J. Nippgen. Le loup-garou et le goblin. Extrait de la « Revue des traditions populaires », (Paris), 1910, 3, pp. 98-100.

J. Nippgen. Le loup-garou et le goblin. Extrait de la « Revue des traditions populaires », (Paris), 1910, 3, pp. 98-100.

 

Joseph Nippgen. Anthropologue. Membre de la Société Française d’Ethnographie. Quelques publications :
— Les maladies démoniaques dans les traditions populaires finoises. Extrait de la « Revue anthropologique / publiée par les professeurs de l’École d’anthropologie de Paris », (Paris), trente-neuvième année, 1929, pp. 94-106. [en ligne sur notre site]
— Les traditions populaires landaises (région Dax). Revue de Folklore français, n°4, 1930,
— Origine et époque des emprunts d’anciens mots germaniques par les langues finnoises baltiques. Bulletins et Mémoires de la Société d’anthropologie de Paris / Année 1907 / Volume 8 / Numéro 1 / pp. 179-203.
— La langue primitive des Lapons, d’après K.-B. Wiklund. Bulletins et Mémoires de la Société d’anthropologie de Paris / Année 1909 / Volume 10 / Numéro 1 / pp. 198-210.
— Les rites de la chasse chez les peuples Ougro-Finnois de l’Asie et de l’Europe septentrionales par J. Nippgen, Revue anthropologique, Revue Trimestrielle, Librairie Emile Nourry, numéro 10-12 , Octobre-Décembre 1930.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 98]

Le loup-garou (1) et le goblin.

A une époque très ancienne, il y eut une fois, à Kodilkakai(2), une grande famine. Il advint précisément, à cette époque, qu’une femme était à la période de ses menstrues. Aussi se tenait-elle à part, recouverte du bonnet de puberté. Tous les gens du village étaient partis au loin. Ç’ était, en effet, le printemps, et l’époque où ont lieu les grandes chasses. Le voyage s’effectuait sur une épaisse couche de neige gelée (3). Mais, tous mourraient de faim. Le mari de la femme dont nous venons de parler était parti pour une courte excursion de [p. 99] chasse, tandis que son épouse était obligée de rester à la maison. Le froid avait été des plus rigoureux et ses victimes devenaient chaque jour plus nombreuses. Enfin, le dégel vint. Mais il était trop tard. Plus de vingt personnes étaient déjà mortes de faim, si bien qu’à la fin, la femme et son mari furent les seuls êtres qui aient survécu à cette période si pénible.

Un jour, comme d’habitude, le mari partit pour la chasse. Mais, quelle ne fut pas, à son retour, sa stupéfaction, lorsqu’il ne retrouva pas sa femme. Elle avait disparu, et, malgré toutes les recherches, on ne retrouva que les travaux de couture auxquels elle se livrait. En vain son mari la rechercha en tous lieux, ce fut inutile : elle était devenue loup-garou (ou goblin).

Peu à peu, la neige avait fondu ; il n’y avait plus de glace et la rivière était libre. Le mari prit un jour son canot et partit à la chasse. Il poursuivait surtout les rats musqués et, chaque fois, il en capturait quelques-uns. Puis, lorsqu’il revenait à terre, il s’étendait sur le sol et, dormait. Il avait, à cette époque, pour habitude de faire rôtir deux rats musqués. Il en mangeait un et puis, après avoir mis l’autre en sûreté, il prenait quelques instants de repos. Or, chaque fois, un incident étrange se produisait. A son réveil, le rat musqué qu’il était certain· d’avoir mis de côté, avait disparu !… Pendant son sommeil, sa femme, comme font du reste les goblins, venait et s’emparait de l’animal. Ceci arriva maintes fois, sans que le mari puisse s’apercevoir de quelque chose. Cependant, lorsque les arbres se parèrent de feuilles nouvelles, elle cessa ses visites et ne vint plus chercher de nourriture. C’est qu’elle était partie bien loin de là, vers la rivière basse. Le mari, resté seul à Kodilkakatne cessait de gémir. (La scène est maintenant transportée à Koserefsky). « Hélas ! un goblin a pénétré dans ma maison après la migration du saumon [tandis que passent les saumons ]. Il se tient dans le campement et toutes les nuits, il vient s’emparer de la nourriture qui se trouve dans les claies (4) ; il vient voler cette nourriture. Les gens ont, découvert ses méfaits et les chamans (médecins) se sont assemblés autour du feu afin de le conjurer à nouveau. Ils prononcent leurs incantations, mais sans succès, ils ne peuvent parvenir à s’emparer de lui. » Les jeunes gens s’assemblèrent aussi autour du foyer et y demeurèrent pendant toute la nuit. Lorsque le jour se leva, ils aperçurent quelqu’un qui s’approchait d’eux : c’était la femme. Cependant, ils ne purent pas parvenir [p. 100] à s’emparer d’ elle. V oyant cela, ils se disposèrent à employer la ruse, et voici ce qu’ils firent : Ils construisirent, à l’aide de bûches, une cabane ; a l’intérieur de cette dernière ils placèrent des aliments sur le sol. Puis, après avoir taillé dans cette hutte une ouverture ressemblant à une fenêtre, ils y placèrent un nœud coulant, à l’aide duquel ils espéraient s’emparer de la femme. Trois jeunes hommes, ayant atteint l’âge de puberté, étaient cachés dans un coin de la cabane et tenaient l’extrémité du piège grossier, destiné à capturer le goblin. La femme « loup-garou » ne tarda pas à venir. Elle passa la main à travers l’ouverture et allait s’emparer des aliments : mais, à ce moment, les trois jeunes hommes tirèrent sur l’extrémité de la corde et elle se trouva ainsi capturée. Aussitôt, ceux-ci poussèrent une clameur de triomphe : « Venez tous, criaient-ils, nous nous sommes emparés d’elle ! » Et ils l’emportèrent vers leur habitation. « Oh ! dirent-ils, nous aurons une femme au milieu de nous. » Mais le « loup-garou » jouissait encore d’une force très grande et, bien que depuis longtemps elle fût devenue un goblin, elle renversa la maison, tant elle était demeurée puissante.

… Elle eut de nombreux enfants, et, c’est grâce à elle que ce lieu devint si peuplé. « Vous nommerez, dit-elle, ce lieu, la place des Goblins. En vérité, je suis native de Kodilkakat. Mais, comme je mourrais de faim, j’ai quitté cet endroit. » —« Quant à vous, » dit-elle, s’adressant à ses enfants, « vous serez le peuple Kodilkakat. Toutes les fois que vous rencontrerez un membre du peuple Kodilkakat, ce sera pour vous un devoir de l’aimer de tout votre cœur et de faire pour lui tout le bien que vous pourrez. Car, en vérité, ce sont vos frères ; je me suis installée en un lieu bien éloigné de vous. » Bientôt, elle donna le jour à de nombreux enfants, et l’endroit se trouva peuplé par des gens de Kodilkakat. Voilà pourquoi il y a un nouveau Kodilkakat.

C’est la fin : j’ai raccourci une bonne partie de l’ hiver.

J. NIPPGEN.

Notes

(1) Les Ten’adonnent du loup-garou la description suivante : Il a forme humaine ; sa peau est velue et ses ongles, très longs, ressemblent à des griffes. On croit qu’ils habitent dans le voisinage des campements. Ils viennent, durant la nuit, dérober de la nourriture, et tout particulièrement le saumon que ces peuplades étendent sur des chevalets, afin de le faire sécher. Le loup-garou choisit généralement les meilleurs morceaux. Cette croyance au loup-garou permet aux Ten’a d’expliquer de nombreux méfaits, et tout particulièrement la plupart des vols —de peu d’importance — qui sont faits au cours de la nuit par quelques individus téméraires. C’est le loup-garou, qui a accompli le méfait, et grâce à cette explication, l’honneur et la réputation des membres de la tribu sont saufs. Les loups garous ne sont cependant pas si hardis, lorsque les Ten’ase groupent pour former un camp. Mais, dès que les hommes sont partis pour la chasse et que les femmes restent seules, les loups-garous sont alors renommés pour n’éprouver plus aucune crainte. Aujourd’hui encore lesTen’acroient que quiconque voit un « Nedoron » (loup-garou) est voué à une mort prochaine, sinon immédiate, à moins qu’il n’ait assez de vigueur pour tuer le « Nedoron », lui ouvrir le ventre et manger son foie. Ceci est bien connu des Ten’ a, et ils racontent que Ketok’na, un-habitant de Kaltag, qui mourut, il y a environ dix à quinze ans, traita ainsi deux loups-garous et parvint ainsi à sauver sa vie. Les Ten’asupposent que Ies loups-garous sont des hommes et des femmes métamorphosés et qui —ainsi que dans ce conte —deviennent des goblins après avoir quitté leurs habitations.

(2) Ce lieu joue un rôle des plus importants dans les traditions des Indiens Koyûkuk. Il se rapporte généralement, à une espèce de terre promise. C’est un lieu de grandes chasses et le séjour d’un peuple belliqueux. Le nom de ce lieu lui-même signifie littéralement « embouchure de la rivière Kodil ». Cette rivière qui porte le nom de Kôdilnô, tandis que ses sources son appelées : Kôdilot, est un affluent du Koyukuk.

(3) Au printemps, le soleil fait fondre durant le jour —tout au moins en partie —la surface de la neige gelée. Mais, durant la nuit, cette dernière se congèle à nouveau. Il arrive alors que vers le matin, il s’est formé une couche de glace suffisamment épaisse pour qu’une personne puisse y marcher sans courir le risque de s’enfoncer.

(4) Claies servant au séchage du saumon.

 

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