Jean Laumonier. Le «  Pansexualisme » de Freud. Extrait de la « Gazette des hôpitaux civils et militaires », (Paris), 1914, pp. 533-535.

Jean Laumonier. Le «  Pansexualisme » de Freud. Extrait de la « Gazette des hôpitaux civils et militaires », (Paris), 1914, pp. 533-535.

 

Marie Joseph Louis Denis Jean Laumonier (1859-1932). Médecin et biologiste. Rédacteur notamment des dictionnaires Larousse, du journal « Le Correspondant médical » et de la « Revue de chimiothérapie ». Co-directeur de publication de « La Revue nationaliste ».
Quelques publications parmi plusieurs dizaines :
— Les théories de l’instinct sexuel. Extrait de la « Gazette des hôpitaux civils et militaires », (Paris), 1913,
— La thérapeutique des péchés capitaux. Paris, F. Alcan, 1922
— Le Freudisme, exposé et critique, Paris, F. Alcan, 1925.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 533, colonne 1]

LE
« PANSEXUALISME » DE FREUD
Par M. J. LAUMONIER
.

La doctrine de Sigmund Freud (de Vienne) est issue d’une méthode thérapeutique, la psychoanalyse, qui se propose de guérir les troubles dont souffrent les psychonévropathes en expliquant leur genèse. Cette méthode, en effet, explore et interprète le contenu des rêves, les associations d’idées spontanées ou provoquées et les menus faits automatiques de la vie quotidienne pour y découvrir les groupes de tendances instinctives ou complexes (1) remontant à l’enfance, et qui, refoulés dans l’inconscient, en raison de leur discord avec l’éthique et les nécessités du milieu social, n’en agissent pas moins sur le psychodynamisme de l’individu et tendent à réapparaître, sous des formes plus ou moins travesties, dans certaines conditions d’insuffisance ou de prédisposition. Or, la psychoanalyse prétend démontrer que les complexes se rapportent presque uniquement à l’instinct sexuel ou à ses composantes ; il en résulte que la sexualité, non seulement serait à la base des psychonévroses, mais encore constituerait la source première de notre activité psychique normale. Telle est la conception générale à laquelle Bleuler a donné le nom de « pansexualisme ».

Assurément, les préoccupations sexuelles jouent, dans la mentalité humaine, un rôle considérable, mais on admettait jusqu’ici qu’elles ne se produisent qu’à partir de la puberté, et même alors laissent parfois place à d’autres intérêts. Assurément aussi on savait que les traumas sexuels peuvent être le point de départ des psychonévroses, ou en tout cas leur servir de supports, mais on pensait que cette influence n’intervient guère avant l’époque pubérale et lui est la plupart du temps contemporaine ou postérieure. Tout au contraire, la doctrine de Freud situe la source des troubles psychiques dans les faits et impressions de teinte sexuelle de l’enfance et même de la première enfance. Pour le savant viennois, la vie sexuelle débute presque aussitôt après la naissance, et, si rudimentaire qu’elle soit, elle a cependant une importance capitale en raison de son retentissement inconscient sur l’existence ultérieure de l’individu. La sexualité infantile, étant ainsi facteur essentiel de la psychogenèse, demande à être étudiée de près.

Toutefois il faut noter que, sous le nom de sexualité, Freud englobe, peut-être sous la pression des idées de Havelock Ellis, un grand nombre de faits qui n’y sont pas ordinairement rattachés. Considérant, en effet, et à juste titre, l’instinct de la reproduction comme la prolongation de l’instinct nutritif, il estime que leurs manifestations se confondent au début; c’est pourquoi le besoin très général que traduit l’instinct sexuel et que les Allemands désignent sous le nom de libido, peut parfois s’exprimer par [p. 533, colonne 2] des actes de signification en apparence nutritive. Dans le tétement, se confondent, par exemple, chez le nourrisson, et l’instinct de se nourrir et un plaisir érotique.

Dans cette voie originale, l’exploration ne. peut manquer de conduire aux plus intéressantes découvertes. En y mettant la dose voulue de perspicacité, presque tous les actes des nourrissons et des jeunes enfants se ramènent à des satisfactions autoérotiques, principalement quand ils intéressent certaines zones sensibles (les zones érogènes, parmi lesquelles figurent non seulement les régions génitales, mais aussi le ventre et la poitrine, la région anale, les lèvres, le cou, le lobule de l’oreille, le pied, etc.), et ces satisfactions sont facilitées et localisées par certaines circonstances, notamment les soins de toilette ou la malpropreté, les vers intestinaux, la miction et la défécation. Ainsi se forment, dès la plus tendre enfance, des-systèmes de tendances instinctives (complexes) liés au plaisir éprouvé par l’excitation d’une certaine zone, d’ailleurs variable, et qui, atténués et refoulés par l’éducation, ne reprennent normalement leur activité réalisatrice qu’au moment de la puberté. Parfois cependant il se produit, dans la vie de l’enfant, une période de retour précoce, à localisation plus étroitement génitale, caractérisée par la masturbation ou par des pollutions, et que produit soit l’insuffisance du refoulement (défaut d’éducation ou prédisposition), soit une influence étrangère (incitation de camarades, spectacles) ; il peut y avoir aussi des traumas affectifs d’une grande intensité (séduction, viol) qui orientent la vie psychosexuelle dans une voie déterminée. Bref, l’enfant arrive à la puberté avec une constitution sexuelle déjà organisée par l’hérédité, mais surtout par les circonstances qui ont plus particulièrement sensibilisé telle ou telle zone érogène et déterminé la préférence pour tel ou tel mode d’excitation. Et de cette constitution dépend en grande partie toute la vie psychosexuelle de l’adulte.

En effet, simultanément au fonctionnement des glandes génitales, deux mécanismes psychiques entrent en jeu pour fixer à l’individu et le véritable but sexuel et le véritable objet sexuel. Le but téléologique est la reproduction et la perpétuation de l’espèce, mais le but immédiat est la détumescence (2) avec la satisfaction intense qui l’accompagne et en commande la recherche. Or, la détumescence suppose une tumescence préalable à laquelle vont concourir, inconsciemment ou non, les complexes refoulés qui répondent aux excitations infantiles préférées. Si ces excitations sont anormales, elles peuvent entraîner une détumescence inopportune, d’où résultent souvent des perversions et de véritables maladies. Quant à l’objet sexuel, il est naturellement représenté par une personne du sexe opposé. Il faut donc d’abord que l’autoérotisme de l’enfant se transforme, ou plutôt que l’objet sexuel se transporte hors du sujet et ensuite qu’il se transporte sur une personne de l’autre sexe. Mais alors [p. 534, colonne 1] interviennent les tendances infantiles qui déterminent le choix et sont capables de le faire dévier. D’où parfois de graves conflits entre les prohibitions morales et les aspirations érotiques, conflits qu’un refoulement énergique peut apaiser au point de maintenir l’état normal, mais qui sont souvent à l’origine des troubles psychonévropathiques.

L’histoire de la sexualité explique ainsi, pour Freud, et les perversions sexuelles et les psychonévroses, car les unes et les autres sont des prolongements de déviations sexuelles infantiles ; mais tandis que les perversions représentent des tendances mal refoulées, ayant ainsi la signification de symptômes d’infantilisme dans la sphère psychosexuelle, les psychonévroses répondent à des perversions complètement refoulées, par suite de leur incompatibilité avec les nécessités du milieu social, si complètement refoulées même que le malade ignore les exigences érotiques dont il subit l’in¬ fluence. 11 y a donc, entre le perverti et le névropathe, cette différence que le premier reconnaît et accepte les exigences érotiques anormales, tandis que le second, les ayant refoulées sans les dominer entièrement, les voit reparaître sous des travestissements qui les lui rendent absolument méconnaissables. Et c’est pourquoi Freud conclut que la névrose est le négatif de la disposition psychosexuelle dont la perversion est le positif et que, par conséquent, avec une sexualité normale, c’est-à-dire sans perversion, la névrose est impossible.

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Le pansexualisme de Freud, dont je n’ai pu indiquer que les points essentiels, renferme une part de vérité mais aussi certaines erreurs, malgré la vogue dont il jouit dans les pays de langue allemande. De ce défaut de criticisme, la vanité ethnique est peut-être, en quelque mesure, responsable. Il semble, en tout cas, que l’apparente profondeur de la méthode psycho-analytique ait masqué l’artificialité des conceptions auxquelles elle a conduit.

La théorie du refoulement, qui sert de base à l’interprétation des psychonévroses, est certainement fort intéressante; elle me paraît cependant équivaloir à une théorie française, plus ancienne et plus claire, qui n’a pas eu besoin d’invoquer l’existence de forces hypothétiques, telles que la censure (Gensur) et la résistance (Widerstand), et qui peut se résumer en quelques mots. Étant de date relativement récente, la vie en société n’a pas eu encore le temps de produire une adaptation héréditaire à ses conditions; l’homme doit donc, pour acquérir personnellement cette adaptation nécessaire, non seulement contracter des habitudes nouvelles, mais aussi inhiber des actes anciens devenus nuisibles à l’état social (3). Sans doute, il n’y a pas identité psycho¬ logique absolue entre le refoulement et l’inhibition, mais tout ce qu’explique celui-là est aussi bien expliqué, sinon mieux, par celle-ci. Ces deux théories [p. 534,colonne 2] expriment donc sensiblement les mêmes choses au moyen de mots différents, avec cet avantage pourtant, en faveur de l’inhibition, qu’elle possède des fondements physiologiques qui manquent totalement à l’autre.

Au reste, le mérite attribué à Freud n’est pas là ; il est surtout dans la « découverte » de la sexualité infantile. Certes, longtemps avant lui, on avait observé, chez certains enfants, des manifestations sexuelles incontestables et noté l’influence à longue portée des traumas qu’ils supportent dans cette sphère. Mais le savant viennois ne s’est pas contenté de ces constatations; il a voulu aller plus loin et trouver aux actes et gestes des nourrissons une valeur sexuelle positive quoique dissimulée. Beau¬ coup de rattachements ainsi opérés laissent perplexes. Freud, par exemple, déclare que le plaisir éprouvé par le petit enfant à téter le sein de sa nourrice ou tout bonnement son pouce est à la base d’un complexe qui, mal refoulé plus tard, sera le point de départ d’une tendance à l’onanisme buccal chez

l’homme, au lesbisme chez la femme. (4) De même quand l’enfant témoigne sa satisfaction d’une défécation un peu laborieuse c’est que la région anale devient zone érogène, et il faudrait craindre, en conséquence, des dispositions ultérieures à la pédérastie passive. N’est-il pas établi, cependant, que beaucoup d’enfants « se touchent » ? Et si cette manœuvre a un sens autoérotique, n’a-t-on pas licence d’attribuer la même signification aux gestes qui s’en rapprochent ? Pour répondre à cette question il convient d’aborder le problème de la sexualité infantile d’un point de vue que Freud paraît avoir, à ma connaissance du moins, un peu négligé.

Évidemment, l’enfant a un sexe, puisque le sexe est déterminé dès la fécondation (i); mais ce sexe est latent et les dispositions anatomiques qui le traduisent, même avant la naissance, n’ont qu’une signification d’attente (5). Le fait que la femme contient, presque en venant au monde, la totalité de ses ovules, dont quelques-uns seulement mûriront plus tard, et que le tissu interstitiel, qui remplit les intervalles des follicules et des tubes séminifères et

dont le rôle paraît important dans l’évolution de l’appétit sexuel, est d’origine somatique (et non germinale), ne va nullement à l’encontre de cette latence, attendu que tissu germinal et tissu interstitiel demeurent absolument en dehors du fonctionnement jusqu’à la puberté. A ce moment seulement, l’entrée en activité des glandes sexuelles déverse dans la circulation générale des hormones, qui, d’une part, développent les caractères sexuels secondaires, et d’autre part impressionnent certains groupes de neurones, créant ainsi des relations entre le psychisme et le sexe, la psychosexualité. Avant la puberté, il ne saurait donc y avoir ni tendances, ni manifestations vraiment sexuelles, car tendances et [p. 535,colonne 1] manifestations sont nécessairement liées à l’exercice de la fonction, laquelle n’existe pas encore, ét celles que nous constatons résultent, soit d’une interprétation fautive de notre part (nous attribuons à l’enfant des qualités de sensation et des intentions qui sont celles des adultes), soit d’un développement ou d’une initiation vicieuse précoces. Mais alors que devient la sexualité infantile ? Elle disparaît. Pas plus quand il « se touche » que quand il tète son pouce ou manie son pied, l’enfant n’obéit à des tendances érotiques (7); étant exclusivement un nutritif, tous ses actes et toute sa psychologie rudimentaire tournent autour de l’instinct de la nutrition, une observation attentive et sans parti pris permet de s’en convaincre. Toutes les preuves de la sexualité dis¬ simulée de l’enfant que Freud s’est efforcé d’accumuler se montrent donc bien artificiellement déduites, et, dans beaucoup de leurs détails, « paraissent inspirées davantage par un désir a priori de l’auteur d’y retrouver les causes de la psychologie pathologique que par un souci légitime de connaissance (6) ». Du reste, Freud lui-même s’est si bien rendu compte de la fragilité de ses rapprochements qu’il a dû invoquer l’amnésie infantile, amnésie étrange en présence des réminiscences si fréquentes de la vie enfantine, et qu’il est, par suite, contraint de rapporter plutôt à l’amnésie pathologique des névroses qu’à l’oubli qui atteint les événements indifférents.

La sexualité infantile mise en doute, la doctrine du pansexualisme est en partie ruinée. Non pas que l’instinct sexuel troublé ou dévié perde, par-là, de son importance dans les névroses, mais, de cause lointaine et profonde, il devient le plus souvent effet, et toute la psychogenèse qu’il attribue à l’érotisme se trouve à bas du même coup. Il existe assurément, dans les névroses, des altérations psychosexuelles, mais, comme le reconnaissent M. Ladame dans son travail sur Les névroses et la sexualité, MM. Régis et Hesnard dans leur important mémoire déjà cité (8), M. Pierre Janet dans son rapport au Congrès de médecine de Londres (1913), elles sont presque toujours, sauf dans les cas de traumas, les conséquences des insuffisances et des désaptations primordiales de la mentalité ou les aspects que ces dernières revêtent, et ne se montrent qu’à l’occasion de la puberté ou après elle, conformément à ce que laissent prévoir le développement physiologique des glandes génitales et leur retentissement sur le psychisme.

Toutefois, les tentatives de Freud et de ses élèves, si elles ne semblent pas, quant à présent, aboutir à une construction bien solide, ont cependant réussi à mettre en évidence l’influence prépondérante des préoccupations sexuelles, avérées ou cachées, chez une catégorie nombreuse non seulement de malades mais aussi d’individus en apparence normaux. Freud a bien montré notamment que les facilités de la civilisation atténuent, chez ceux qui bénéficient de [p. 535, colonne 2] l’aisance et de la culture sentimentale, la continuité et la vivacité des impulsions nutritives, et cela justifie les affirmations des explorateurs, rappelées par Mantegazza et Havelock Ellis, et suivant lesquelles la sexualité tient une place bien moins grande dans la vie des sauvages que dans celle des civilisés. Il est probable que cette remarque a été faite par Freud dès le début de ses recherches sur l’hystérie et que, les premières applications de la méthode psychoanalytique chez les névropathes l’ayant confirmé dans son opinion, il en a ensuite cherché partout la vérification ; et il ne pouvait manquer de la trouver, ainsi qu’on l’a vu, du moment qu’il fondait sa psychologie sur l’unité de l’instinct et sa représentation symbolique. Aussi le labeur énorme accompli par l’école freudiste donne-t-il l’impression de manquer d’harmonie; certaines de ses recherches apportent une contribution importante à la pathogénie des psychonévroses ; d’autres fournissent des indications précieuses pour la morale collective et la direction de l’éducation inhibitrice ; les dernières enfin, n’aboutissent qu’à des constructions artificielles, dues à la personnalité du médecin, qui, seule active dans la psychoanalyse, prête aux réminiscences vagues, aux souvenirs ou aux mensonges du sujet, aux impressions qu’elle-même suggère, un sens et une portée dont ils sont, en réalité, presque toujours dépourvus.

Notes

(1) La terminologie freudiste est étendue et compliqué ; il ne me semble pas indispensable d’y faire constamment appel.

(2) Cf. J. Laumonier. Les théories de l’instinct sexuel, Gaz. des hôpit., 1913, n° 74, p. 1205.

(3) Cf. J. Laumonier. Dégénérescence et désadaptation, Gaz. des hôpit., 1913, n° 124. p. 1949, et « Homo duplex », Corresp. méd., 30 nov. 1913.

(4) Cf. Caullery. Les Problèmes de la sexualité, p. 164 et suiv.

(5) Au cours du développement embryogénique, l’ébauche des organes évacuateurs et copulateurs est indépendante de celle des glandes génitales, si bien que l’on constate parfois l’association de glandes appartenant à un sexe, avec des organes efférents appartenant à un autre.

(7) Voir ma communication à la Société de psychothérapie, 16 déc. 1913.

(8) Régis et Hesnard. La doctrine de Freud et de son école, L’Encéphale, juin 1913, p. 546. [en ligne sur notre site]

 

 

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