Jacob M. Lévy. Les rêves de vol. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), XXVe année, 1928, pp. 709-712.

levyreve0001Jacob M. Lévy. Les rêves de vol. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), XXVe année, 1928, pp. 709-712.

Quelques publications:
— Maîtres et élèves. Essai de psycho-pédagogie affective. Thèse pour le doctorat d’Université présentée à la Faculté des lettres de Paris. 1935.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 709]

LES RÊVES DE VOL

Les rêves de vol frappent par un caractère parmi d’autres : ils sont remarquablement uniformes. Leur contenu est presque toujours le suivant : il vous semble que vous vous détachez du haut d’une montagne, d’une tour ou de tout autre point élevé et que vous tombez lentement dans un précipice. Plus rarement vous évoluez aussi au-dessus du sol pour décrire un arc dans l’espace et redescendre ensuite. Vous avez l’impression de planer, doucement, aussi léger qu’une plume et, généralement, sans aucune sensation d’effort. La descente se fait si tranquillement qu’on ne s’aperçoit presque jamais du moment exact où l’on a touché de ses pieds le sol.

De toutes les hypothèses proposées pour expliquer le phénomène, la plus fondée nous paraît être celle de Bergson. On sait que, selon lui, tous les rêves en général s’expliqueraient par des excitations physiques, intérieures ou extérieures, mais objectives et réelles (une lumière ou un bruit subits, une sensation de chaud ou de froid, une odeur spécifique, un malaise viscéral, etc.), qui agiraient sur les sens de celui qui dort et réveilleraient dans sa mémoire, ce vaste dépôt d’anciens souvenirs, tous ceux qui correspondent à la sensation donnée ; mais, vu l’absence d’un raisonnement éveillé qui passerait en revue les souvenirs qui se présentent pour choisir ceux qui s’ajustent le mieux à la réalité, ils s’échappent en foule de leur demeure au sous-sol de la conscience, envahissent son étage supérieur sans ordre ni logique, et développent avec une rapidité extraordinaire une série de scènes ou tout un drame : le rêve.

Quant au rêve de vol, il serait encore causé par une sensation physique réelle qui aurait été mal interprétée. « Vous sentiez que vos pieds avaient perdu leur point d’appui, puisque vous étiez en effet étendu. D’autre part, croyant ne pas dormir, vous n’aviez pas conscience d’être couché. Vous vous disiez donc que vous ne touchiez plus terre, encore que vous fussiez debout. C’est cette conviction que développait votre rêve. Remarquez, dans le cas où vous vous sentez voler, que vous croyez lancer votre corps sur le côté à droite ou à gauche, en l’enlevant d’un brusque mouvement de bras qui serait comme un coup d’aile. Or, ce côté est justement celui sur lequel vous êtes couché. Réveillez-vous, et vous trouverez que la sensation d’effort pour voler ne fait qu’un avec la sensation de pression du [p. 710] bras et du corps contre le lit. Celle-ci, détachée de sa cause, n’était plus qu’une vague sensation de fatigue, attribuable à un effort. Rattachée alors à la conviction que votre corps avait quitté le sol, elle s’est terminée en sensation précise d’effort pour voler. « (L’Énergie spirituelle, p. 96.)

Il est certain que l’explication des rêves, ou, tout au moins, du déclenchement de leur mécanisme, par des causes sensorielles est des plus justes. Mais pour ce qui concerne l’explication donnée par Bergson du rêve de vol, on est tenté de lui adresser les objections suivantes : a) Si ce rêve était le produit de la sensation de pression du bras et du corps contre le lit, pourquoi n’en aurait-on plus fréquemment, sinon toutes les nuits ? b) La sensation de pression ayant lieu à tout âge, pourquoi les rêves de vol sont-ils très nombreux chez les enfants et si rares chez les adultes ? c) Cette sensation de pression étant toute statique, comment produit-elle une image dynamique — celle de voler ? L’effort passif du corps aurait dû, au contraire, évoquer un rêve où prédominerait un besoin de mouvement, par exemple Intendance de fuir un danger sans pouvoir bouger de sa place.

Aussi nous semble-t-il qu’il faudrait chercher l’explication de ce genre de rêves non pas dans l’état statique du corps de celui qui dort, mais dans un changement qui s’y serait produit. Il nous semble que la cause du rêve de vol réside dans les modifications du tonus corporel dont l’intensité varie pendant le sommeil.

On sait que nos muscles se trouvent toujours dans un certain état de contraction. Alors même que notre bras chôme, son biceps est un peu tendu et l’avant-bras ne retombe pas comme un membre mort. Notre corps entier, debout ou assis, ne garde son équilibre que grâce à cette tension permanente. La tête aussi n’est maintenue relevée qu’à force d’une légère tension des muscles de la nuque. Cette attitude purement automatique et inconsciente nous paraît très naturelle et nous ne nous en apercevons pas du tout (1). Mais il y a des moments où le tonus s’affaiblit, se relâche, et alors se rompt l’équilibre du corps entier ou de certains membres.

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SalvadorDali (détail)

Voici un homme qui, assis sur une chaise, commence à sommeiller. Ses paupières devenues lourdes s’abaissent et se ferment, et au même moment sa tête fait un petit balancement et « pique » soudainement en avant. Ce mouvement brusque réveille notre sujet ; il rouvre ses yeux, qui au bout d’un instant se refermeront tout seuls, et la tête retombera de nouveau. Si notre homme abandonne la lutte contre le sommeil et s’y laisse aller, nous verrons bientôt son corps s’affaisser, se rapetisser même, et, ne pouvant plus se tenir droit, se pencher et s’appuyer quelque part. C’est que le tonus qui maintient l’équilibre du corps étant relâché par le sommeil, la masse de muscles et d’os tend en partie à s’affaisser.

Observons maintenant l’attitude de celui qui va s’endormir dans son lit. [p. 711] Une fois couché, il se tourne et se retourne généralement une ou plusieurs fois à la recherche d’une meilleure position du corps. Et c’est presque toujours celle de l’effort total le plus faible. Le corps se place sur le lit de façon telle qu’aucun des membres ne reste en l’air maintenu par la seule force des muscles. (Il est bien entendu que ces mouvements peuvent être faits presque instinctivement sans délibération consciente du sujet.) Une fois l’attitude convenable trouvée, il peut s’attendre à un sommeil paisible, si toutefois d’autres facteurs n’interviennent pas pour le troubler. Mais imaginons que, pour telle ou telle raison, le sujet soit resté étendu raidi sur un côté, c’est-à-dire sur la surface la plus étroite du corps, de sorte qu’il soit toujours exposé à perdre au moindre mouvement son équilibre, pour tomber sur la face ou sur le dos; ou bien, supposons encore qu’il ait laissé le genou ou le coude sans aucun appui extérieur en dehors de son propre tonus qui le maintenait en l’air au moment de s’endormir. Alors, quand le sommeil surviendra d’un coup et que le tonus sera naturellement relâché, le corps — ou une de ses parties — perdra son équilibre et tombera sur le lit. Le mouvement brusque pourra réveiller le dormeur comme d’une secousse subite. C’est alors que se produit ce tressaillement qui nous réveille parfois au début de notre sommeil. Dans la plupart des cas il n’est accompagné d’aucun rêve d’effroi ou de surprise, et ce n’est que l’effet de la rupture brusque de l’équilibre du corps entier ou d’une de ses parties. Du reste, même si un rêve de ce genre a lieu, il ne s’est certainement produit qu’après coup ou bien au moment même de la chute ; on sait bien, d’ailleurs, le peu de durée qu’il faut au rêve pour développer tout un drame.

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Supposons à présent que cette rupture d’équilibre ne se fasse pas brusquement, mais par une douce gradation, que la chute ne soit que glissement, soit que les replis de la couverture aient empêché le déplacement brusque, soit que le relâchement du tonus ait été lent et progressif. La modification qui se produira lentement dans l’attitude du corps, n’étant pas à même de réveiller le dormeur, évoquera dans sa conscience endormie une image particulière d’un doux mouvement de descente, de glissement, de vol dans l’espace. Celui qui dort a, en effet, la sensation nette que son corps a perdu l’appui et qu’il descend ; devant lui se dresse l’image d’une chute du haut d’une montagne ou d’une tour élevée, mais d’une chute douce et, généralement, sans sensation pénible, vu l’absence de secousses brusques dérangeant le repos : il fait le rêve de vol. C’est ce qui expliquerait aussi le fait que, dans la plupart des cas, le rêve de vol se ramène à une descente de haut en bas et non pas à une évolution de bas en haut. Les rêves rares du dernier genre s’expliqueraient, à notre avis de la façon suivante. Le sommeil, comme on sait, n’est pas d’une intensité constante. Conformément à cela, le tonus subit lui aussi des variations d’intensification et d’affaiblissement, de sorte que l’attitude du corps pourra se modifier également. Nous pouvons, par conséquent, [p. 712] admettre qu’il y a, au cours du sommeil, pour telle ou telle raison, une certaine contraction des muscles d’un des membres, modifiant sa position primitive, le levant par exemple. Cette nouvelle attitude ne pouvant pas bien entendu, être gardée, le membre relevé redescendra lentement sur le lit. Ce double mouvement nous paraît être l’une des causes des rêves d’évolution au-dessus du sol et de descente.

Mais alors, nous demandera-t-on, pourquoi les rêves de vol sont-ils plus fréquents chez les enfants que chez les adultes ?

C’est que l’homme adulte qui va s’endormir relâche, d’ordinaire, plus ou moins, et presque consciemment, son tonus musculaire et place sur le lit son corps, ainsi que tous ses membres, de façon qu’ils puissent rester inertes, en vue d’un repos dont ils ont besoin. Les membres ne sont pas laissés tendus et maintenus dans l’air par le tonus, et, lorsque le sommeil survient, ils se trouvent étendus tranquillement. Chez les enfants la chose ne se passe pas toujours ainsi : ils ne connaissent pas encore l’attente du sommeil dans le relâchement des muscles. Ils continuent à s’agiter, et le sommeil vient les surprendre presque toujours au bon milieu des jeux et des mouvements, au moment où le corps entier et tous ses muscles sont encore tendus. La détente vient ensuite soudainement. C’est là, croyons-nous, la raison des nombreux tressaillements auxquels est sujet l’enfant qui s’endort, ces tressaillements étant, comme il vient d’être dit, l’effet du relâchement brusque de la contraction musculaire.

Il semble d’ailleurs que, même au cours du sommeil, le tonus soit conservé chez l’enfant plus que chez l’adulte. Il est aisé de s’en rendre compte en observant le bébé assoupi dans son berceau et tenant son poing fermé, l’avant-bras ou le genou soulevé et soutenu dans cette position incertaine seulement par la tension constante des muscles. Aussi le relâchement n’y est-il jamais que partiel. Le plus souvent il est suivi de nouvelles contractions des muscles au milieu du sommeil. Ce sont probablement ces alternances fréquentes de relâchements et de contractions qui provoquent dans la conscience de l’enfant endormi le jeu d’images d’évolution au-dessus du sol et de descente. Par là s’expliquerait aussi la multiplicité même des rêves de vol chez les enfants.

Voici, d’ailleurs, pour confirmer cette explication, une observation que j’ai pu faire sur moi-même. Un soir, au moment de m’assoupir, mais avant d’être complètement endormi, j’ai eu l’impression tout d’un coup de glisser du haut d’un point élevé et j’ai eu la sensation de voler… Au même instant je me réveillai et constatai que mon corps, couché d’abord sur le côté et relâché ensuite par le sommeil, était en train de tourner doucement sur lui-même pour tomber sur la face.

JACOB M. LÉVY.

Note

(1) Il semble, d’ailleurs, que la force de tension et la faculté de son relâchement volontaire ne soient pas les mêmes chez tous les individus.

 

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