Jules Séglas. Les hallucinations et le dédoublement de la personnalité dans la folie systématique. Les persécutés possédés et la variété psycho-motrice du délire des persécutions systématiques. Extrait des «Annales médico-psychologiques », (Paris), septième série, tome vingtième, cinquante-deuxième année, 1894, II, pp. 6-44.

Jules Séglas. Les hallucinations et le dédoublement de la personnalité dans la folie systématique. Les persécutés possédés et la variété psycho-motrice du délire des persécutions systématiques. Extrait des «Annales médico-psychologiques », (Paris), septième série, tome vingtième, cinquante-deuxième année, 1894, II, pp. 6-44.

 

Louis Jules-Ernest Séglas (1856-1939). Médecin psychiatre à l’origine de nombreux travaux et auteur lui-même il fut à l’origine du concept du « délire des négation ». Il étudia plus particulièrement la nosographie des délires, comme celui de persécution,  mais aussi des hallucinations et plus généralement des psychoses.
Quelques publications :
—  (avec Logre). Délire imaginatif de grandeur avec appoint interprétatif. Paris, « L’Encéphale », (Paris), I, 1911, p 6.
—  Des troubles du langage chez les aliénés. Paris, J. Rueff et Cie, 1892. 1 vol. in-8°.
— (avec Bonnus). Hystérie. — Hystérie. — Confusion mentale et amnésie continu. — Anesthésie généralisée. — Expérience de Strümpell. Extrait « Des procès-verbaux, mémoires et discussions du Congrès des Médecins Aliénistes et Neurologistes de France et des Pays de langue française, Cinquième session, Clermont-Ferrand du 6 août au 11 août 1894 »n (Paris), G. Masson, 1895, pp. 77-90. [en ligne sur notre site]
—  Le délire des négations. Séméiologie et diagnostic. Paris, G. Masson et Gauthier-Villard et fils, 1896. 1 vol. in-8°.
—  Leçons cliniques sur les maladies mentales et nerveuses (Salpêtrière 1887-1894). Recueillies et publiées par le Dr. Henry Meige. Paris, Asselin et Houzeau, 1895. 1 vol. in-8°.
—  Note sur un cas de mélancolie anxieuse. Archives de Neurologie, n°22, 1884. Paris, Aux bureaux du Progrès médical et V.-A. Delahaye et Lecrosnier, 1884. 1 vol. in-8°.
— Sur les phénomènes dits hallucinations psychiques. Extrait des « Annales des sciences psychiques », (Paris), onzième année, 1901, pp 270-277. [en ligne sur notre site]
— Note sur l’évolution des obsessions et leur passage au délire. Extrait des « Archives de neurologie », (Paris), deuxième série, tome XV, 1908, pp. 33-47.
—  Notes sur l’évolution des hallucinations. Journal de Psychologie, 10 eme anée, n°3, 1913. Paris, Félix Alcan, 1913. 1 vol. in-8°.
—  Une amoureuse des prêtres. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologiques », (Paris), XIXe année, 1922, pp. 720-732. [en ligne sur notre site]
—  Pathogénie et physiologie pathologique de l’hallucination de l’ouïe. Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des Pays de langue française, septembre. Session de Nancy 1896-Nancy, Imprimerie A. Crépin-Leblond, 1896. 1 vol. in-8°.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 5]

LES HALLUCINATIONS
ET LE
DÉDOUBLEMENT DE LA PERSONLITÉ
DANS LA FOLIE SYSTÉMATIQUE
LES PERSÉCUTÉS POSSÉDÉS ET LA VARIÉTÉ PSYCHO-MOTRICE DU DÉLIRE DES
PERSÉCUTIONS SYSTÉMATIQUE

par le Dr J. SÉGLAS
Conférence faite à l’hospice de la Salpêtrière,
le 19 mars 1894

(Recueillie par le Dr Henry MEIGE.)

Messieurs, j’ai attiré votre attention dans nos précédentes réunions sur la présence, dans la folie systématique, à côté du délire habituel des persécutions, d’idées d’auto-accusation. Nous allons étudier aujourd’hui certains cas où le délire de persécution, s’accompagnant d’un groupement de symptômes plus particulier, [p. 6] revêt, à une certaine période de la maladie, parfois même dès le début, une apparence différente des cas ordinaires et se présente plutôt comme un délire de possession.

Les faits les plus typiques de ce genre sont ceux où le délire est empreint d’une teinte mystique, rappelant les anciennes observations de folie religieuse (démonomanie et théomanie).

Bien qu’ils ne soient pas les seuls, ainsi que nous le verrons par la suite, ils méritent cependant, puisqu’ils sont les plus nets, d’être pris comme l’oint de départ de notre étude actuelle.

Ces cas de folie systématique que nous allons envisager, semblent comporter plus particulièrement la présence des symptômes suivants :

1° Prédominance très marquée de troubles psycho­ moteurs, tels que : hallucinations motrices, impulsions diverses, phénomènes d’arrêt ; 2° fréquence plus grande des hallucinations visuelles ; 3° rareté des hallucinations auditives surtout verbales ; 4° dédoublement très accentué de la personnalité ; 5° idées de possession, souvent de caractère mystique.

Tels sont les symptômes cardinaux qui distinguent cette variété de folie systématique du délire des persécutions ordinaires.

En fait, le développement d’hallucinations d’un caractère particulier semble être alors le symptôme fondamental.

Aussi, pour mieux comprendre et différencier les cas en question, nous allons passer en revue les symptômes hallucinatoires qu’on observe habituellement dans la folie systématique avec délire des persécutions, et nous verrons ainsi par quelles transitions successives ou peut arriver à ces variétés moins connues que nous nous proposons d’étudier aujourd’hui.

Au point de vue de leurs hallucinations, on peut [p. 7] diviser les persécutés systématiques en plusieurs catégories :

Dans une première, les malades n’ont jamais d’hallucinations, ou bien celles-ci sont très rares, isolées et transitoires. Tels sont les persécutés persécuteurs ou persécutés raisonnants étudiés en France par M. J. Falret, qui ont fait l’objet de la thèse de son élève M. Potier) et dont la « folie des querelles » (Querulan­ tenwahueinn) des Allemands, les litiganti, les quœrulanti des Italiens représentent la variété la plus commune.

Un autre groupe comprend les persécutés hallucinés « sensoriels ».

Je ne veux pas dire par là, bien que cela se rencontre assez souvent, que les hallucinations sensorielles soient, les seules qui se manifestent alors, mais simplement qu’elles sont très développées, prédominantes, persistantes, et présentent même souvent une évolution progressive parallèle à celle de la maladie envisagée dans son ensemble.

Ces hallucinations sensorielles peuvent ainsi se montrer sous tons les aspects que nous avons étudiés au début de ces conférences. Elles peuvent être élémentaires, communes, verbales, et d’autre part, tous les sens peuvent être affectés à des degrés différente d’ailleurs. Je ne fais que citer les hallucinations du goût, de l’odorat qui sont fréquentes, et se relient en général à des idées d’empoisonnement. De même, il n’est pas rare d’observer des hallucinations génitales.

Les phénomènes hallucinatoires qui intéressent le sens de la vue méritent une attention plus spéciale. Lasègue qui comme vous le savez, a décrit le premier le délire des persécutions, niait que les malades fussent atteints d’hallucinations visuelles ; il considérait même en quelque sorte l’absence de ce phénomène comme un [p. 8] signe pathognomonique. D’autres auteurs ont émis un avis contraire et pensent que l’opinion de Lasègue est beaucoup trop absolue ; le Dr Mabille, en particulier, a rapporté plusieurs observations où des persécutés typiques avaient présenté de réelles hallucinations de la vue.

Le fait est indéniable : un certain nombre de persécutés systématiques du type habituel peuvent être atteint d’hallucinations de la vue ; mais celles-ci se présentent avec certaines particularités. On peut à cet égard ranger les malades sous trois chefs :

D’abord nous pouvons mettre à part les cas envisagés par Lasègue et qui sont les plus ordinaires, dans lesquels les hallucinations visuelles manquent.

A côté de ceux-là, il en existe d’autres où l’on constate l’existence d’hallucinations de la vue. Elles peuvent être alors dues à un élément surajouté. On peut en effet rencontrer chez des persécutés la coexistence de plusieurs délires (ainsi que Lasègue lui-même l’avait fait remarquer, et le symptôme hallucinatoire se rattache alors à une origine différente de l’affection mentale, l’alcoolisme par exemple, qui lui imprime son cachet particulier, ce qui permet de le rattacher à la cause même qui l’a produit. De même, quand les hystériques sont atteints de folie systématique avec idées de persécution, ils peuvent avoir des hallucinations de la vue, mais celles-ci relèvent plutôt de l’hystérie même.

Enfin, les hallucinations visuelles peuvent se produire sans l’adjonction d’un autre élément morbide, et appartenir en propre à la folie systématique. Elles revêtent alors quelques caractères particuliers. Dans les cas habituels, elles restent relativement peu fréquentes : de plus, elles ne se présentent guère qu’à l’état élémentaire ou sous la forme commune. Les malades voient des flammes, des éclairs ou des objets plus ou [p. 9] moins distincts. Enfin, il est à remarquer qu’ils ne sont généralement pas dupes de ces phénomènes, ils les jugent en quelque sorte à leur valeur. S’ils les interprètent dans le sens de leurs convictions délirantes, ils savent toutefois et disent que ce sont là de fausses sensations. « Mes ennemis, disent-ils par exemple, me font voir certaines choses ; mais je sais bien qu’elles n’existent pas ; c’est de la fantasmagorie, de la physique ; je suis bien sûr que cela n’est pas vrai. »

Ici, au contraire de ce qui se passe pour les hallucinations de l’ouïe, ou voit que le malade se rend bien compte que ses sensations n’ont pas trait à un objet existant réellement. Il existe donc entre les phénomènes hallucinatoires de la vue et de l’ouïe, une différence importante au point de vue de la conscience de leur caractère pathologique, que le malade conserve jusqu’à un certain point en ce qui regarde les fausses sensations visuelles.

C’est du côté de l’ouïe que se passent les phénomènes hallucinatoires les plus importants.

Ce sont d’abord des hallucinations élémentaires qui font entendre aux malades des bruits indéfinis. En général, ils les traduisent par des onomatopées (boum, crac, ni-ni-nit).

Dans d’autres cas, il s’agit d’hallucinations auditive communes ; le malade rattache sa sensation à un objet particulier bien déterminé : bruits de pas, sifflets de chemin de fer, son d’une cloche, coup de fusil, etc.

Enfin, il y a des hallucinations auditives verbales qui, dans l’ordre chronologique, sont généralement les dernières et qui, elles-mêmes, ont souvent un développement progressif. Tout d’abord, le malade n’entend que des mots isolés, des phrases très courtes, toujours de même signification, et parfois même presque stéréotypées. Basses, indistinctes, chuchotées au début, les voix [p. 10] deviennent par la suite de plus en plus nettes. Vous connaissez ce vocabulaire d’injures grossières que presque tons les persécutés ont à supporter au début. Puis l’hallucination se développe ; c’est un monologue que tient le persécuteur et que le patient est condamné à entendre, parfois même c’est un discours interminable qu’il doit subir sans espoir de s’y dérober.

Mais les choses se compliquent encore. Si les persécuteurs sont nombreux, s’ils forment une bande, ce n’est plus un monologue, mais un dialogue, une conversation bruyante. Les interlocuteurs peuvent s’adresser directement au persécuté ou causer entre eux en déblatérant sur son compte.

Parmi les voix qu’entend le persécuté, il en est qui lui sont nouvelles et inconnues, d’autres reparaissent avec le même caractère d’intonation, elles lui sont familières, et il sait les reconnaître.

Tantôt ces voix ne se distinguent en rien des paroles réelles que le malade peut entendre ; d’autres fois il les différencie par certains caractères variables, de timbre, d’intensité, etc.

Il arrive que quelquefois tous les persécuteurs sont du même avis et s’entendent parfaitement pour lui faire toutes sortes de misères.

Mais, dans d’autres cas, les interlocuteurs se disputent entre eux, les uns soutenant le pour, les autres le contre. A côté des persécuteurs, il y a des défenseurs, et l’on retrouve alors, à côté des idées habituelles de persécution, certaines de ces idées particulières que je vous ai déjà signalées sous le nom d’idées de défense.

Tantôt les voix se font entendre à la fois dans les deux oreilles : l’hallucination est bilatérale. Dans quelques circonstances elle devient unilatérale, le patient ne percevant plus les voix que d’un seul côté. Enfin, les hallucinations peuvent être aussi bilatérales, [p. 11] mais de caractère opposé de chaque côté ; le malade percevant seulement par une oreille les calomnies, les insultes de ses persécuteurs, tandis que l’autre semble réservée aux paroles consolantes que prononcent les défenseurs.

Quand les hallucinations verbales auditives durent depuis un certain temps, le malade en arrive à présenter le phénomène connu sous le nom d’« écho de, la pensée. » Il accuse les personnes qui l’environnent de connaître ses plus secrètes pensées, de les énoncer à haute voix, si bien qu’il les entend avant même d’avoir eu le temps de les prononcer, etc.

Il est à remarquer que les voix qui se font entendre an milieu du silence comme au milieu du bruit, la nuit comme le jour, qui viennent du dehors de tous les côtés, du plafond, des cheminées, de distances plus ou moins éloignées, qui accompagnent le malade dans ses déplacements, sont toujours dues à des interlocuteurs qui restent invisibles. Le malade avoue lui-même que, malgré ses tentatives, il n’a pas pu prendre sur le fait les individus qui lui parlaient ainsi. Le sens de la vue ne se fait pas le complice de celui de l’ouïe et il ne se produit pas ici, entre ces deux sens, sauf de très rares exceptions, ces associations hallucinatoires que l’on rencontre chez d’autres vésaniques qui voient leurs interlocuteurs en même temps qu’ils les entendent. C’est ce qui explique l’expression dont se servent souvent les persécutés pour désigner leurs voix, « mes secrètes, mes invisibles ».

Au fur et à mesure que la maladie évolue, les hallucinations verbales peuvent changer de caractère.

C’est alors que l’on peut constater des hallucinations verbales motrices. L’hallucination auditive ne disparaît pas pour cela ; elle persiste généralement au contraire, et souvent il se produit alors de ces associations ou combinaisons [p. 12] hallucinatoires du genre de celles que nous avons étudiées précédemment ; mais, fait important à constater, l’hallucination motrice reste cependant à un plan plus effacé et ne se présente que par intervalles. Un grand nombre de ces persécutés n’en a même jamais.

Si maintenant, Messieurs, vous voulez bien jeter un coup d’œil d’ensemble sur la série des phénomènes hallucinatoires, bruits ou voix, dont je viens de vous faire brièvement l’analyse et dont je vous ai montré le développement souvent progressif, vous vous apercevrez facilement que leur ordre d’apparition correspond alors exactement à la formation des idées et au développement du langage chez l’enfant. C’est d’abord l’hallucination auditive élémentaire, puis la commune, la verbale auditive, et en dernier lieu, la verbale motrice,

Or, que se produit-il pour l’éclosion et le perfectionnement du langage chez l’enfant ? Celui-ci n’a d’abord qu’une vague sensation de son élémentaire, brut : plus tard, il a la notion de l’objet qui produit ce son.

Puis l’enfant, entendant parler, commence par associer l’image auditive verbale à l’image auditive commune. Bientôt, il cherche lui-même à répéter les mots qu’il entend, et associe à son tour l’image verbale motrice à l’image auditive verbale.

C’est, vous le voyez, la même marche progressive, et le développement des hallucinations chez les persécutés suit bien la même marche qua le développement de la fonction du langage chez l’enfant.

Il existe enfin, chez ce persécuté systématique, des troubles de la sensibilité générale. Ca sont de fausses sensations, généralement douloureuses, intéressant la sensibilité périphérique on viscérale ; mais il importe de remarquer à ce propos que les malades ne voient pas leurs organes irrémédiablement atteints ; les troubles sensitifs, bien que se manifestant parfois de longtemps, [p. 13] se présentent comme par intervalles paroxystiques on bien ne laissent pas de traces durables. Au fur et à mesure qu’une partie du corps est lésée, elle semble subir un travail de régénération qui la guérit de ses blessures. C’est là un fait important sur lequel j’aurai bientôt l’occasion de revenir.

Il est toutefois à noter que certains malades vraiment persécutés, mais en même temps hypocondriaques, accusent des désordres permanents dans leurs différents organes. Les troubles de la sensibilité générale et surtout viscérale sont alors beaucoup plus persistants. Il est des cas alors où, tout comme chez les persécuteurs hypocondriaques raisonnants, il n’y a pas de troubles hallucinatoires du côté des sens spéciaux. Aussi ces malades pourraient-ils être considérés comme établissant une sorte de transition entre les persécutés hallucinés du type précédent et ceux du type que nous allons envisager maintenant.

Il est, en effet, une dernière catégorie où, à l’inverse de ce qui se passe chez les persécutés sensoriels, les phénomènes hallucinatoires de caractère moteur tiennent dans la symptomatologie une place prépondérante, souvent dès le début, tandis que les hallucinations auditives sont reléguées à un rang très secondaire, parfois même tellement effacées qu’elles ne peuvent être mises en évidence. Elles ne sont guère plus fréquentes que les hallucinations de la vue chez les malades du groupe précédent. Ces deux sortes d’hallucinations (visuelles et auditives) peuvent d’ailleurs, comme nous le verrons, coexister dans ces cas avec les hallucinations motrices. Mais ce sont ces dernières qui, très accentuées, incessamment répétées et presque continuelles, constituent le symptôme le plus saillant du tableau clinique et dirigent absolument la scène pathologique.

Ce sont d’abord des hallucinations verbales motrices [p. 14] se, présentant avec tous les caractères et à tous les degrés d’intensité que nous avons longuement examinés dans nos réunions précédentes à propos de l’étude particulière de ce symptôme.

Mais les hallucinations motrices ne s’adressent pas seulement à la fonction langage ; on retrouve, au contraire, toutes sortes d’hallucinations motrices communes. Les malades accusent souvent, en effet, des sensations de déplacement d’une partie du corps on du corps tout entier, de certains mouvements qu’ils se sentent poussés à accomplir comme malgré eux ou qu’ils croient exécuter alors qu’en réalité ils restent immobiles.

Ils disent qu’on les pousse à droite ou à gauche ; ou leur tire la langue, on leur contracte les mains, on les secoue, on les bouscule dans leur lit qui tourne, danse ; ils se sentent attirés de dessus leur chaise, lorsqu’ils sont assis ; ils tombent dans des précipices, etc…

Souvent même ces symptômes sont beaucoup plus accentués et, atteignant leur maximum d’intensité, se présentent sons la forme de véritables impulsions. C’est alors que les malades disent qu’une volonté plus forte que la leur les pousse à faire des choses qu’ils ne veulent pas faire, à sortir, à courir, à marcher sans cesse, à boire et à manger sans raison, à se lever, à changer de place, à voyager, à faire du mal aux personnes de leur entourage, et ils se sentent poussés à tous ces actes qu’ils réprouvent et combattent inutilement, comme s’il étaient électrisés.

De même ils ont des impulsions verbales qui les font parler haut malgré eux, dire des choses qu’ils n’ont pas l’intention de dire et leur semblent tout étranges, souvent le contraire de leur propre pensée.

Dans d’autres cas, au contraire, celle-ci leur échappe et se trouve articulée malgré eux avec tous les degrés d’intensité possible. C’est le phénomène que je vous ai [p. 15] signalé sous le nom de fuite de la pensée, bien souvent confondu avec l’écho de la pensée.

En regard de ces impulsions diverses, il est d’autres symptômes, identiques de nature, mais se présentant sous l’aspect inverse de phénomènes d’arrêt on d’inhibition.

On les empêche, disent les malades, de faire ce qu’ils veulent, on leur retient la main lorsqu’ils travaillent, il se sentent immobilisés, pétrifiés, au milieu de leurs mouvements qui restent inachevés. Ils ne sont plus maîtres de leur langue qui se refuse à articuler les mots nécessaires à l’expression de leur pensée.

Ces différents symptômes ne font que traduire, une atteinte profonde à la volonté, que souvent les malades accusent eux-mêmes lorsqu’ils disent qu’on leur retire leur volonté, qu’ils sont trop faibles pour lutter, qu’ils se sentent dominés et n’ont plus leurs facultés.

Mais tous ces phénomènes ne se manifestent pas seulement dans le domaine de la volonté eu tant que présidant aux mouvements, ils s’adressent aussi au côté purement intellectuel.

C’est ainsi que les malades se plaignent parfois de ne plus pouvoir penser à rien de suivi, d ‘être continuellement distraits de leurs idées habituelles par un courant d’idées qui leur semblent absolument étrangères ou contradictoires. Ou bien on leur retire leur pensée : s’ils ont une idée, cette idée s’en va et ils restent comme abrutis. S’ils ne peuvent plus alors exprimer leur pensée, ce n’est plus comme tout à l’heure parce qu’une forée intérieure s’oppose aux mouvementa d’articulation nécessaires, mais c’est parce que leur pensée est fugitive et instable.

De pareils symptômes sont évidemment justiciables d’un trouble de l’attention, qui n’est qu’une manière d’être de la volonté appliquée aux phénomènes de I’idéation [p. 16] et ne font que mettre en lumière le fonctionnement défectueux de la synthèse mentale qui est a lu base de toutes nos opérations intellectuelles, volontaires et conscientes.

Ce défaut de synthèse mentale peut être parfois retrouvé à propos de faits de perception. Ainsi, une de nos malades prétend que ses yeux sont scellés, immobiles et ne peuvent plus remuer ; que, pour voir un objet dans son ensemble, elle est obligée de remuer toute la tête. Or, il n’en est rien et, au moment même où elle cherche à nous donner une démonstration de son dire, on constate manifestement des mouvements du globe de l’œil que la malade assure cependant être resté immobile. Il est bien évident que cela résulte de ce que, dans l’ensemble des sensations kinesthésiques diverses inhérentes aux mouvements complexes qu’elle vient d’accomplir, elle n’a pas synthétisé, assimilé à sa conscience personnelle celles qui se rapportaient aux mouvements du globe oculaire.

De tous les troubles que nous venons d’examiner et que nous pouvons ranger sous le qualificatif général de psycho-moteurs, il convient de rapprocher ceux qui se présentent dans le domaine de la sensibilité générale ou viscérale et avec lesquels, en tant qu’ils peuvent affecter le sens musculaire, ils se trouvent avoir d’étroits rapports. Il est à remarquer en effet, à ce propos, que bien qu’on puisse rencontrer les mêmes troubles de la sensibilité générale ou viscérale chez les persécutés sensoriels et moteurs, il y a cependant quelques différences dans leur intensité réciproque. Tandis que, tout à l’heure, les malades se plaignaient avant tout de sensations douloureuses de brûlures, de picotements, de fourmillements, etc., maintenant, au contraire, ils accusent de préférence des sensations de pesanteur, de légèreté, de vide, de grossissement ou de rapetissement, etc. De [p. 17] même les troubles de la sensibilité viscérale sont beaucoup plus accentués ici que chez le persécuté sensoriel qui accuse plutôt des troubles de la sensibilité générale périphérique. Il est à remarquer enfin que tous ces troubles cœnesthétiques, quels qu’ils soient, ont chez le persécuté moteur un caractère de constance plus prolongée, de continuité parfois même de permanence, qu’ils n’ont pas chez le persécuté sensoriel ordinaire, à moins, comme je le disais tout à l’heure, qu’il ne soit réellement hypocondriaque.

Nous venons d’examiner chez les malades que nous avons en vue les phénomènes moteurs ; voyons maintenant les phénomènes sensoriels.

J’ai déjà dit au début que chez eux les hallucinations auditives étaient reléguées au second plan, vis-à-vis des motrices. Souvent elles ne se présentent que sous une forme élémentaire ou commune, lorsqu’il existe des hallucinations verbales auditives, elles peuvent, suivant les cas, se montrer assez fréquentes au début de la maladie, pour disparaître totalement au bout de quelque temps, ou persister simplement à titre de combinaison hallucinatoire avec une hallucination motrice, ou, d’autres fois, elles sont extrêmement rares en tout temps, comme chez une de nos aliénées, qui n’en a eu que trois en huit ans de maladie.

En revanche, les hallucinations visuelles sont assez ordinaires chez ces malades, à l’inverse de ce qui se passe dans la forme sensorielle ; et quelques-uns d’entre eux même en ont de très fréquentes. D’autre part si, dans certains cas, elles conservent ces caractères un peu particuliers qu’elles revêtent lorsqu’elles se présentent chez les persécutés, elles peuvent aussi d’autres fois ne différer en rien, au point de vue psychologique, des hallucinations visuelles classiques.

Ces hallucinations sont le plus souvent élémentaires [p. 18] ou communes, quelquefois même verbales. Lorsqu’il s’agit d’hallucinations communes, elles sont souvent empreintes d’une couleur mystique : le malade voit le diable, la Vierge, le paradis, l’enfer, etc.

Il est à remarquer aussi que, dans ces cas, contrairement à ce que nous avions vu chez les persécutés sensoriels, les visions du malade s’associent souvent à ses voix. Et les personnages qui lui apparaissent, communiquent avec lui par une hallucination verbale le plus souvent motrice, on auditive, parfois même visuelle.

On trouve aussi dans ces cas, souvent même dès le début, des hallucinations génitales répétées et persistant par la suite

Quant aux hallucinations du goût, de l’odorat, elles ne se distinguent en rien de celles qui affectent les mêmes sens chez les persécutés sensoriels.

Vous voyez déjà les différences qui existent, au point de vue des hallucinations, entre les persécutés que nous avons en vue et les persécutés sensoriels du type commun, différences qui peuvent se résumer ainsi, dans leurs traits principaux :

1° Prédominance de troubles psycho-moteurs de toute espèce, tels que défaut de synthèse mentale, phénomènes d’arrêt ou d’inhibition, impulsions et hallucinations motrices de toutes espèces. Ces phénomènes qui peuvent se développer au bout de quelque temps de maladie, existent toujours dès le début, mais moins accentués ; dans d’autres cas même, ils atteignent d’emblée tout leur développement ;

2° Répartition différente et caractères un peu particuliers des troubles cœnesthétiques ;

3° Fréquence moins grande ou même absence presque complète des hallucinations auditives verbales ;

4° Développement plus grand des hallucinations visuelles. [p. 19]

Si nous poussons plus loin cette étude, nous voyons qu’à ces différents symptômes correspond un état de désagrégation psychique, plus ou moins marquée, souvent un véritable dédoublement de la personnalité.

Je ne veux pas insister, Messieurs, sur la genèse de ce trouble psychopathique, mais je tiens à vous expliquer comment il se fait qu’il soit si accentué chez les persécutés moteurs, tandis qu’il est réduit au minimum chez les sensoriels.

Cela tient surtout, je crois, à la différence même des phénomènes hallucinatoires, envisagés dans leur ensemble et aussi dans leurs caractères particuliers.

Au point de vue strict de la psychologie pure , il est incontestable que les hallucinations sensorielles représentent une atteinte à la personnalité, puisque c’est un phénomène subjectif dont la nature subjective même est méconnue par le malade, c’est un état de conscience spécial qui n’est pas assimilé et, dès lors, assurément, même dans ce cas, la personnalité du malade, son « moi » a subi une déchéance.

Mais cette déchéance n’est que superficielle, car le consensus qui le constitue n’est guère entamé. Et, s’il est vrai qu’on soit en présence d’un état de conscience étranger au moi, il ne s’agit que d’une aliénation partielle ; et tant que ce phénomène restera identique, il ne peut, de par sa nature même, servir de base solide à constitution d’une personnalité nouvelle.

Les sens externes, en effet, n’interviennent que d’une façon secondaire dans la conception de la personnalité, dont la base première est dans le sens du corps, la cœnesthésie ; ils la circonscrivent, la déterminent, mais ne la constituent pas. Leur apport est secondaire ; ils ne renseignent que sur le dehors, et non pas sur le dedans. Ils sont l’origine de la connaissance et non de l’idée du « moi ». [p. 20]

Comme le fait justement remarquer M. Ribot, à l’état normal, l’individu qui sent et qui pense est adapté à son milieu. Entre le groupe d’états et de rapports internes qui constituent l’esprit, et le groupe d’états et de rapports externes qui constituent le monde extérieur, il y a correspondance, adaptation. Chez l’halluciné sensoriel, cette adaptation est détruite, de là, des jugements faux, c’est-à-dire non adaptés, mais c’est une maladie de la raison plutôt que de la personnalité.

C’est en se fondant sur ce fait qu’on a pu dire que le délire des persécutions à forme sensorielle, avec son évolution anormale de la personnalité, toujours dans le même sens, représentait un manque, d’adaptation an milieu extérieur, une perception inexacte de l’humanité.

D’ailleurs, ce peu d’influence des hallucinations sensorielles sur la constitution de la personnalité est bien mis en évidence par l’examen clinique des malades, Examinez, même dans les cas les plus accentués, les persécutés qui n’ont que des hallucinations sensorielles. Tout se passe en dehors d’eux ; alors même qu’ils perçoivent des voix dialoguées de sens contraire, qu’ils entendent des défenseurs répondre à leurs persécuteurs, bien qu’il y ait là comme deux synthèses mentales en présence, la personnalité du malade n’est guère atteinte ; comme le dit justement Cotard, ils continuent à objectiver l’automatisme dans le monde extérieur. Ils assistent, toujours identiques à eux-mêmes, au combat qui leur semble se passer hors d’eux-mêmes. Leur délire nous les montre comme des anormaux dont la personnalité évolue ou se transforme dans un sens déterminé, logique en quelque sorte ; elle peut subir quelques atteintes superficielles et transitoires, mais elle ne se dédouble pas au sens précis du mot.

Si vous étudiez, d’autre part, la genèse et la nature [p. 21] des hallucinations chez les persécutés sensoriels, vous voyez qu’elles reproduisent seulement la propre pensée du malade, et qu’elles ne sont que le reflet des préoccupations délirantes, inhérentes à la constitution de l’individu. M. Chaslin a bien mis en lumière ce caractère de persécuté, toujours méfiant, soupçonneux, sans cesse aux écoutes, adaptant d’abord à son délire toutes les sensations normales qu’il éprouve. Ainsi naissent ses idées délirantes et aussi les illusions. Puis, plus tard, le délire prend la forme hallucinatoire qui n’est que la répercussion de la pensée même du malade.

Vous comprenez donc que, dans ces cas, il ne puisse se produire un dédoublement de la personnalité, puisque l’hallucination sensorielle est en rapport direct avec le fond intellectuel de l’individu lui-même.

Et même, en prenant le cas le plus extrême, celui de l’écho de la pensée où il semble que la personnalité dût être le plus gravement atteinte, on voit que, dans ce cas le malade, s’il ne se rend pas compte du caractère subjectif de la sensation auditive qu’il perçoit, continue cependant à s’attribuer à lui-même cette pensée qu’il entend répéter. « Ils me prennent, dit-il, et répètent ma pensée. »

Examinez aussi les actes du persécuté sensoriel, ces actes sont logiques, toujours parfaitement d’accord avec ses pensées. Il sent, pense, agit sans cesse dans le même sens.

Mais, me dires-vous, rien d’étonnant, à ce que la personnalité ne subisse pas de modifications profondes du fait des hallucinations sensorielles, puisque nous admettons volontiers que l’apport des sens externes est secondaire.

Mais ces malades n’ont-ils donc pas des troubles de la personnalité, de par le fait des désordres de la sensibilité générale et spéciale qui intéressent alors la cœneethésie, [p. 22] base fondamentale de la personnalité ? Sans aucun doute, mais il semble d’autre part que, pas plus que les hallucinations sensorielles, ces nouveaux symptômes, tout en modifiant d’une façon plus évidente la personnalité de l’individu, ne servent pas de fondement à la création d’une personnalité nouvelle, coexistant à côté de l’ancienne, en un mot, à un véritable dédoublement. Il peut y avoir alors tout au plus transformation, dissolution progressive de la personnalité première, mais il n’y a point organisation d’une personnalité nouvelle, coexistant à côté de l’ancienne, vivant à côté d’elle d’une existence indépendante, ayant en quelque sorte son autonomie propre.

Pourquoi cela ? Je l’ignore.

On pourrait peut-être invoquer, à ce propos, un fait d’observation fréquente chez les persécutés, qui s’imaginent qu’on s’attaque à leurs organes. C’est que les organes ne sont jamais profondément détruits par le fait des attaques, ou, s’ils le sont, ces modifications ou ces destructions sont éphémères et se réparent au fur et à mesure qu’elles se produisent, ce qui permet même à ces organes de résister presqu’indéfiniment à ces attaques toujours renouvelées. Cela indique bien qu’il ne s’agit, pas de troubles très profonds, capables de servir de base à la constitution d’une personnalité nouvelle.

Ce fait de la résistance et de la restauration des organes attaqués est mis bien souvent en lumière par les idées de défense.

Je vais vous présenter dans un instant une malade atteinte depuis plusieurs années de troubles incessants de la sensibilité générale. Ces troubles ne produisent chez elle aucune lésion importante de la personnalité. Des défenseurs bienfaisants s’occupent de restaurer les dégâts causés par les persécuteurs. Ils réparent en une nuit tous les délabrements de la nuit précédente, Le [p. 23] jour suivant, nouvelles destructions d’os ou de chair ; bientôt cicatrisées à leur tour.

Ces idées antagonistes de défense et de persécution représentent bien, il est vrai, comme dans les hallucinations dialoguées de sens contraire, la lutte de deux synthèses mentales en présence ; mais alors même qu’elles ont trait à la personnalité physique du malade, il continue à en objectiver l’origine au dehors, il place toujours en dehors de lui ses défenseurs comme ses persécuteurs. Aussi, de même que sa personnalité morale, sa personnalité physique attaquée résiste-t-elle très longtemps ; et si elle subit des modifications transitoires, ou même des transformations plus persistantes, elle n’est pas envahie, dédoublée en une personnalité seconde, s’organisant définitivement et fonctionnant pour son compte, côte à côte avec l’ancienne.

Cependant, Messieurs, on rencontre des persécutés chez lesquels le dédoublement de la personnalité est un fait indéniable. C’est alors qu’interviennent, en plus des troubles cœnesthétiques, certains des phénomènes qui accompagnent les formes motrices : telles sont les hallucinations motrices communes ou verbales, et encore faut-il que toutes ces manifestations ne soient pas isolées, transitoires, mais qu’elles se rapprochent, par leur intensité et leur fréquence, de ce qu’on observe chez nos persécutés moteurs. Sans cela le dédoublement resterait sans consistance, intermittent et momentané.

Les hallucinations motrices, en effet, s’adressent an sens cœnesthétique qui constitue, comme vous savez, la base fondamentale de la personnalité, et cela parce qu’elles intéressent le sens musculaire, qui est un des éléments de la cœnesthésie.

Elles ne fournissent pas de données sur le monde extérieur, mais sur les faits intimes, du dedans ; pour [p. 24] employer le mot même des malades, ce sont des phénomènes intérieurs.

En se reportant, d’autre part, à ce qu’elles peuvent devenir à leur summum, l’impulsion, on voit ainsi l’atteinte subie dans ces phénomènes d’automatisme, par la volonté, dont l’exercice n’est en fait que l’exécution de mouvementa musculaires prévus et déterminé pour produire un effet qui est aussi prévu et déterminé. Or, l’on sait le rôle considérable que joue l’effort volitionnel dans la constitution du moi.

Les phénomènes inverses d’arrêt ou d’inhibition ont la même valeur psychologique et agissent dans le même sens.

Aussi leur action sur la personnalité sera-t-elle plus profonde, at-rivant à produire un véritable dédoublement,

Non seulement l’individu se trouve entravé dans toutes ses manifestations intellectuelles, mais il se produit d’autres manifestations en opposition directe avec elles.

Ces manifestations involontaires lui semblent venir d’une région de l’esprit qui reste dans l’obscurité pour son moi, souvent même il n’en a pas conscience avant qu’elles se traduisent en dehors. Elles lui semblent étrangères, du fait même qu’elles exercent une contrainte sur sa propre pensée, et souvent en opposition avec elle, revêtent comme une existence indépendante.

Cela est quelquefois mis en évidence de la façon la plus nette, par les expressions mêmes dont se servent les malades à ce propos.

Je vous ai dit par exemple, que le malade qui présente le phénomène connu sous le nom d’écho de la pensée, tout en disant qu’il entend sa pensée formulée, qu’on la lui vole, reconnaît implicitement qu’elle est toujours sienne ; « on me vole ma pensée », dit-il. [p. 25]

Au contraire, ceux chez lesquels prédominent les hallucinations motrices, perdent la notion de leur personnalité et s’expriment à la troisième personne : « Ils ou même on parle par ma langue, ils me font dire telles ou telles choses, mais je ne les ai pas pensées. » Quelquefois même, étendant l’usage de ce pronom indéfini, comme une malade que je vous ai déjà présentée, ils diront en parlant d’eux-mêmes : « on parle, on fait telle ou telle chose sans qu’on sache pourquoi ». Ces expressions diverses montrent bien que les malades ne considèrent pas ces symptômes comme se rattachant à leur « moi », ne les font pas rentrer dans le schéma de la personnalité individuelle, et, tout en reconnaissant pour une part leur caractère intérieur, leur attribuent cependant une existence indépendante,

Quelquefois même les choses vont beaucoup plus loin et la séparation des deux personnalités, le dédoublement est absolument complet, ainsi que cela apparaît dans certaines manifestations psychologiques très voisines des hallucinations motrices.

Dans les hallucinations verbales motrices et les impulsions verbales, par exemple, le malade perçoit des paroles à l’aide de mouvements d’articulation correspondants qui sont involontaires, puisqu’il cherche parfois vainement à s’y opposer ou prononce des paroles malgré lui. Mais si la pensée qui dicte ses mouvements lui semble étrangère à son « moi », les mouvements d’articulation qui la traduisent, tout involontaires qu’ils sont, restent conscients pour lui. Il a conscience qu’ils s’exécutent, mais ne peut s’opposer à leur exécution

Mais, dans d’autres circonstances, ces mouvements déjà involontaires deviennent de plus inconscients, absolument comme la pensée qu’ils traduisent, et cette inconscience se produit non seulement dans ces mouvements d’articulation mentale peu accentués qui font [p. 26] souvent cortège à l’hallucination motrice, mais alors même qu’ils sont assez intenses pour que la parole soit réellement prononcée, à voix basse ou haute, mais ayant toujours assez de timbre pour pouvoir frapper l’oreille de l’observateur et du sujet lui-même, qui méconnaissant sa propre voix ne fait plus qu’entendre les paroles qu’il vient de prononcer, sans se rendre compte que c’est lui-même qui les a émises. C’est la parole involontaire et inconsciente, de laquelle on peut rapprocher l’écriture ou tout autre acte de même caractère.

Les faits de ce genre, bien que plus rares, montrent bien jusqu’où peut aller dans les cas que nous examinons, la scission, le dédoublement de la personnalité.

D’ailleurs à mesure que progresse la maladie, les troubles de la personnalité physique, dans lesquels les précédents ont leur base première par l’intermédiaire du sens musculaire, ne font que s’accentuer. Les différentes perturbations qui surviennent dans le domaine de la sensibilité générale et surtout viscérale, s’organisent maintenant et constituent autant d’acquisitions en faveur de la personnalité nouvelle qui s’accroît ainsi et finit par donner au malade la conviction d’un être étranger envahissant sa pensée, agissant sur ses organes, habitant même souvent dans son propre corps. Nous avons fait remarquer d’ailleurs que les troubles de la sensibilité générale n’ont plus alors ce même caractère d’intermittence qu’ils avaient dans les antres cas, mais ils sont beaucoup plus tenaces, persistants même souvent ; aussi leurs conséquences ne sont-elles plus transitoires mais définitives.

En ce qui concerne les altérations de la personnalité, la différence est donc facile à saisir, et elle est capitale.

Je ne voudrais pas cependant établir un fossé trop profond entre les formes motrice et sensorielle. Il existe [p. 27] des cas intermédiaires reliant entre eux les deux extrêmes, ainsi que vous pourrez le constater d’après les malades que je vais vous présenter dans un instant.

Un persécuté-sensoriel peut en effet, à une certaine époque de son délire, présenter des symptômes d’une incoordination de la personnalité partielle ou transitoire. Chez d’autres, la symptomatologie de la maladie se modifiant à une certaine période dans le sens que non étudions, il se fait un véritable dédoublement de la personnalité, qui, chez d’autres enfin, apparaît très accentué dès le début, côte à côte avec les symptômes en question.

Sous l’influence de ce dédoublement de la personnalité, le malade émet des idées délirantes particulières.

« Au premier abord (1), disais-je à ce propos dans les précédents mémoires, on peut croire que l’on a affaire à de simples idées de persécution, en général assez systématisées ; mais, il est à remarquer que ces idées de persécution ont une teinte spéciale, mystique, comme la phraséologie qu’affectionnent ces malades, et traduisent en quelque sorte la contrainte qu’ils éprouvent, le troubles de leur personnalité. Ils attribuent leurs tourments aux sorciers, aux prêtres, à la théologie sacrée ou démoniaque, s’en prennent aux esprits, au spiritisme, à la suggestion, se disent « ensabbatés », si bien que, par leur teneur et leur fondement psychologique constitués par les différents troubles psycho-moteurs énumérés tout à l’heure, ces idées s’éloignent des idées de persécution habituelles, et, en tenant compte de la différence due à l’éducation, au milieu social, se rapprochent au contraire beaucoup des idées de possession, d’observation fréquente autrefois. [p. 28]

Ces idées de possession, vous les trouverez très bien décrites dans les anciens auteurs, notamment lorsqu’ils traitent de la démonomanie.

A ce propos, permettes-moi de faire une courte digression pour bien vous montrer à quelles catégories de démonomaniaques correspondent les cas que non envisageons aujourd’hui.

Bien que de par son étymologie, le mot démon signifie simplement esprit, génie, intelligence, et ne doive point se prendre en mauvaise part, le terme de démonomanie, dans tous les ouvrages où vous le rencontrez, s’applique à des délires dans lesquels n’interviennent que des démons malfaisants.

Quant à la signification du terme démonomanie, elle doit être prise, comme l’Indique M. Ritti, dans son acception la plus étendue de simples conceptions délirantes dans lesquelles le diable et l’enfer jouent en rôle prédominant. Et c’est être beaucoup trop exclusif que de regarder simplement ce terme comme synonyme d’idée de possession démoniaque.

Aussi, certains écrivains, tout en se fondant surtout sur la nature des idées délirantes, avaient-ils essayé autrefois de décrire dans la damnomanie plusieurs variétés.

C’est d’abord la damnomanie de Macario, correspondant à peu près à la démonophobie de Guislain, à la terreur de la damnation de Leuret. Par suite, les idées délirantes diffèrent alors complètement de celles des [p. 29] malades que nous étudions aujourd’hui, et appartiennent au délire mélancolique.

Vous avez vu ainsi une malade atteinte de mélancolie délirante, arrivée au délire des négations, et je vous ai parlé de ses idées de damnation qu’elle a conservées jusqu’à ce jour. Elle répète à tout propos : qu’elle sera damnée dans des proportions formidables, qu’elle ira dans le grand Enfer, pour avoir causé la ruine du monde.

De ces craintes de la damnation, nous rapprocherons l’idée d’avoir causé la damnation d’autrui et dont la valeur séméiologique est celle de toutes les idées d’auto­ accusation, que nous avons longuement étudiées à ce point de vue.

Vient ensuite la démonomanie ou mieux démonopathie, qu’on peut diviser en deux classes avec Macario, Dagonet, Ritti, etc. ; la démonopathie externe et la démonopathie interne.

La démonopathie est la persécution par le démon, et celle-ci peut, se manifester sous deux formes qui justifient la division précédente.

Ou bien le démon est situé en dehors du malade, et le persécute de l’extérieur ; alors celui-ci est en butte à des hallucinations sensorielles de toutes sortes : il entend la voix du démon (hallucinations auditives), il le voit (hallucinations visuelles), il sent son odeur de soufre (hallucinations olfactives), il subit ses coups (hallucination de la sensibilité générale) ou ses -attouchements (hallucinations génitales, incubes et succubes). Dans ce cas, le malade est dans le même rapport avec le démon que les persécutés vis-à-vis des autres espèces de persécuteurs (jésuites, police, francs-maçons, etc.).

Aussi, cette forme, qui constitue la démonopathie externe, correspond-elle assez exactement à la folie [p. 30] systématique avec délire des persécutions, avec cette particularité toutefois, que les hallucinations de la vue et génitales semblent y être beaucoup plus développées.

Les choses sont tout autres dans la forme interne de la démonopathie. Ici, sans doute, il s’agit bien encore d’une persécution par le démon ; mais celui-ci n’est plus comme tout à l’heure en dehors du malade ; maintenant il est en dedans de lui-même ; ce n’est plus la persécution, la simple obsession, c’est la possession démoniaque, que vous retrouvez si sincèrement décrite dans l’histoire des anciens possédés, Non seulement le malade entend la voix du diable et souffre de ses injures, mais il le porte en lui-même ; il est devenu son gîte, son esclave : il doit subir ses volontés, exécuter les actes qu’il lui commande ; il n’a même plus la direction de ses pensées. Le démon seul parle, agit, pense, sans que le possédé puisse s’opposer à sa toute-puissante influence.

Cette démonopathie interne, ces idées de possession démoniaque peuvent se rencontrer parmi les troubles délirants des hystériques, soit à l’état isolé, soit même à l’état épidémique, et vous connaissez assurément les nombreuses relations d’épidémies de ce genre décrites par les anciens auteurs.

De même, elles peuvent exister dans la mélancolie côte à côte avec les craintes de la damnation ; un malade atteint de mélancolie délirante peut être à la fois damnomane et possédé ; c’est, le fond même, des idées délirantes qui permettra de faire le diagnostic.

Enfin, et c’est là le sujet de notre étude, elles peuvent se rencontrer dans la folie systématique ; mais il me semble que c’est par une généralisation excessive que certains auteurs assimilent complètement tous les démonopathes sans distinction aux persécutés systématiques, Si cela est exact, et encore relativement pour la [p. 31] démonopathie externe, je crois que les cas de démonopathie interne, les possédés que nous étudions, méritent une description à part et doivent être distingués en tant que variété. Et j’étendrais même volontiers cette opinion à toutes les formes mystiques de la folie systématisée.

A côté de la démonopathie interne, du délire de possession et se montrant dans les mêmes circonstances diverses, ou peut placer la démonomanie vraie, dans laquelle le malade ne croit pas seulement être possédé par un démon, mais s’imagine qu’il est lui-même le démon. La transformation est complète. Le vrai démonomane a perdu complètement la notion de sa personnalité première ; il est devenu un être entièrement différent ; il n’est plus un être humain, il est un démon.

A la démonomanie vraie se rattachent la zoanthropie, la lycanthropie, qui n’en sont en fait que des modalités. Pour les zoanthropes en particulier, il est facile de voir qu’il s’agissait d’une forme de démonomanie vraie. La lésion psychologique est la même. L’individu était transformé en démon ; mais le démon s’incarnant dans le corps d’un animal, le malade était devenu lui­ même cet animal diabolique.

Telles sont les formes principales de la démonomanie qui nous intéressent encore aujourd’hui.

Je ne vous parle que pour mémoire de la Démonolâtrie, qui est l’ancienne folie des sorciers, et dans laquelle les individus se croyaient voués au culte du diable. Cette forme est devenue très rare aujourd’hui, et les cas qui s’y rapportent constituent de simples curiosités bibliographiques.

Elle semble se rattacher aux phénomènes que l’on observe dans certains délires toxiques. Vous savez, en effet, que les sorciers d’autrefois avaient coutume de se graisser le corps avec des pommades spéciales, dans la [p. 32] composition desquelles entraient un certain nombre de solanées vireuses. Cette pratique devait entrer pour une large part dans la production de leur délire, car le symptômes qu’on observe aujourd’hui dans certaines folies toxiques présentent de grandes analogies avec les troubles qu’accusaient les anciens sorciers.

Mais revenons maintenant à nos malades, atteints de folie systématique, qui, on lieu d’émettre des idées de persécution ordinaire, traduisent comme je vous le disais le dédoublement de la personnalité, résultant des symptômes que nous avons examinés, par des idées de possession.

Ces idées de possession démoniaque, vous disais-je, ont été très bien formulées dans les observations de ce genre, recueillies par les anciens auteurs. On en trouve encore assez souvent aujourd’hui des cas dans les asiles de certaines provinces, en Bretagne et en Vendée particulièrement.

Dans le milieu parisien, il n’en est pas ainsi. Si peu instruit que soit le malade, son délire ne se traduit guère par des idées démoniaques. Les quelques cas qu’on peut rencontrer encore ne sont jamais très purs au point de vue de la formule précise de l’idée délirante.

Cependant une de nos malades se dit ensorcelée par des prêtres qui sont dans différentes parties de son corps ; ils lui ont aussi jeté dans les yeux le « vermillon » qui est comme un démon sous la forme d’un cloporte, ce que vous appelez, dit-elle, un microbe.

Un autre est possédé, hanté par les Esprits.

Trois autres sont possédés par un esprit qui s’est logé dans leur corps sous la forme d’un ver.

Une autre malade, dont j’ai rapporté l’histoire avec M. G. Brouardel, exprime des idées qui rappellent les croyances à l’envoûtement.

Certains malades, plus an courant des idées du jour [p. 33] invoquent le spiritisme, la suggestion, etc…, non pas dans un sens banal, comme beaucoup d’antres aliénés le font souvent, mais en attachant à ces mots la signification exacte, précise, d’une contrainte sur leurs pensées, semblable à un fait de possession.

Mais, pour établir son diagnostic, le médecin n’a pas, ainsi que je vous l’ai dit déjà, bien souvent an cours de nos réunions, à se fonder sur la formule de l’idée délirante. Le malade qui déclare lui-même qu’il est possédé, constitue un type vraiment trop parfait ; car il énonce lui-même son diagnostic. C’est, il faut le reconnaître, une bonne fortune qui vous manque le plus souvent.

Heureusement, on peut se passer de la formule. Et si l’on fait un examen scrupuleux des phénomènes sous­ jacents qui donnent naissance à l’idée de possession : l’aboulie, les phénomènes d’arrêt, les impulsions, et surtout le dédoublement de la personnalité qui représente la synthèse de ces phénomènes-là, on peut très bien se passer de l’interprétation du malade lui-même, et porter un diagnostic aussi précis que s’il y avait des idées de possession nettement formulées.

D’ailleurs, il ne faut pas désespérer de voir dans l’avenir réapparaître chez nos aliénés de la capitale des idées de possession ; et les tendances néo-mystiques de l’époque actuelle, la faveur dont jouissent à :  ce jour l’occultisme, le spiritisme, etc., nous promettent dans l’avenir des observations de folie religieuse qui ne pourront manquer d’être intéressantes.

Si les idées de possession ou, plus exactement, les idées traduisant directement le dédoublement de la personnalité sont les plus frappantes, elles ne sont pas les seules que l’on puisse rencontrer chez ces malades ; mais il est à remarquer que ces autres idées se rattachent toutes au fait même de la possession qui ne fait guère que changer de formule. [p. 34]

C’est ainsi que fréquemment ces malades présentent des idées hypochondriaques, en l’apport, avec les troubles de la sensibilité générale et viscérale. Il est certains cas même où ces idées hypochondriaques peuvent être considérées comme équivalentes de l’idée de possession : par exemple, lorsque le malade dit qu’il a des animaux dans le corps, qu’il a un ver, des ténias dans l’intérieure de ses organes.

Ces idées hypochondriaques, de même que les idées de possession peuvent, d’autre part, aboutir à des idées de négation systématisées, s’adressant aussi bien à la personnalité physique qu’à la personnalité morale ou intellectuelle du sujet. Il n’a plus de sentiments, plus de mémoire, plus de pensée ; il n’est plus maître d’aucun de ses actes. Les organes sont détruits comme chez une de nos malades qui n’a plus de tripes, parce que c’est un prêtre qui est dans son ventre qui les a. Un autre lui a pris sou cœur, elle n’en a plus ; elle n’a plus d’ongles, plus de luette, plus d’amygdales, etc.

Ces idées de négation peuvent être en fait considérées comme le point commun, l’aboutissant de la possession ; le schema de la personnalité nouvelle dont les éléments constitutifs sont de plus en plus nombreux et persistants, finit par envahir jusqu’à l’effacer presque, en se mettant au premier plan, celui de l’ancienne personnalité qui, de plus en plus réduite, finit même pal’ être niée par le malade.

D’autres fois, au lieu d’aboutir à la négation, les idées de possession prennent une teinte mégalomaniaque. Les malades regardent comme une faveur les symptômes de possession qu’ils accusent. Ils formulent de véritables idées de grandeur : Dieu, les Esprits parlent par leur bouche ; ils sont inspirés, ils prophétisent, etc.

L’esprit qui les anime n’est plus un esprit malfaisant, un mauvais démon ; c’est un esprit supérieur et bien- [p. 35] veillant. Ils ne sont plus cacodémonomanes, mais théomanes, comme l’on disait autrefois, la théomanie ancienne étant d’ailleurs susceptible des mêmes divisions que la démonopathie ; mais ils ne cessent pas pour cela d’être possédés ; ils n’ont pas seulement comme d’autres systématiques mégalomanes et mystiques des rapports externes avec les puissances supérieures par l’intermédiaire des sens externes, ouïe et surtout vue ; le souffle divin qui les anime est tout intérieur.

Aussi ces idées de possession théomaniaque mettent­elles la plupart du temps en évidence le dédoublement de la personnalité de la façon la plus nette, comme lorsque les malades écrivent les conversations qu’ils ont avec les Esprits ; et en même temps l’on peut noter dans les appréciations mêmes du malade à ce sujet des faits qui montrent bien la désagrégation de la personnalité et le fonctionnement tant automatique et par cela même facile des éléments de la personnalité ancienne à côté du caractère défectueux, pénible de l’exercice volontaire des facultés quand intervient la personnalité même du sujet. Une malade de ce genre constatait elle-même devant nous ce fait qui l’étonnait beaucoup, lorsqu’elle transcrivait ses dialogues. « Quand j’écris pour moi­ même, je suis obligée de chercher ; c’est comme quand je parle, il faut presque m’arracher les paroles de la bouche, Quand j’écris pour l’Esprit, j’écris très facilement sans rien chercher et ma tête n’y est pour rien ; je copie seulement ce que dit la voix intérieure. D’ailleurs, si je n’écris pas, je ne peux rien me rappeler du tout de ce qu’il a dit, ou bien cela me revient tout seul une autre fois. » C’est sans doute pour ces différentes raisons que la graphomanie est si fréquente chez ce genre de malades.

Il peut se faire que la possession se traduise isolément, tantôt sous la forme démonomaniaque, tantôt [p. 36] sous la forme théomaniaque ; d’autres fois les deux idées différentes se succèdent, mais elles peuvent même coexister. Jusque-là l’antagonisme dans les idées, dû au dédoublement de la personnalité, consistait seulement dans l’opposition, le contraste d’idées on d’actes délirants de même caractère avec les idées saines du malade ; maintenant les deux ordres d’idées antagonistes appartiennent toutes deux au délire des malades. Ainsi, l’un de nos malades était possédé par des esprits de défense, s’opposant à des esprits d’attaque et représentant la lutte de saint Michel et de Diabolus.

Il n’est pas extraordinaire, d’ailleurs, d’observer alors un fait analogue à celui que nous signalions à propos des idées de négation. La nouvelle personnalité devenant de plus en plus envahissante, il se fait une véritable transformation par laquelle le malade arrive à s’identifier complètement avec l’esprit supérieur qui le possède et se considère lui-même comme un être supérieur et exceptionnel.

Enfin, l’on peut aussi rencontrer chez ces malades des idées de persécution sous la forme ordinaire. Tantôt, ce sont les premières en date, et les idées différentes que nous avons examinées ne sont, pour ainsi dire, qu’un aboutissent, le moyen ou les conséquences de cette persécution. D’autres fois, au contraire, elles sont consécutives, notamment lorsque la possession revêt la forme théomaniaque ; les faveurs surnaturelles dont jouit le malade lui attirant la jalousie, l’inimitié des personnes qui l’entourent.

Mais, quelque variées que soient les idées délirantes exprimées par les malades, elles ont toutes des caractères généraux communs, et ces caractères sont ceux que nous avons attribués au délire de la folie systématique, et sur lesquels j’aurai à revenir tout à l’heure, à propos du diagnostic. Je me contenterai de vous dire [p. 37] en ce moment que si le complexus délirant, envisagé dans son ensemble, est toujours primitif, en ce sens qu’il n’est pas précédé de troubles émotionnels de caractère psychoneurotique, les idées plus spéciales que nous avons envisagées affectent vis-à-vis des hallucinations un rapport inverse de ce que nous avons vu chez les persécutés systématiques ordinaires avec hallucinations sensorielles. Nous avons vu que, chez ces derniers, l’hallucination sensorielle n’est que l’expression dernière, la plus caractérisée, des tendances délirantes ; maintenant, au contraire, nos nouvelles idées délirantes ne sont plus que l’interprétation des phénomènes divers qui out amené le dédoublement de la personnalité.

Les réactions qui se manifestent sons l’influence de ce délire sont le plus ordinairement celles des persécutés systématiques. Suivant le cas, le malade fuit, se défend, réclame, etc. ; mais il est à remarquer que les actes du malade ne sont pas toujours ici, comme chez bien des persécutés, mûrement délibérés, et se produisent au contraire souvent sous le coup d’une impulsion subite ; et d’autre part, que le malade, n’étant pas entièrement adapté à son délire, lutte souvent contre lui, et peut résister, même quelque temps, aux actes impulsifs qu’il se sent poussé à exécuter.

Quant aux réactions qui sont plutôt en rapport avec les idées de possession, elles varient suivant les oscillations du complexus symptomatique. C’est ainsi que les phénomènes d’arrêt, les troubles abouliques, s’accompagnent souvent d’un état de dépression plus ou moins accentué. D’un autre côté, les phénomènes automatiques se traduisent souvent, comme nous l’avons vu, par des impulsions de toute nature, souvent inoffensives, parfois violentes, des mouvements sans but, spasmodiques, presque convulsifs, ou déterminent même un état général d’agitation motrice. Il n’est pas rare, non plus, [p. 38] lorsque le malade cherche à lutter, d’observer des phénomènes d’anxiété ; mais cette anxiété est alors purement réactionnelle. Le ton émotionnel, en effet, est le plus souvent indifférent et les troubles émotionnels, lorsqu’il en existe, ne sont pas le point de départ, mais la conséquence des autres symptômes délirants,

Enfin, en regard des troubles psychiques, il est bon de signaler encore certains faits que l’on peut observer an point de vile somatique. C’est ainsi que l’on peut parfois noter, au cours de l’affection, différents symptômes d’un état neurasthénique plus on moins accentué. De plus, certains de ces malades présentent des signes physiques d’involution sénile ; chez d’autres, ou constate quelques-uns de ces vices de conformation physique que l’on appelle couramment des stigmates de dégénérescence, en même temps d’ailleurs que les antécédents héréditaires et personnels révèlent la trace d’une tare psychopathiqne plus ou moins accentuée.

Comment, dans ces cas, doit-on faire le diagnostic ?

Un premier diagnostic est celui d’hystérie. Vous savez que les accidents délirants des hystériques peuvent se présenter sons la forme d’attaques transitoires, de délires prolongés dans l’intervalle des attaques, ou enfin d’un état psychopathique durable. Dans les deux premiers cas le diagnostic est en général possible à cause de l’existence d’antres manifestations hystériques concomitantes. Dans le troisième cas, le diagnostic est beaucoup plus difficile ; et lors même que le malade aurait eu antérieurement des stigmates hystériques cela ne suffirait pas pour attribuer à l’hystérie les manifestations délirantes. Il faut pour cela, ainsi que l’indique M. Janet deux caractères : reconnaître que le délire est la conséquence directe d’un phénomène nettement hystérique ; constater dans le délire même le caractère fondamental de l’état hystérique, le dédoublement de [p. 39] l’esprit, l’alternance des états de conscience, la formation de phénomènes réellement subconscients. Or cette constatation, toujours difficile, l’est encore plus qu’autre part dans la forme particulière qui nous occupe, où il y a également dédoublement de la personnalité. Mais il est à remarquer, ainsi que semblent le prouver les recherches de M. P. Janet, que le dédoublement de la personnalité de l’hystérique est permanent et complet, les deux personnalités sont absolument indépendantes ; tandis que chez nos malades la désagrégation va bien jusqu’à la formation de personnalités différentes, mais elles ne sont jamais indépendantes. Ainsi que le fait remarquer le même auteur, le malade sent le développement d’une autre personnalité en lui-même, il parle sans cesse de possession, tandis que l’hystérique la plus dédoublée, la plus possédée en réalité, ignore le plus souvent cette division de son esprit.

Un autre diagnostic à faire sera celui de la mélancolie délirante avec idées de possession. Ici, c’est l’évolution de la maladie, l’absence des phénomènes émotionnels fondamentaux de la mélancolie, les caractères généraux du délire, qui serviront de base au diagnostic différentiel.

La présence chez certains de nos possédés actuels d’idées de négation systématisées est une nouvelle preuve de ce que je vous disais dans une précédente leçon, que ces idées délirantes spéciales peuvent se présenter, même systématisées, en dehors de la mélancolie. Aussi nous faut-il faire le diagnostic avec le délire des négations mélancolique, qui s’accompagne souvent de symptômes de possession, atténuée ou même souvent très accentués. Or le délire des négations des possédés systématiques diffère complètement du syndrome de Cotard. Bien que l’on puisse retrouver quelques-uns des éléments de ce syndrome, les rapports qu’ils affectent entre eux sont tous différents à cause de l’évolution [p. 4] même de la maladie et du fonds morbide sur lequel ils reposent. Pour la même raison, ainsi que je le faisais remarquer an Congrès de Blois, les caractères cliniques mêmes du délire sont ici tout différents de ceux que l’on peut attribuer an délire de la négation chez les mélancoliques.

Le délire ici n’est plus secondaire à des troubles émotionnels comme chez le mélancolique, mais n’est que l’interprétation de désordres hallucinatoires spéciaux.

L’absence de ces mêmes troubles émotionnels lui en­ lève également tout caractère de peine, de douleur morale. Au lieu d’être monotone ou pauvrement systématisé, le délire se systématise progressivement ; chaque jour apporte un nouvel argument à l’appui des conceptions pathologiques. Ici non plus, pas d’humilité ; le malade se plaint des tourments qu’il subit, de la désorganisation de son corps, de ses facultés, mais ne se trouve pas pour cela déchu et inférieur aux autres, Qu’on l’exorcise et il redeviendra comme tout le monde. De même, il n’y a plus de passivité ni de résignation, et les différentes réactions que nous avons énumérées tout à l’heure montrent au contraire à la place la lutte et la résistance, De divergent on centrifuge, le délire devient ici convergent ou centripète. Ce n’est plus aux autres que le malade craint de nuire, il ne s’accuse pas lui-même, comme les négateurs de Cotard ; au contraire, il accuse d’autres personnes d’être acharnées contre lui, de lui faire subir mille tourments, d’avoir désorganisé son corps, ses facultés, de lui avoir tout enlevé. De même, plus de craintes pour l’avenir, plus de délire d’attente ; les plaintes ne portent que sur des faits passés ou des tourments actuels.

Ces différents caractères de délire de ces malades, diamétralement opposés à ceux des délires mélancoliques, [p. 41] se rapprochent donc au contraire de ceux du délire de persécution de la folie systématique.

Enfin, la notation de l’ensemble symptomatique que nous avons examiné servira à donner à ces cas particuliers la place qui leur convient dans le cadre de la folie systématique, dont ils ne constituent incontestablement qu’une variété.

Mais si, parmi les persécutés, il en est dont la maladie ne représente qu’un vice de développement intellectuel, qu’une évolution anormale de la personnalité toujours dans le même sens ; et d’autre part, s’il en est d’autres chez lesquels la maladie se traduit par un dédoublement assez rapide, parfois d’emblée et toujours très accentué de la personnalité, il convient de remarquer qu’il existe des cas intermédiaires.

En partant, par exemple, du type commun du délire des persécutés systématiques, hallucinés sensoriels, et laissant de côté les persécutés raisonnants qui n’ont jamais de dédoublement, nous voyons que chez ces malades les états de conscience étrangers qui se produisent au cours de l’affection, ne s’organisent pas en une personnalité nouvelle, mais ne représentent que de simples phénomènes d’aliénation, d’incoordination partielle, des modifications transitoires de la personnalité.

D’autres malades du même genre, ayant évolué d’abord comme les précédents, arrivent au bout d’un temps plus ou moins long à présenter un véritable dédoublement de la personnalité.

Cette dissociation de la personnalité se trouve en rapport avec un certain nombre de symptômes, qui prennent alors un plus grand développement et peuvent diriger même la scène délirante. Ce sont d’une façon générale les troubles psycho-moteurs : hallucinations motrices, impulsions, aboulie, phénomènes d’arrêt.

Les idées de persécution se modifient d’une façon [p.42] connexe, et c’est plutôt par des idées de possession que le malade interprète les troubles psychopathiques qu’il accuse.

La maladie se divise alors, au point de vue particulier qui nous occupe, comme en deux périodes, l’une où le malade présente la symptomatologie du persécuté ordinaire, l’antre où apparaissent les nouveaux symptômes déterminant le dédoublement de la personnalité, et c’est alors que de persécuté il est devenu possédé.

Les rapports réciproques de ces deux périodes peuvent être d’ailleurs de sens inverse. Tantôt la seconde, celle qui nous occupe particulièrement, n’apparaît que très tard et ses symptômes constitutifs restent peu accentués.

Inversement, il est d’antres cas où son apparition est plus précoce et où les mêmes symptômes prennent un très grand développement, occupent même la première place dans le tableau clinique au détriment de ceux qui ont marqué la première période et qui s’effacent de plus en plus. Il est à remarquer alors qu’an milieu du complexus symptomatique de la première période, apparaissent déjà quelques-uns de ces symptômes qui devaient plus tard caractériser la seconde.

Enfin il est des cas où cette première période, déjà réduite, s’efface presque totalement ; et d’emblée l’affection se présente sous l’aspect du complexus symptomatique que nous avons examiné.

Ce sont surtout les faits qui se rattachent à ces deux dernières catégories que j’ai eus en vue an cours de cette conférence. Ce sont ceux-là qui, par leur physionomie clinique, correspondent surtout à l’ancienne possession démoniaque considérée autrefois avec toute la démonomanie comme une variété de la Iypémanie religieuse. Nous avons vu comment, au contraire, ils se distinguaient de la mélancolie. Dans un premier travail, il y a quelques [p. 43] années, je faisais déjà remarquer que cette classe de mélancoliques caractérisés par des phénomènes particuliers, les phénomènes de possession, formait un groupe spécial, comme de transition entre les persécutés proprement dits et les véritables mélancoliques. Il importe encore d’être plus précis et, à côté des mélancoliques possédés, de distinguer les possédés systématiques qui ne sont que des persécutés ou mieux des délirants systématiques d’une espèce spéciale. C’est pour cette raison que, plus récemment, me fondant surtout sur la prédominance dans ces cas des troubles psycho­moteurs, j’avais proposé, par opposition aux persécutés hallucinés sensoriels et aux persécutés raisonnants, de les ranger sous le nom de variété psycho-motrice du délire des persécution.

Notes

(1) J. Séglas. Variété psycho-motrice des délires de persécution (Ann. méd,-psychol., janvier 1893, p. 111). J. Séglas et G. Brouardel : Persécutés auto-accusateurs et persécutés possédés. (Congrès de la Rochelle et Arch. de Neur.), 1893.

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