Jean Bobon. Le pseudo-glossolalies ludiques et magiques (Trois langues artificielles, d’origine ludique, chez une paraphrénique hypomaniaque). Extrait de la revue « Langages », (Paris), 23e année, n°91, 1988, pp. 61-74.

Jean Bobon. Le pseudo-glossolalies ludiques et magiques (Trois langues artificielles, d’origine ludique, chez une paraphrénique hypomaniaque). Extrait de la revue « Langages », (Paris), 23e année, n°91, 1988, pp. 61-74.

 

Jean Bobon (1912-1990). Docteur en médecine, chirurgie et accouchements (Liège-1938) et Docteur en sciences anthropologiques (Liège-1944). Il est également Licencié en sciences criminologiques (Bruxelles 1946). En 1963, il fut chargé d’enseignement à l’Institut de Psychologie. En 1964, il enseignait à la Faculté de médecine de l’Ulg en tant que Professeur ordinaire, titulaire de la chaire de Psychiatrie (il sera admis à l’Emiritat en 1982). Il enseignait également la psychiatrie légale et la prophylaxie criminelle à l’Ecole de Criminologie. Il publia 127 titres scientifiques, dont un ouvrage de référence fondamental sur le langage parlé et écrit des malades mentaux et un ouvrage sur le Psychopathologie de l’Expression. Principalement :
— Introduction historique à l’étude des néologismes et les glossolalies en psychopathologie. Thèse. 1952.
— Catalogue de l’exposition d’art psychopathologique: 15-20 juillet 1962 / J. Bobon ; Royal Academy of Fine Arts (Antwerp), Société internationale de psychopathologie de l’expression / Anvers : Imprimerie Buschmann , 1962
— Psychopathologie de l’expression : rapport de psychiatrie présenté au Congrès de psychiatrie et de neurologie de langue française, LXe session, Anvers, 9-14 juillet 1962 / par Jean Bobon,… / Anvers : Masson , 1962.
— Psychopathologie de l’expression.  Rapport de psychiatrie présenté au Congres de Psychiatrie et de Neurologie de langue française. LX° session – Anvers – 9-14 juillet 1962. Paris, Masson et Cie. 1962. In-8°. 108 pages.

 

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les notes de bas de page ont été renvoyées en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p.61]

LES PSEUDO-GLOSSOLALIES LUDIQUES
ET MAGIQUES
(Trois langues artificielles, d’origine ludique,
chez une paraphrénique hypomaniaque) *

Le 15 mai 1933, Florence, âgée de 43 ans, est colloquée avec le certificat médical suivant : « Idées délirantes, paranoïa, menaces dangereuses, négativisme ». L’hérédité morbide est nette dans la lignée paternelle. Florence est d’instruction primaire, de mémoire « colossale », passionnée de lectures. Elle apprend la langue anglaise en Angleterre où elle se marie, pendant la guerre. De retour à Liège, elle reprend son métier de giletière et entretient son mari, âgé et ruiné. Vers l’âge de 36 ans, elle se déclare soudain tuberculeuse et cancéreuse. Deux ans plus tard, elle se met en tête d’avoir un enfant et va sommer un médecin liègeois de lui fournir une recette : il propose la collocation. Dès ce moment, elle affirme que son mari l’hypnotise et lui administre des stupéfiants, afin d’abuser d’elle. Durant cinq années encore, elle promène un délire polymorphe, où se mêlent aux désirs érotiques des idées de jalousie, d’empoisonnement, de grandeur, de persécution par des machinations politiques et l’Église catholique, d’influences spirites et hypnotiques. Elle possède chez elle un revolver chargé, pour parer à toute éventualité. Des menaces directes d’homicide la conduisent enfin à l’asile.

*    *
*

Dès le début de son internement, elle affirme que sa propre pensée est captée et transmise à distance, microphonée et télépathiquée. Elle-même se met en rapport avec l’extérieur, à sa guise, par le truchement des courants sympathiques et des courants antipathiques. On lui oblitère les yeux par « les ondes.

Son mari est successivement prêtre, médecin, sorcier. Il a vainement tenté de la mater, c ‘est-à-dire de la tuer (« mater vient de mata, tuer, comme dans matador », explique-t-elle ; cf. espagnol matar = tuer).

Elle affectionne le calembour. Les religieuses de l’asile sont les révérendes merdes » ; son mari, Paquay, devient « le vieux paquet » ; les nègres sont noirs à la suite d’une expérience au centre de la terre. où règne un feu terrible ; ils en sont revenus rôtis ; tout va forcément de mal en pis puisque les religions sont empiriques (empirer = aller plus mal), etc. Elle ne s’estime nullement malade, au contraire : « On dit que je suis mégalomane, hallucinée, imaginative. ici. C’est très pratique de faire des maladies quand on veut choumaner quelqu’un n’est-ce pas ? Choumaner, c’est voler, c ‘est prendre, dans le langage de la pègre, en argot — comme fait. je vous ai fait ça. pour dire subtiliser… Les chouans ont fait beaucoup de choumanages » (1).

Ses projets ? Elle quittera l’asile, morte ou vivante. Morte. elle reviendra quand même sur terre. Elle ignore sous quelle forme, mais « ce sera en plusieurs exemplaires ». Elle conclut joyeusement : « Ce sera encore plus embêtant pour ceux qui ne m’aiment pas ! ». [p. 62]

Florence est intarissable, elle chante, danse et rit sans y être autrement sollicitée. A l’asile, elle soliloque fréquemment, dans une langue incompréhensible, au dire des sœurs, mais les monologues cessent brusquement dès qu’on l’approche. Elle se révèle maniérée dans ses gestes et son élocution, affecte des allures mondaines souvent peu en rapport avec la verdeur de son langage. Elle écrit sans cesse et a déjà griffonné des dizaines de cahiers. Lorsqu’elle n’a ni crayon ni papier à sa disposition, elle fait le simulacre d’écrire sur le mur, un banc, la table, ou ses propres cuisses.

Chose curieuse, elle fréquente volontiers la chapelle.

Le 30 décembre 1939, le professeur Divry constate qu’elle a changé son élocution. Elle déclare le faire volontairement, afin qu’on ne la « juxtapose » pas aux autres malades. « Je parle une langue pour moi : c’est comme si c’était une langue spéciale » explique-t-elle, Cet accent, mi-marseillais, mi-anglais, est conservé jusqu’à ce jour. Un an plus tard, nous lui suggérons d’inventer une véritable langue spéciale. Elle accepte à cœur joie et fabrique la langue crapulas dont nous reparlerons dans un instant.

Enfin. il y a trois mois, elle lance le modèle des langues xyloufoque et zépate : il suffit d’ajouter à chaque mot français les lettres x ou y et de sonoriser ces dernières lors de la prononciation. Nous n’avons pu provoquer chez Florence de néologismes ni de paralogismes induits. Les tests de Rorschach donnent les résultats suivants : désir de briller ; pensée variable et mobile ; tendance à l’intraversion, mais adaptation à l’entourage bien conservée. Les tests de Vermeylen mettent en relief l’association simple, la généralisation et l’imagination créatrice.

Cliniquement, il s’agit donc ici d’une hyperthymique hyperimaginative, aux délires luxuriants et polymorphes, avec une certaine note discordante mais sans atteinte de la personnalité ni du fond mental. — autrement dit d’une paraphrénique hypomaniaque.

Ses productions linguistiques offrent pour nous le plus grand intérêt.

La langue « crapulos »

Le 21 décembre 1940, ainsi que nous l’avons déjà signalé, nous suggérons à la malade d’inventer une langue spéciale que seuls, elle et moi, comprendrions. La proposition l’enchante : « C’est une occasion de rigoler » dit-elle. Le surlendemain, elle nous apporte plusieurs pages de bloc-notes entièrement écrites dans la « langue nouvelle ». D’emblée, cette langue, à la lecture et plus encore à l’audition, offre une physionomie spéciale qu’elle conservera jusqu’à sa disparition.

En voici le premier échantillon dont nous ayons eu connaissance :

El pemtso set ‘c ed gentar. Isam is tee gentar ste pensédé urpo esd sescho nutilésé etc genter sté tégé. Telligenceni ste ‘c cieusepré is telligencini tullisénée urpo sescho séeseno. ls tiguéefani urpo sescho tesso te siblesnuiso telligencini ste siblesnuiso gaümenté, ej sepen, Andqui est ffairesa ntosa lubresa leles en es ttenba asp. And¬qua no sté qu ‘inquelo no en utve asp trée neuo rionnetteram equ unqund’e rentito els cellesfico tôtene à adio. A tecô ed leceo, no a els bêtementsemo tred ‘é pillshousi mesomci un nierpruco tetred ‘è plumédëco mesomci neu lgairevuco bettero iquo raitua durepo as vrepau eepu. El retmo ed bettero ste ‘n asp el metero xscteco, Issmo aç en aitf aco enrio : si usouo mprenezco lonwallo. El engletrio ed medeo misthéo te el angletrio ed al tesaino nitétrio stec al memèo secho, Ste ‘c el tesuplso ud tretheo dislmono boliquedie te chisoeliquême ferneleni piternellesemo (2). [p. 63]

Le 28, nous donnons à la patiente un cahier de 72 feuilles. Elle n’y consigne le lendemain que le bref texte suivant : li fisufaito quéo el demono ifto urpo al turene edso tisesbê, enso queo mentholi en lutcou mentersgo corene ec ficientedi ondti fritoufsi fresoufo te frësouferi, jourstou vantageda. Soncsu marsardas : elso otmos lelsbes, letstyco, ningbroumi, toïbee à touchescsrss, tesucou à nencro rêterdi (3).

Par contre, du 29 décembre 1940 au 6 janvier 1941, soit en l’espace de huit jours, elle termine le cahier, y transcrivant encore 5 000 mots en « langue nouvelle » avec, en regard, leur traduction française (4). Il nous paraît inutile de multiplier les citations : elles se calquent l’une sur l’autre. Au surplus, l’étude analytique de cette langue, comme nous J’allons bientôt voir. nous permettra encore de glaner suffisamment d’exemples démonstratifs.

Les artifices de néoformation verbale restent invariables. Les derniers écrits cependant semblent traduire chez la malade une certaine lassitude, ainsi qu’en témoigne la phrase suivante qui clôt cet essai linguistique : Eje suiso senso une souso puisde septo ansa 1/2 te. horde. eje sufu alu pulso léevo ece queo jeuse dansa mese mainsa ece renfute mese brasa te mono boulotico quio meo ele curéentopre (5).

La langue crapulos (prononcer « crapoulos », N.D.L.R., après une vive efflorescence, s’éteint peu après son apparition, de façon définitive.

A l’inverse de la pseudo-glossolalie que nous avons étudiée précédemment (6) et qui se révélait une langue phonétique, la pseudo-langue étudiée ici est graphique à l’origine. Il suffit de la lire pour s’en rendre compte. En conséquence, c’est l’étude analytique de la langue écrite qui retiendra en premier lieu notre attention.

La patiente établit d’abord son texte français. Elle déforme ensuite les mots français suivant divers procédés que nous allons tenter de mettre en évidence.

A) Addition d’éléments préfixés. Ex. : ine, ini(en; isi(si).

B) Addition d’éléments suffixés. Ex. : tanté(tant) ; merses(mers) ; gensi(gens) ; droitsi(droit) ; trousis(trous) ; nono(non) ; corpsu(corps) (7).

C) Modification du rapport des éléments phonétiques : interversion, métathèse et anagramme.

Dans son Traité de Phonétique, Grammont précise clairement la différence qui existe pour lui entre l’interversion et la métathèse : « L’interversion est un phénomène qui consiste à placer deux phonèmes contigus dans un ordre plus commode » (p. 239). tandis que « la métathèse consiste matériellement en ce qu’un phonème quitte sa place originelle pour aller en prendre une autre à une certaine distance de la première » (p. 339). Comme la plupart des linguistes, Grammont ne parle pas de l’anagramme. Les professeurs de Liège, R. Fohalle et A. Grégoire, l’un linguiste et l’autre phonéticien, ignorent également l’anagramme, d’un point de vue scientifique. Il semble, en effet, qu’au sens strict ce terme désigne une transposition consciente et voulue, qui ne relève pas de l’évolution phonétique normale. Matériellement, elle peut quelquefois se réduire à une interversion (nacre, ancre), ou à une métathèse (amer, rame), mais elle peut aussi être plus complexe (nacre, rance). Simple ou complexe. elle déborde, en [p. 64] raison de son caractère artificiel, les cadres établis par les phonéticiens : ce « phénomène » est un jeu et, comme tel, il admet toutes les combinaisons qu’autorise la règle. En fait, celle-ci en limite les possibilités à des mots qui existent réellement dans la langue : il s’agit donc bien moins de substituer une forme à une autre que de prendre conscience d’un rapport purement formel qui relie deux ou plusieurs termes simultanés (vid. Hatzfeld, Darmesteter et Thomas, Dictionnaire général de la langue française, Delagrave, Paris, 1932, pp. 92 et 1512). On conçoit donc que l’anagramme n’ait droit à aucune place dans une étude diachronique de la langue.

Par contre, dans son ouvrage Les Argots (Delagrave, Paris, pp. 90 et 119 sq.), Dauzat, qui ne parle pas de l’interversion comme telle, distingue la métathèse de l’anagramme. Malheureusement, il ne définit point ces termes et les exemples qu’il fournit pour son sujet ne permettent pas de tracer une limite nette entre les déformations argotiques par métathèse et celles qui, selon lui, seraient dues à l’anagramme. Les cas d’anagrammes montrent que l’auteur ne comprend pas le mot d’une manière absolument identique à celle dont on l’entend d’habitude ; d’après ces exemples, cette déformation paraît n’être qu’une métathèse plus complexe. Cependant. c’est encore le caractère artificiel de l’anagramme qui est mis en relief, p. 90 : « Tous les procédés de déformations argotiques, sauf une ou deux exceptions contemporaines, se rattachent, en dernière analyse, à des phénomènes normaux du langage que l’argot ne fait que développer et hypertrophier … il n’est rien d’inconnu aux langues générales, pas même la métathèse dont le point de départ est un lapsus linguæ. Seules, l’anagramme et les déformations visuelles des mots, d’un emploi récent et très restreint. sont vraiment artificielles » [c’est nous qui soulignons]. De même, p. 119, l’auteur rappelle que « la métathèse n’est pas sans point d’attache avec le langage courant ». Mais c’est après avoir écrit qu’« avec la métathèse et l’anagramme, nous arrivons à des procédés de déformation plus conscients et spécialement argotiques ». Dans les altérations de l’argot, il semble difficile de distinguer rigoureusement les cas de métathèse et les cas d’anagramme parce qu’il est malaisé de déterminer dans quelle mesure ces altérations sont réfléchies (cf. Dauzat, La Vie du Langage, Colin. Paris, 1929, p. 192) : on doit se contenter d’observer que matériellement les unes reposent sur des phénomènes de l’évolution normale (interversion, métathèse), tandis que d’autres ont un caractère complexe et tout à fait artificiel (anagramme). La langue analysée ici est bien plus artificielle que l’argot, qui est naturel au moins dans son principe : en toute rigueur, nous ne devrions donc parler ici que de procédés du type de l’anagramme, mais nous conservons les trois termes pour noter l’aspect différent des déplacements de lettres.

1°) Interversion littérale dans les monosyllabes de deux lettres.

Ex. : al (la) ; ed (de) ; is (si) ; ut [tu) ; ud (du).

2°) Interversion de groupes de lettres dans les monosyllabes de x lettres.

Ex. : urpo {pour) ; utve (veut).

3°) Interversion syllabique dans les dissyllabes.

Ex. : vecca lace (avec cela) ; gentar (argent) ; breli (Iibre) ; bledia (diable] ; grémal (malgré) (8). [p. 65]

4°) Rejet en finale de la première syllabe dans les trisyllabes.

Ex. : manchedi (dimanche) ; lubresa (salubre) ; damema (madame) ; magesi (images) ; tilesfu (futiles) (9).

5°) Rejet en finale des deux premières syllabes dans les trissyllabes (10).

Ex. : pemyo (myope) ; tralthéâ (théâtral).

6°) Rejet en finale de la première syllabe dans les polysyllabes.

Ex. : bolissanta (abolissant) ; diculeri (ridicule) ; loriesca (calories) ; tuque¬mentu(uniquement) ; vantageda (davantage) (11).

7°) Rejet en finale des deux premières syllabes dans les polysyllabes (12).

Ex. : lisescoa (coalisés) ; lisérée (réalité) ; boliquedie (diabolique).

8°) Autres cas.

Ex. : isam (mais) ; lam (mali ; tee, etc (cet) ; xau (aux) ; assp, aps (pas).

 

D) Modification du rapport des éléments phonétiques avec addition d’éléments suffixés.

a) Interversions littérales ou syllabiques simples.

1°) Interversion littérale dans les monosyllabes de deux lettres. avec finale déformatrice.

Ex. : ali (la) ; edi (de) ; edo (de) ; isi (si) ; uti (tu].

2°) Interversion syllabique dans les dissyllabes, avec finale déformatrice.

Ex. : brenomi (nombre) ; pliremos (rempli) ; degari (garde) ; téseno (santé) ; Desini (Indes) (1)13.

3°) Rejet en finale de la première syllabe dans les trysyllabes, avec finale déformatrice.

Ex. : dalescani (scandale) ; dialmono (mondial) ; tuelaco (actuel) ; deptesas (adeptes) ; fernalini (infernal) (14).

4°) Rejet en finale des deux premières syllabes dans les trisyllabes, avec finale déformatrice.

Ex. : cofiasi (fiasco) (15). [p. 66]

5°) Rejet en finale de la première syllabe dans les polysyllabes, avec finale déformatrice.

Ex. : cineretionini (incinération) ; cubinesconis (concubines) ; ponsablereso (responsable) ; pressionimo (impression) ; rierederi (derrière) (16).

b) Interversions littérales et syllabiques combinées.

6°) Interversion syllabique dans les dissylsbes, avec interversion littérale dans la syllabe de rejet et finale déformatrice.

Ex. : dentenro (rendant) ; dantenpi (pendant) ; Iantoucro (croulant) ; rentivo [virent) ; vuentipro (privant).

7°) Rejet en finale de la première syllabe dans les trisyllabes, avec interversion littérale dans la syllabe de rejet, et finale déformatrice :

Ex. : claveseso (esclave) ; clinantedi (déclinant) ; dissantuaumi (maudissant) ; quinesmimi(mesquin) ; vernanteci (cavernant).

8°) Rejet en finale de la première syllabe dans les polysyllabes, avec interversion littérale dans la syllabe de rejet, et finale déformatrice.

Ex : cilementefi (facilement) ; crifiantasa (sacrifiant) ; fonneriesfoubi (bouffonneries) ; mentenémentomi (momentanément) ; ligieuxero (religieux).

9°) Interversion syllabique, avec finale déformatrice introduite par la consonne terminale du mot correct.

Ex. : duitprosis (produits) ; mainhusis (humains) ; puideso (depuis) ; puidesis (depuis) ; uricouto (couvrit) ; tinpansis (pantins).

10°) Autres cas.

Ex. : isami, imesi (mais) ; tomo (mot) ; tondo, ondti (dont) ; sufis (fus) ; lupso (plus) (17).

E) Épenthèse littérale ou syllabique, avec ou sans dilation consonantique, à partir de mots corrects ou transformés.

Ex. : doisespa (spadois = habitant de la ville de Spa) ; casnisérémis (mécanicien) ; tanoto(tant) ; grandida (agrandi) ; desvianso (viandes) ; risquebou (bouriques) ; blementrembo(tremblement) ; vraidenenit (devraient) 18.

F) Redoublement de syllabes.

Ex. : guesdada (dague) ; guesdadas (dagues) ; lili (il) (19).

G) Agglutination et fusion de mots.

Ex. : eaudi (d’eau) ; yantana, yantani (n’ayant) ; demonodu (du monde) ; ymixerfi (m’y fixer) ; nirvecii, nirceici (venir ici) (20). [p. 67]

H) Déformations atypiques.

Ex. : lefofi (fille) ; niembo, niembi, niembos (biens) ; mesmesho (homme) ; urporissanti (pourrissant) ; tentomoco (comptant) (21)21.

La langue des anagrammes

Cette étude nous dispense, croyons-nous, d’épiloguer sur ce pseudo-langage. d’un point de vue purement linguistique. Pareil charabia se ramène à du français. torturé de multiples façons, par les artifices les plus divers, en premier lieu par l’anagramme. Il est d’origine essentiellement graphique. En font foi, outre la façon dont il est né. la conservation des groupes graphiques français valant phonétiquement une voyelle. celle d’accents caractéristiques, ainsi que la graphie particulière des genres et de certains nombres. Ainsi, nous pouvons ajouter, aux exemples déjà cités, des mots comme truiau (autrui), geaisju(jugeais), rœusi (sœur) ; peinco (pain) ; ropéeneu (européen) ; de même, tôtenti (tantôt) ; tisesbê (bêtise) ; chespê (pêches) ; lerô (frôle) ; presâ (âpre) ; et sichoi (choisi) ; toibea(boîte) ; nesplei (pleines) ; soia (soi) ; rai (air) ; enfin, des mots tels que feuo et feuxo (feu, feux), dielmono et diauxomoni (mondial, mondiaux) ; teaucou et teuxcou (couteau, couteaux) ; dangri et degreni (grand, grande) ; rispouro et riespouros (pouris, pourries) (22).

D’autres questions se posent cependant, à propos de cette langue, d’un point de vue plus précisément psychologique : il s’agit de savoir quel fonds linguistique, plus ou moins conscient, a pu orienter cette dernière, quel processus psychologique, normal ou pathologique, a provoqué son apparition et soutenu son développement, enfin quel peut être éventuellement l’intérêt de semblable étude pour la psychologie du langage normal et l’anthropologie elle-même.

Cette pseudo-langue, lorsqu’elle est parlée, prend un cachet particulier, grâce à ses finales sonores, à l’abondance des voyelles et à la prononciation de la majorité des lettres. La plupart des mots se terminent par o et i, ainsi que nous l’avons remarqué. Mais on rencontre encore nombre de finales en a (ama, trasfa, cilefa), en as (noncas, lelabes, touchescaras), en os (demonos, priscomos, ceanos), en is (reulis, mesaris, iliguis), en es(merses, flexeres, suitejes), en e (gélesconite, lace, Ionse), et, moins fréquemment, des finales en ar (gentar, dentar, mesar), en é (gimeré, néralgé, refré), en am (lam. rionnetteram, isam), en en (sepen, éreden, teurlen), en u (tilesfu, corpsu niquementu) en ou (gérou, erjou, tumescou ).

Nous avons vu que la patiente possède certaines notions de la langue parlée anglaise. Manifestement cependant, elle a tenté d’imaginer une langue qui ne ressemblât ni à la langue française, ni à la langue anglaise. Tout au plus peut-on concéder qu’elle emprunte à cette dernière la prononciation des groupes ch, dits tch et non ch [p. 68] ou k (cf. angJ. rich), peut-être aussi la prononciation des g devant e, (cf. angl. gentry (23).

De la langue française, elle conserve l’accent tonique, la prononciation des groupes qu et gu, la prononciation des voyelles au, ou, eu, ein, eau, et, de façon irrégulière, celle des voyelles er, u et on. Par contre, la prononciation des deux sons dans les groupes as, es, is, os, us, an, en, om, in, ez, de même que la diphtonguaison de ei et oi (24) et la prononciation relativement fréquente du son ou au lieu du son u français (25) — si l’on y ajoute la surabondance des voyelles fin ales sonores, — donne à cette pseudo· langue un indiscutable cachet de romanité. ou de latinité.

La patiente prétend, pour sa part, avoir composé « une sorte d’espagnol ». Elle a possédé naguère, paraît-il, quelques rudiments de la langue espagnole, écrite et parlée. Elle n’en connaît plus un traître mot aujourd’hui. Effectivement pourtant, certains vocables de son charabia semblent typiquement espagnols, tels ceux terminés par ar, as, es, en’, é et os. Ainsi, merses rappelle « meses » et le pluriel des mots terminés par une consonn ; demonos rappelle « demonios », comme grendidas rappelle « grandezas » et, d’une façon générale, le pluriel des mots à voyelle terminale ; sepen est dans la lignée de «  sôsten » ; viséré rappelle « viviré », comme gentar rappelle « gustar » et les infinitifs analogues. En outre, des mots tels que el, al, en, seco, pulsa, tonto, no, esto, appartiennent en fait à la langue espagnole. Nous n’avons cependant relevé que ces huit derniers mots, alors que certaines déformations possibles, tout à fait dans la ligne de celles que nous avons analysés, eussent facilement donné d’autres mots espagnols courants, tels « muerto » (au lieu de meurto), « medano » (au lieu de medao), « memo » (au lieu de memeo), etc. Il semble donc qu’il s’agit ici de simples coïncidences, dont l’une des plus typiques concerne peut-être no (aussi bien anglais qu’espagnol, mais non prononcé à l’anglaise, nous l’avons vu), qui s’imposait à l’esprit à partir du pronom français indéfini on.

De même, un donne nu, alors qu’on attendrait précisément un’ sinon uno ; le mot « ont » n’est traduit qu’une seule fois par tonto, ou tonito, et donne habituellement tonti.

Le fait devient patent si nous abordons le domaine de la prononciation : la consonne j est toujours prononcée à la française alors que la jota espagnole est caractéristique ; la consonne terminale d (ex. : ed) est nettement sonorisée alors qu’elle ne l’est nullement, ou très peu, en espagnol. Enfin, un vocable tel que soï, diphtongué, rappelle le « soy » espagnol, mais la malade, ainsi qu’il a été dit, indique d’habitude la diphtonguaison par un tréma, typiquement français chez elle. [p. 69]

Nous nous croyons de la sorte autorisé à conclure que la langue ibérique n’a point ou guère influencé cette pseudo-langue (au maximum, on pourrait d’ailleurs n’admettre qu’une influence extrêmement vague, ni intentionnelle, ni consciente). A l’observateur superficiel, l’allure générale de ce baragouin évoque sans doute « une sorte d’espagnol » : il s’agit en fait de coïncidences et, pour le reste, d’influences autres, comme nous l’allons tantôt voir.

Nous nous sommes demandé si la langue italienne n’a pu orienter notre patiente en mal de création linguistique, ne fût-ce que de lointaine façon. Certains vocables tels que aspo, ed, ne, venire (écrit également veniré), sono ou encore gli, qui revient assez fréquemment, y font songer sans conteste. De même, les multiples voyelles terminales i. Nous ne retenons cependant pas cette hypothèse : la malade ignore la signification italienne de éspo, ed, ne, sono, gli (ce dernier toujours orthographié li, d’ailleurs, par simple interversion du pronom français il), comme elle ignore, en fait, les mots italiens les plus banals. Ici encore, par conséquent, il paraît s’agir de pures coïncidences graphiques et phoniques. D’autre part, la multiplicité des voyelles terminales i, de même que le verbe venire, nous amène à étudier sans plus attendre l’influence exercée par le latin de prononciation liturgique sur cette pseudo-langue.

Une série de finales sont latines, telles celles en am, aris, ei, eris, ii, ini, is, it, u, ui, us. Ainsi, isam est copié sur le modèle « etiam », mésaris sur « altaris », nespei sur « fidei », rerger sur « semper », menteris sur « digneris », nirvecii sur « filii », fernalini sur « virgini », droitis sur « nobis », vraidenenit sur « venit », niquementu sur « Jesu », tilenui sur « tui », nesus sur « Jesus ».

La finale e est aussi latine qu’espagnole ou italienne : retre rappelle « altare ». lacerappelle « luce », gelesconite rappelle « venite ». Est-il besoin de mentionner la fréquence, en latin également, des finales en as (cf. gratias), en es (cf. omnes), en en (cf. amen), en os (cf. bonos), en a (cf. gloria) ? (26).

De plus, sont également latins des mots comme deo, mes, ama, tsnti, tento, tante, is, es, ut, uti, venire et, mieux encore, desini, queo, esto.

Ici encore, cependant, de même que nous l’avons remarqué à propos de l’espagnol et de l’italien, nous devons nous garder des coïncidences. Il ne semble pas que la malade ait voulu ces mots en tant qu’expressions latines. Un infinitif passif comme desini, un indicatif présent aussi peu usité que queo, un impératif tel que esto restent exceptionnels, et nous ne les avons pas retrouvés dans les prières courantes de l’église catholique. D’autre part, si telle avait été l’intention de la malade, nous aurions sous leur forme inchangée est, tu, se, et, qui, nos, non. Nous aurions « tua » ou « tuo » pour tu ; « in », et non ini, pour ni ; « bono », et point nonbo, ou nobo, pour bon ; « uno » (qui aurait encore le mérite d’être espagnol et italien), et non pas nu, pour un ; « salutis », ou même « laus », et non lutas, pour salut, en raison même des principes de fabrication de cette langue. Pour un seul deoqui lui échappe, que de edi, edo, ed sous sa plume ; que de emi, emo également pour un seul mea !

Nous ne retrouvons pas une seule forme à finale um, em et mus, si nombreuses dans le latin liturgique où abondent les « Dominum », les « vocem clamantem » et les « oremus ».

Mieux encore, lorsqu’il s’agit de mots latins très fréquents, qu’elle connaît et qui ne pouvaient point ne pas surgir automatiquement à son esprit, il semble qu’elle ait, de façon générale, intentionnellement évité la similitude : ainsi, corps donne corpsu, et non « corpus » ; ça donne et non « ac » ; il donne lili et non « illi ». [p. 70]

Sans doute, l’influence de la langue latine sur la langue « crapoulos » paraît-elle indiscutable, et même importante (27), mais elle se révèle malgré le désir de la malade de faire autre chose qu’une copie plus ou moins adroite du latin. En Belgique, pays catholique soumis à l’obédience de Rome, le latin liturgique est relativement banal, trop banal pour qu’on puisse imaginer de faire œuvre extraordinaire ; dans le domaine du langage, en se bornant à l’imiter (28). L’espagnol, par contre, reste chez nous une langue lointaine et, par là, quelque peu mystérieuse : fabriquer une sorte d’espagnol, voilà qui paraît tout à fait original !

Incontestablement, notre patiente a obtenu ce résultat. À partir de la langue française écrite, elle rédige intentionnellement une « langue nouvelle », suivant les procédés analysés précédemment, sous l’influence partiellement sinon totalement inconsciente du latin liturgique, peut-être aussi avec quelques apports inconscients de l’espagnol. Elle parle cette langue comme le prêtre parle son latin, et l’ensemble offre un indiscutable cachet de romanité.

Une langue ludique

Une seconde conclusion nous paraît s’imposer également : notre patiente fabrique cette langue pour le plaisir, son activité pseudo-linguistique est une activité de jeu. Nous ne pouvons démontrer ceci expérimentalement mais l’observation clinique y suffit, croyons-nous, de même que l’analyse de la langue « crapulos ».

La malade, dont l’imagination est vive, aime ironiser, blaguer, faire de l’esprit, souvent avec à-propos. Elle témoigne d’une psychomotricité relativement active et d’une hypertonie manifeste et continue, dans la ligne de l’hypomanie. Lorsqu’on lui propose de composer une langue cabalistique, elle envisage immédiatement le projet sous son angle ludique : « C’est une occasion de rigoler », s ‘exclame-t-elle.

Elle nous envoie sa « langue » avec l’adresse suivante :

« Monsieur, je me permets de vous faire remarquer, tout en vous remerciant pour cet envoi de cahier dont j’avais grand besoin, qu’il ne s ‘agit pas réellement d’une nouvelle langue, vu qu’il y a un peu de tout ce qui fait mouvoir les méninges des académiciens, ayant eu l’idée ou plutôt la nécessité de nous transmettre ces choses linguistiques nous permettant, à première vue tout au moins, de nous comprendre, et, à seconde vue, de ne plus nous comprendre du tout.

P. S. En Russie, il me fut dit par mon époux (feu) que le masculin se dénommait en i et le féminin en a. Ex. : Monsieur Kaki, madame Kaka. Ce n’est pas très protocolaire, mais cela m’a amusée au temps où cela me fut dit. J’en ai conclu qu’il est insensé de ne vouloir qu’une seule façon de terminer un mot et de le vouloir masculin et féminin, étant donné que les deux sexes si je ne me trompe, se sentent le besoin impérieux parfois de faire pipi et … shocking ! … Donc, je laisserai à vos bons soins de terminer soit par un i, soit par un a, les mots que j’écrirai selon mon impulsion du moment qui, je dois l’avouer, change assez souventes fois, comme disaient nos mères. J’ai bien l’honneur de vous saluer » (29).

Satisfaite de son œuvre, elle la résume ainsi : « C’est une sérieuse bouffonnerie qui m’a bien fait rigoler et vous aussi ! » Par la suite, elle paraît gênée de l’intérêt que [p. 71] nous persistons à accorder à ses fantaisies d’un moment, et n’y veut plus revenir. « Ce sont des bêtises, vous le savez aussi bien que moi ! » ; ou bien elle rappelle qu’il s’agit d’enfantillages sans importance, à défaut d’occupations plus intéressantes : « Faut bien qu’on passe son temps ici ; si on était chez soi, on ne s’amuserait pas à des bouffonneries pareilles. » Récemment, elle conclut elle-même à ce propos : « Vous avez voulu rigoler ? Moi aussi. C’est encore plus crevant que la métempsy-mechin-chose !… »

Point n’est besoin d’y insister : la malade joue sans être dupe elle-même de son jeu, ni prisonnière de ses propres élucubrations.

Sa langue « personnelle » n’est même pas secrète, si le but que nous lui avions proposé, au départ, était de fabriquer une langue ésotérique : elle conserve la traduction française en regard du texte nouveau, et noircit d’ailleurs en langue française, depuis des années, d’abondants grimoires qu’elle abandonne ensuite entre n’importe quelles mains.

Enfin, lorsqu’elle imagine les langues xyloufoque et zépate, simplistes et de médiocre intérêt, elle se borne à en indiquer la clé, puis estime que nous pouvons l’exploiter nous-même, s’il nous plaît de faire le jeu. En fait, la langue « crapulos » est fantaisie et gratuité pure ; elle n’est pas destinée à communiquer avec autrui et, comme telle, elle apparaît forcément assez souple, sans déformations rigidement stéréotypées. Cette absence de systématisation a permis sa vive efflorescence et témoigne, elle aussi, d’une activité de jeu pure : encore une fois, cette langue serait morte à peine née, puisqu’elle n’était en rien nécessitée, si elle n’avait porté en elle des possibilités continues de renouvellement, autrement dit d’amusement. Aux dires de celle même qui l’a créée, et parce qu’elle est en soi, la langue « crapulos » paraît donc à l’évidence une langue ludique. « C’est s’amuser qui vaut la peine : voilà qui est rigolo ! »

Ainsi qu’il a été démontré, cette pseudo-langue résulte avant tout d’un artifice très général : l’anagramme, métathèse « consciente, intentionnelle et complexe » pourrait-on dire, avec addition fréquente de finales déformatrices.

L’adulte, normal et civilisé, a inventé lui aussi « le jeu d’anagrammes » qui se borne à retrouver, par renversement, interversion ou métathèse des lettres d’un mot déterminé, un autre mot qui existe dans la langue normale. Le processus psychologique est le même, seul varie son mode d’application. Le jeu d’anagrammes de notre patiente consiste précisément à fabriquer, à partir d’un mot déterminé également, un autre mot qui, lui, n’existe pas. C’est une question de convention ; le procédé est identique ou analogue, plus ou moins compliqué. Ce jeu, la patiente le joue, insistons-y, sans en être dupe (30).

Pseudo-glossolalies et argots

Elle n’en a d’ailleurs pas inventé la formule. Si les linguistes et les phonéticiens ignorent très généralement l’anagramme, parce qu’elle n’intervient pas dans l’évolution normale des langues, nous la retrouvons cependant, en marge des langages parlés officiels, au sein des argots dont elle constitue quelquefois le pivot.

Faut-il citer l’ancien et fameux argot des bouchers de la Villette, dénommé loucherbem (l-oucher-b-em) ou largonji (l-argon-j-i) qui nous a donné, entre autres, l’expression populaire, sinon académique, de loufoque (l-ou-f-oque = fou) ? Toutes [p. 72] les modifications du rapport des éléments phonétiques étudiés dans la langue « crapulos » se retrouvent d’ailleurs dans les différents argots étudiés par les linguistes.

L’argot de Sainte-Croix dit refra ou frare (frère), comme notre malade dit refré, — et barécapour cabaret, comme nous avons bineca pour cabine ; le ménédigne de Morzine (Haute-Savoie) dit borfodinié pour faubourg (borfo = fobor + dinié), comme riesesis traduit série (riese = série + sis] et touchescaras = cartouches (touches-car¬as), — ou encore cédinpla, pour place (ce-din-pla), comme doisespa traduit ici spedois (dois-e-spa) (31). Les procédés restent essentiellement les mêmes, avec une origine très généralement phonique pour les argots (langues parlées) (32), et une systématisation plus poussée.

Notre patiente se révèle plus fantaisiste que les argotiers ; encore une fois, elle joue pour son propre compte, sans être soumise à la nécessité de s’exprimer.

À notre connaissance, les linguistes ne se sont pas avisés de l’intervention possible d’un facteur ludique à l’origine des argots, sinon peut-être en ce qui concerne les argots scolaires, et de façon fort timide encore. Nous pensons que la question mériterait à elle seule une étude ; les prétendues langues secrètes ne sont guère plus secrètes pour le policier que pour le maître, ainsi que le remarque déjà Dauzat, et nous ajouterons que, peut-être, ces moyens « d’affirmation et de cohésion de groupes plus ou moins fermés » (Dauzat) se ramènent en définitive, au moins partiellement, à une activité de jeu, chez l’adulte lui-même, sous le couvert de motifs et mobiles divers, ou conjointement à ceux-ci.

(…) Ces pseudo-langues, apparemment secrètes. sont, elles aussi, dans leur mécanisme essentiel, des pseudo-langues ludiques. Ce jeu, beaucoup le jouent, semble-t-il, à l’heure actuelle encore et à l’âge adulte même, surtout parmi nos sœurs, plus imaginatives que nous-mêmes et plus sensibles à l’attrait du mystère, fût-il factice. Peut-être s’est-on jusqu’ici trop facilement contenté à ce sujet de solutions aussi insuffisantes que raisonnables, en certains cas tout au moins, pour expliquer un phénomène qui tient à l’homme comme la zone calcarine à la vue, et porte en soi sa propre explication : le jeu, c’est-à-dire l’une des formes les plus banales, les plus durables et les plus pures du plaisir.

Il nous resterait beaucoup de choses à dire sur la trentaine d’argots que nous avons personnellement recueillis.

Bornons-nous à relever quelques points essentiels.

Lorsque la pseudo-langue est surtout destinée à la communication orale. les déformations de la langue française qui lui donnent naissance sont relativement simples. Il s’agit le plus souvent :

a) de substitutions fixes de voyelles (dans l’Imi d’ifice (L’Ami d’enfance), toutes les voyelles, sauf les finales muettes, sont remplacées par i (33). dans Fantasia, chaque voyelle est remplacée par celle qui la précède. dans l’ordre a, e, i, o, u, et a = y) ; [p. 73]

b) d’additions d’éléments préfixés déterminés (dans le Nazenguage, na est préfixé à chaque mot, s est prononcé z. e = en) ;

c) d’additions d’affixes déterminés en des endroits déterminés du mot ou de la phrase(dans le Nalinupulien, entre chaque syllabe et chaque mot, on intercale successivement, dans l’ordre, na, li, nu, pu; dans l’Usus, on ajoute alternativement us et su au corps des mots ; dans le Baïkroïla, bai est préfixé et la suffixé dans les monosyllabes, avec épenthèse de kroï dans les polysyllabes ; dans la langue amaurotique, lir est intercalé au corps de chaque mot : dans la langue des amédiumb, a est préfixé et b affixé à l’intérieur du mot, etc.) ;

d) d’additions d’éléments suffixés simples et invariables, combinés parfois avec les mêmes éléments préfixés (dans l’Altréal, on ajoute la finale al à chaque mot : dans le kotrucage, on ajoute ko en préfixe et en suffixe à chaque mot ; dans le Spiritous méuze, on ajoute alternativement tous et uze en finale à chaque mot. etc.).

Lorsque la pseudo-langue est surtout. ou exclusivement destinée à la communication graphique, il s’agit le plus souvent :

a) des mêmes procédés, mais plus compliqués (substitution de la majorité des lettres par d’autres, de façon fixe, ou mélange des différents modes de déformation reproduits ci-dessus, comme dans le Javaklinisme, intercalant akil ou av entre voyelles et consonnes des mono- ou polysyllabes, et remplaçant simultanément e par a, i par u, a par o;

b) du renversement des lettres de chaque mot, avec ou sans renversement des mots eux-mêmes dans la phrase (dans la langue Salamalec, tout est inversé . dans la langue Srenne(envers), seuls les mots le sont ; dans Arabesque également) ;

c) du remplacement des lettres par des traits d’une étonnent complexité rappelant la langue chinoise (langue des « Mikados », utilisée à 16 ans) ;

d) du découpage de la phrase en blocs de syllabes ou de mots, que l’on intervertit alors systématiquement (dans le Betroisyl, sur trois syllabes consécutives, on rejette la troisième à l’initiale : dans Dessus-Dessous, nous avons interversion du premier et du quatrième mot, anagramme parfait du troisième, remplacement des voyelles par des consonnes dans la quatrième : dans la langue des alpha intervertis, la complication devient extrême et nous ne pouvons songer à la reproduire ici).

Ce dernier procédé notamment, rappelle celui qui est employé avec prédilection par notre propre patiente. Avec cette différence que, chez elle, si nous avons addition de finales déformatrices, rien n’est systématisé ni réglé avec le même souci, tant s’en faut (34). Ici encore, cependant, le fossé qui sépare la langue « crapulos » de ses congénères n ‘est guère profond : ces argots scolaires, ayant toujours leur utilité, systématisent leurs procédés et possèdent une clé précise. Notre malade n’a ni le désir ni le besoin d’une rigueur pareille ; encore une fois, chez elle la fantaisie est maîtresse et le jeu exclusif. Mais, en chaque cas, le vocabulaire seul est malmené, suivant des règles relativement limitées et simples dans leur dessin général (35) ; en chaque cas, l’activité ludique paraît essentielle (36). [p. 74]

Chez l’adulte civilisé, nous retrouvons cette activité ludique. au moins comme composante, par exemple dans l’argot militaire le plus récent, dans certaines littératures à « effets », dans Rabelais, dans l’utilisation par la Cour du langage de la pègre au XVIIIe siècle.

Il serait encore facile de la mettre en évidence, chez le même adulte civilisé normal, à l’état pur et puéril, pourrait-on dire, dans tous les cas où les habituelles contraintes sociales se relâchent ou disparaissent ; à la caserne, à l’armée en temps de mobilisation par exemple, où certains mess d’officiers, le dimanche après-midi. se transformèrent, durant l’hiver 1939-40, en véritables « salles et cours de récréation » (37).

En nous limitant même au strict domaine verbal, nous ne pensons donc pas que l’on puisse parler, dans le cas qui nous occupe, de « régression » au niveau psychique de l’enfant.

Notre patiente n’est pas plus dupe de son jeu que le poète n’est dupe de ses métaphores. Elle n’est pas une infantile : nous connaissons, en psychiatrie, le « puérilisme mental » de certains psychonévrosés, dégénérés ou déments ; notre malade ne présente ni leurs troubles de la critique, ni leur magnérisme mignard, ni leur docilité, ni leur naïveté, ni leur suggestibilité (38). Elle est beaucoup plus proche de l’adulte normal qu’il n’y paraît de prime abord, — ce dernier n’étant pas ailleurs nullement éloigné de l’enfant dans son désir et son besoin de jeu. Il ne semble donc pas s’agir de régression à un stade infantile mais de l’efflorescence anormale d’une forme d’activité ludique dont, mutatis, mutendis, nous retrouvons des équivalents dans la psychologie normale.

Est-il nécessaire de noter qu’il ne s’agit ici, en aucune manière. de troubles d’ordre aphasique ?

Conclusions

1) La pseudo-langue « crapulos » se ramène à du français, torturé de multiples manières, par les artifices les plus variés, — en premier lieu par l’anagramme.

2) Elle est fabriquée intentionnellement, à partir de la langue française écrite, sous l’influence partiellement, sinon totalement inconsciente du latin liturgique, — peut-être aussi avec quelques apports inconscients de l’espagnol.

3) Elle témoigne essentiellement, et exclusivement, d’une activité de jeu.

4) Dans sa forme. elle se rapproche des langues argotiques étudiées par les linguistes.

5) Dans son fond, elle se rapproche tout autant des argots scolaires que nous avons pu étudier nous-même, — y compris des langues dites secrètes parmi ceux-ci, ou de l’argot militaire français 1939-40.

6) La psychologie classique des langues argotiques en général, qui méconnaît l’importance du facteur ludique à l’origine de ces dernières ; nous paraît sujette à révision.

7) La langue « crapules », de même que les langues xyloufoque et zépate, ne témoigne pas, par elle-même, d’une régression à un stade infantile de la personnalité.

8) Encore moins peuvent-elles être considérées comme résultant de troubles d’ordre aphasique.

Notes

* Extraits d’une étude parue dans le Journal Belge de Neurologie et de Psychiatrie, n° 47. 1947. p. 327-355. L’anamnèse a été résumée, des sous-titres ajoutés, quelques passages moins directement liés au sujet supprimés. Nous tenons à remercier chaleureusement les Drs Jean et Daniel Bobon de nous avoir autorisé à publier ici cette étude.

(1) Peut-être de shoot et manage (shoot-manage, faire coup) ?

(2) Trad. : « Le temps c’est de l’argent. Mais si cet argent est dépensé pour des choses inutiles, cet argent est jeté. Intelligence c’est précieuse si intelligence utilisée pour choses sensées. Si fatiguée pour choses sottes et nuisibles intelligence est nuisible également. je pense. Quand les affaires sont salubres. elles ne se battent pas. Quand on est quelqu’un on ne veut pas être une marionnette que des quelqu’un tirent les ficelles. A côté de cela, on a les embêtements d’être houspillé comme un prunier et d’être déplumé comme une vulgaire robette qui aurait perdu sa pauvre peau. Le terme de robette n’est pas le terme exact. Mais ça ne fait rien : si vous comprenez le wallon. Le triangle de dame thémis et le triangle de la sainte trinité c’est la même chose. C’est le plateau du théâtre mondial diabolique et machiavélique infernal sempiternel. »

(3) Trad. : « Il suffisait que le monde, par la Nature, fit des bêtises. sans que l’homme ne voulut encore augmenter ce déficient dont il souffrit, souffre et souffrira toujours davantage. Causons d’armes — les mots — balles stylet — browning — boîte à cartouches — couteau à cran d’arrêt. »

(4) Nous avons établi un glossaire d ‘environ 1500 mots. Notre étude est faite d’après ce glossaire,

(5) Trad. : « Je suis sans un sous depuis sept ans l/2 et, dehors, je fus la plus volée et ce que feus dans mes mains ce furent mes bras et mon ciboulot qui me les procurèrent. »

(6) Voir : « Pseudo-glossolalie intentionnelle par additions littérales et syllabiques ». Journal belge de Neurologie et de Psychiatrie, n°47, 1947, p. 214 sq.

(7). Ces exemples ne sont pas limitatifs. Souvent. les finales o et i sont interchangeables : croisi Icroisl ; gensi lgensl ; mieuxi trnieux] : touti ttoutt : suisi lsuisl : esti (esu. etc. font aussi croiso, genso, mieuxo, etc.

(8) Les exemples abondent de ce mode de transformation : en voici quelques autres, dont certains manifestent à l’évidence l’importance de la graphie française au départ de la langue « crapulos » : vrepau (pauvre) ; secho, sescho (chose, choses) ; mecri, mescri(crime, crimes) ; lavoi (voilà) ; cegla (glace) ; cepla (place) ; cuncha (chacun) ; fitpro(profit) ; gerju (juger) ; gerlé (léger) ; guervo (voguer) ; horsde (dehors) ; jetsu (sujet) ; jourstou (toujours) ; laitva (valait) ; gerou (rouge) ; maisja (jamais) ; lévo (volé) ; lierbé(bélier) ; loirvou (vouloir) ; lorsa (alors) ; lutvou [voulut) ; necrâ (crâne) ; nonsi (sinon]) ; puisde (depuis ; redi (dire) ; rentfu (furent) ; riesé (série) ; soinbe (besoin) ; teaucou(couteau) ; tevi (vite) ; trasfa (fatras) ; truiau (autrui) ; turfu (futur) ; vailtra (travail) ; veza(avez) ; uentvi (vivent) ; veurfa, veursfa (faveur, laveurs) ; voisa (savoir) ; voirpou (pouvoir) ; vonsa (avons) ; yantvo (voyant) ; yerfra (frayer) ; yauxtui (tuyaux).

(9) Exemples relativement nombreux également. Citons encore : béresli (libérés) ; néralgé(général) ; verclecou (couvercle) ; bineca (cabine) ; bitesha (habités) ; bliquespu(publiques) ; bolisa (abolis) ; cilefa (facile) ; gamebi (bigame) ; gimeré (régime) ; grandisa(agrandis) ; niquechro (tchronique) ; pagepro (propage) ; raderpe (parader) ; telletu(tutelle) ; tentieuxpré (prétentieux) ; toilesé (étoiles) ; voluéré (révolver) ; vourebre(bravoure) ; bettero vient de « robette » = lapin domestique (wallon liégeois robète : néerl. rab : angl. rabbit).

(10) Rares exemples. En réalité. cas particulier de 1°.

(11) Nombreux exemples : bondances (abondance) ; bradacadabranta (abracadabrant) ; calisetionlo (localisation) ; calisélo (localisé) ; canisémé (mécanisé) ; fessionpro, fessionspro (profession, professions) ; flexionré (réflexion) ; gétationvé (végétation) ; hiculetoirevé (véhiculatoire) ; lentropiquesph (phylantropiques) ; lectriquesé (èlectriques) ; liérentspo (spolièrent) ; Ionisationco (colonisation) ; minatricédo (dominatrice) ; natismefa(fanatisme) ; pothèqueshy (hypothèques) ; pouillantedé (dêpouillante) ; resoiresdé(dérisoires) ; cactéristiquesca (caractèristiques) ; riagema (mariage) ; sonnellesper(personnelles) ; tastrophesca (catastrophes) ; tinismescré (crétinismes) ; titudela (latitude) ; tographepho (photographe) ; treriespi (pitreries) ; turellena (naturelle) ; loriesca (calories) ; etc.

Neriesco est formé à partir du mot peu académique « conneries ».

(12) Rares exemples. En réalité, cas particulier de 4°.

(13) Nombreux exemples :  bonchero (charbon) ; chablani (blanche) ; dantreno (rendant) ; degrani, desgrani (grande, grandes) ; demono (monde) ; dresori (ordres) ; gerdani (danger) ; fresoufri, fresoufo (souffre) ; gremali (malgré) ; lesbali (balle) ; nifouri (fourni) ; priscomo, priscomos (compris) ; priteso (esprit) ; regueri, resgueris (guerre, guerres) ; reveri (verre) ; rispouros (pourris) ; sembleni (ensemble) ; senteusi, senteuso (eussent) ; tirsori (sortir) ; desmeri (merdes).

(14) Non exceptionnels. Citons encore : dictesvini (vindictes) ; fondreconi (confondre) ; miquesiso (sismique) ; nimauxas (animaux) ; nierspionos (pionniers) ; quinemeso(mesquine) ; sibleseni (sensible) ; sonneperi (personnel). etc.

(15). Cas unique. En réalité cas particulier de 2°.

(16) Peu d’exemples. A noter diquefluio (fluidique) et clavageresi (esclavager).

(17) Peu d’exemples également pour les 6° 7°, 8°, 9° et 10°. Retenons, en outre, apso(pas) ; tormi (mort) ; cipos (pics) ; colbi (blocà ; lete (tel) ; nemi (m’en) ; pouco (coup) ; refo (fer) ; seco, esco (ces) ; steco, seti (est) ; tufi (fut) ; teifu, taifo (fait).

(18) Exemples non exceptionnels. Relevons encore : gréableba (agréable) ; nifourni(fourni) ; micoqueco (comique) ; planteuplo (peuplant) ; seitplsit (plaisait) ; rionnetterem(marionnette) ; quinesmini (mesquin) ; droitisis (droits) ; tsepti (sept) ; gnolsguiso(guignols). De même, dans cet ordre de déformation : restestos (terres) ; sponssbilitesesos(responsabilités) ; Lendirlo (Irlande) ; Landislo (Islande) ; nancro (cran) ; nonbo (bon) ; nonso (son) ; nurene (nature) ; touchescerss (cartouches) ; lelsbus (balles).

(19) Exemples uniques.

(20) Relativement fréquents. A mentionner aussi : ani (n’a) ; airli (l’air) ; aiji, aijo (j’ai) ; finilini(l’infini) ; cundau (d’aucun) ; gnoreji (j’ignore) ; ilsi (s’il) ; liqui (qu’il) ; nendi (d’en) ; unli[(l’un) ; asmi (m ‘as) ; tréêdi (d’être) ; voiradi (d’avoir) ; vouentsa (s’avouant) ; onlo (l’on) ; yantaquo (qu’ayant) ; ysi (s’y) ; eusseji (j’eusse) ; quena (qu’en) ; vaisaji (j’avais) ;ganismelori (l’organisme) ; fairesfadis (d’affaires) ; jediso (dis-je) ; marersa (s’amarer) ; Enuqui (qu’en) ; et tesico (c’est) sont atypiques.

(21) Cas relativement fréquents aussi, et inclassables. Autres exemples : apro (pas) ; iliquo, iliquis (qu’il) ; liarimlas (milliards) ; letsicos (sytlets) ; mitesmas (marmites) ; menteris(serments) ; mesmehodi (d’hommes) ; memesdhomi (d’hommes) ; sonnaiblaiserenti (raisonnablement) ; titpo, titpi (petit) …

(22) Dans ces exemples, la prononciation reste française : les groupes graphiques rapportés valent une voyelle, l’accent circonflexe ferme les voyelles, les trémas surajoutés conservent leur valeur de diphtonguaison pour des sons actuellement monophtongués.

Le parler français n ‘est cependant pas absolument étranger à la formation de cette pseudo-langue, ainsi qu’en témoignent les phénomènes d’agglutination cités plus haut, et des mots comme pemyo (myope), liséscoa (coalisés), cofiasia (fiascot). Le contraire eut été étonnant d’ailleurs et nous reparlerons de ceci à propos de la prononciation de la langue « crapulos ». Mais il nous parait évident que la graphie française a joué ici un rôle absolument prépondérant.

(23) On sait que le g, devant e, se prononce dj aussi bien en espagnol, en italien et en latin (liturgique) qu’en anglais (cf, esp. generacion ; ital. giorno ; lat. Gentes). Par contre, la malade prononce n ‘sieurom (Monsieur) à la française, en diphtonguant la finale, et non à la manière anglaise (cf. rendom). De même. le mot no (on) n’est nullement prononcé à l’anglaise.

Nous nous sommes toutefois demandé si la langue irlandaise n’avait pu influencer la formation de mots tels que ste(s (c’est), nonl’i (lion), nud’i (d’un}, esul’i (l’eau) et surtout, N’sieurom. La malade nous dit un jour spontanément, à propos de ce dernier : « c ‘est comme en irlandais ». Il semble cependant que l’explication soit ici plus banale : l’apostrophe est sans doute tout simplement reprise au français. Quant à N’sieurom, il rappelle le populaire « M’sieur » (utilisé à l’occasion par la patiente), avec le jeu des interversions et des rejets habituels (N’sieur-o-m). L’apostrophe, d’ailleurs, ne paraît pas être plus fréquente en irlandais qu’en français : elle l’est peut-être moins, si nous en croyons des avis autorisés. Il est remarquable, en tout cas, que ce que nous orthographions John O’Connel s’écrit en irlandais Seaghan O Connaill, sans apostrophe.

(24) ei est monophtongé, sauf s’il est écrit  ; oi est toujours diphtongé s’il est écrit oi : mais se trouve quelquefois diphtongé également, sans qu’il y ait règle, alors même que le in’est pas trématisé.

(25) U n’est jamais prononcé iou, par ex. (cf. angl. lucidity), ni eu (cf. angl, luck).

(26) Nos exemples sont pris parmi les prières courantes de l’église catholique romaine et tout pratiquant assidu les connaît, de façon plus ou moins réfléchie et consciente. Nous savons que le mot « Amen » est hébreu et nous pourrions aussi bien citer l’exemple de nomen, mais Amen, singulièrement plus banal, nous semble mieux approprié. Si l’on veut encore pousser l’analogie, il est loisible d’admettre que lili ressemble à « vivi » et que les redoublements, d’ailleurs exceptionnels, rappellent aussi le latin qui a edidit, sese, etc.

(27) Influence avant tout phonique. d’ailleurs, la malade ne possédant pas de missel et n’ayant retenu que ce qu’elle a chanté elle-même, entendu chanter ou prononcer par le prêtre (à voix fort audible, en l’occurrence, dans la chapelle de l’asile) : témoignent encore de ceci, pensons-nous, des mots tels que iiliquos, iliquis ou iliquo, calqués inconsciemment sans doute sur une phonie incorrecte de illi quos, aliquis, eliquo ou iniquo.

(28) Le latin n’effraie nullement les collégiens de douze ans, qui abordent avec lui une terre déjà connue, alors que le grec les épouvante.

(29) Les soulignements sont de nous.

(30) Depuis plusieurs années déjà, nous avons songé à utiliser « le jeu d’anagrammes » comme technique d’exploration des néologues mentaux. Certains sujets, à l’inverse de notre malade, sont dupes de leurs créations artificielles ou accidentelles : non seulement ils admettent les néologismes ainsi fabriqués comme termes existants dans la langue, mais ils les reconnaissent et en donnent une signification toujours extravagante. Inutile de dire qu’en pareils cas le processus, débordant le cadre du jeu, est d’ordre essentiellement psychopathologique (J. Bobon : Le jeu d’anagrammes comme technique d’examen des néologues mentaux. Inédit.)

(31) A. Dauzat. Les Argots. Delagrave, Paris. 1929. p. 120 sq.

(32) De nos jours, d’ailleurs, les déformations visuelles graphiques commencent à apparaître dans l’argot, notamment dans les milieux intellectuels. Ainsi l’argot de Polytechnique offre une série dans laquelle les mots en ou sont déformés à raide d’une diérèse graphique, en : ex. : fou donne foü, et loufoque lui-même devenu louf, donne loüf (A. Dauzat, op. cit., p. 1231.) Remarquons encore que les argots, de même que les langues normales et la langue crapulos, procèdent encore à l’occasion par simple addition de finales, par fusion de mots et agglutination. Ex. : toutime (tout), adjupète (adjudant + pèter), lascar (l’askar). Comme les langues normales également, mais à l’inverse de ce qui se passe dans la pseudo-langue étudiée ici, ils font une large part à l’emprunt. Tant et si bien qu’ils apparaissent beaucoup moins qu’on ne l’a admis jadis et naguère comme des langages « artificiels ». La langue « crapulos », rejetant systématiquement l’emprunt et les finales françaises, hypertrophiant et compliquant presque exclusivement l’anagrammne, nous paraît beaucoup plus artificielle que l’argot. Cependant, tout artificielle qu’elle est, elle suit encore des sentiers connus, sinon battus, de la psychologie du langage.

(33) Ici non plus cependant il n ‘est pas de règle rigide et les voyelles peuvent. suivant l’humeur, être exceptionnellement remplacées par a ou o.

(34) Ainsi almondi ou dialmon, pour mondial, sont du même ordre que dialmono : lefaci, pour facile, est du type cilefa, etc.

(35) Nous disons relativement simples. Il est des sujets au psychisme normal, et non dépourvus d’intelligence, qui s’avèrent en effet incapables de fabriquer une langue, ou dont les efforts d’imagination tournent vite court. Ces mêmes sujets ne peuvent donner une étiquette aux langues rudimentaires qu’ils forgent, à l ‘inverse de notre patiente et de nos étudiantes.

(36) Il suffit déjà, pour s ‘en convaincre, de relire la plupart des dénominations données à ces langues et que nous avons rapportées ci-dessus. Il s ‘agit quelquefois de réminiscences livresques habilement travesties : ex. la langue des alpha-interverties (cf. A. Huxley. Le meilleur des mondes), la langue mimamichiffre (cf. Molière. Le bourgeois gentilhomme), le luktuloouktumekou-mektulaouktoulouk (cf. Picalausa. Zi et Za de la jungle). De même le « dialecte tabou » (épenthèse de ab après la première lettre de chaque mot : ex. tu = tabu), etc.

Ajoutons que le « jeu des langues » peut encore revêtir d’autres aspects. Vers 7 ans, une gamine s’amusait à parler « malgache » avec ses frères et sœurs ; chaque mot, non articulé correctement, était suggéré par simple intonation (« tout le plaisir était alors de se faire comprendre de cette façon »)..

(37) On y jouait à saute-moutons, au « bouchon », à se « ligoter », à faire des « farces » remarquablement gamines. L’un de nous avait proposé d’acheter des billes, mais la guerre mit un terme à ces projets.

(38) Dans ces cas de « puérilisme mental », susceptibles de survenir notamment à la suite de tumeurs, d’abcès ou de traumatismes cérébraux atteignant de préférence le lobe frontal, on peut constater une transformation de la personnalité tout entière qui ramène véritablement le sujet au psychisme et au comportement de l’enfant.

 

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