Jules Baillarger. De l’influence de l’état intermédiaire à la veille et au sommeil sur la production et la marche des hallucinations. Partie 1. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome VI, 1845, pp. 1-29.

Jules Baillarger. De l’influence de l’état intermédiaire à la veille et au sommeil sur la production et la marche des hallucinations. Partie 1. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome VI, 1845, pp. 1-29.

Article en deux parties, la seconde également en ligne sur notre site.

Jules Baillarger (1809-1890). Médecin aliéniste, élève d’Esquirol, il fut un des co-fondateur des Annales médico-psychologiques en 1843. Il a beaucoup travaillé sur les hallucinations et fut un des acteurs de la discussion de 1855 sur la nature de celles-ci. Mais il publia également d’importants travaux sur la mélancolie et la folie à double forme, appelée aujourd’hui troubles bipolaires.
Quelques publications :
— Fragments pour servir à l’histoire des hallucinations. Mémoire lu à la Société de médecine de Paris. Extrait de la « Revue médicale », 1842, cahier de janvier. S. l. n. d. [Paris, 1843]. 1 vol. in-8°, 16 p.
— Extrait d’un mémoire intitulé: Des Hallucinations, des causes qui les produisent, et des maladies qu’elles caractérisent. Extrait de… Paris, s. d. [1844]. 1 vol. in-4°, pp. 273-516.
— De l’influence de l’état intermédiaire à la veille et au sommeil su la production et la marche des hallucinations, (hallucinations-nations hypnagogiques). Mémoire lu à l’académie de médecine, in Mémoire de l’académie de médecine. Paris, 1846. Tome XII,
— Recherches sur l’anatomie, la physiologie et la pathologie du système nerveux. Avec trois planches. Paris, Victor Masson, 1847. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., XXXVI p., 424 p., 3 planches hors texte.
— Démonomanie provoquée par des hallucinations de l’ouïe. – Accès convulsifs démonomaniaques, raison apparente. Répertoire d’observations inédites. Observation parut dans la revue « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome quatrième, 1858, pp. 151-153. [en ligne sur notre site]
— Archives cliniques des maladies mentales et nerveuses ou choix d’observations pour servir à l’histoire de ces maladies. Recueil mensuel.2 année, 2 volumes [seuls parus]. Paris, Victor Masson, 1861 et 1862. 2 vol. in-8°.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été ajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 1]

De l’influence de l’état intermédiaire
à la veille et au sommeil
sur la production et la marche
des hallucinations
(1).
par
M. Baillarger
Médecin de l’hospice de la Salpêtrière.

Que se passe-t-il dans les centres nerveux au moment du sommeil ? Par quel mécanisme se produit cette suspension de l’action des sens et du sentiment de notre propre existence ? et quand les forces sont réparées, comment se fait le retour à l’état de veille ? [p. 2]

Voilà ce qu’on ne sait point encore aujourd’hui, malgré les expériences tentées sur les animaux et beaucoup d’explications plus ou moins hypothétiques.

Mais s’il n’a pas été donné aux physiologistes de pénétrer la cause de ces phénomènes. Ils ont pu du moins observer et décrire avec soin tout ce qu’il y a d’apparent et de saisissable dans le passage de la veille au sommeil, et du sommeil à la veille. Je dois rappeler en peu de mots quelques-uns des faits qu’on a signalés à ce sujet.

Le passage de la veille au sommeil ne se fait pas d’une manière brusque. On est d’abord averti par une sensation particulière ; puis la tête devient lourde, les idées s’embarrassent et on tombe dans un premier degré d’assoupissement ; l’influence de la volonté a cessé, que le sentiment du moi persiste encore. On a, pendant quelques instants, conscience de certaines perceptions, mais ces perceptions saut confuses, incohérentes, et constituent avant le sommeil complet une sorte de délire passager que presque tous les physiologistes ont indiqué. Si cet état de demi-sommeil, ordinairement très court se prolonge, il constitue la somnolence, et l l’espèce de délire dont j’ai parlé est désigné sous le nom de rêvasserie.

Des illusions des sens et des hallucinations surviennent assez souvent dans ce passage de la veille au sommeil. « A qui n’est-il pas arrivé, dit Marc, à la suite d’une digestion laborieuse ou de tout autre embarras soit dans la circulation, soit dans les fonctions nerveuses, après une vive secousse physique ou morale, d’éprouver, au moment de s’endormir, de ces erreurs des sens externes ou internes, d’apercevoir les figures les plus grotesques, souvent les plus effrayantes, d’entendre le son de voix d’hommes, d’animaux, le son de cloches, de voir un précipice, et en un mot de rêver en quelque sorte sans dormir ? »

Marc aurait pu ajouter que ces illusions et ces hallucinations s’observent encore assez souvent chez les femmes à l’époque menstruelle ou dans les jours qui suivent l’accouchement. [p. 3]

Les phénomènes que je viens d’indiquer pour le passage de la veille au sommeil se rencontrent aussi, mais d’une manière moins tranchée, lors du passage du sommeil à la veille. Quand les forces sont réparées, on arrive graduellement à un état de somnolence pendant lequel on a des perceptions confuses, incomplètes, et quelquefois des illusions et des hallucinations si on se trouve sous l’influence de quelque cause d’excitation.

Il reste à faire l’application de ces données à l’étude des hallucinations chez les aliénés ; à rechercher, par exemple, si le passage de la veille au sommeil qui provoque quelquefois des hallucinations dans l’état de santé en produit plus particulièrement sur les sujets prédisposés à la folie ou déjà atteints de celte maladie.

En supposant qu’il en soit ainsi, il importe encore de déterminer quelle influence ces hallucinations ont dès le début sur la marche du délire, quels rapports surtout elles ont avec les hallucinations en général.

Après avoir vainement cherché dans les auteurs qui ont écrit sur les maladies mentales la solution de ces questions, qui n’ont pas même été posées, j’ai tenté de les résoudre en interrogeant les parents des malades, et surtout les malades eux-mêmes. C’est le résultat de mes recherches sur les points que je viens d’indiquer que j’ai consigné dans ce travail, lequel est divisé en deux parties.

Dans la première, je cite les observations que j’ai recueillies et celles que j’ai trouvées çà et là isolées dans les auteurs.

Dans la seconde, je fais ressortir les rapports qui existent entre les faits cités et les conséquences qu’on peut en tirer pour l’étude et pour le traitement de la folle. [p. 4]

PREMIÈRE PARTIE.
§. 1er.

De l’influence de l’état intermédiaire à la veille et au sommeil sur
la production des hallucinations chez les sujets prédisposés à
la folie

Obs. Ire.

Plusieurs parents aliénés. — Hallucinations de l’ouïe et de la vue
au moment du sommeil, précédant de trois ans l’invasion de la folie.

Mademoiselle L…, âgée de quarante-cinq ans, est depuis douze ans à l’hospice de la Salpêtrière dans la division des aliénées. On observe chez elle des hallucinations de la vue et de l’ouïe qui l’obsèdent presque continuellement. Elle parle à des êtres invisibles et s’emporte contre eux. Souvent elle s’interrompt tout-à-coup au milieu d’une phrase pour répondre aux voix qu’elle vient d’entendre. Ordinairement calme et laborieuse, elle ne devient guère agitée qu’à l’époque des règles. Elle frappe alors à grands coups sur les prétendus monstres dont elle se voit entourée.

Voici les renseignements que j’ai obtenus sur les antécédents de la malade et sur sa famille.

Mademoiselle L… a toujours été un peu bizarre ; quoique simple couturière, elle avait la prétention de faire des vers, et on a imprimé plusieurs chansons de sa composition. Après son travail de la journée terminé, elle donnait une partie des nuits aux inspirations poétiques.

A trente uns environ, elle commença à éprouver un phénomène étrange et qui la jetait dans l’étonnement. Chaque soir ayant de s’endormir elle entendait des voix qui lui parlaient très distinctement. Elle voyait autour d’elle des personnages et des animaux de toute sorte. Bien souvent elle a entretenu sa mère et [p. 5] ses frères de ce fait, qu’elle ne pouvait s’expliquer, Elle comprenait d’ailleurs très bien qu’il n’y avait rien de réel dans tout ce qu’elle voyait et entendait. Les fausses sensations n’avaient jamais lieu pendant le jour, ni même pendant la nuit quand la malade veillait ; ce n’était qu’au moment du sommeil que toutes ces apparitions survenaient.

Cet état durait depuis trois ans sans que la raison offrît le moindre dérangement, lorsque mademoiselle L. perdit tout-à­coup la tête à la suite de couches.

Sa folie, caractérisée dès le début par des hallucinations de l’ouïe et de la vue, était évidemment le résultat d’une prédisposition héréditaire, comme le prouvent les renseignements qui suivent.

Le père de la malade, après avoir longtemps fait des excès de boisson a fini par perdre la tête.

Un des oncles paternels, sans être complètement aliéné, offre cependant des signes de folie, et dans le pays qu’il habite on ne l’appelle pas autrement que L… le fou.

Un des frères de mademoiselle L… qui, comme le père, faisait des excès de boisson, a aussi eu un accès de folie.

Ainsi la malade a eu trois de ses parents aliénés ; elle-même avait toujours été un peu bizarre. Elle était donc éminemment prédisposée à la folie qui, chez elle, a été précédée pendant trois ans d’hallucinations de la vue et de l’ouïe ne survenant qu’au moment du sommeil.

Obs. II.

Plusieurs parents aliénés. — Hallucinations de l’ouïe et de la vue au
moment du sommeil, durant depuis près d’un an sans délire.

L… frère de la malade qui fait le sujet de l’observation précédente, est un ouvrier d’environ trente-cinq ans, plein de sens et de raison, mais frappé de l’idée qu’il n’échappera pas au sort qui a atteint son père, son oncle, son frère et sa sœur. Deux fois déjà, à la suite d’affections morales vives, il a failli devenir aliéné ; [p. 6] ce n’est qu’en prenant des bains, en se faisant mettre de l’eau froide sur la tête, en cessant toute occupation qu’il a pu prévenir le délire dans lequel il sentait qu’il allait tomber. Mais ce qui augmente encore ses craintes, c’est que lui-même éprouve depuis près d’un an le phénomène étrange qui, pendant trois ans, a précédé la maladie de sa sœur ; tous les soirs, avant de s’endormir, il a des hallucinations de l’ouïe et de la vue.

Je pouvais ici avoir sur le moment précis où les fausses sensations se produisent des renseignements positifs. Or, c’est bien réellement immédiatement avant le sommeil, lorsque l’assoupissement commence, mais que la conscience subsiste encore, que les hallucinations ont lieu. L… n’entend ordinairement qu’un mélange confus de voix ; quelquefois, au contraire, il distingue les paroles et en comprend le sens ; ce sont des phrases décousues et se rapportant à des sujets très variés. Tantôt il n’a que des hallucinations de l’ouïe, quelquefois, en même temps, des hallucinations de la vue; il se voit alors entouré d’hommes et de femmes ; quand les voix font beaucoup de bruit, elles l’empêchent de s’endormir complètement. L…, d’ailleurs, comme cela a eu lieu pendant trois ans pour sa sœur, sait parfaitement bien qu’il n’y a rien de réel dans tout ce qu’il voit et entend, et que ce sont des visions. II a souvent parlé de ce fait aux autres ouvriers de son atelier, et a voulu savoir si aucun d’eux n’éprouvait quelque chose de semblable ; mais ses camarades se sont moqués de lui et n’ont pas cru qu’il vit et entendît réellement ce qu’il disait.

Cet homme, dont le père, l’oncle, le frère et la sœur ont été ou sont encore aliénés, est évidemment sous l’influence d’une prédisposition à la folie, et au nombre des traits qui dénotent cette prédisposition se trouvent les hallucinations de la vue et de l’ouïe survenant tous les soirs au moment du sommeil. [p. 7]

Obs. III.

Père en démence sénile ; sœur aliénée. — Hallucinations de l’ouïe au moment
du sommeil et du réveil sans délire. — Accès passagers d’aliénation.

Mademoiselle D…, ouvrière, âgée d’environ cinquante-cinq ans, est d’une famille dont presque tous les membres sont atteints de migraines. En outre, son père est tombé en démence à l’âge de soixante-douze ans, et une de ses sœurs est depuis quatre ans à la Salpêtrière dans la division des aliénées.

Il y a deux ans, mademoiselle D… commença à entendre, au moment de s’endormir, des voix qui semblaient sortir de son oreiller. Le matin, à son réveil, elle entendait encore ces voix pendant quelques instants, et de plus elle se souvient les avoir entendues en rêvant ; quelquefois même la sensation devenait si vive pendant le sommeil, que la malade était réveillée par le bruit. Ces hallucinations de l’ouïe, qui n’ont lieu, en général, qu’avant, pendant et après le sommeil, ont, à plusieurs reprises et à des intervalles plus ou moins éloignés, continué pendant la nuit et même pendant le jour. Il semble y avoir eu alors un véritable délire, mais qui n’a pas nécessité l’isolement de la malade dans un établissement d’aliénés. Quand ce délire a cessé, les voix n’ont pas moins continué à se faire entendre avant et après le sommeil, et, aujourd’hui encore, mademoiselle D., qui me donne elle-même ces renseignements, les entend au moment de s’endormir.

La malade a éprouvé souvent un phénomène qu’on n’a pas signalé, mais qui se rencontre chez quelques hallucinés. Quand, pendant le jour, elle fixait un objet, elle le voyait après un instant se transformer en une tête animée par des yeux brillants et mobiles.

Berbiguier de Terre Neuve du Thym – Planche 1.

La prédisposition à la folie chez mademoiselle D… est bien démontrée, et même il y a eu chez elle plusieurs accès passagers d’aliénation. Les hallucinations au moment du sommeil sont comme chez les deux malades qui précèdent, un des traits de cette prédisposition. [p. 8]

§. II.
De l’influence de l’état intermédiaire à la veille et au sommeil sur
la production des hallucinations dans la prodrome et au début de
la folie

Obs. IV.

Hallucinations de l’ouïe ct de la vue, se reproduisant d’abord au moment
du sommeil et devenant ensuite continues.

Alexandrine J…, ouvrière, âgée de trente ans, passait, il y a quelque temps (1) dans la rue du Temple au moment où la femme Renaud venait d’être assassinée par Soufflard. Elle accourut aux cris de désespoir que poussait la fille Renaud, qui la première avait pénétré dans la chambre où le meurtre avait été commis.

L’impression que cet événement fit sur Alexandrine J… fut si vive que ses règles se supprimèrent. Quelques jours après, elle était dans le délire. Conduite à la Salpêtrière, dans le service de M. Pariset, elle en sortit guérie au bout de deux mois.

Depuis lors, plusieurs accès ont eu lieu, et le 13 août dernier A. J…, est entrée à la Salpêtrière pour la quatrième fois.

Elle me raconte que depuis trois mois ses règles se sont de nouveau supprimées sans cause connue. Depuis lors, elle a des frayeurs sans motif, son sommeil est agité ; la nuit, elle se réveille en sursaut, toute tremblante, et reste longtemps sans se rassurer complétement. Bientôt elle est prise d’hallucinations au moment de s’endormir : lorsqu’elle commence à s’assoupir, elle voit des figures qui l’épouvantent, elle entend aussi très distinctement des voix qui lui parlent. Effrayée, elle saute de son lit, et aussitôt qu’elle a de la lumière, les hallucinations cessent.

Après une douzaine de jours, 1es hallucinations continuèrent malgré la lumière. Elle entendit les voix une partie de la nuit, et même pendant le jour. Les hallucinations de la vue, au contraire, n’eurent toujours lieu qu’au moment du sommeil.

La malade éprouve d’ailleurs le même phénomène que j’ai déjà fait remarquer dans l’observation qui précède. Lorsqu’elle [p. 9] fixe un objet pendant quelques instants, cet objet se transforme en une figure d’homme ou d’animal qu’elle voit remuer.

Alexandrine J… a parfaitement conscience de son état ; mais elle explique très bien comment, au milieu de la nuit, au plus fort de ses hallucinations, elle n ‘est plus maîtresse de sa frayeur et tombe dans une sorte de délire ; elle répond aux voix, et se met à crier. La veille de son entrée à la Salpêtrière, elle avait été arrêtée à minuit dans la rue, criant qu’on vint à son secours.

La malade, outre les fausses sensations de l’ouïe ct de la vue, a des hallucinations de l’odorat, du goût et du toucher ; elle est obsédée par des odeurs, par des goûts singuliers ; quelquefois il lui semble tout-à-coup recevoir sur la tête un pot d’eau froide.

Peu de jours après l’entrée, M. Mitivié fit faire une application de sangsues aux cuisses ; les règles, supprimées depuis trois mois, reparurent le lendemain et coulèrent bien ; les hallucinations cessèrent après quelques jours, et la malade fut bientôt complétement guérie.

Le seul fait que je veuille faire remarquer dans cette observation, c’est que les hallucinations de la vue et de l’ouïe n’ont d’abord existé qu’au moment du sommeil ; elles ont ensuite continué toute la nuit, et enfin tout le jour, alors seulement il y a eu des moments passagers de délire. Ainsi, la maladie d’A. J. a été dès le début caractérisée par des hallucinations, et ces hallucinations ont eu bien évidemment leur point de départ dans celles qui d’abord n’avaient existé qu’au moment du sommeil ; elles n’en ont été, pour ainsi dire, que l’extension.

Obs .V.

Hallucinations de l’ouïe se produisant, pendant plusieurs jours, uniquement
avant le sommeil et au réveil, et devenant ensuite continues.

Madame L…, fruitière, âgée de quarante et un ans, d’une constitution forte, d’un tempérament éminemment sanguin, est née d’une mère atteinte d’une maladie convulsive, Elle-même, depuis vingt ans, a des convulsions avec perte de connaissance, et qui reviennent à des intervalles très irréguliers, Depuis un an, [p. 10] céphalalgies fréquentes, étourdissements, bourdonnements dans les oreilles et surtout dans l’oreille droite. Ces signes de congestion sont aggravés par des excès de boisson, et la malade est obligée d’avoir de temps en temps recours à la saignée.

A la fin du mois de juillet 1841, madame L. éprouve des contrariétés assez vives. Elle commence alors à entendre des voix quand elle est couchée ; c’est le soir et le matin qu’on lui parle dans son lit au moment de s’endormir, ou quand elle se réveille ; elle distingue très bien ce qu’on lui dit, ce sont des menaces, des injures, des accusations ; on va la mettre en jugement, briser ses meubles, etc. Quelques jours se sont à peine écoulés, et ces hallucinations de l’ouïe durent une partie de la nuit. La malade répond aux voix et se dispute avec elles. Pendant quinze jours environ les fausses sensations disparaissent le matin, mais bientôt elles continuent pendant le jour. C’est alors que la malade, se croyant poursuivie, se jette par la fenêtre du premier étage de la maison qu’elle habite ; elle était dans ses règles, qui, malgré cet accident, ne furent pas arrêtées ; trois jours après, elle fut conduite à la Salpêtrière. A son entrée, madame L… est obligée de s’aliter : l’une des cuisses, par suite de la chute, est tuméfiée et douloureuse, le ventre est très sensible à la pression, et il y a de la fièvre. Cette malade est d’ailleurs très calme, et M. Mitivié, dans le certificat d’entrée, déclare qu’elle ne paraît pas aliénée. Cependant, après quelques jours, on s’aperçoit que madame L…, en apparence si raisonnable, conserve des hallucinations de l’ouïe qui ne reviennent que le soir et le matin quand elle est couchée. Elle croit que ce sont des gens de son pays, cachés derrière le mur, qui viennent ainsi la tourmenter. Après quinze jours, les fausses sensations cessent, et madame L. parait alors tout-à-fait bien. A l’époque menstruelle les hallucinations reviennent, mais seulement le soir et le matin quand la malade est couchée ; il n’y en a point pendant le jour. Avec les hallucinations, retour de délire. La malade croit toujours que ce sont des ennemis qui viennent ainsi la tourmenter la nuit. [p. 11]

Depuis le début de la maladie, les voix se font beaucoup plus entendre de l’oreille droite ; c’est aussi à droite que les bourdonnements sont le plus forts. Vers le 15 octobre, l’oreille de ce côté commence à couler ; la malade trouve, le matin, son bonnet taché, tantôt d’une eau roussâtre, et tantôt d’un peu de sang. Les règles ont reparu le 16 octobre et ont cessé le 19. Les hallucinations continuent d’ailleurs au moment du sommeil et du réveil, et elles existaient encore, quoique plus faibles, lors de la sortie de la malade, le 23 octobre 1841-

On voit dans cette observation les hallucinations de l’ouïe survenir d’abord au moment du sommeil et au réveil, durer bientôt une partie de la nuit, et enfin avoir lieu pendant le jour, puis revenir à leur point de départ.

Obs. VI.

Hallucinations de l’ouïe, se produisant d’abord uniquement au moment du
sommeil, et devenant ensuite continues.

Denise B…, âgée de trente-trois ans, couturière, a toujours eu des migraines à l’époque des règles ; elle a l’habitude de se faire saigner tous les ans vers le mois de juillet ; cette année elle n’a pas voulu recourir au même moyen, et depuis d’eux mois les migraines sont devenues plus fortes. Il y a deux mois, aussi, elle a commencé à entendre des voix quand elle était couchée et qu’elle commençait à s’assoupir. Après peu de temps, les hallucinations de l’ouïe, qui n’avaient lieu que le soir avant le sommeil, sont devenues continues. La malade attribue le bruit qu’elle entend à des ennemis qui la poursuivent par la physique. Le 24 août dernier, elle est conduite à la Salpêtrière. Aujourd’hui, 20 février 1842, elle est dans un étal de délire difficile à classer, mais dont les hallucinations forment un des principaux symptômes. Le datura stramonium, essayé chez celle malade à très haute dose par M. Mitivié, a déterminé des signes de narcotisme, mais sans modifier les hallucinations, qui ont toujours principalement lieu pendant la nuit. [p. 12]

Obs. VII.

Hallucinations de l’ouïe, au moment du sommeil, continuant, dès la
première fois, pendant toute la nuit.

Mademoiselle S…, âgée de cinquante ans, est entrée le 7 juillet 1841 dans le service de M. Mitivié ; depuis plus de neuf mois elle est poursuivie par des craintes chimériques ; elle se figure que quelqu’un bouleverse ses effets dans la chambre qu’elle occupe ; à plusieurs reprises elle a cru que de petites sommes d’argent lui avaient été volées ; de là une appréhension vague et des soupçons envers tous ceux qui l’entourent. Depuis deux ans elle n’était plus réglée, lorsqu’il y a trois mois les règles ont reparu, mais sans revenir depuis.

Le 4 juillet au soir, étant couchée et lorsqu’elle commençait à s’endormir, elle entendit du bruit dans sa cheminée ; elle se réveille tout-à-fait très effrayée, mais le bruit continue pendant toute la nuit ; elle faisait tous ses efforts pour résister au sommeil, de peur d’être surprise ; cependant elle a dormi un peu : le matin, le bruit cessa. Le lendemain au soir, lorsqu’elle fut couchée, le même bruit recommença au moment où elle allait s’endormir, et il dura encore toute la nuit. Cependant, quand elle était bien complètement réveillée, quand, par exemple, assise dans son lit, elle appelait sa petite chienne et lui parlait pour se rassurer, alors le bruit n’avait plus lieu.

Ces hallucinations de l’ouïe ont cessé d’elles-mêmes quelques jours après l’entrée de la malade à la Salpêtrière.

Hallucination.

Obs. VIII.

Hallucinations de l’ouïe et de la vue au moment du sommeil et du réveil,
suivies d’un délire passager.

Marie L…  agée de quarante-deux ans, domestique, est entrée à la Salpêtrière, le 1er octobre 1841, dans le service de M. Mitivié. Elle est d’une constitution forte, très pléthorique et sujette à des étourdissements. Il y a deux ans, les règles se sont dérangées, et depuis un an elles n’ont paru qu’une fois. [p. 13]

Le 10 août, cette femme se réveille au milieu de la nuit, entendant des voix qui l’appellent par son nom. Elle distingue entre autres la voix de sa mère, de sa sœur et de sa belle-sœur, qui lui demandent des messes. Après quelques instants, le bruit cesse, et la journée se passe bien ; mais le soir, étant couchée et au moment du sommeil, elle entend les mêmes voix qui sont si fortes, si distinctes qu’elles l’empêchent de s’endormir tout-à­fait quand elle s’assoupit. Réveillée, elle n’entendait plus rien, mais l’assoupissement ramenait constamment les voix. Depuis quelque temps elle rêvait beaucoup de ses parents morts, mais elle n’y pensait pas pendant le jour.

Les hallucinations de l’ouïe, qui avaient aussi lieu au moment du réveil, ne revinrent que pendant deux jours ; mais après trois semaines, le jour même où une saignée fut pratiquée à la malade, elles reparurent de nouveau ; c’était, comme la première fois, uniquement au moment du sommeil. On la menaçait de la tuer ; on lui demandait des messes ; elle a aussi vu des papillons, des oiseaux, qui voltigeaient autour d’elle, des souris qui couraient dans la chambre, elle était tout étourdie. Les hallucinations entraînèrent sans doute la malade à quelque acte déraisonnable qui la fit conduire à la Salpêtrière ; mais, dès son entrée, les fausses sensations n’eurent plus lieu, et cette femme put sortir peu après sans avoir présenté aucun signe bien tranché de délire.

Obs. IX.

Hallucinations de la vue et de l’ouïe au moment du sommeil, suivies
de délire.

R…, âgée de quarante et un ans, domestique, est entrée à la Salpêtrière, le 10 septembre dernier, dans un état de lypémanie. Depuis trois ou quatre ans l’abondance des règles avait toujours été en diminuant, mais la santé générale était restée bonne, et la malade avait à peine de légères migraines. Il y a huit mois, cette femme a commencé à être tourmentée par des hallucinations qui ne revenaient que le soir quand elle était couchée, [p. 14] quelques instants avant le sommeil. Dès qu’elle s’assoupissait, elle entendait un bruit de tambour et voyait des militaires. Quelquefois les bruits étaient d’une autre nature, et il lui apparaissait des figures bizarres et très variées ; mais le bruit du tambour et la vue des militaires était ce qui revenait le plus constamment. Les hallucinations de la vue et de l’ouïe n’avaient d’abord lieu que par un commencement d’assoupissement. Quand il arrivait à la malade de rester au lit pendant plusieurs heures sans aucune envie de dormir, elle ne voyait et n’entendait rien ; jamais elle n’a eu de fausses sensations pendant le jour. Les visions qu’elle avait et les bruits qu’elle entendait le soir avant de s’endormir ne firent d’abord que l’effrayer ; mais, peu à peu, elle en est venue à penser que peut-être on envoyait des tambours autour de la maison pour la tourmenter. Quand, pendant le jour, il lui arrivait par hasard d’entendre le tambour ou de rencontrer des militaires, cela l’impressionnait très vivement en lui rappelant ce qu’elle entendait et voyait la nuit. Elle est devenue défiante et croit qu’on la suit dans les rues, qu’on entre dans les maisons dont elle sort pour la surveiller ; elle est surtout tourmentée par le remords d’avoir dérobé à ses maîtres quelques objets de peu de valeur ; elle s’exagère beaucoup la faute qu’elle a commise dans cette occasion et se croit indigne de pardon, etc.

La guérison a été complète après quatre mois environ, et aujourd’hui (20 février 1842) la malade, depuis longtemps convalescente, est sur le point de sortir de l’hospice.

Obs. X.

Hallucinations de l’ouïe et de la vue survenant dans un demi-sommeil,
suivies d’agitations et de délire.

Je trouve l’observation suivante dans le cahier de renseignements de la Salpêtrière du mois d’août 1840, où elle a été consignée par M. Gratiolet.

M…, âgée de vingt-deux ans, est entrée le 13 août 1840 dans le service de M. Pariset. [p. 15]

Cette femme, au moment de ses règles, a été témoin d’une dispute très vive ; un homme a été frappé de plusieurs coups de couteau devant elle ; elle est rentrée très effrayée et poursuivie par l’image de cet homme qu’elle avait vu couvert de sang. Pendant la nuit, elle s’éveillait à demi et entendait une rumeur confuse, un bruit vague de voix se mêlant dans une dispute ; puis, il lui semblait entendre un bruit de trappes et de poulies situées au-dessous de son lit ; des chauffeurs s’approchaient d’elle pour lui brûler les pieds. Effrayée de cette vision, elle se levait, s’agitait dans sa chambre et troublait ainsi les voisins. Elle est aujourd’hui moins tourmentée.

Cette malade est sortie guérie de la Salpêtrière après un très court séjour dans cet hospice.

*

Les faits qui précèdent, recueillis dans un temps assez court, prouvent que les observations analogues doivent être assez communes, et j’ai pensé que j’en trouverais quelques-unes dans les auteurs. Il m’a suffi en effet de parcourir les ouvrages les plus récents pour en rencontrer plusieurs çà et là. Je citerai entre autres les suivantes, qui ne sont accompagnées d’aucune réflexion, et dans lesquelles l’influence du passage de la veille au sommeil ne parait pas même avoir été remarquée.

Obs. Xl.

Hallucinations de l’ouïe au moment du sommeil, suivies plus tard
d’hallucinations de l’ouïe et de la vue pendant la veille.

Antoine, âgé de trente-six ans, ciseleur, non marié, est entré à Bicêtre le 3 novembre 1839. Voici, entre autres détails, ceux que le malade donna à M. Leuret sur ce qui avait précédé sa maladie. Après avoir raconté la mort d’une femme qu’il avait magnétisée, il continue ainsi :

« Peu de temps après, j’éprouvai un singulier phénomène ; tous les soirs au moment où j’allais m’endormir, une espèce de frappement s’opérait sur mon tympan ; j’écoutais ce bruit, et [p. 16] mes sens étaient assez réveillés pour comprendre qu’il existait réellement. Plus tard il m’arriva souvent d’être éveillé spontanément et d’entendre frapper trois ou quatre fois sur l’extrémité de mon lit ; un jour je sentis une main qui me frappa sur l’épaule : plusieurs fois il m’était arrivé d’entendre des voix qui me faisaient de grands reproches ; car, il faut le dire, je suis l’adultère personnifié, je portais le trouble dans toutes les maisons où je pénétrais. Enfin, j’eus un jour une véritable vision, j’entendis d’abord un croassement sur le sol, et j’aperçus un trophée emblématique où 1’on voyait un pigeon, une plume et un encrier ; je suis sûr d’avoir vu ce trophée, j’en eus une grande frayeur, etc.

Il serait difficile de rencontrer une observation où l’influence du passage de la veille au sommeil soit plus évidente.

La maladie débute par des hallucinations, et ces hallucinations ne surviennent d’abord qu’au moment du sommeil. C’est Antoine qui précise ce détail sans qu’on le lui demande ; car M. Leuret, dans ses réflexions qui suivent l’observation, ne fait pas même remarquer cette particularité du début des hallucinations ; mais il y a plus, le malade décrit très bien l’état dans lequel il se trouvait lorsque les hallucinations survenaient. J’écoulais ce bruit, dit-il, et mes sens étaient assez éveillés pour comprendre qu’il existait réellement. Ainsi, c’est bien positivement dans un état de léger assoupissement, mais non pendant le sommeil, que le phénomène avait lieu. Comme dans plusieurs des faits qui précèdent, les hallucinations, après avoir existé uniquement au moment du sommeil, se sont ensuite produites pendant le jour. [p. 17]

Obs. XII.

Hallucinations de l’ouïe, ayant lieu aussitôt que le malade est couché et
devenant plus tard continues.

M. Aubanel rapporte dans sa thèse l’observation d’un halluciné qui entendait dans son estomac des bruits singuliers qu’il comparait à des détonations. C’était surtout la nuit que le malade était poursuivi par ses hallucinations, et il lui arrivait [p. 17] souvent de rentrer fort tard et même de passer toute la nuit dans les rues, dans la crainte d’être tourmenté par ses ennemis pendant le sommeil.

« Sitôt qu’il était couché, en effet, les voix ne cessaient de retentir à ses oreilles et à son épigastre. Bientôt il n’eut pas même de repos dans les rues ; il entendit la même chose que chez lui et souvent il se mettait à courir à toutes jambes, etc. »

Le phénomène est ici moins bien précisé que dans l’observation précédente ; mais on remarquera que les hallucinations survenaient aussitôt que le malade était couché ; plus tard elles ont eu lieu pendant le jour.

Obs. XIII.

Hallucinations au moment du réveil, durant, dès la première fois, pendant
six heures.

Un marchand de vin, ayant déjà eu plusieurs accès de folie par suite d’excès de boisson, raconte qu’il a été éveillé vers minuit par des diables tout noirs, grands et petits, par des hommes et des femmes qui dansaient dans sa cave ; il les voyait au moyen d’une dalle qu’il avait enlevée ; quelquefois ces diables venaient danser à côté de son oreiller. Tout cela dura jusqu’à six heures du matin, et pendant ce temps il lui fut impossible de dormir ; il était tout couvert de sueur. Le jour suivant, ces apparitions revinrent à la même heure.

Chez ce malade, les hallucinations ont suivi immédiatement le réveil. Je pourrais emprunter aux auteurs plusieurs exemples analogues ; je me bornerai à citer le suivant, que j’ai moi-même recueilli, il y a peu de temps.

Obs. XIV.

Hallucinations de l’ouïe au réveil, suivies immédiatement d’un délire qui
n’a plus cessé depuis huit ans.

Madame L…, âgée de trente-sept ans, avait déjà eu un premier accès de folie dont elle était parfaitement guérie depuis plusieurs années. Un soir, après s’être couchée, sur les dix heures, elle se réveille à minuit poussant de grands cris. « Les entends-tu ? [p. 18] dit-elle à son mari, les voilà, ils viennent nous assassiner. » Elle appelle du secours et entre dans une grande agitation. Les hallucinations de l’ouïe continuent jusqu’au lendemain midi ; alors il y a un peu de calme ; mais le soir elles recommencent de nouveau. Depuis lors, huit ans se sont écoulés, et madame L. est restée aliénée ; elle est aujourd’hui à la Salpêtrière dans un état complet de démence.

*

Il me serait facile d’ajouter aux observations qui précèdent d’autres faits dans lesquels les hallucinations ont très probablement commencé au moment du sommeil, ou immédiatement après le réveil : mais les détails donnés par les auteurs ne sont point assez précis. Ainsi, un malade, jusque-là bien portant, est pris d’hallucinations au milieu de la nuit ; il se lève, et on le trouve dans le délire poursuivi par des fantômes, etc… Voilà le plus souvent comment le début est indiqué : Les observations qui précèdent peuvent sans doute faire admettre que très probablement ces hallucinations survenues a au milieu de la nuit, le malade étant couché, ont précédé ou suivi le sommeil ; mais il suffit que le fait ne soit pas mieux précisé pour que je m’abstienne de citer les observations de ce genre, qui sont assez nombreuses. Esquirol, dans son chapitre sur la démonomanie, rapporte entre autres l’histoire d’une femme qui, après une longue course, se couche par terre très fatiguée ; bientôt elle entend dans sa tête un bruit qu’elle compare à celui d’un rouet à filer. Plus lard elle est poursuivie par d’autres hallucinations, et devient démonomaniaque. Cette femme s’était-elle assoupie ? Voilà ce qu’il est permis de penser, mais qu’on ne saurait affirmer, l’auteur n’ayant rien dit à cet égard. Il en est de même d’autres observations qu’on trouve dans les mémoires de MM. Lélut, Moreau, Bottex , dans l’ouvrage de Fodéré, etc.

Je me bornerai à faire remarquer pour les observations de la seconde série, que, dans toutes les hallucinations, au moment du sommeil, ont précédé le délire ou ont marqué son début. Il n’en est plus de même dans celles qui suivent. [p. 19]

§. III.

De l’influence de l’état intermédiaire à la veille et au sommeil
sur la production des hallucinations pendant le cours de la
folie.

Troisième série (13 observations).

Obs. XV.

Hallucinations de l’ouïe au moment du sommeil et du réveil chez une
mélancolique.

Voici ce qu’écrivait à Pinel une mélancolique dont il a rapporté l’observation dans sa Nosographie. Je cite d’abord ce fait, parce qu’aucun ne m’a paru plus important pour le sujet de ce travail.

« Je cède, dit-elle, au désir de rendre compte d’un phénomène dont je me garderais bien de donner connaissance à l’homme peu instruit, il me rirait en face ; mais je le crois digne d’être communiqué à l’observateur philosophe s’il veut bien se persuader que je respecte trop ses lumières pour vouloir les exercer sur des rêveries. Le matin à mon réveil, et le soir avant de m’endormir, les artères de ma tête étant plus vivement agitées, j’entends très distinctement, vers le derrière et au sommet de la tête, une voix (je manque d’autre expression ou plutôt je sens que celle-là seule est exacte) ; cette voix rend des sons franchement articulés, construit des phrases dont le sens est rarement obscur ; levée sur mon séant, cette voix cesse de se faire entendre. »

Ainsi les hallucinations n’avaient lieu qu’au moment du sommeil et du réveil ; elles se produisaient même d’une façon en quelque sorte toute mécanique. Il suffisait en effet à la malade de quitter la position horizontale pour que la voix cessât de se faire entendre.

Je m’étonne que cette observation et plusieurs de celles qui la précèdent, dans lesquelles l’influence du passage de la veille [p. 20] au sommeil sur la production des hallucinations est si nettement indiquée par les malades eux-mêmes, n’ait point éveillé l’attention sur ce point. Pinel, non plus que les auteurs cités plus haut, n’a fait à ce sujet aucune réflexion.

Obs. XVI.

Hallucinations de la vue, se produisant uniquement au moment du
sommeil. — Hallucinations de l’ouïe pendant la veille, mais devenant
plus fortes avant et après le sommeil.

L’observation suivante est celle d’un malade avec lequel j’ai vécu pendant plusieurs mois chez M. Esquirol. Je possède beaucoup de papiers que ce malade m’a remis, et des notes que j’ai recueillies sur son délire, qui est des plus curieux. Cependant je renonce à dire ce que j’ai moi-même observé, aimant mieux me borner à transcrire le fait tel que l’a déjà rapporté M. Leuret dans ses Fragments psychologiques. J’aurais arrangé à plaisir cette observation pour démontrer l’influence du passage de la veille au sommeil sur la production des hallucinations, qu’elle ne saurait prouver cette influence à un plus haut degré.

« Je donne des soins, dit M. Leuret, de concert avec mon confrère M.Mitivié à un ancien employé supérieur dans l’administration des finances, âgé d’environ soixante ans, qui éprouve ce qu’il appelle des suscitations, Lorsqu’il se sent excité à faire quelque chose, il attribue le désir à un autre qu’à lui ; cet autre, pour le déterminer à agir, lui représente les objets dont il veut l’occuper. »

« Il n’est pas en mon pouvoir, dit un jour ce malade à M. Leuret, de faire cesser unes suscitations ; je ne vois pas même ceux qui les produisent, je les entends, et rien de plus. Cela m’arrive surtout le soir au moment où je vais m’endormir, et le matin lorsque je m’éveille. »

Un peu plus loin le malade ajoute : « Indépendamment de cela, il y a un autre objet très considérable : ce sont des visions [). 21] qui se présentent à mes yeux avant mon sommeil. Je ne puis mieux comparer ce que j’éprouve qu’au théâtre pittoresque de Pierre ; mais les objets qui se présentent à moi sont de grandeur naturelle ; ce sont des places, des rues, des monuments, des églises, des intérieurs d’appartements, des hommes nus, des femmes aussi, mais rarement. »

« Est-il sûr , demande M. Leuret au malade, que vous ne dormiez pas quand tout cela se présente à vous ?

— Sûrement je ne dors pas, car je vois très distinctement.

— Avez-vous quelquefois pendant le jour, de semblables visions ?

— Le jour, quand je ferme les yeux, je vois aussi quelque chose ; ce n’est pas le théâtre, mais différents objets. C’est lorsque je m’assoupis que ces visions arrivent,

— Avez-vous des visions chaque fois que vous vous assoupissez ?

— Oh non ! quand je m’assoupis de moi-même je ne vois rien, c’est quand on m’assoupit. Je suppose que c’est par le souffle, par la respiration qu’on me fait dormir. »

M. Leuret rapporte cette observation dans son chapitre des visions, lesquelles ne sont pour lui que les hallucinations survenant pendant le sommeil. Je crois qu’il faut soigneusement distinguer les fausses sensations dont il s’agit ici, et dans tous les exemples qui précèdent, de celles qui ont lieu pendant les rêves. C’est ce que j’essaierai de prouver plus loin ; mais je dois faire remarquer dès ce moment que le malade dit positivement que c’est à l’instant où il va s’endormir et quand il s’éveille, et non pendant qu’il dort, que les hallucinations ont lieu. Un premier degré d’assoupissement dans lequel les perceptions extérieures continuent à avoir lieu, au moins en partie, n’est pas non plus le sommeil. C’est de l’état intermédiaire à la veille et au sommeil qu’il s’agit ici, et non du sommeil même. [p. 22]

Obs. XVII.

Hallucinations de la vue dans un état de demi-sommeil, et se produisant
pendant le jour dès que la malade abaisse les paupières.

G…, âgée de vingt-sept ans, domestique, était depuis quelque temps tourmentée par la crainte des mauvais traitements dont un ancien amant l’avait menacée. A chaque instant elle redoutait de le voir paraître, et elle a cru plusieurs fois l’apercevoir dans la rue ; peu à peu elle perdit le sommeil et l’appétit, et se mit à parler seule et tout haut ; elle oubliait ce qu’on lui disait, et à chaque instant elle s’attirait des réprimandes pour les bévues qu’elle commettait. Un jour, elle se figure entendre des tambours autour de la maison et croit qu’on vient la chercher pour la conduire en prison : elle se frappe d’un coup de couteau à l’épigastre, et va ensuite se précipiter dans un puits d’où elle fut retirée sans blessures graves. Quelques jours après, elle fut amenée à la Salpêtrière,

Cette fille éprouve pendant la nuit, et dans un état de demi­ sommeil, des visions singulières. Le diable lui apparaît et l’enlève par les pieds dans les airs ; elle voit en outre beaucoup de figures d’hommes, d’animaux, etc. ; elle sent des odeurs infectes, ce qui lui fait penser que le diable la transporte dans des lieux d’aisances. D’ailleurs, elle ne peut dire si elle veille ou si elle dort quand tout cela se passe. Elle entend tout ce qui se fait autour d’elle, et quand elle ouvre les yeux, il lui semble qu’elle n’a ‘pas cessé de veiller, et n’éprouve point la sensation qu’on a au réveil.

Dans le jour, la fille G. offre un phénomène curieux ; dès qu’elle ferme les yeux elle voit des animaux, des prairies, des maisons, etc…. Il m’est arrivé plusieurs fois de lui abaisser moi­ même les paupières, et aussitôt elle me nommait une foule d’objets qui lui apparaissaient.

Je trouve dans les fragments psychologiques de M. Leuret deux exemples semblables. [p. 23]

Obs. XVIII.

Hallucinations du toucher, survenant dès que le malade ferme les yeux.

« Un malade dont R. Whytt fait mention , dit M. Leuret, n’éprouvait pendant la veille rien d’inaccoutumé et raisonnait très juste. Dès qu’il fermait les yeux, même sans dormir, il tombait dans le plus grand désordre d’esprit. Il lui semblait être transporté dans les airs, sentir ses membres se détacher, etc. »

Obs. XIX.

Hallucinations de la vue, se modifiant lorsque le malade ferme les yeux
et cessant dès qu’il les ouvre.

« Nicolaï fut attaqué en 1778 d’une fièvre intermittente pendant laquelle il lui apparaissait des figures coloriées ou des paysages. Fermait-il les yeux, il se faisait, au bout d’une minute, quelque changement dans sa vision ; s’il les ouvrait, tout disparaissait. »

Obs. XX

Hallucinations de la vue, survenant quand les yeux sont fermés ou couverts
d’un drap.

Je retrouve dans mes notes l’observation d’une femme atteinte de paralysie, qui se plaignait aussi d’avoir des visions en plein jour, dès qu’elle avait les yeux fermés ou couverts d’un drap ; les objets qu’elle voyait étaient très variés. Cette femme ajoutait que, pendant la nuit, il lui apparaissait des fantômes.

Obs. XXI.

Hallucinations du toucher chez une mélancolique, survenant dès qu’elle
voulait s’endormir.

M. Casauvielh , dans son livre sur le suicide, rapporte l’histoire d’une femme atteinte de lypémanie suicide dont l’état s’était beaucoup amélioré sous l’influence d’une saignée, de bains généraux et de quelques purgatifs ; mais elle retomba tout­à-coup dans la nuit du 7 juin. « Aussitôt qu’elle voulait [p. 24] s’endormir, dit M. Cazauvielh, elle se croyait dans l’eau jusqu’aux aisselles, ou bien on la soulevait par le cou avec une corde, etc. »

Obs. XXII.

Hallucinations de l’ouïe, ayant lieu pendant la veille et survenant, avant de
cesser complètement, uniquement au moment du sommeil.

Un malade chez lequel les hallucinations de l’ouïe paraissent n’avoir eu lieu d’abord qu’au moment du sommeil, mais chez lequel elles étaient devenues continues, fut mis à l’usage du datura par M. Moreau, qui, dans l’observation, donne entre autres les détails suivants :

« 29 janvier. Dans la soirée, au moment de s’endormir, le malade a encore entendu des voix. Il a moins bien dormi que la nuit précédente, et il beaucoup rêvé.

« 2 février. Des bourdonnements, des voix confuses ont encore inquiété le malade, toujours immédiatement avant de s’endormir. »

Obs. XXIII.

Hallucinations de l’ouïe, ayant lieu pendant la veille et survenant, avant de
cesser complètement, uniquement au moment du sommeil.

Dans une autre observation, l’auteur que je viens de citer parle d’un malade tourmenté nuit et jour par des hallucinations de l’ouïe, lesquelles, avant de céder à l’usage du datura, revinrent encore deux nuits de suite, mais seulement avant le sommeil.

« Le mieux se maintient jusqu’au 1er  mars, dit M. Moreau. A cette époque, G…, ayant eu deux nuits de suite de nouvelles hallucinations, peu durables cependant et seulement quelques minutes avant de s’endormir ; je lui prescrivis une nouvelle potion avec 25, centigrammes de datura, à prendre par petites cuillerées avant de se coucher. La nuit a été exempte d’hallucinations, mais il en est survenu de nouvelles la nuit d’après. »

II arrive que des malades, hallucinés d’un ou plusieurs sens pendant le jour, ont des hallucinations d’un autre sens lorsqu’ils [p. 25] commencent à s’assoupir : c’est ce qu’on a déjà pu remarquer dans l’observation XVI. Des hallucinations de l’ouïe avaient lieu pendant la veille, mais des hallucinations de la vue survenaient en outre uniquement au moment du sommeil. J’ai vu le même fait chez trois malades de la Salpêtrière.

Obs. XXIV.

Hallucinations de l’ouïe pendant la veille. — Hallucinations de la vue dès
que la malade s’assoupit.

Madame Es…, âgée de quarante-six ans, est depuis plusieurs années tourmentée par des hallucinations de l’ouïe. Les voix ne lui laissent pas un moment de repos, et elle demande avec instance à être délivrée des souffrances que cela lui cause. M. Mitivié a vainement essayé sur cette malade l’emploi de l’électricité et celui du datura. Outre les hallucinations de l’ouïe, elle a des illusions ou des hallucinations du toucher, et accuse plus particulièrement dans la tête les sensations les plus étranges. Mais cette femme n’a jamais d’hallucinations de la vue, excepté quand il lui arrive quelquefois de s’assoupir pendant le jour ; alors il lui apparaît des figures bizarres qui l’effraient. Elle explique très bien, d’ailleurs, l’état dans lequel elle se trouve lorsque les visions ont lieu : je ne dors ni ne veille, dit­elle, je commence à m’assoupir.

Obs. XXV.

Hallucinations de l’ouïe pendant la veille. — Hallucinations de la vue
lorsque la malade s’assoupit.

La femme P…, âgée de cinquante-sept ans, est entrée, à la Salpêtrière, dans la section des aliénées, il y a plusieurs années. Cette malade entend pendant le jour la voix d’une ancienne surveillante qui la poursuit. Elle a en outre, pendant le sommeil, des visions effrayantes et qui reviennent toujours les mêmes ; ce sont des femmes, des enfants qu’elle voit couper par morceaux et torturer de toutes les manières. Elle croit que ce sont ses [p. 26] parents qu’on tue ainsi les uns après les autres. Je lui demandai si elle ne voyait jamais rien de semblable pendant Je jour : — Cela, me répondit-elle, ne m’arrive que très rarement et seulement quand, ayant mal dormi la nuit, je m’assoupis légèrement sur une chaise ; alors mes visions reviennent et disparaissent dès que j’ouvre les yeux.

Obs. XXVI.

Hallucinations de l’ouïe pendant le jour. — Hallucinations du toucher dès
que la malade est couchée.

D…, âgée de trente-huit ans, est entrée à la Salpêtrière le 18 janvier 1842. Cette femme est tourmentée depuis plusieurs mois par des voix qui lui parlent pendant le jour et qui semblent partir de dessous terre. Elle ne conçoit rien à ce qu’elle éprouve et croit bien que c’est le diable ; mais ce dont elle se plaint bien plus, c’est que, dès qu’elle est couchée, on la pique avec des fourchettes, des couteaux, avec la physique, etc. ; les douleurs sont telles qu’elle est obligée de sauter du lit, et elle affirme que depuis deux mois elle n’y est pas restée une seule fois pendant une heure de suite.

Obs. XXVII.

Hallucinations de l’ouïe et du toucher pendant la veille. — Hallucinations
de la vue dans un demi-sommeil.

M. Lélut rapporte, d’après Bodin, dans son livre sur le Démon de Socrate, l’histoire d’un halluciné qui offre beaucoup d’analogie avec celle du célèbre philosophe. Cc malade était dirigé par un bon ange qui lui tirait l’oreille droite quand il s’engageait dans une mauvaise voie, et au contraire l’oreille gauche quand il n’avait rien à craindre et pouvait persévérer. « Je lui demandai, dit Bodin, si jamais il avait vu l’esprit en forme ; il me dit qu’il n’avait jamais rien vu en veillant, hormis quelques lumières en forme d’un rondeau bien fort clair ; mais un jour, étant en extrême danger de vie, ayant prié Dieu de [p. 27] tout son cœur qu’il lui plût le préserver, sur le point du jour, entre-sommeillant, il dit qu’il aperçut, sur le lit où il était couché, un jeune enfant vêtu d’une robe blanche changeant en couleur de pourpre, d’un visage d’une beauté émerveillable, ce qui l’assura bien fort, etc. etc. »

§. IV.

Influence de l’état intermédiaire à la veille et au sommeil sur la marche des hallucinations en général.

Quatrième série (3 observations).

On verra plus loin que la nuit a été signalée, par plusieurs auteurs, comme un moment de paroxysme pour les hallucinés. En interrogeant ces malades avec soin, on pourra se convaincre que cc paroxysme est souvent dû au passage de la veille au sommeil et du sommeil à la veille, comme le prouvent les observations suivantes.

Obs. XXVIII.

Hallucinations de l’ouïe pendant la veille, devenant beaucoup plus forte
et plus distinctes au moment du sommeil et après le réveil.

M. B…, dont j’ai recueilli l’histoire dans la maison de sauté de M. le docteur Belhomme, est un des hallucinés les plus curieux que j’aie rencontrés. Je me borne à indiquer ici ce qui a trait au paroxysme de ses hallucinations pendant la nuit.

M. B…, a presque continuellement un bourdonnement dans les oreilles, et de plus il entend les voix de diverses personnes avec lesquelles il est, dit-il, en l’apport magnétique, Pendant le jour le bourdonnement d’oreilles est très faible, et il compare le bruit des voix à celui que ferait une personne parlant bas à vingt pas de lui, ce qui, chose étonnante, ne l’empêche pas de comprendre très bien tout ce qu’on dit. Le soir, avant le sommeil, et le matin au réveil, le bourdonnement d’oreilles devient beaucoup plus fort, et les voix, dit M. B…, atteignent leur médium. Ce qu’il éprouve est si diffèrent de ce qui se [p. 28] passe pendant le jour, que M. B… prétend être alors dans un état particulier, qu’il désigne sous le nom de crise magnétique. Cette crise, qui n’est autre que le paroxysme de ses hallucinations avant le sommeil et au réveil, dure quelquefois près d’une demi-heure le matin.

Obs. XXIX et XXX.

Illusions ayant leur point de départ dons les organes génitaux et devenant
beaucoup plus fortes au moment du sommeil.

J’ai donné des soins à une jeune fille chlorotique et monomane qui éprouvait spontanément dans les organes génitaux des sensations tantôt voluptueuses et tantôt douloureuses. La sensibilité de ces organes était si exaltée, que la marche, et quelquefois même le simple contact des draps pendant la nuit suffisait pour développer des crises. Cette-malade passait ses journées dans un fauteuil, les jambes relevées et écartées ; quelque peu décente que fût cette posture, elle prétendait n’en pouvoir supporter d’autre, parce que le simple rapprochement des cuisses donnait lieu aux sensations qu’elle voulait éviter. Dans une série de lettres qu’elle m’a adressées, cette malade décrit avec soin tous les accidents qu’elle a éprouvés, et je trouve signalé dans l’une d’elles le paroxysme qui a lieu dans les hallucinations au moment du sommeil.

« J’ai eu vers ce temps, dit-elle, de très fortes sensations qui se répandaient partout et qui me produisaient un calme et-une paix d’esprit inexprimables. Pour les combattre, je travaillais continuellement, souvent depuis cinq heures du malin jusqu’au soir ; je me donnais ma tâche, je m’occupais avec acharnement, je me privais toujours d’un peu de sommeil dont j’aurais eu grand besoin dans le milieu du jour ; mais aussitôt que je voulais m’y livrer, les sensations devenaient si excessives qu’il me semblait que j’aurais été coupable de m’y exposer. » J’ajouterai que cette jeune fille est aujourd’hui mariée et complètement guérie. [p. 29]

J’ai vu, il y a peu de mois, un hypochondriaque chez lequel l’approche du sommeil produisait les mêmes effets. Les sensations, au moins très exagérées, qu’il accusait dans tous les organes, prenaient alors une telle intensité, qu’il redoutait singulièrement le moment où il allait dormir.

Je rappellerai encore que le malade qui fait le sujet de la seizième observation dit, en parlant des hallucinations de l’ouïe, qu’il avait presque continuellement : « Cela m’arrive surtout le soir, au moment où je vais m’endormir, et le matin lorsque je me réveille. »

Notes

(1) Ce mémoire a été lu à l’Académie royale de médecine dans la séance du 8 mai 1842.

(2) Cette date, ainsi que toutes celles qui sont consignées dans ce mémoire, n’est plus exacte aujourd’hui, puisque trois années se sont écoulées depuis que lecture en a été faite à l’Académie.

 

 

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