’il lui eut écrit il y a trois jours, parce que la lettre devait être fausse. Elle se demande dans quelle intention il est venu, peut-être pour lui faire du mal. L’anxiété continue, les hallucinations de la vue prédominent, elle voit toujours des assassins, surtout la nuit et depuis quelques jours.

29 octobre. — Elle veut s’en aller a toute force, parce qu’il faut qu’elle travaille et aille gagner sa vie. [p. 26]

1er novembre. — La malade a changé d’aspect depuis quelques jours, elle n’est plus anxieuse, les idées de persécution ont repris le dessus. Elle nous accuse d’être un des agents à sa poursuite et d’être payé pour cela par son mari ; une malade qui partage sa chambre est un espion que nous avons placé la pour la surveiller, elle la reconnaît et l’a déjà vue dans son pays, bien que l’autre malade n’y soit jamais allée. Elle nous accuse de l’avoir placée dans une chambre du rez-de-chaussée (mesure prise à cause de ses idées de suicide antérieures), pour pouvoir pénétrer chez elle plus facilement et lui faire du mal. Mais elle nous avertit de prendre garde, parce qu’un jour elle pourrait bien se venger sur nous.

Décembre. — Même état : prédominance d’idées de persécution et d’hallucinations de l’ouïe. Depuis très longtemps elle avait des hallucinations de l’ouïe (bruits indistincts, injures, menaces). Depuis quelque temps elles prédominent du côté gauche, lui disant qu’on la poursuivait, qu’on allait la tuer, etc… En même temps, elle entend dans l’oreille droite des voix consolantes qui lui disent de prendre courage. Ce sont des voix d’homme et quelquefois de femme ; elles se répondent et tiennent conversation. Les hallucinations droites, consolantes, sont moins nettes et plus lointaines ; aussi croit-elle surtout aux voix désagréables qui sont très nettes. Toutes ces voix ne sont pas des voix de personnes qu’elle a connues, mais leur timbre lui est familier et elle les distingue les unes des autres. Elle les entend le jour, mais surtout la nuit.

20 décembre. — Insomnie depuis quelques nuits ; hallucinations de la vue et de l’ouïe : toutes les personnes de sa famille qui sont mortes lui apparaissent et lui prédisent sa mort. La malade commence ii redevenir anxieuse.

26 décembre. — Elle ne veut pas manger, car elle veut mourir pour éviter le coup qui va la frapper. La voix de l’oreille gauche lui a annoncé qu’elle mourrait avant le 1er janvier ;

aussi elle en est convaincue et a demandé un prêtre. La voix de l’oreille droite ne lui a rien répondu, d’ailleurs elle préfère ne pas l’entendre et pour cela se bouche l’oreille droite. Si elle ne dort pas la nuit, c’est que la voix de l’oreille gauche lui dit : « Ne dormez pas, veillez, car on va vous assassiner. »

31 décembre. — L’anxiété est à son comble. Les voix gauches toujours prédominantes lui ont dit qu’elle mourrait avant la fin de l’année : elle a vu son frère, son mari et sa maitresse dans le jardin, ils venaient pour la tuer, ce sont des lâches ; [p. 27] elle voit du sang sur les murs, sou cercueil dans le jardin près d’une fosse creusée à l’avance ; elle entend le glas des cloches, la sonnerie de Saint-Paul, la trompette des morts toujours dans l’oreille gauche. L’expression de la physionomie, anxieuse, terrifiée, révèle bien l’intensité et l’horreur de ses hallucinations. L’insomnie est complète, et toute la nuit la malade, bien que n’étant pas seule, ne fait que tirer la sonnette de secours.

  1. 2 janvier. — Plus calme, elle dort depuis deux nuits. Elle dit qu’elle est morte, elle a été tuée d’un coup de poignard sous le sein gauche dans la nuit du 31 décembre. Elle ne sait pas qui lui a porté le coup fatal, car elle n’a vu que la main qui tenait le poignard. Ce n’est plus elle qui nous parle, mais une personne qui lui ressemble et que son âme habite. Le soir elle se dédouble et la vraie elle-même va coucher dans son cercueil au fond du jardin ; comme elle est morte, elle repose. Elle ne sait ce que devient l’autre.

3 janvier. — Même état : C’est la voix de sa mère, morte depuis déjà longtemps, qui le soir commande a son âme de la rejoindre dans le cercueil. Elle sent alors son âme quitter son corps et ne s’explique pas comment. Le matin elle se réveille tout étonnée de se trouver dans son lit.

14 janvier. — Depuis plusieurs jours, l’anxiété a disparu ainsi que les idées délirantes que nous venons de rapporter. Mais on revanche le délire des persécutions reprend la scène. Ses ennemis ont pénétré jusque dans l’établissement, elle en reconnait a chaque pas ; elle se méfie des employés et même des malades qui sont gagnés à la cause de ses persécuteurs, a la tête desquels est son mari : il est franc-maçon et l’a fait condamner par le tribunal secret, mais elle demande la justice au grand jour ; sinon elle réagira et tuera ses ennemis ; ou si elle ne peut y arriver, se tuera elle-même. Hallucinations de l’ouïe très intenses, surtout la nuit.

6 février. — Toujours persécutée, mais plus calme ; d’ailleurs les hallucinations ont diminué d’intensité.

Mars, avril. — Même état.

Mai. — Assez calme dans la première quinzaine du mois ; mais à la fin l’anxiété reparait ; hallucinations plus intenses, surtout de l’ouïe, menaçantes, les mêmes aux deux oreilles. Craintes d’empoisonnement ; on va la tuer, elle va mourir, mais sa mort détournera peut-être de la tête de son fils les malheurs qui le menacent.

Juin. — Même état d’anxiété. Une voix lui a révélé qu’elle [p. 28] était condamnée à mort. On a bien fait de la mettre dans une maison de santé, parce qu’ainsi sa disparition sera inaperçue, et comme il faut qu’elle disparaisse pour le bien des siens, on évitera aussi de cette façon le scandale d’une mort publique, qui rejaillirait sur sa famille. Comme Jésus-Christ qui s’est sacrifie pour l’humanité, elle doit se sacrifier pour le bien de sa famille.

Juillet. —L’anxiété fait de nouveau place au délire de persécution.

13 aout. — La malade redevient de nouveau très hallucinée et anxieuse.

28 aout. — De plus en plus anxieuse : elle ne tient que des propos incohérents dont on ne peut avoir l’explication. Le rouge, le bleu et les autres couleurs ont bien une signification ; mais ce sont les souris, les chats, le café et la ficelle rouge qui l’ont éclairée. Si on ne la tue pas, elle se tuera.

31 aout.  — La malade dont l’anxiété ne fait qu’augmenter, se demande ce qu’elle va devenir, maintenant qu’on enferme les souris, les femmes, et les chats, les hommes, dans une souricière, les catacombes. On pousse des cris pour les attirer et ce sont les jardiniers qui les enferment.

6 septembre. — Même état. Le soir, sa bonne l’ayant quittée un moment pour servir son diner, elle se sauve dans les jardins et on la trouve à demi étranglée avec son mouchoir.

8 septembre. —Toujours anxieuse. Hallucinations de l’ouïe et de la vue ; elle a peur de tout ; elle a dû commettre des crimes, elle est coupable, elle est la cause de bien des malheurs elle doit mourir.

10 septembre. — Même état. Elle est bien inquiète sur le sort de sa famille, en particulier de son mari qu’elle cherche partout, jusque derrière les tas d’ordures et les balais.

14 septembre. — L’anxiété disparait, mais les idées de persécution recommencent a se faire jour. La malade, toujours plus expansive dans les périodes d’anxiété, se montre de nouveau défiante, dissimulée et refuse de parler pour ne pas se compromettre : se remet a travailler.

30 septembre. — Prédominance des idées de persécution: assez calme ; travaille un peu.

Octobre. — Idées de persécution, hallucinations surtout de l’ouïe, sommeil irrégulier, continue à travailler.

Décembre. — L’idée de persécution systématisée occupe toujours le premier plan : la malade ne répond guère à nos [p. 29] questions, puisque « nous savons tout », dit-elle. La nuit, hallucinations de la sensibilité générale et du sens génital : on la bat, on la viole, le lendemain elle est brisée. Elle ne connait pas les gens qui se livrent sur elle a ces actes violents, mais ils sont de la même bande. Quant à son mari, maintenant qu’il a atteint son but et qu’il s’est débarrassé d’elle, il doit être marié avec cette femme, l’auteur de toutes ses misères. Les hallucinations de l’ouïe continuent toujours, presque incessantes et surtout dans l’oreille droite (qui, il y a quatre ans, a été le siège d’une otorrhée). Ces voix le plus souvent désagréables ne lui disent plus de sottises, mais des menaces, des ordres brefs, et même quelques phrases. D’autres, différentes de timbre, l’avertissent de prendre garde. Une force intérieure l’empêche quelquefois de faire ce que les voix commandent ; c’est son bon ange, il est muet. — Quand elle a une pensée, elle n’est pas plutôt arrivée à la fin de son idée qu’une voix la lui vole et la lui répète tout haut (dédoublement de la personnalité par écho de la pensée). Ce n’est pas une voix intérieure, ni celle des hallucinations habituelles de l’ouïe, mais une voix extérieure pas très nette, pas aussi distincte que les autres.

Notons enfin que la malade exprimant ses idées de persécution n’emploie jamais un vocabulaire spécial. Elle est profondément convaincue de la réalité de ses hallucinations et rien ne peut ébranler sa conviction dans la justesse de ses interprétations délirantes.

L’état de la malade reste absolument semblable jusqu’en mai 1885, époque on elle est reprise par sa famille et transférée.

Dans cette observation on voit que la maladie mentale présente dans sa symptomatologie et dans sa marche des faits assez complexes et parfois même contradictoires.

Si au premier abord on peut porter le diagnostic de délire de persécution, un examen plus attentif nous montre que dans certains intervalles plus on moins éloignés et pendant un temps plus ou moins durable, l’affection vésanique revêt une physionomie tout à fait différente et très comparable d celle qu’affecte d’ordinaire la mélancolie anxieuse. [p. 30]

Tout d’abord, le délire des persécutions est mis en évidence par la marche même du délire. Au début c’est une période d’ennui, d’inquiétude, puis apparaissent les idées de persécution se systématisant progressivement : la malade, pour désigner ses persécuteurs, se sert d’abord, comme c’est l’ordinaire, d’un terme indéfini, on ; puis elle s’en prend à une collectivité d’individus, les francs-maçons, puis enfin à certaines personnes qu’elle désigne. En même temps elle assigne une cause a toutes ces persécutions qui ne sont plus les misères vagues du début, mais ont un but déterminé, celui de la faire disparaitre. A un autre point de vue le délire à l’allure ordinaire du délire des persécutés : c’est une sorte de délire convergent, le malade étant le centre vers lequel se dirigent tous les efforts invisibles de ses ennemis. Ce subjectivisme morbide, cette autophilie (3) du persécuté est un fait trop connu aujourd’hui pour nous y attarder. Quant aux troubles sensoriels, nous avons vu qu’ils sont assez nombreux chez notre malade : ce sont d’abord des illusions de la vue et de l’ouïe, puis des hallucinations. Elles occupent le sens de la vue, la sensibilité générale, le sens génital et l’ouïe. Nous reviendrons plus loin sur les premières ; mais nous ferons remarquer ici que d’après la lecture de l’observation, à l’état ordinaire, quand notre malade se présente franchement comme une persécutée, ces hallucinations visuelles sont très peu intenses, si même elles existent ; celles de la sensibilité générale, du sens génital ne sont aussi qu’intermittentes, se présentant surtout la nuit ; celles qui prédominent sont incontestablement celles de l’ouïe. C’est encore là un fait ordinaire chez le persécuté ; mais il en est d’autres ayant trait aux caractères mêmes de ces hallucinations auditives et qui sont [p. 31] caractéristiques. Ces hallucinations de l’ouïe ont eu un développement progressif, identique et parallèle à celui du délire de persécutions dont elles constituent, en somme, la trame fondamentale (4). C’était d’abord des bruits, puis des injures, des menaces ou des ordres assez brefs, enfin les voix ont prononcé de véritables phrases. Plus tard il s’est présente un phénomène assez intéressant et sur lequel on a récemment attire l’attention (5), je veux parler du dédoublement des hallucinations auditives.

Pendant que les hallucinations de nature désagréable semblaient se localiser dans l’oreille gauche, la malade commençait a entendre dans l’oreille droite des voix différent d’intensité, de timbre, de caractère, qui venaient la consoler et soutenir son courage. Ces hallucinations de caractère consolant peuvent exister chez les persécutés en dehors du dédoublement des hallucinations : c’est même là un fait assez fréquent et sur lequel à notre avis on n’a pas assez attire l’attention, car, ainsi que le fait souvent remarquer M. J. Falret, il constitue un bon signe diagnostique des délires de persécution opposes à la mélancolie anxieuse. Et en particulier dans l’observation que nous venons de rapporter, il mérite d’être signalé. Notons encore un symptôme qui découle de l’hallucination auditive, c’est une sorte de dédoublement de la personnalité par écho de la pensée, qui marque toujours une étape avancée du délire et qui est des plus nets chez notre malade.

Enfin nous retrouverons chez Mme F… les réactions habituelles des persécutes ordinaires. C’est une femme méfiante, dissimulée, répondant aux questions qu’on Iui [p. 32] pose comme si elle avait peur de se compromettre, cherchant à nous égarer, ou bien ne donnant comme seule réponse que le « vous savez tout » ordinaire a cette sorte de malades.

Nous l’avons vue sous le coup de ses idées de persécution chercher à se dérober a ses ennemis par la fuite, alter demander du secours a son frère ; puis l’idée du suicide est venue la hanter pour se dérober à ses persécuteurs et en finir avec ses misères ; elle prépare ses aliments elle-même pour éviter un empoisonnement, elle s’adresse à la police pour demander assistance, allant du sergent de ville au commissaire et songeant à aller s’adresser au préfet lui-même, si elle n’eut été enfermée. Dans l’établissement enfin, à plusieurs reprises, elle a proféré contre ses ennemis des menaces de vengeance.

II importe aussi de signaler que notre malade, en tant que persécutée, présente bien le type des délirants partiels. En dehors de ses idées de persécution qui résistent à tout argument, elle raisonne fort bien : c’est une femme d’une éducation moyenne, mais très intelligente, et l’on ne remarque chez elle aucun indice d’un affaiblissement des facultés intellectuelles. Au point de vue affectif, elle nous parait peu expansive. Si elle aime son fils, elle ne reçoit son frère qu’avec méfiance ; quant à son mari, elle le regarde comme son ennemi le plus acharné. La plupart du temps, elle travaille à des ouvrages d’aiguille, souvent même avec beaucoup d’activité. Bien que le sommeil soit irrégulier, elle prend encore chaque nuit quelques heures de repos et sans agents hypnotiques.

Si l’on s’en tenait aux symptômes que nous venons de mettre en relief, on pourrait en conclure que notre malade est un cas type de délire de persécution. C’est un fait certain ; aussi n’avons-nous relevé en détail ces points particuliers que pour mieux faire ressortir le [p. 33] contraste qui existe entre cet état pour ainsi dire ordinaire de notre malade et d’autres intermittents, se présentant par accès, et dans lesquels l’aspect de la maladie change du tout au tout, au point de pouvoir faire hésiter sur le diagnostic.

Nous avons vu dans l’observation que plusieurs fois la malade était tombée dans des états anxieux plus ou moins intenses, plus ou moins prolongés. Quand ces phénomènes devaient se présenter, le sommeil disparaissait, la malade devenait plus inquiète, cessait de travailler, errait partout comme une âme en peine ou se cachait dans sa chambre. Les hallucinations augmentaient de fréquence et d’intensité ; mais alors elles nous semblaient occuper plus spécialement le sens de la vue ; elle voyait ses ennemis (au lieu de les reconnaitre dans certaines personnes), son mari, sa maîtresse supposée, ses parents morts, des assassins, du sang, des cercueils, sa fosse, etc…

Tout cela sans préjudice des hallucinations des autres sens. En même temps, fait à noter, les hallucinations consolantes de l’oreille droite ne se faisaient plus entendre, la malade n’avait plus de protecteurs ni d’amis. Abandonée de tous, elle devenait la proie d’un délire mélancolique moins systématisé, plus généralisé, parfois même absolument incohérent.

En outre, à l’inverse de ce qui se passait précédemment, la malade ne présente plus cette autophilie que nous avions signalée chez elle ; et le délire devient pour ainsi dire divergent. Loin d’être le centre vers lequel se dirigent tous les efforts de ses ennemis, c’est elle qui devient une cause de malheur pour les siens, elle est coupable, elle doit-disparaître, etc…

Dans une de ces périodes la malade a présenté des troubles de la personnalité, une sorte de dédoublement, mais bien différent du dédoublement inhérent à son [p. 34] délire de persécution et dont nous avons signalé les caractères spéciaux. Outre qu’ici, ces lésions de la personnalité se sont présentées à l’état aigu, subitement, pour être transitoires, leur origine n’est pas non plus aussi exclusivement sensorielle que dans l’autre cas.

De plus elles se distinguent par la nature des idées qui s’y rattachent (son âme quitte son corps, il y a deux elles-mêmes, une vraie, qui est morte, une fausse existe à son image…). Ce ne sont pas les idées que l’on rencontre chez les persécutés dont les organes, toujours attaqués, l’existence toujours menacée insistent quand même, malgré l’intensité des influences destinées à les détruire. Chez notre malade, par exemple, en tant que persécutée, l’utérus qui a souffert des manœuvres d’un médecin, agent des persécuteurs, a toujours résisté. Ce dédoublement de la personnalité au contraire, avec les ides qui s’y rapportent, se rapproche beaucoup de ce qu’on observe dans certains cas de mélancolie, surtout à forme anxieuse. C’est même alors un trait assez caractéristique de la maladie pour que, si elle se prolonge et devient chronique, les mêmes ides de destruction, de non-existence persistant, on puisse avoir affaire à une forme psychopathique particulière, décrite en France par M. Cotard sous le nom de délire de négations (6). Bien que ce ne soit pas ici le cas, puisque ces ph6nom6nes ont été transitoires, il n’est pas inutile à notre avis de faire ce rapprochement.

Sous l’influence de ces accès, l’attitude de notre malade change complètement. Tout chez elle exprime l’anxiété, sa physionomie est anxieuse, parfois effrayée, presque panophobique, elle cherche à s’isoler bien qu’elle ait peur, on erre de tous de côtés ; elle se lamente, gémit et ne cesse dans ses paroxysmes de terreur de demander [p. 35] du secours. Loin d’être dissimulée, elle est plus expansive et fait volontiers part de ses craintes. En même temps, elle abandonne ses idées de vengeance. Tantôt elle se résigne, tantôt ne parle plus que de son suicide qui sera une conclusion à toutes les souffrances qu’elle endure, qui est nécessaire puisqu’elle fait le malheur des autres. Les sentiments affectifs se modifient aussi dans ces intervalles et, toujours aimante pour son fils, elle en arrive à s’intéresser à son mari, son persécuteur acharné Ce délire généralisé absorbe alors toute l’intelligence de la malade ; souvent incohérente, elle ne suit plus une conversation, elle ne travaille plus. — Enfin le sommeil disparait totalement et, la unit, tous les phénomènes morbides redoublent d’intensité. Cet état durait plus ou moins longtemps, en général de 4 a 6 semaines, se présentant sous forme d’accès, après lesquels la malade redevenait la persécutés dont nous avons fait l’analyse psychologique.

Le tableau suivant, résumant les traits principaux de chacun des états que nous venons d’examiner, mettra mieux en relief les différences qui les séparent :

Symptômes se rattachant au délire des persécutions. Symptômes se rattachant à la mélancolie anxieuse.
Marche continue et progressive du délire Apparition rapide : survient par accès.
. Systématisation progressive. Pas de systématisation incohérente.
Délire partiel, convergent Délire généralisé, divergent.
Troubles sensoriels divers : hallucinations de l’ouïe prédominantes, marche progressive, leur dédoublement, hallucinations consolantes, dédoublement de la personnalité par écho. Troubles sensoriels : hallucinations de la vue prédominantes ; leur apparition rapide : plus d’hallucinations consolantes ; dédoublement particulier de la personnalité avec idée spéciale de non-existence. [p. 36]
Réactions spéciales du persécuté : dissimulation, méfiance, fuite, idées de suicide, réclamation, menaces de vengeance. Réactions du mélancolique : anxiété, terreur, résignation, ides et tentatives de suicide.
Sentiments affectifs pervertis. Sentiments affectifs exagérés.
Sommeil irrégulier. Disparition totale du sommeil.
Possibilité de travailler. Impossibilité de travailler.

Quel est, en résumé, le diagnostic que nous devons porter sur cette affection assez complexe ? D’abord nous n’avons pas affaire ici a ces délires multiples, protéiformes, si fréquents dans les états dégénératifs. L’énumération des symptômes, l’examen de la marche lente et progressive du délire de persécution nous font écarter cette hypothèse, que l’absence de tout stigmate physique, intellectuel et moral de dégénérescence détruit tout à fait.

II ne s’agit pas non plus ici de la coexistence chez une persécuté d’un délire d’origine différente, faits dont on a rapports de nombreux exemples.

Dans ces cas le délire surajouté est le plus souvent d’origine toxique ou névrosique. Or notre malade a son entrée ne présentait aucun signe d’intoxication, notamment alcoolique, et pendant tout son séjour dans la maison, la surveillance constante dont elle fut l’objet fait écarter absolument cette idée que d’ailleurs les symptômes même de la maladie ne peuvent confirmer. D’un autre cote un examen approfondi, une observation rigoureuse ne nous ont décelé chez elle la trace d’aucune névrose convulsive, hystérie ou épilepsie.

II est bien évident que notre malade pr6sente tin délire des persécutions des plus nets. Or il n’est pas rare de voir survenir chez ces malades, par intervalles, [p. 37] des épisodes anxieux. En serait-ce un exemple que nous venons de rapporter ? nous ne le croyons pas. En effet, quand ces épisodes se présentent, c’est sous l’influence d’une recrudescence de certains symptômes, surtout l’augmentation de l’intensité et de la fréquence des hallucinations amenant une sorte de suractivité des idées délirantes qui détermine l’anxiété. Mais alors la maladie reste toujours identique à elle-même, elle ne fait que passer à une sorte de stade aigu plus ou moins durable, le plus souvent assez court. Mais cela n’est pas le fait de notre malade ; elle a peut-être présente un 6tat de ce genre dans les quelques jours qui out précède l’entrée, alors qu’elle a fui son domicile et que le délire a présenté les réactions que nous avons exposées. Car c’est dans ces états d’anxiété provoquées par une recrudescence des phénomènes morbides, que les persécutés se décident à réagir de la façon que l’on sait. Mais dans les autres moments il ne s’agit plus de ces épisodes anxieux. Car alors la maladie change absolument d’aspect et les symptômes que nous avons cherché à mettre en relief, tels que la nature des hallucinations et surtout les caractères particuliers du délire, l’attitude de la malade en face de ces nouvelles conceptions délirantes, tout cela ne caractérise-t-il pas un véritable accès de mélancolie anxieuse ? Si bien que, en supposant que l’on n’eut pas connaissance de la marche antérieure du délire, si l’on exit examine la malade dans un de ces accès en l’absence de renseignements, on n’eut pas hésité à porter le diagnostic de mélancolie anxieuse. Nous n’avons donc pas affaire ici à une persécutée présentant par épisodes des états mélancoliques anxieux, mais à une malade atteinte à la fois de délire des persécutions à marche chronique et d’accàs intermittents de mélancolie anxieuse.

Ceci établi, quels sont les rapports de ces deux affections [p. 38] entre elles? La mélancolie anxieuse ne peut d’abord pas être regards comme une complication du délire des persécutions. Ce n’est pas non plus une simple coexistence chez le même individu de deux délires indépendants l’un de l’autre : il y a plus ici, les deux délires se pénètrent, se combinent ; car bien que les symptômes soient différents dans les deux cas, on rencontre certaines hallucinations communes : signalons aussi la persistance des ides de suicide dans le délire des persécutions, fait d’ordinaire assez rare pour que certains auteurs aient donne l’absence de l’idée de suicide comme caractéristique du persécuté ; enfin, c’est toujours au fond la préoccupation de la malade sur les rapports qui doivent exister entre elle, son fils et son mari qui prédomine.

Peut-être même pourrait-on chercher dans ce fait une explication de l’apparition des accès mélancoliques.

On a l’habitude de donner, comme caractéristique du persécuté, le sentiment d’exagération de la personnalité même au début de son affection, alors qu’il n’est encore que persécuté. Le fait est vrai, mais il ne faut pas pousser les choses trop loin et certains persécutés que nous avons pu examiner, tout en se regardant comme un centre où converge l’attention de leurs ennemis, sont avec cela des plus modestes par un autre côté. Notre malade nous semble rentrer dans ce cas-là. Car dès le début de l’affection elle a l’idée que sa disparition peut rendre son mari heureux, et c’est pour cela autant que pour fuir ses ennemis qu’elle quitte son pays. A côté donc du sentiment d’autophilie, il y a une idée de sacrifice. Quoi d’étonnant h ce que sous l’influence de certaines causes, telles que la modification des troubles sensoriels, cette idée puisse devenir dominante au point de changer absolument par intervalles l’aspect de la maladie en faisant de la malade une coupable, une [p. 39] nuisible destine a disparaitre, une mélancolique anxieuse de persécutée qu’elle était ?

II va sans dire que cette tentative d’explication n’est de notre part qu’une pure hypothèse. Un fait qu’il serait int6ressant à éclaircir, ce serait de savoir si une pareille malade peut en arriver plus tard aux ides de grandeur ; l’observation seule peut résoudre ce problème ainsi que celui d’une démence plus ou moins rapide sous l’influence de ce nouveau facteur surajouté, l’accès mélancolique.

Quoi qu’il en soit et quelque interprétation qu’on puisse lui donner, cette observation nous a paru intéressante à publier, d’abord parce que, d’après nos recherches bibliographiques, les faits de ce genre nous semblent devoir être assez rares : la cause en est peut-être dans ce fait que bien longtemps le délire de persécution a été confondu dans la mélancolie, dont l’histoire clinique est encore loin d’être complète. L’existence de ces vésanies combinées, de ces formes mixtes est un sujet peu étudié et qui a bien son importance. Car de pareils faits nous montrent le danger de généralisations hâtives, l’inanité des classifications, et ils nous prouvent la vérité de ces paroles d’un maitre qui joignait l’exemple au précepte : que l’avenir de la médecine mentale est dans l’observation rigoureuse du malade et l’analyse détaillée des symptômes de la maladie.

Notes

(1) Lasègue. Délire des persécutions, 1852 et Alcoolisme sub-aigu, 1868, in Études médicales. — P. Garnier. Gaz. held., 1880. —Magnan. Arch, neurolog., n° 1. — Krafft-Ebing. Lehr. der. Psy., Stuttgard, 1881. B. 1. — Dericq. Th. de Paris, 1886. — Pichon. Encéphale, 1887.

(2) Ph. Rey. Ann. med-, psych., t. II, 1885.

(3) Ball. Leçons sur les maladies mentales, Paris, 1883.

(4) Nous voulons parler ici du délire des persécutions type Lasègue, et non de ce délire des persécutions sans hallucinations tout à fait différent et particulier aux dégénérés.

(5) Magnan. Des hallucinations bilatérales de caractère différent suivant le côté affecté. Arch. neurol., 1883.

(6) In Archives de neurologie, numéro de septembre 1882.

LAISSER UN COMMENTAIRE