Jean Frollo. Démoniaques. Extrait du quotidien « Le Petit Parisien : journal quotidien du soir », (Paris), treizième année, n°4182, 10 avril 1888, page 1, colonne – colonne 3.

Jean Frollo. Démoniaques. Extrait du quotidien « Le Petit Parisien : journal quotidien du soir », (Paris), treizième année, n°4182, 10 avril 1888, page 1, colonne – colonne 3.

 

JeanFrollo – Pseudonyme collectif utilisé par différents journalistes pour signer l’article de tête du quotidien « Le Petit Parisien » du 25 janvier 1879 à juillet 1914. – A été notamment utilisé par Charles-Ange Laisant, Philipp Aebischer, André Tardieu.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins (Celle du titre est extraite de l’atlas Des maladies mentales d’Esquirol et y lustre la Démonomanie). – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 1, colonne 1]

DÉMONIAQUES

Le docteur Daremberg vient de consacrer une intéressante étude à quelques-unes des pauvres malades qui sont soignées à l’Hospice de la Salpêtrière dans le service du docteur Charcot. On a souvent parlé de ces malheureuses en proie à de terribles crises d’hystérie, mais ces crises se présentent sous tant d’aspects différents qu’il y a toujours pour l’observateur de nouvelles remarques à faire. Il y a véritablement là des scènes poignantes, qui sont parfois d’un commue lugubre.

« L’attaque de grande hystérie, dit le docteur Daremberg, présente les formes les plus variées. Elle n’est pas brutale comme t’attaque épileptique, qui vous secoue impitoyablement, puis vous sidèrent vous rend comme mort. Ici, au contraire, après le secouement convulsif, on gambade, on crie, on cause, on fait des gestes, et chacun opère à sa manière, avec ses tendances et ses préférences naturelles.

« Chaque malade, entraînée par la perversion particulière de son imagination affolée, imprime sa crise un cachet spécial.

« L’une, avec une grimace horrible, tire la langue, fixe son regard comme si son esprit était hanté par quelque terrifiante vision ; puis, le haut de son corps se balance en faisant de profonde! salutations, le tout accompagné de cris inarticulés ; d’autres exécutent de grands sauts, ou se posent en arc de cercle, les pieds rapprochés de la tête et appuyés sur le lit, tandis que le ventre est très proéminent, ou bien se retournent en tout sens, comme si elles voulaient se débarrasser de liens imaginaires, déchirant et mordant tout ce qui se trouve à leur portée, en poussant des hurlements de bête fauve, la face congestionnée, le cou gonflé, la respiration bruyante comme un soufflet de forge.

Souvent, l’hallucination imaginative obsède les malades.

La Démonomanie (Urbain Grandier)
Vignette CHOCOLAT MATTE Fils

Ainsi, une malheureuse se croit poursuivie, elle semble lutter pour se soustraire à des étreintes, et elle crie : « Au secours !… Vous ne m’embrasserez pas…Non, lâchez-moi ! ». Puis, elle se sent vaincue, se met à genoux, les mains jointes, et crie d’une voix suppliante et terrifiée : « Pardon, pardon ! » Tout à coup, elle tomba sur son lit comme terrassée par une force invisible, elle reste là, les bras étendus en croix, en criant : « Il m’attache !… Non, je ne vous cèderai pas !… Vous allez m’étouffer en me mettant la main sur la bouche ! »

Un autre malade a des hallucinations alternativement tristes et gaies. Elle sourit en envoyant un baiser de la main et dit à voix basse : « Viens ! » Puis, elle semble assister à une bataille; elle s’écrie : « Mon Dieu ! le sang coule ! » Ensuite, la vision redevient gaie, et la malade danse, chante, imite les castagnettes avec ses doigts.

*
*    *

Ces hallucinations, d’après le docteur Daremberg, reproduisent des scènes auxquelles ont été mêlées les malades de la Salpêtrière dans la vie réelle : mais quelquefois les visions ne proviennent d’aucun souvenir et sont entièrement formées par une imagination vagabonde.

Une fille observée par le docteur Richer avait été fiancée à un certain Camille, mort depuis quelques années. En arrivant à l’hôpital, elle croit reconnaître Camille dans la personne d’un élève du service ; dans ses hallucinations, elle est persuadée que chaque nuit cet élève vient la visiter. Quand elle est réveillée, elle continue à croire à la réalité de son hallucination, et aucun raisonnement ne peut lui faire reconnaître son erreur. Cette observation est fort importante : elle démontre combien les hystériques, enfants, filles ou femmes, sont peu dignes de foi.

« De nos jours, dit le docteur Daremberg, elles formulent souvent des accusations imaginaires elles font traduire des gens en Justice, et souvent ces malheureux accusés ont beaucoup de peine à démontrer que les récits, hérissés des détails les plus précis, sont créés par un cerveau troublé.

« On a pu croire que ces histoires étaient inventées dans un but de chantage ; c’est une erreur : [p. 1, colonne 2] les plaignantes sont de bonne foi, elles sont persuadées que leur hallucination est réelle. »

« Il en est de même des visionnaires qui voient apparaître la Vierge ou des saints, et des sorcières persuadées d’avoir un commerce constant avec Satan.

Quelquefois, pendant leurs crises, les malades souffrent cruellement, elles poussent des cris affreux, cherchent à se mordre, à se déchirer la figure ou la poitrine, s’arrachent les cheveux,v se donnent de violents coups de poing. Quand elles sont réveillées, elles disent qu’elles ont souffert les tourments les plus affreux. Ce sont là de véritables attaques « démoniaques ».

*
*    *

Souvent, elles sont accompagnées des hallucinations de la possession par le Diable.

Le docteur Daremberg raconte qu’une petite fille entendait en elle une voix qui se moquait de Dieu, du Christ, de la Bible. L’enfant fut délivrée un jour qu’une autre voix cria : « Va-t’en, esprit immonde, ton règne est fini maintenant ! » En effet, un des caractères de cette démonomanie, c’est de se guérir tout d’un coup, sans cause physique, comme tous les accidents hystériques.

Ces cas de « démonomanie » ont amené le docteur Daremberg à reporter les yeux en arrière c’est qu’en effet, ce fut surtout aux époques anciennes que l’étrange maladie fit le plus de victimes.

La croyance au démon se compliqua nécessairement de la croyance aux possessions diaboliques, et, durant les longs siècles qui ont précédé le nôtre, ce dogme fut universellement reconnu, non-seulement par la masse ignorante, asservie au joug de l’Église, mais encore par les jurisconsultes et les médecins eux-mêmes.

Il fallut les efforts combinés de la philosophie du dix-huitième siècle et des savants les plus éminents pour dissiper les ténèbres de la superstition dont le monde était encore enveloppé; mais enfin la lumière se fit, et la possession diabolique fut désormais regardée comme une maladie de l’imagination.

Mais que de victimes jusque-là La juridiction ecclésiastique livrait les démoniaques aux bûchers. Il aurait ̃fallu un médecin les prêtres, eux, appelaient le bourreau.

*
*    *

Parmi les cas de démonomanie les plus curieux, le docteur Daremberg ne pouvait manquer de rappeler ceux de Loudun.

En 1632, un prêtre brillant, d’un extérieur séduisant, Urbain Grandier, curé de Saint-Pierre, exerçait sur les femmes de Loudun une fascination étrange. Dans les procès-verbaux découverts par M. Légué, nous voyons que trois femmes de la ville, « fort vertueuses et en très bonne réputation », eurent l’impudence de déposer qu’en voyant l’accusé dans la rue ou à l’église elles furent prises d’une folle passion pour lui. La réputation du bean curé de Saint-Pierre franchit les grilles d’un petit couvent d’Ursulines.

Ces filles, désœuvrées et préparées au névrosisme par la réclusion, ne pensèrent plus qu’à Urbain Grandier. Cette idée fixe bouleversa leur imagination et le terrain était bien préparé pour les hallucinations, quand la mère supérieure crut voir la première. Urbain Grandier « qui lui parla d’amourettes et la sollicita par des caresses aussi insolentes qu’impudiques. » Alors, la contagion s’étendit : toutes les religieuses imitèrent leur supérieure et le couvent entier s’imagina recevoir la visite nocturne d’Urbain Grandier.

La Justice s’émut de ces histoires, et le juge Laubardemont, tout dévoue à l’Église, fit une enquête.

Il fut prouvé « que toutes ces religieuses ont un amour fort déréglé four l’accusé : la mère prieure en fut tellement troublée quelle ne parlait plus que de Grandier qu’elle disait être l’objet de [p. 1, colonne 2] toutes ses affections » ; toutes disaient aussi en le voyant que c’était bien lui qui s’était approché de leur lit, puisque toutes, à la prononciation du nom de Grandier, étaient prises de trouble.

« Cette croyance à la réalité d’une hallucination, fait observer le docteur Daremberg, est bien caractéristique du délire hystérique, et nous rappellerons l’histoire de la malade de M. Richer qui était persuadée qu’un élève du service venait la visiter la nuit elle fondait son accusation sur une preuve imaginaire invoquée aussi par les religieuses de Loudun : « La preuve que les visites de M. X… sont bien réelles, c’est que, aussitôt que je le vois dans la journée, je deviens pale et suis prise de tremblements. »

On sait l’histoire d’Urbain Grandier. Il fut poursuivi comme sorcier, jugé et condamné à être brûlé vif. Pas un instant on ne songea à faire soigner les Ursulines, et, du reste, la volonté des médecins était dominée par celle du clergé : la médication la plus rationnelle eût été rendue infructueuse par la stimulation des prêtres, qui, par leurs adjurations et leurs exorcismes, sous prétexte de combattre les démons, rendaient les pauvres folles plus délirantes encore, et même provoquaient leurs crises.

*
*    *

Le docteur Daremberg cite les faits historiques suivants :

Au seizième siècle, à Uvertet, les religieuses démoniaques accusèrent une pauvre sage-femme du voisinage, qui mourut au sortir de la torture. Une religieuse, soupçonnée d’avoir ensorcelé les filles de Sainte-Brigitte, fut enfermée dans les prisons de l’église. Au couvent de Kintrop, la cuisinière du couvent et sa mère furent condamnées aux flammes. En 1609, les religieuses de Sainte-Ursule, en Provence, accusèrent le prêtre Gauffredi de les avoir ensorcelées, et le malheureux fut brûlé vif à Aix. En 1642, les religieuses de Saint-Louis, à Louviers, accusèrent de sorcellerie le curé Thomas Boullé, qui fut également condamnée au bûcher.

Et, cependant, un siècle avant ces tristes événements, un homme courageux, Jean Wier, médecin du duc de Clèves, n’avait pas craint de protester contre de pareilles monstruosités, au nom du bon sens et de la science ; il prouvait la justesse de son esprit en rapprochant les démoniaques des épileptiques et des lunatiques, et en déclarant que toutes les assertions des « ensorcelées » n’étaient que des produits de l’imagination hallucinée. Mais que pouvait une protestation isolée ? L’Église avait tout intérêt à laisser se propager la folie démoniaque. Cela la servait. Elle tenait l’humanité en l’affolant, en lui faisant peur, et plus les maladies religieuses étaient répandues, pins sa puissance était grande.

Aujourd’hui, la science remet chaque chose a sa place ; elle analyse les faits ; elle proclame la vérité.

L’Église, les visionnaires, disait autrefois : « Ils sont visités de Dieu » et en montrant un démoniaque, elle déclarait : « Le Diable le tient !é

La science moderne ne distingue pas entre les visionnaires et les démoniaques. Ce sont également des malades pour elle. Et loin d’exagérer leur maladie, de la rendre incurable par des excitations, des menaces, des tortures, elle les soigne charitablement, combat leur affection par les moyens qu’elle recherche et découvre, et rend à la santé souvent ces infortunés qu’autrefois on livrait aux flammes des bûchers ecclésiastiques.

JEAN FROLLO

LAISSER UN COMMENTAIRE