Joseph de Bonniot (Le Père). Iconographie des possessions. PARTIE 2. Article paru dans la revue « Etudes religieuses, historiques et littéraires », (Paris), XXVe année, tome XLIII, janvier-avril 1888, pp. 23-41.

PrintJoseph de Bonniot (Le Père). Iconographie des possessions. PARTIE 2. Article paru dans la revue « Etudes religieuses, historiques et littéraires », (Paris), XXVe année, tome XLIII, janvier-avril 1888, pp. 23-41.

Très rare article que nous avons trouvé par hasard car jamais vu cité, qui propose une critique des méthodes de Jean-Martin Charcot pour « prouver » l’existence de l’hystérie, dans la droite ligne de celle que sera la remarquable étude de Georges Didi-Huberman et son Invention de l’hystérie. Même si l’argumentation est absolument différente, religieuse bien sûr pour celle de Bonniot qui s’appuie essentiellement sur le livre de Charcot et Richer, Les Démoniaques dans l’Art, la théâtralité clinique pour Didi-Huberman, qui raconte et interroge les pratiques qui se firent jour à La Salpêtrière. Remarquables l’un et l’autre.

Article en deux parties. Nous avons laissé volontairement notre texte sans image, afin de ne pas le parasiter par des représentations des tableaux mentionnés qui ne sont pas dans l’article, laissant au lecteur le soin de le faire si bon lui semble.

Joseph de Bonniot [1831-1889] (Le Père). Prêtre, jésuite. Théologien.
Quelques publications :
— De l’hallucination. Revue du monde catholique, (Paris), tome XXXI, 1874.
— Le Miracle et les Sciences médicales. Hallucination. – Apparitions. – Extase. – Fausse extase. Paris, Didier et Cie, 1879. & vol. in-12, 2 ffnch., XI p., 403 p.
 — Miracle et savants : l’objection scientifique contre le miracle. Paris, Bray et Retaux, 1882.
— Opposition entre l’hystérie et la sainteté. Extrait de la revue « Cosmos »,1886. et  Paris,  Letouzey et Ané, 1886. [en ligne sur notre site]
— Le miracle et ses contrefaçons. Prodiges païens. – Hérétiques. – Magie. Spiritisme. – Hypnotisme. Hystérie. – Possessions. Paris, Rétaux-Bray, 1887. 1 vol. in-8°, XII + 430 p., 1 fnch.
— Le miracle et ses contrefaçons. Prodiges païens. – Hérétiques. – Magie. Spiritisme. – Hypnotisme. Hystérie. – Possessions. Cinquième édition, revue et considérablement augmentée. Paris, Rétaux-Bray, 1888. 1 vol. in-12, XV p., 482 p., 3 ffnch. de catalogue. Reliure pleine toile moderne. Yve-Plessis: n°306. – Esoterica: n°421. 8/19/97

[p. 23]

ICONOGRAPHIE DES POSSESSIONS (1)

IV

Le tableau de prédilection de M. Charcot est un saint Ignace chassant les démons, peint par Rubens. Notre docteur n’a pas assez de termes pour le louer ; peu s’en faut qu’il n’en déclare l’auteur le maître des maîtres, nous osons pourtant douter qu’il ait bien compris cette œuvre magistrale. Ce qui captive son attention et son admiration, c’est la femme possédée que le saint délivre ; car il n’a jamais rencontré de plus fidèle représentation de l’attaque hystérique. « Le cou est gonflé, dit-il ; la bouche est ouverte avec protrusion de la langue, les narines sont dilatées et relevées ; les globes oculaires, convulsés en haut et cachant presque complètement la pupille sous la paupière supérieure… » Ce n’est pas tout. « Le mouvement des deux membres supérieurs complète le tableau et achève la ressemblance. De la main droite, notre possédée tire à pleine main sur une mèche de cheveux épars, pendant que la main gauche saisit violemment la chemise pour la déchirer. La robe, entr’ouverte qui retombe sur les hanches témoigne de la violence des convulsions qui ont précédé et de la fureur qu’a mise l’énergumène à se déchirer elle-même. Il était impossible de dire plus en aussi peu de traits et de réunir en une même figure plus des signes effrayants qui caractérisent la grande névrose (2). » [p. 24]

M. Charcot se contente de la tête, du cou et des bras ; le reste ne lui dit rien. Ce qu’il a noté lui suffit pour déclarer « la ressemblance complète et achevée ». Est-ce que la grande attaque ne se fait sentir que dans la partie supérieure du corps ? Si M. Charcot ne l’indique pas formellement, il n’en est pas moins certain que d’après lui, nous sommes en présence de la période clownique. Or voici ce qui se passe dans sa clinique : « Deuxième période. — Les contorsions sont ici dans leur plus large développement. Les membres contracturés dans l’extension s’élèvent perpendiculairement au lit, ils s’entrecroisent souvent par une adduction forcée ; les jambes, parfois fléchies, se croisent diversement ; les bras se contournent et se placent derrière le dos ; les mains ont une attitude à peu près constante, le poignet est fléchi fortement, les trois premiers doigts, pouce, index et médius, étendus et écartés, et les deux derniers fléchis. Enfin tout le corps se contorsionne d’une façon qui échappe à toute description. La face revêt alors le masque de l’effroi ou de la colère ; les yeux démesurément ouverts, la bouche tiraillée en divers sens ou bien ouverte, la langue pendante. Les grands mouvements s’exécutent avec une violence épouvantable. » On a fait connaître plus haut en quoi consistent ces grands mouvements. « Ce sont le plus souvent des oscillations rapides et étendues de toute une partie du tronc ou des membres seulement. Le plus fréquent des grands mouvements est celui-ci : le malade se redresse comme pour se remettre sur son séant ; la tête s’abaisse jusqu’au niveau des genoux, puis elle se renverse brusquement en arrière en heurtant violemment l’oreiller. Ce mouvement se répète un grand nombre de fois de suite… Ces mouvements revêtent parfois un caractère particulièrement acrobatique ; ce sont des culbutes, des sauts de carpe., etc. Mais ils ont toujours ce caractère de se répéter un certain nombre de fois de suite. » [p. 25]

M. Charcot nous a dit ce qu’il a vu dans la possédée de Rubens, et nous savons comment il regarde tout ce qui réveille en son esprit l’idée d’hystérie ; il vient de nous dire ce qu’il voit journellement dans son service et qu’il désigne sous le nom de période clonique de la grande attaque. Or, il ne dit pas la même chose dans les deux cas : il faudrait avoir l’esprit passablement troublé pour entendre dans l’un et l’autre la même affirmation. M. Charcot n’en déclare pas moins qu’entre la possédée de Rubens et ses crisiaques « la ressemblance est complète et achevée », si bien que deux qualificatifs ne lui semblent pas de trop pour bien mettre en relief cette ressemblance, voulant sans doute en faire une identité. Le phénomène est curieux. N’est-ce pas un nouvel exemple de l’illusion que nous avons décrite en commençant ? Retenons du moins que Rubens ne dépose pas en faveur de la thèse de !M. Charcot d’une manière aussi concluante que celui-ci l’a prétendu.

Cette insuffisance paraitra mieux encore, si l’on se rend un compte exact de l’œuvre du grand maître flamand.

Les convulsions de la possédée ne sont dans son tableau qu’un élément, et un élément secondaire, subordonné, que l’on ne comprend bien que par l’intelligence de l’idée maîtresse. Il est peu sage de le considérer à part et d’y chercher des ressemblances avec un type qu’on a dans l’esprit ; c’est s’exposer à créer de fausses ressemblances et à juger faussement des ressemblances vraies.

Rubens ne s’est pas proposé de peindre un sujet de clinique ; il s’est proposé de représenter par le pinceau la puissance surnaturelle de saint Ignace. Or, il est bon de savoir que saint Ignace n’a jamais exercé les fonctions d’exorciste. Ce n’est donc pas une scène d’exorcisme que Rubens aurait reproduite, comme M. Charcot semble le croire. La puissance du saint sur les démons a éclaté surtout après sa mort, soit par ses reliques, soit par de simples images où il était figuré. La présentation de ces objets suffisait pour mettre les démons en déroute. Pour exprimer cela, Rubens a créé une œuvre symbolique.

Il suppose que saint Ignace se montrait, dans ces circonstances, à l’esprit infernal et lui commandait de se retirer, [p. 26] et que le démon vaincu se hâtait de fuir. Or, ce qui se passait d’une manière invisible, le peintre le met sous les yeux des spectateurs par une fiction assurément fort légitime. Saint Ignace est debout, revêtu des ornements sacerdotaux, sur le marchepied de l’autel. Sa main gauche appuyée sur la table de l’autel, près du ciboire, montre d’où lui vient sa puissance. La main droite levée marque le commandement d’un geste qui nous paraît sublime. Le peintre a répandu sur toute sa personne comme un rayonnement de majesté céleste. Deux possédés sont au pied de l’autel, un homme et une femme entourés des personnes qui les ont amenés et qui leur prêteront au besoin leur assistance. Les démons, il la vue du saint, ont pris la fuite ; on les voit qui s’envolent en désordre vers le fond de l’église. On serait tenté de répéter: Si forte virum quem conspexere… ruunt. Des anges qui planent dans les voussures avec des palmes et des couronnes dardent des rayons dans la direction de la troupe maudite, pour montrer que la force qui triomphe est une force spirituelle. Mais en partant, les démons ont laissé, suivant leur ordinaire, un témoignage de leur fureur. Les deux possédés poussés à la renverse ont reçu intérieurement une secousse qui les a fait entrer en convulsion. L’homme est renversé sur le pavé, les membres contracturés ; il vient de tomber, comme le montre l’attitude d’un voisin qui se baisse pour le relever. La femme n’est pas tombée, parce qu’elle est soutenue par un homme qui la retient par le corps et l’appuie avec un de ses genoux. Elle n’est pas toutefois au début d’une scène de violence ; elle a dû être amenée de force à l’église, résistant avec fureur, comme le témoignent les vêtements déchirés d’un autre homme qui la soutient d’une main et qui est à genoux devant saint Ignace. Mais la direction du mouvement de la possédée indique bien comme une répulsion toute-puissante qui part de la main du saint. Les convulsions se rapportent-elles à la période clownique de « la grande névrose », comme le veut M. Charcot ? Rubens savait que les possédés sont assez souvent tourmentés au moment de leur délivrance. Il a donc songé à représenter ses deux possédés en convulsion, l’un contracturé, l’autre se débattant. Que pour être plus près de [p. 27] la nature, il ail étudié des convulsionnaires, cela est probable, mais cela importe peu ; car les convulsions, telles qu’il les a représentées, ne sont qu’un placage, si l’on peut ainsi dire, et sans portée en dehors de l’art. Elles pourraient être tout autres, les possessions se terminent de mille manières différentes. Ce qu’il y a de bien sûr, c’est que le peintre aurait manqué à toutes les règles, s’il avait figuré, comme le prétend M. Charcot, la seconde période et non la fin d’une crise.

Un groupe secondaire est placé à la gauche du saint, un homme, deux femmes et plusieurs enfants : pour rappeler divers miracles opérées par lui, et pour achever le témoignage de sa gloire. Quelques jésuites représentés dans leur robe noire, à la droite de l’autel, désignent le fondateur de la Compagnie de Jésus.

Pour composer son tableau, Rubens évidemment a commencé par lire l’histoire des miracles de saint Ignace. Voici les traits dont il s’est probablement servi : l’étude de son œuvre nous permet de le conjecturer.

Ribadeneira, le disciple de prédilection de saint Ignace et son historien, nous parle (3) de quatre sœurs qui furent saisies en même temps, à Mantoue, où elles habitaient, d’une maladie singulière, Après avoir essayé vainement de tous les remèdes de la médecine, on reconnut la présence et l’action des démons, qui tourmentaient ces infortunées de toutes les manières. Ils les transportaient en des lieux élevés comme pour les précipiter, ou bien on les trouvait enfermées dans des réduits, les vêtements déchirés, les cheveux épars et le corps couvert de contusions. Une relique de saint Ignace ayant été placée secrètement dans la maison des possédées, les démons crièrent par leur bouche que cet objet leur causait des tourments intolérables. Ils finirent par se retirer tous, déclarant malgré eux qu’ils ne pouvaient résister à la puissance de saint Ignace. Voilà d’abord les vêtements déchirés et les cheveux épars. On va reconnaitre d’autres particularités dans les récits suivants :

Dans une ville de l’île de Majorque, une femme appelée Catherine [p. 28] Boca était journellement depuis près de douze ans tourmentée par un démon. Tantôt il lui battait la tête et les mains contre les murailles, tantôt il l’enlevait et la jetait à terre, puis la rendait pesante au point que deux hommes, faisant effort ensemble, ne pouvaient soulever un de ses doigts. Quelquefois elle aboyait comme un chien furieux, d’autres fois grognait comme un pourceau ; très souvent elle perdait l’usage de la raison et des sens, et sa bouche ‘se souillait d’écume. On avait cherché toute sorte de remèdes à cette grande affliction, mais toujours sans succès. Enfin, en 1598, un prêtre, nomme Jean Pé, mit sur la tête de cette pauvre femme, pendant qu’elle était sans connaissance, une lettre écrite par saint Ignace. Aussitôt la possédée entre en fureur et se livre aux mouvements les plus étranges de tout le corps et surtout de la bouche ; enfin le démon l’abandonna ; elle avait recouvré sa liberté et sa santé. » (Bolland., 31 juill., p. 803.)

Une femme des environs de Marseille était possédée depuis dix ans. Un prêtre de la Compagnie lui ayant mis au cou un reliquaire soigneusement fermé, où quelques cheveux de saint Ignace avaient été cachés, elle entra aussitôt en fureur, vociférant qu’elle brûlait, et criant : « A bas, à bas la chevelure ! ») Sommée de s’expliquer, elle ne consentit jamais à nommer saint Ignace, le désignant par des circonlocutions. Quand ce nom était prononcé, elle frémissait d’épouvante, tom­ bait à genoux et se hâtait de faire ce qu’on lui commandait. (Ibid., p. 811.)

Une jeune fille, dont nous n’avons le loisir de raconter ni la possession ni la délivrance opérée par l’intercession de saint Ignace et de saint François-Xavier , à Orta en Espagne, présenta les particularités suivantes au moment où l’image de ce dernier saint fut mise devant ses yeux. « Le démon qui était en elle se baissa pour se faire fouler aux pieds, chose intolérable à ces esprits. La jeune fille resta à terre couverte de sueur, épuisée, la langue hors de la bouche. Puis elle revint peu à peu à elle et se leva toute joyeuse. » (Ibid.)

Ces exemples peuvent nous suffire. Rubens n’avait probablement pas négligé l’observation des convulsions dans les cliniques ; mais il n’y avait trouvé que les éléments de ses figures de possédés ; pour en faire tin tout harmonieux qui répondit à l’ensemble de sa conception, il avait certainement consulté l’histoire. Il n’est pas douteux qu’il avait lu tout ce que nous venons de mettre sous les yeux de nos lecteurs, et il en a fait usage, lui seul a su dans quelle mesure. [p. 29]

V

Nous regrettons que M. Charcot ne l’ait pas imité ; car les Démoniaques dans l’Art auraient bien plus de valeur, si l’auteur avait complété son bagage d’érudit par un peu plus de lecture. En lisant la vie des saints, comme il aurait dû le faire pour n’être pas au-dessous de sa tâche, il aurait appris plusieurs choses, et une, entre autres, qui n’aurait probablement pas manqué de le surprendre : il aurait appris qu’en publiant ses Démoniaques il enfonçait, comme on dit familièrement, une porte ouverte. Cette publication, en effet, pour laquelle il a « mis à contribution tous les moyens dont » il pouvait « disposer », sauf la lecture des textes, a pour objet de démontrer que les démoniaques présentent des symptômes semblables à ceux des hystériques, contrairement à ce que croyaient, dans les siècles passés, « le prêtre, le juge et le médecin » lui-même. Voilà ce que j’appelle enfoncer une porte ouverte. L’erreur des prêtres, des juges et des médecins est une supposition gratuite, bien facile à dissiper, puisqu’elle n’a jamais existé. M. Charcot, dont l’intelligence ne saurait être mise en doute, attrait compris cela du premier coup s’il s’était donné la peille de lire aux bons endroits, et en même temps il se serait épargné celle de faire une œuvre inutile, sans dommage pour sa réputation de savoir, tout au contraire.

Ainsi, par exemple., il aurait lu la vie de saint Philippe de Néri, si malheureusement confondu par lui avec saint Philippe Benizi, et il n’aurait pas manqué de rencontrer ce passage : Diligenter examinabat Philippus quæ ab iis qui pro energumenis habebantur fieri cernebat ; nec facile inducebatur ad credendum quemquam a dæmonio vexari. Hinc quæ ejus rei fidem facere poterant ad naturalia ferme principia referebat, utpote ad naturales ex aira bile morbos, ad uteri affectus, aut certe cerebri decremeutum (4), passage que nous croyons pouvoir traduire de la sorte : « Philippe examinait avec grand soin comment se comportaient ceux qu’on [p. 30] regardait comme des énergumènes, ne voulant pas être trompé à ce sujet, Aussi, les symptômes qui étaient pour le vulgaire des signes de possession étaient attribués par lui d’ordinaire à des causes naturelles, telles que la mélancolie, l’hystérie, l’affaiblissement du cerveau. » Saint Philippe de Néri regardait donc les convulsions et autres symptômes analogues comme des phénomènes naturels, des manifestations de névroses, d’hystérie même (le mot y est, uteri affectus), n’est-ce pas curieux ? Ce prêtre avait-il deviné M. Charcot près de trois siècles à l’avance ? Mais saint Philippe de Néri n’était pas seul à penser ainsi ; M. Charcot s’en fût aperçu en continuant ses lectures, et il aurait effacé cette phrase de sa préface : « Les accidents extérieurs de la névrose hystérique étaient alors considérés non point comme une maladie, mais comme une perversion de l’âme due à la présence du démon et à ses agissements. »

En continuant ses lectures, M. Charcot aurait aussi constaté que si saint Philippe de Néri n’a pas délivré la possédée devenue célèbre par le pinceau d’André del Sarto, il a rendu ce service à plusieurs autres. Alors il aurait soupçonné sans doute que la possession était constatée par d’autres moyens que par les symptômes de la « grande névrose », et que saint Philippe connaissait les marques propres de l’état démoniaque. Ces signes ne sont pas un secret professionnel ; on les trouve fréquemment notés dans la vie des saints, quand il s’agit de démons expulsés par eux. Peut-être, si M. Charcot avait eu quelque connaissance de ces signes, il ne se serait pas épuisé à démontrer une similitude de symptômes qui ne font rien à la question, mais il aurait appliqué sa puissante critique à ces moyens de constatation dont il ne dit pas un mot. Il ne s’est pas contenté d’enfoncer la porte ouverte, il n’a pas voulu voir la porte fermée, par laquelle il ne pouvait se dispenser de passer s’il voulait arriver à son but.

Les notes spéciales de la possession, il les aurait apprises en particulier en lisant les Actes de saint Ignace, ce saint « des plus renommés » pour « son pouvoir sur les démons ». En plus d’un endroit il aurait remarqué qu’une maladie, si étrange qu’elle fût, accompagnée même des convulsions les [p. 31] plus caractérisées, n’était pas tout d’abord considérée comme une possession. Le médecin était le premier appelé ; on essayait de ses remèdes. Puis, quand l’insuffisance des moyens ordinaires était patente, on se demandait si par hasard le mal n’avait pas le démon pour auteur. On s’adressait alors à l’exorciste, c’est-à-dire à un prêtre, qui, ne s’arrêtant pas aux symptômes névropathiques, tâchait, en suivant les prescriptions du rituel, de constater la présence du démon en constatant chez le malade des phénomènes qu’une puissance ·intelligente et supérieure à l’homme était seule capable de produire.

Entrant dans le détail, il aurait été frappé, nous le supposons du moins, de ce fait qui a bien son importance. L’histoire des possessions nous montre, avec une constance parfaite, que dans les plus violents accès des possédés, il y a toujours chez eux connaissance très active et très vive. D’après les idées de M. Charcot, cette connaissance devrait être le fait du possédé. Or, si nous nous reportons à ‘endroit où le même M. Charcot décrit, avec l’autorité que tout le monde lui reconnaît, l’évolution de l’attaque hystérique, nous voyons que, après en avoir énuméré les prodromes, le savant professeur s’exprime en ces termes : « Puis la perte de la connaissance marque le début de l’attaque… » Plus loin nous lisons : « Période terminale. — Après la période des attitudes passionnelles ou poses plastiques, on peut dire, à proprement parler, que l’attaque est terminée. « La connaissance est revenue, mais en partie seulement. » Ainsi l’attaque est tout entière accompagnée de la perte de la connaissance. Connaissance très éveillée d’une part, perte de la connaissance de l’autre, sont-ce vraiment là les caractères d’un même phénomène ?

Il aurait constaté pareillement que l’intelligence, chez le possédé, se manifeste par l’usage de langues qu’il n’a jamais apprises. Ainsi, une dame, qui fut guérie par l’invocation de saint Ignace, à Ostrog en Pologne, parlait en allemand, en latin, en ruthène et en plusieurs autres langues, bien qu’elle ne sût que le polonais. Un jeune homme, que Rihadeneira, l’historien et le disciple de saint Ignace, a connu, parlait dans ses accès avec facilité et savamment plusieurs langues, [p. 32] bien qu’il n’eût reçu aucune éducation et qu’il n’eût appris que sa langue maternelle, Ribadeneira fait remarquer, dans le même démoniaque, un autre signe d’intelligence bien singulier dont il a été le témoin : « Sa bouche enflait, dit-il, mais le signe de la croix fait par un prêtre chassait la tumeur de cet endroit ; elle reparaissait à la gorge, d’où le signe de la croix la faisait descendre à la poitrine, puis à l’estomac, et enfin au ventre. Ces parties du corps enflaient successivement, et on aurait dit que l’enflure fuyait devant le signe sacré. » M. Charcot pensera tout de suite à la boule hystérique, mais il aura de la peine à trouver dans sa clinique une boule d’une aussi étrange susceptibilité. M. Dumontpallier provoque des enflures en présentant le doigt au cou de ses malades ; on peut dire qu’il y a dans son cas de l’analogie avec celui du démoniaque de Rihadeneira, et nous sommes loin de le nier. M. Charcot aurait constaté bien d’autres choses, qui ne se rencontrent pas dans ses hystériques. Telle est la connaissance prompte et sûre de faits sur lesquels le possédé n’a jamais exercé ni ses sens ni les facultés de son intelligence. Les traits que nous avons rapportés en donnent des exemples et nous dispensent d’insister davantage.

D’autres phénomènes ne semblent pas regarder l’intelligence et n’ont pas moins de force contre l’assimilation tentée par le professeur de la Salpêtrière. Ainsi le possédé de Ribadeneira, quand il était renversé à terre par son mal, devenait si lourd qu’il fallait dix hommes robustes pour le changer de place. Nous avons vu que deux hommes avaient peine à détacher du sol un seul doigt de Catherine Boca au moment de sa crise. Les religieuses de Loudun, nous l’avons rappelé ailleurs, se courbaient en arrière de telle sorte que leur tête touchait leurs talons, et, dans cet état, couraient avec agilité. Voilà tout autant de phénomènes que les savants de la Salpêtrière n’ont pas encore ramenés aux conditions des simples faits naturels et par où les démoniaques diffèrent sensiblement des hystériques.

Un tout petit livre, dont les exorcistes se servent depuis des siècles, en aurait appris bien long à M. Charcot sur les pratiques des hommes d’Église et la forme des possessions, [p. 33] si sa lecture s’était étendue jusque-là. Nous voulons parler du Rituel romain, et nous en insérons ici un morceau significatif ; ce sont des conseils aux exorcistes : «  In primis, ne facile credat aliquem a dæmonio obsessum esse; sed nota habeat ea signa quibus obsessus dignoscitur ab iis qui vel atra bile vel morbo aliquo laborant. Signa autem obsidentis Dæmonis sunt : ignota lingua loqui pluribus verbis, vel loquentem intelligere ; distantia et occulta patefacere ; vires supra ætatis aut conditionis naturam ostendere, et id genus alia; quœ cum plurima concurrunt , majora sunt iudicia. D’abord, qu’on ne croie pas facilement à la possession, mais qu’on sache bien à quels signes le possédé se distingue de ceux qui sont attaqués de mélancolie ou de quelque autre maladie. Or, voici les signes de la possession : discourir dans une langue inconnue ou comprendre celui qui la parle; révéler les choses qui sont éloignées et celles qui sont cachées ; déployer une vigueur à laquelle l’âge ou d’autres conditions ne permettent pas à la nature d’atteindre, et autres choses semblables. La possession est d’autant plus manifeste que de tels signes se rencontrent en plus grand nombre. »

On le voit, il n’est pas question de convulsions dans le Rituel : elles n’y sont pas même nommées. Pourtant ce livre est le manuel de tous les exorcistes depuis une époque déjà fort ancienne. Se conformant à leur manuel, qui était pour eux une règle obligatoire, ils ne tenaient aucun compte des convulsions quand ils se prononçaient sur un fait de possession. M. Charcot n’a donc pas obéi à une inspiration fort heureuse quand il s’est proposé de convaincre d’ignorance les hommes d’Eglise par son exhibition de convulsionnaires : la naïveté n’est pas du côté qu’il pense (5). [p. 34]

Mais le Rituel met l’exorciste en garde contre ce que peuvent avoir de spécieux certains accidents morbides. Preuve que la possession pouvait comme se greffer sur une maladie, qui n’en continuait pas moins à ne rien prouver par elle-même. D’ailleurs, le démon sait profiter d’une disposition morbide, et nous avons dit comment, dans un précédent travail. Un peu plus loin, le Rituel, supposant le concours éventuel de la maladie naturelle et de l’oppression diabolique, recommande à l’exorciste de ne pas administrer de remède lui­ même et de s’en remettre au médecin, à qui ce soin appartient (6). De fait, on trouve chez de vieux auteurs, que le trai­tement médical améliorait quelquefois l’état du possédé. C’ est une confirmation de la doctrine qui voit dans certaines [p. 35] maladies un moyen qui facilite l’action du démon sur les possédés.

VI

Puisque nous venons de nommer les médecins d’autrefois, nous allons montrer qu’ils ne méritent pas plus que les prêtres la compassion de M. Charcot. Une citation d’un médecin du dix-septième siècle, docteur de la Faculté, va nous servir à cette fin. Nous pouvons même dire que nous entendrons en même temps quatre autres des plus fameux de son temps, à savoir : Puylon, doyen de la Faculté de Paris ; Gui Patin, professeur à la même Faculté, et les docteurs Fontaine et de Mercenne ; car ils ont officiellement approuvé l’ouvrage de leur confrère Paul du Bé, où se trouve le passage dont nous voulons nous servir, en le traduisant.

Après avoir énuméré un certain nombre de symptômes étranges, Paul du Bé continue de la sorte :

Il serait ridicule d’attribuer à la nature la cause de tant et de si grandes maladies, vu que les médecins reconnaissent eux-mêmes qu’il y a bien des maladies qui ne sont pas naturelles. Ainsi, Fernel raconte l’histoire d’un jeune homme que le démon agitait de terribles convulsions et que les médecins fatiguèrent pour la honte de l’art, en lui administrant une infinité de remèdes inutiles. C’est pourquoi il importe à l’honneur des médecins, et à celui de leur profession, qu’ils sachent discerner d’un jugement sûr les vrais caractères de la possession ; car il est d’un sage médecin de savoir distinguer le semblable et le dissemblable, et d’éviter les erreurs où la ressemblance fait tomber tant de personnes. C’est un déshonneur pour la médecine que de prendre le change dans ces occasions, et un malheur pour les possédés dont la guérison ne s’obtient que par les prières de l’Église, la seule puissance qui brise celle du démon, la domptant par ses armes spirituelles.

Or, les opérations du démon dans les énergumènes ou bien sont perçues par les sens intérieurs, ou bien se distinguent par les facultés intimes de l’âme. Les signes d’ordre sensible sont : des aboiements de chien, des hurlements de bêtes fauves, une expression de férocité sur le visage qui remplit d’horreur, une voracité, une polyphagie insatiable, la langue qui sort d’une manière hideuse, les dents qui grincent, les contorsions et les agitations indécentes, le corps jeté à terre ou élevé en l’air sans l’aide de personne, enfin une anesthésie (7) telle que les piqûres d’aiguille ne sont pas senties et ne donnent pas de sang. [p. 36]

Ces indices, je l’avoue, sont de grande valeur, mais comme il y a des affections morbides qui se manifestent par des symptômes semblables, telles que la fureur utérine, la lycanthropie, l’érotomanie ou mal hystérique (hystericca passio) ; pour ne pas nous laisser abuser par l’analogie en matière si ardue, nous devons examiner avec le plus grand soin les signes qui viennent du côté de l’esprit, afin de rendre, par l’accumulation des preuves, notre connaissance certaine. Or, ces signes sont au nombre de trois, à savoir : la révélation des choses cachées, la connaissance des langues étrangères, et l’autodidascalie, c’est-à-dire l’habileté à lire, à écrire et à chanter sans exercice préalable.

Si quelqu’un donc révèle des choses qui sont cachées parce qu’elles sont au-dessus du pouvoir de connaître humain, ou parce que la volonté de l’homme ne leur a point encore donné d’exister (les événements futurs qui dépendent de la liberté), ou parce que la nature les retient dans son sein, il faut attribuer cela à l’esprit mauvais ; car, étant privé seulement des dons gratuits et non des dons naturels, il connaît clairement le passé, et prévoit beaucoup de choses futures en tant qu’elles dépendent d’une volonté qui suit la disposition et le penchant du tempérament. L’usage intelligent des langues et des arts inconnus n’est pas un signe moins certain ; car l’esprit humain ne peut parler des unes ni posséder les autres sans les avoir appris. En vain Lemnius et plusieurs autres affirment-ils que l’âme, obscurcie pour l’ordinaire par les humeurs et les vapeurs corporelles, se trouve quelquefois, par l’effet de la fièvre, tellement influencée par la chaleur des esprits et par l’agitation des humeurs, qu’elle fait preuve alors de forces nouvelles, et le malade, par exemple, parle des langues qu’il ne connaissait pas, la fièvre étant comme le coup qui tire du caillou l’étincelle, ou comme le vin qui produit l’ivresse. Pour moi, je ne puis admettre à aucun prix cette observation, car la maladie ne saurait avoir plus de vertu que la santé, ni le désordre et le trouble plus que la bonne constitution.

Mais, outre ce que nous venons de dire, nous pouvons à bon droit tirer des données purement médicales deux indices très sûrs qui nous permettront de distinguer d’une maladie ordinaire la vexation démo­ niaque. Voici le premier : il n’y a pas d’affection maladive un peu intense qui ne déprime manifestement l’énergie du corps, et qui ne laisse, quand l’accès tombe, des vestiges de sa violence. Or, il est constant que l’énergumène, quand les attaques lui laissent du répit, retrouve toute sa vigueur et toute sa santé, même visage, même disposition à agir, même état général de tout le corps. Le second signe consiste en ce que toute maladie prend comme son temps : elle commence, croît, arrive à son développement complet, puis se met à décroître ; c’est la loi d’évolution de toute indisposition naturelle. Chez l’énergumène, au contraire, le mal arrive tout d’un coup; il éclate tout d’abord avec une grande violence, puis il cesse en un instant ; et, s’il [p. 37] revient par intervalles, on n’en saurait fixer le cours ni le temps comme pour les paroxysmes des maladies ordinaires (8).

Les médecins du dix-septième siècle ne connaissaient pas les observations de la Salpêtrière ; ils ne savaient pas au juste comment se produit l’évolution de l’attaque hystérique ; mais ils savaient discerner une maladie nerveuse aussi bien que ceux du dix-neuvième, quoiqu’ils ignorassent comme eux la nature de ces affections, restées, même à la Salpêtrière, profondément mystérieuses. C’est faire une injure gratuite à leur mémoire que de les accuser d’avoir vu dans les névroses des possessions diaboliques. Paul du Bé constate avec beaucoup de justesse que les névroses et les possessions ont plusieurs caractères extérieurs communs qui les séparent des maladies ordinaires. Mais. il se hâte d’ajouter que ces caractères sont, à certains égards, très différents dans les deux sortes d’affection : leur apparition, leur durée, leur cessation, leurs effets, sont tout autres et défendent de les confondre. Voilà ce que l’Ecole de la Salpêtrière n’a pas su voir. En outre, les possessions, effet d’une cause intelligente, présentent des caractères d’intelligence qui les mettent hors de toute comparaison avec les troubles ordinaires de l’organisme. A ce point de vue, que nos docteurs positivistes ne se fassent pas illusion, la science, si par science il faut entendre ce qu’ils savent, la science est en décadence. Ils en sont arrivés à ne savoir plus discerner les caractères essentiels des phénomènes d’intelligence. Ainsi, par exemple, quand on leur parle de la connaissance d’une langue, ils vous opposent comme réponse des faits où la fièvre réveille la mémoire de signes incompris, c’est-à­dire des faits de mémoire de perroquet. Les anciens n’étaient pas aussi naïfs.

M. Charcot n’a probablement pas lu Paul du Bé ; mais il a consulté l’Histoire da Merveilleux, de Figuier. Il y a sans doute rencontré une décision motivée de la Faculté de Montpellier, qui se prononce, beaucoup trop vite à notre avis, [p. 38] mais enfin qui se prononce contre la réalité des possessions de Loudun, comme il l’a fait lui-même pour appuyer l’opinion de deux amis, MM. Legué et Gilles de la Tourette. Ce document aurait dû, ce semble, le préserver de condamner ses ancêtres aussi lestement qu’il se l’est permis.

Il est donc malheureusement faux que « les accidents externes de la névrose hystérique » fussent, avant les travaux louables de médecins modernes, regardés « non point comme une maladie (9), mais comme une perversion de l’âme due à la présence du démon et à ses agissements ». Ce qu’il y a de vrai, c’est que le peuple, alors comme aujourd’hui, peu médecin et peu philosophe, mais tout confiant dans le savoir et dans le pouvoir des médecins, ne les voyait pas sans surprise perdre leur latin à combattre les névroses. Le diable seul lui semblait capable de mettre leur habileté en défaut, et c’est pour cela qu’il le supposait dans les convulsions qui l’effrayaient. Ainsi s’expliquent des excès de crédulité, d’ailleurs fort innocents, car les malades ne s’en trouvaient pas plus mal. Aussi, Baruffaldus, dans son commentaire du Rituel romain, écrit : « Ex centum corporibus quœ a dœmone obsessa dicuntur, vix duo erunt vere maleficiata, el hoc ut plurimum erunt fœmellarum, quœ plurimis morbis obnoxiœ esse solens, et fingunt se esse dœmoniacas, licet nou sint. De cent possessions prétendues, à peine en trouvera­t-on deux réelles ; car presque toujours il s’agit de femmelettes, qui sont sujettes à une foule de maladies et qui se disent possédées, quoiqu’elles ne le soient pas (10). » [p. 39]

Du reste, M. Charcot ne se montre pas toujours aussi résolu à identifier complètement les possédés avec les hystériques. A la fin de son ouvrage, il donne un tableau de ce qu’il appelle « les démoniaques convulsionnaires d’aujourd’hui » et qui sont des hystériques au paroxysme de la maladie. Cette dénomination est un trait d’esprit pour dire que la science a, par lui, purifié l’hystérie de toute superstition. Grand avantage pour « les hystériques » qui étaient certainement guéris par les exorcismes, et qui ne le sont certainement jamais par la science moderne.

Les figures dont M. Charcot a orné son texte sont absolument affreuses. Pour en avoir une idée, il faut imaginer une malheureuse femme, renversée sur le dos, les cheveux épars, les traits tirés, les yeux hagards, la bouche tordue et écumeuse, les quatre membres en l’air, et se livrant à toutes sortes de contorsions et de dislocations. Il n’y a rien de plus repoussant au monde. Les convulsionnaires de l’art ressemblent à ces convulsionnaires comme un mouton en colère ressemble à un loup furieux. Si la possession est toute dans l’excès des convulsions, il n’y a de vrais démoniaques qu’à la Salpêtrière. Il est vraiment surprenant que M. Charcot n’ait pas vu que son exhibition d’hystériques est la réfutation de son livre. On dirait cependant qu’il craint d’avoir été un peu loin. « Il ne faudrait pas croire, écrit-il à la fin du chapitre, que tous les possédés présentaient de semblables [p. 40] crises. Si ce sont elles qui ont donné aux anciennes possessions démoniaques leur caractère particulièrement terrible et effrayant, elles ont été remplacées parfois par des crises moins tapageuses, et qui n’en relevaient pas de la grande attaque hystérique… C’est ainsi que nous avons démontré que la grande hystérie jouait un grand rôle dans les anciennes possessions démoniaques, et qu’on peut l’y retrouver sous les formes les plus variées : attaque épileptoïde, attaque de contorsion ou de grands mouvements, attaque d’extase, attaque de délire, attaque de léthargie, attaque de somnambulisme, attaque de catalepsie, etc., sans oublier la forme non convulsive caractérisée par les anesthésies, les hyperesthésies spéciales, les paralysies, les contractures, etc., etc. ». Oui, « c’est ainsi » que M. Charcot a démontré ; mais il faut être bien simple pour accepter les conclusions d’une telle démonstration. Le démonstrateur se flatte, et nous n’en voulons pour preuve que les paroles même qui suivent immédiatement : « On comprendra que nous bornions ici notre description, notre intention ayant été seulement de rapprocher les œuvres d’art qui retracent les convulsions des anciens démoniaques, des crises hystériques qui s’en rapprochent le plus. »

Le lecteur a eu sous les yeux les trois exemples qui répondent le mieux à cette intention. Il a pu se convaincre que le mieux, cette fois, n’est pas même le suffisant. De ces trois exemples donnés par le docteur comme de beaux et irréfragables modèles de grande hystérie, l’un est considéré par Ch. Bell comme constituant un cas de tétanos ; un autre est certainement destiné par le peintre à représenter non une hystérique, mais une frénétique; le troisième ne rappelle aucun fait particulier et n’a qu’une valeur symbolique. Que dire du reste de la démonstration ?

Nous avons fini. L’œuvre du savant professeur de la Salpêtrière ne méritait sans doute pas un si long examen, si l’on en considère la valeur foncière ; mais de pareilles publications, à cause du crédit de leurs auteurs, sont infiniment dangereuses et, pourquoi ne pas le dire ? malfaisantes : on serait coupable de les laisser passer inaperçues ou de ne leur accorder qu’un salut de mépris. [p. 41]

Qu’on nous permette cependant d’ajouter encore un mot.

M. Charcot enveloppe dans la même condamnation le prêtre, le médecin et le juge des temps passés. Ce qu’il fait, une foule d’autres écrivains scientifiques le répètent après lui. Nous avons montré combien est peu sérieuse la condamnation du prêtre et celle du médecin. Quant au juge, nous n’avons pas à prendre sa cause en main, pour cette bonne raison qu’il n’avait rien à démêler avec les démoniaques. Nos érudits de la Salpêtrière et de ses succursales donnent sans cesse à entendre que les possédés étaient livrés au feu. Comment cette idée a-t-elle germé dans leur tête ? nous n’avons pas à le rechercher maintenant. Les juges d’autrefois connaissaient de la sorcellerie et de la magie, et non de la possession. La sensiblerie moderne s’apitoie sur les supplices des sorciers et des magiciens ; mais, sauf le cas d’erreurs judiciaires, que nous sommes loin de nier, il ne faut pas oublier que ces misérables étaient les derniers des hommes, et que leur vie se passait à commettre ou à tenter toute sorte d’infamies. Le possédé, au contraire, était une victime de Satan ou de ses suppôts : c’est ainsi qu’on le considérait. Son état était une maladie, une épreuve, un malheur. On s’efforçait de le délivrer, ou du moins de le soulager : jamais on n’a été assez fou pour songer à le punir.

Terminons par un corollaire : Notre siècle se vante de sa science, et, à certains égards, il a raison ; mais, dans les siècles précédents, à certains égards aussi, on a eu plus de véritable savoir et, en général, plus de modestie et de bon sens.

J. DE BONNIOT

NOTES

(1) Voir la livraison d ‘Avril 1888.

(2) M. Charcot termine son étude par ces mots : « Ce que nous avons dit suffit à démontrer dans quelle voie naturelle et féconde, pour la science comme pour l’art, s’était engagé Pierre-Paul Rubens, et à quels litres précis, en dehors de toutes autres considérations esthétiques que nous devons écarter, son œuvre survit et s’impose. » Naïveté de savant ! Le même M. Charcot accable de ses critiques le possédé de Raphaël dans la Transfiguration ; est-ce que la Transfiguration va cesser de survivre et de s’imposer ? De toutes les figures de possédés peintes par les maîtres, aucune n’approche de [p. 24] l’horrible vérité des simples dessins qui représentent les hystériques de la Salpêtrière et que M. Charcot représente à la fin de son livre. Nous doutons cependant que ces hideuses figures, toutes parfaites qu’elles sont au point de vue du maitre clinicien, aient quelque chance de survivre et de s’imposer, ou même de prendre place parmi les œuvres d’art.

(3) Bolland., 31 juil., p. 804.

(4) Apud Bolland. Vita Philippi Nerii; auctore Ant. Gallonio, edito quinlo post illius mortem anno, cap. VIII.

(5) M. Charcot n’est pas absolument sans connaissance du Rituel : il en a lu quelque chose dans Figuier. On pouvait choisir un rapporteur plus sûr et plus sérieux. Celui-ci n’a pas compris fort exactement le texte qu’il analyse ; peut-être ne s’est-il pas bien compris lui-même, comme on s’en convaincra si l’on rapproche du passage que nous venons de rapporter, « l’énumération » par M. Figuier « des signes ou phénomènes qu’il est nécessaire de connaître pour établir la possession :
1° Faculté de connaître les pensées, même non exprimées par l’exorciste ; [p. 34]
2° Intelligence, par l’individu possédé, des langues étrangères ou à lui inconnues, et faculté de les parler ;
3° Connaissance des événements futurs ;
4° Connaissance de ce qui se passe dans les lieux éloignés ou situés hors de la portée de la vue ordinaire ;
5° Exaltation subite des facultés intellectuelles ;
6° Développement des forces physiques supérieures à l’âge ou au sexe de la personne chez laquelle elles se manifestent ;
7° Suspension en l’air du corps du possédé pendant un temps considérable.
La pensée du Rituel est défigurée ; mais, après tout il en reste quelques traits qui laissent de fort loin les symptômes naturels. Il n’y a pas de clinique au monde, par exemple, où la force de la maladie tienne les malades suspendus en l’air même pendant un temps très court. Cela n’empêche pas M. Figuier de conclure son énumération par ces paroles :
« De pareils phénomènes, indiqués par l’Eglise comme les signes infaillibles de la possession, ne pouvaient être récusés par le public à une époque de croyances superstitieuses, ni par les médecins, dont la science était souvent mise en défaut dans les maladies nerveuses et toujours dans les maladies morales. » Ce brave compilateur croit évidemment que les médecins tels que lui sont plus instruits sur l’étendue des puissances de l’âme humaine, Pour le prouver, il aurait bien fait de commencer par ne rien écrire. Mais il lui était toujours possible de se mettre d’accord avec lui­ même et aussi un peu avec la morale en supprimant la phrase suivante :
« Telle était la fureur d’exorciser et de rôtir, que les moines voyaient des possédés partout où ils avaient besoin de miracles pour mettre en lumière la toute-puissance de Dieu, ou pour faire bouillir la marmite de leurs couvents. » (Histoire du Merveilleux, tome 1er, préface, p. 27.

(6) Caveat exorcista ne ullam medicinam infirmo vel obseseo prœbeat, aut suadeat, sed hanc curam médicis relinquat.

(7) Le texte porte άναιθυσία, évidemment avec le sens d’άναισδησΐα

(8) Medicinal theoricæ: M. Pauli du Ré opus, non modo philosoohis et medicis, setd etiam theologis perutile. — Parisiis, apud Edmundum Coulerot, 167l, pag. 186 et seq.

(9) « Des accidents externes » d’une maladie peuvent-ils être « une maladie » ? Ce n’est pas à nous de répondre. Seulement la philosophie s’accommoderait peu d’un tel langage.

(10) Ad rituel romanum commentaire, austère Hieronymo Baruffaldo, Venetiis, 1742, p. 226 . — Baruffaldus cite à la page suivante un fait qu’il est bon de rappeler ici. Il affirme que le pouvoir sacerdotal force, bon gré mal gré, le démon à se déclarer quand il se cache sous les apparences d’une maladie naturelle, et il le prouve par un exemple. « J’ai vu, moi, dit-il, un énergumène furieux qu’on avait amené enchaîné dans un chariot à un exorciste très expérimenté, Dominique Collina, mon oncle, archiprêtre de Vigarono, dans le diocèse de Ferrare, dont la mémoire est en bénédiction. Aucune force humaine ne pouvait tirer l’énergumène du chariot pour le faire descendre à l’église, où le très pieux archiprêtre l’attendait devant la porte principale, revêtu du surplis et de l’étole. C’est pourquoi, n’espérant plus réussir par [p. 39] leurs efforts, les paysans (qui l’avaient amené) prirent le parti d’introduire le chariot dans l’église, et par là même l’énergumène qui était devenu aussi lourd qu’une montagne de plomb ; mais l’archiprêtre s’opposa à leur singulier dessein : Arrêtez-vous, leur dit-il, à la porte du cimetière ; le malade, grâce à Dieu, descendra de lui-même. En même temps, il donna secrètement au démon l’ordre d’enlever au malade toute cette pesanteur. Aussitôt l’énergumène, délié, descendit de lui-même, doux et docile comme un agneau. Voilà comment le démon redoute l’approche des exorcistes et les exorcismes, et cependant comment il est facile de vaincre sa résistance. Le démon en ce moment avait quitté l’énergumène, mais ce n’était qu’une feinte, pour faire croire à une fausse délivrance. Il se manifesta bientôt de nouveau sous le coup des exorcismes ; c’est seulement après, que leur vertu le mit en fuite et délivra définitivement le malade. » Plus loin le même auteur écrit qu’il ne faut faire usage des liens que lorsqu’on est en présence d’une maladie naturelle, l’autorité du prêtre étant le lien le plus sûr quand il s’agit de maladie surnaturelle.

 

 

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