J. Gallus. La sorcellerie dans le Tarn. Article paru dans la « Revue du Monde Invisible, Elie Méric (Éd.) », (Paris), première année (1898-1899).

gallustarn0005J. Gallus. La sorcellerie dans le Tarn. Article paru dans la « Revue du Monde Invisible, Elie Méric (Éd.) », (Paris), première année (1898-1899), 1899, pp. 685-688, pp. 757-761, et deuxième année, 1899-1900), 1899, pp. 22-26, pp. 90-97.

Nous n’avons pu identifier ce médecin du nom de Gallus (peut-être un pseudonyme) ?). – L’article que nous proposons a été publié en quatre parties, que nous avons reproduit comme telles. Nous pensons qu’ils’agit du même qui a écrit :
— L’Amour chez les Dégénérés. Etude anthropologique, philosophique & médicale. Paris, Librairie Renner, s. d. [19??]. 1 vol. in-8°.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé plusieurs fautes de composition.
 – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 685]

LA SORCELLERIE DANS LE TARN

Les armassiés (1)

La magie, selon Jamblique, ne serait qu’une fascination de l’esprit, fascination qui n’a rien de réel et qui n’existe que dans l’imagination de ceux qui s’y appliquent. Cette définition peut-elle convenir aux actes de certains sorciers connus dans la région tarnaise sous le nom d’armassiés ou armaïres ?

Nous laisserons au lecteur le soin de tirer telle conclusion qui lui paraîtra ressortir de notre étude. Nous limitons notre tâche à l’exposé des faits et non à leur discussion. C’est la règle que nous nous sommes tracée pour nos travaux sur la sorcellerie et la magie : et si parfois une critique s’ajoute au récit d’un fait, c’est simplement pour établir qu’avant d’être accepté ce fait a été examiné dans un véritable esprit scientifique. Ceci dit, et avant d’entrer dans l’exposé des phénomènes que nous avons soigneusement contrôlés, il y a lieu de faire connaître au lecteur les croyances superstitieuses qui se rattachent à la question que nous allons traiter. Cela nous permettra de délimiter le champ d’action des armassiés et de montrer, dès les débuts, combien sont simples les opérations de cette catégorie de débiniaïrés (2).

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I

Lorsque dans une maison se produisent des phénomènes de hantise ou d’obsession ; qu’un membre de la famille est malade et que la maladie persiste malgré les soins du médecin ; que des bestiaux périssent ; que les récoltes ne réussissent pas ; enfin et en un mot, lorsque le malheur sévit et frappe sans pitié, déconcertant par les coups les plus divers et les plus imprévus la faible raison humaine, [p. 686] alors dans l’esprit du paysan victime de ces maux naît la conviction qu’ils viennent d’une source mystérieuse : ils sont ou causés par un sort ou bien par des âmes en peine. Dans le premier cas le paysan s’adressera au sorcier qui lève les sorts, dans le second il aura recours à l’intervention de l’armassié.

La différence entre un sorcier guérisseur des sorts et un armassié est très grande. Le sorcier opère en employant dans l’exercice de son art des conjurations et des procédés magiques. L’armassié se met simplement en communication avec les âmes des morts, et il fait connaître aux personnes qui sont venues le consulter les volontés ou les besoins de leurs parents défunts ; et ce n’est qu’après que la famille aura accompli ce que demandent les âmes en peine que cesseront les phénomènes qui l’effrayent ou les malheurs qui la frappent.

Les personnes atteintes doivent donc se rendre compte des causes du mal afin de s’adresser au devin capable de le faire disparaître. Par suite de la diversité des cas et de la multiplicité des phénomènes il n’est pas toujours facile de faire cette distinction. Aussi, est-ce guidé par son inspiration, ou en suivant les conseils de gens ayant éprouvé des maux tant soit peu semblables, que le paysan s’adressera à tel ou tel débiniaïré, et c’est le devin qui se rendra compte de l’origine du mal et verra par conséquent s’il peut y porter remède. Il indiquera quelquefois, afin de prouver que cette origine lui est connue, certains signes dont le client constatera l’existence de retour dans sa demeure. Mais il peut se faire également que le paysan ne soit allé consulter ce devin que parce qu’il a déjà vu ces signes. Quelques-uns de ces signes apparaissent dans les cas de maladie. L’on trouve dans les couettes et les paillasses des lits des malades des objets plus ou moins hétérogènes. La lettre suivante, que nous avons reçue d’un honorable correspondant, fixe bien certaines croyances qui ont cours au sujet de ces phénomènes :

Plusieurs personnes ont trouvé et trouvent encore des objets dans les couettes. Ce sont des morceaux de bois, des plumes attachées avec du fil, des pattes ct des becs d’oiseaux, du charbon, des clous, etc., etc. Ceux qui trouvent tout cela sont, en général, atteints de maladies. On a remarqué qu’il n’y avait plus rien après la guérison ou le décès. Je dois ajouter que les couettes sont vidées tous les quinze jours, la plume triée avec soin ; l’on ne peut donc pas alléguer que ces objets soient introduits en même temps que les plumes.

Les paysans croient .que ce sont des signes de maléfices ou des demandes de prières de la part des morts. Aussi s’empressent-ils [p. 687] d’aller consulter des devins qui leur recommandent de faire dire des messes, des neuvaines, de réciter les sept psaumes de la pénitence. Car, disent-ils, les âmes du purgatoire les tracassent. — Ou bien ils leur ordonnent certains actes pour faire disparaître le sort qui leur a été jeté.

Quelquefois tout cesse quand on a prié et fait prier pour les morts. Les gens disent que le charbon que l’on trouve est de mauvais augure pour le malade ; que les pointes font penser au ferrement du cercueil, etc., etc.

Voici une autre lettre où nous allons trouver la précision d’un fait personnellement constaté par la personne qui nous le fait connaitre :

Vers la fin du mois de novembre 189… je fus appelé auprès d’un malade atteint, d’après le médecin qui le soignait, d’une tumeur cancéreuse aux reins. Il se croyait ensorcelé. On me fit voir ce qu’on avait trouvé dans la couette. Il y avait des morceaux de bois, des couronnes en plumes, de prétendues peaux de lapin. J’expliquai aux parents qu’on pouvait avoir mis le bois dans la couette en y mettant la plume, que les couronnes s’étaient faites d’elles-mêmes en remuant la couette, et je leur montrai que les prétendues peaux de lapin étaient simplement des morceaux de toile sur lesquels s’était collé du duvet à force de secouer la plume dans tous les sens. Ces explications les consolèrent un peu. Avant de les quitter, je leur recommandai de sortir toute la plume, de la poser sur un drap de lit propre et de la remettre dans la couette après l’avoir bien triée. Je leur promis de revenir quelques jours après pour me rendre compte avec eux de son état, ce que je fis dans la semaine qui suivit. Nous y trouvâmes du bois, des plumes attachées avec du fil en forme de bouquet, du sable, du maïs, de petits morceaux de charbon, des dents de mouton, des ailes de perdreau. — Une troisième fois on y trouva les mêmes choses, et de plus des pointes toutes neuves. On avait le soin chaque fois de brûler ces objets.

Le malade qui n’allait à la messe que le jour de Pâques, de la Toussaint et de Noël, qui jurait à chaque parole (par habitude), — brave homme au fond, — se confessa et reçut les derniers sacrements en pleine connaissance. Huit jours après il mourut. Il y a maintenant un an environ. Depuis sa mort l’on n’a plus rien trouvé d’anormal dans la couette.

Les parents de ce pauvre homme firent beaucoup de sacrifices et de démarches pour sa guérison. Ils épuisèrent tous les moyens scientifiques, superstitieux et religieux…

Nous avons déjà dit quelques mots du rôle bien simple que joue [p. 688] l’armassié. Nous allons compléter ce qu’il en reste à dire. Étant en communication avec les âmes des morts il transmet leurs désirs ou leurs volontés aux vivants qu’elles tracassent. L’armassié— homme ou femme — que l’on vient consulter a été instruit à l’avance de cette visite par l’âme en peine. Si l’on a hésité à aller le trouver, il en fait le reproche aux consultants. Il indique ensuite quel est le mort qui a besoin de secours et pour quel motif. Les secours consistent à dire des prières, à donner le pain bénit, et dans la célébration de messes pour le repos de l’âme du défunt. Quelquefois aussi il y a lieu de réparer des dommages et l’armassié en fait connaître la nature. Enfin, si les maux pour lesquels on consulte l’armassié ne sont pas causés par une âme, il le dit à ses clients qui s’en vont chercher un remède ailleurs.

La plupart des armassiés de la région tarnaise sont d’une intelligence très souvent au-dessous de la moyenne. Ils font partie de cette classe de petits agriculteurs, rudes à la besogne, qui parviennent à force d’économies à se constituer un petit bien. Leur moralité est généralement bonne. Ils ne demandent qu’une faible rémunération, de un à trois francs, que la générosité du client peut d’ailleurs augmenter.

Le pouvoir des armassiés ne se conserve pas dans la même famille. Il ne se transmet pas non plus par tradition directe. A la mort d’un armassié un autre le remplace sans qu’il ait exercé cet art auparavant. Il peut se faire aussi que quelques personnes s’établissent armassiés à cause des profits qu’elles espèrent en tirer, le métier est facile et la crédulité humaine sans bornes. A côté, et comme une excroissance vénéneuse, est née une catégorie d’industriels, gens moins que recommandables qui, utilisant les procédés des armassiés, et exploitant les croyances qui s’y rattachent, se livrent, au détriment de cultivateurs trop confiants, à des escroqueries qui sont du domaine des tribunaux. Mais cela sort du cadre de notre élude et nous ne nous en occuperons pas davantage. Nous croyons que le rôle de l’armassié dans nos campagnes est en somme moralisateur. Débarrassé de sa cangue mystérieuse et de son occulte magie, l’on trouve à la base cette croyance de la répercussion des fautes des défunts sur les vivants ; et l’obligation de la prière ainsi que la réparation du préjudice causé, pour obtenir en même temps que le soulagement des peines des morts dans l’autre monde, la guérison des maux de leur famille dans celui-ci.

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[p. 757]

LA SORCELLERIE DANS LE TARN

Les armassiés (suite).

Il

Vers la fin de l’année 1898, le Dr Pailhas, le très distingué directeur de l’asile d’aliénés du Bon-Sauveur d’Albi, organisait avec le concours de la Gazette du Tarn, qui devait publier les observations recueillies, une enquête sur la sorcellerie dans le département du Tarn. Dans la communication adressée à cet éflet aux journaux, le Dr Pailhas posait la question de la façon suivante :

Il s’agirait de savoir dans quelle mesure et par quelle variété de formes les idées de sorcellerie, de magie, de divination, etc. infestent de nos jours encore, le sol ou plutôt l’esprit tarnais.

A en juger par certains faits plus ou moins divulgués, par certains autres que relate la chronique judiciaire, et aussi par les cas trop nombreux d’une véritable folie où les idées de sorcellerie et de maléfice font les principaux frais du délire, on reconnaît qu’il existe là un vice grave de l’éducation élémentaire de pas mal d’habitants de notre région ou d’autres encore.

Les tendances mystiques qui font partie de l’essence de l’humanité pour l’élever et la moraliser, les aspirations vers l’inconnu et le merveilleux, communes à tous les hommes et d’où procède plus particulièrement chez quelques-uns la recherche obstinée des solutions scientifiques, tout cela au sein des populations que nous avons en vue, risque de se trouver vicié dans son essor. On dirait que le cerveau n’a pu se dégager là d’une sorte de gangue atavique faite de tout un passé d’ignorance, d’erreur ou de superstition et où se retrouvent encore, plus qu’à l’état de parasites fossiles, les farfadets, les loups-garous, les lutins ou autres types du même genre mieux connus chez nous sous les noms de mésinières, de draks, etc.

Visant donc cette situation défectueuse d’une certaine mentalité, plus spéciale aux milieux ruraux, et les conditions dans lesquelles elle est entretenue par une tradition de longue date, par l’ignorance naïve et une contagiosité indiscutable, par la cupidité, la rouerie, voire même souvent par l’insanité révérée de prétendus sorciers, par les effets in­ compris des influences suggestives, je crois que ce serait faire œuvre [p. 758] utile que de se rendre d’abord compte de l’étendue du mal afin d’y porter plus efficacement remède ensuite.

En réponse à l’appel de l’honorable Dr Pailllas, quelques récits de faits plus ou moins merveilleux furent adressés à la Gazette du Tarn. Dans le nombre, nous accueillerons ici deux lettres qui se rattachaient à la question que nous traitons. Les Sorciers dont il est parlé dans ces récits sont des armassié. Nous n’attribuons d’ailleurs à ces deux documents qu’une valeur très relative. Après les avoir lus, l’on jugera peut-être combien il est difficile de séparer ce qu’il y a quelquefois de vrai dans ces événements merveilleux d’avec ce que l’imagination des narrateurs vient y ajouter après coup.

Le Dr Pailhas faisait précéder la publication de la première de ces lettres de quelques observations qu’il nous faut reproduire : la lettre les suivra immédiatement après.

Notre enquête sur la sorcellerie dans le Tarn n’a donné lieu jusqu’ici qu’à des communications ayant, pour la plupart, le défaut — capital en la matière — de manquer de précision et quelquefois, d’authenticité.

Toutefois, elle a suscité l’apport de faits personnels curieux, dont l’un mérite de trouver place ici, parce qu’il n’est point sans quelque analogies avec les phénomènes scientifiquement observés et si remarquables qui, sous le nom de télépathie, semblent témoigner d’une communication, à travers les distances, de personnes reliées entre elles par une affinité mystérieuse de leur organisation, Et cela au moyen d’une impression quelconque, hallucinatoire ou autre, émanant dr l’une, ressentie plus ou moins au loin par une autre.

On lira plus bas la curieuse lettre que nous recevons du Castrais.

Dans le cas présent, personnel à celui qui a bien voulu nous la communiquer, l’impression perçue serait une hallucination visuelle persistante — la vue d’un chien ; — le point de départ et l’objet de cette même impression aurait été la perte d’un ami, mort en pays lointain.

Mais ici le fait se complique de l’intervention d’un sorcier, interprète du phénomène insolite et venant déclarer à notre correspondant troublé que son hallucination est bien, en effet, la résultante du décès de son ami implorant des secours religieux.

Il faut avouer que, de prime abord, cette complexité de circonstances porte à voir dans ces étrangetés, par-dessus tout, l’œuvre des illusions et de la mystification.

Pourtant, si nous admettons la véracité du narrateur, sa bonne foi fortifiée des avantages de l’instruction que reflète la forme de sa lettre n’est-ce pas là une occasion de nous arrêter aux aspects merveilleux de récits semblables ?… [p. 759]

C’est dire que l’enquête sur la sorcellerie entreprise par la Gazette du Tarn ne sera pas seulement un moyen de dosage de l’état de crédulité et de superstition des esprits, de l’évaluation du nombre des sorciers chez nous, mais qu’elle s’étend aussi aux faits qui, tout en déconcertant aujourd’hui notre raison bornée, peuvent contribuer à restreindre les limites du merveilleux.

Voici la lettre en question :

Monsieur,

Il y a trois ans, à cette époque, je rentrais un soir chez moi lorsqu’un chien vint à mes côtés. Il était d’une espèce que je n’avais jamais vue. Il m’accompagna jusqu’a mon logis où je pénétrai en refermant la porte sur ce bizarre compagnon. Je passai quelques instants après à la salle à manger, et je m’assis devant le feu. Quel ne fut pas mon étonnement de voir s’installer, comme s’il eût été chez lui, l’animal que j’avais cru laisser dans la rue. Je trouvai cette familiarité par trop sans façon, et j’appelai la bonne pour chasser l’intrus. Sur l’ordre que je lui donnai, cette femme me dit qu’elle ne voyait pas de chien dans l’appartement. En effet, le chien n’était plus là ; mais à ma grande surprise, il reparut dès que la bonne fut sortie.

Il n’y a jamais eu dans ma famille ni fous ni malades. J’ai toujours possédé une parfaite santé. Je tiens à préciser cela parce que pendant plus d’un mois je fus à me demander si je ne perdais pas la raison. Ce chien, que moi seul voyais, était devenu mon compagnon journalier : il ne me quittait pas plus que mon ombre. J’avais beau me raisonner, me dire que j’étais la victime d’une hallucination, rien n’y faisait. Je n’osais d’ailleurs me confier à personne dans la crainte que l’on n’allât croire que je perdais l’esprit.

Inutile de m’étendre plus longuement. Il suffit de dire que, et quoique à demi honteux de ma décision, j’arrêtai de m’adresser à un sorcier et de le choisir d’une localité où je ne fusse pas connu. Cela m’encouragea dans cette démarche que je voulais tenir cachée. J’aurais craint, si rien en avait transpiré, de me couvrir de ridicule.

J’arrivai donc, un soir, et toujours suivi du chien mystérieux, à M… et j’allai frapper à la porte du sorcier. Il m’accueillit en me disant : « Vous ne vouliez pas venir… Eh bien ! le chien serait demeuré toujours avec vous… » Je faillis tomber à la renverse, et je demeurai muet de surprise. Le sorcier ajouta : « Vons croyez que je ne vois pas le chien qui vous suit ? Il a une tache blanche sur l’oreille droite, et il n’est pas d’une race d’ici. Ce chien appartenait à un de vos amis mort à l’étranger sans le secours de la religion. C’est le signe qu’il a besoin de prières, et il vous a choisi pour les lui faire dire… »

En revenant chez moi, je réfléchis longuement. Je me rappelai un [p. 760] camarade de jeunesse parti pour Madagascar. Le lendemain, je lui écrivis.

Au bout de trois mois environ, la lettre me revint avec la mention « décédé ». Je fis aussitôt dire des messes, et le chien disparut .

Il vous serait facile de contrôler la véracité de mon récit : 1° en demandant au sorcier de M… si en décembre 95 il ne reçut pas la visite d’un monsieur, et si les choses ne se passèrent pas comme je vous le dis ; 2° si entre autres églises auxquelles j’ai fait verser l’argent des messes, il n’y a pas eu à Saint-M… de G… , en mars 96, des messes dites pour une personne morte à l’étranger.

Je n’ai jamais parlé à personne de ces faits si extraordinaires, et je ne sors aujourd’hui de mon silence que pour apporter à votre enquête le témoignage d’une personne en parfaite possession de son bon sens, et malgré qu’il en puisse paraître le contraire par ce récit, aussi peu superstitieuse que possible.

Je vous prie d’agréer, etc.       X…

Voici la seconde lettre :

Voici un fait que je viens porter à votre connaissance au sujet de votre enquête sur la sorcellerie. Je me le rappelle comme s’il était d’hier, bien qu’il se soit passé il y a bon nombre d’années ; il frappa tellement mon esprit que je ne saurais depuis mettre en doute la véracité de certains récits qui font pourtant hausser les épaules à beaucoup de gens; voici le fait :

J’avais quinze ans environ, lorsque mourut un vieux serviteur de la famille ; c’était un enfant naturel qui, tout jeune, avait été recueilli dans la maison. Il avait plus particulièrement à sa charge le soin des bestiaux, et pour cette raison, il couchait dans l’étable ; il fut enterré suivant les usages de la campagne.

Le lendemain des obsèques, dans la nuit, tout le monde dans la maison fut éveillé à la même minute sans que l’on se rendit compte de ce qui se passait, et nous nous trouvâmes tous réunis à la cuisine demi-vêtus.

Qu’est-ce qu’il y a donc ? demanda mon père. Et, ayant allumé une lanterne, il alla à l’écurie où les bêtes remuaient. Il revint bientôt après sans avoir rien vu, et chacun regagna son lit sans qu’il arrivât autre chose cette nuit. La nuit suivante, la même scène se répéta ; nous étions sept personnes dans la maison, toutes furent éveillées sans qu’il se produisît aucun bruit anormal. Mais, dès que nous fûmes à la cuisine, des coups d’une violence extrême furent frappés à la porte d’entrée comme si l’on eût voulu l’enfoncer. Nous étions tous effrayés, sans paroles et, pour ma part, je tremblais de tous mes membres. Mon père prit son fusil et sortit pour faire le tour de la maison ; il pénétra ensuite dans l’étable où les bêtes faisaient du [p. 761] bruit ; elles ne tardèrent pas à se calmer, et mon père rentra sans avoir encore rien vu.

Le lendemain, il fut décidé que mon père et un domestique veilleraient afin de mieux se rendre compte. Ils restèrent dans la cuisine, et nous allâmes nous coucher. Au milieu de la nuit, nous fûmes encore tous réveillés, et la même inexplicable force mystérieuse, le même sentiment de terreur nous obligèrent à descendre à la cuisine. Mon père surpris se leva pour se précipiter vers la porte. Mais en ce moment nous la vîmes s’ouvrir d’elle-même, violemment, sans qu’aucune main visible en eût tiré le verrou. Dès qu’il fit jour, mon père se rendit chez le devin, à une vingtaine de kilomètres. A son retour, et sitôt descendu de voiture, mon père fit porter au-dehors la paillasse sur laquelle couchait de son vivant notre vieux domestique. Il en fit sortir la paille, et nous fûmes bien surpris d’y trouver un petit sac en toile sale et graisseux et plein de pièces et de sous,

“Apporte ça à M. le Curé, tout de suite, me dit mon père, tu lui diras que j’irai le trouver et que c’est l’argent des messes que le pauvre Dominique veut qu’on lui dise. »

Il en fut fait ainsi ; mon père fit même dire quelques messes à ses frais. Depuis il ne s’est plus rien passé.

Voilà le fait qui m’a tant frappé et qui, je pense, vous intéressera.

Agréez, etc.                                                              E. B.

Ce récit est, pour ainsi dire, le type des phénomènes de hantise les plus communs dans les campagnes du Tarn : bruits au dehors des maisons, coups frappés à l’intérieur, réveils subits avec une sensation de frayeur, etc., etc. Il est inutile pour le cas spécial que vient de nous faire connaître l’auteur qui en a été le témoin, d’en rechercher l’authenticité ; il sert toutefois à faire connaître l’état d’âme des gens qui ont eu recours aux armassiés et s’en sont bien trouvés. Parmi les observations qui vont suivre, étudiées récemment ou soigneusement contrôlées par nous, l’on retrouvera ces cas de hantise de maison. Le nombre en est au surplus très considérable, et nous nous limiterons à quelques-uns afin d’éviter des répétitions monotones et qui n’auraient pas d’intérêt.

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[p. 22]

LA SORCELLERIE DANS LE TARN

Les armassiés (suite).

III

Dans cette partie de notre étude, nous allons rapporter des faits réels ; et quelle que soit d’ailleurs la portée scientifique que l’on voudra leur donner, quelle que soit l’interprétation que l’on pourra faire de leurs causes, ils sont absolument vrais quant aux effets et dans tous leurs détails. D’un autre côté, il ne faudrait pas croire que ce soient simplement quelques cas isolés et sans aucun lien, sans valeur scientifique par conséquent : nous avons dû, au contraire, limiter nos citations. L’on conçoit sans peine que, dans le nombre considérable d’observations que nous avons recueillies, la diversité finit par manquer : l’on se trouve toujours en présence des mêmes phénomènes de hantises, d’obsessions, de maladies, et il suffit alors de connaître quelques cas pour juger les autres. Nous allons donc les exposer dans leur forme la plus concise, sans ordre spécial dans leur classement et en observant au sujet des personnes la plus entière discrétion, ainsi que cela est nécessaire en des matières aussi délicates.

X., propriétaire et exploitant un petit commerce d’épicerie dans son village ; marié et père de plusieurs enfants. Une de ses filles, âgée de 16 ans, commença à dépérir. Elle fut soignée par le médecin de la famille dont les prescriptions furent rigoureusement suivies ; mais son état alla s’aggravant, et au bout de 6 à 7 mois, elle ne put plus quitter le lit. Sa faiblesse [p. 23] était telle que l’on s’attendait à la voir mourir d’an moment à l’autre. Un voisin engagea le père à recourir à un armassié dont il avait éprouvé lui-même les bons offices, offrant, pour vaincre sa répugnance, de l’accompagner. L’armassié dit à X… que sa fille n’était malade que parce que l’on n’avait pas fait de service religieux pour un arrière-parent, mort à une époque qu’il indiqua, et que sitôt cette omission réparée, sa fille guérirait. X… qui n’avait jamais connu cet aïeul rentra chez lui complètement découragé. Mais sa femme, en se remémorant de vieux souvenirs de famille, eut l’idée qu’il pouvait être question d’un ascendant mort pendant la tourmente révolutionnaire. Elle fit célébrer les messes réclamées pour le repos de cette âme. Aussitôt une amélioration se produisit dans l’état de la jeune fille ; ses forces revinrent rapidement ; sa guérison au bout de peu de temps, fut complète, et depuis elle s’est très bien portée.

Il y a quelques années, une brave femme de la campagne, vivant seule avec son mari dans une maison au milieu des champs, devint tout d’un coup la victime des mauvais esprits. Ils lui jouaient toutes sortes de vilains tours. Tantôt au moment où elle allait manger la soupe, l’assiette était renversée sur la table ; une autre fois la soupe lui était lancée à la figure. Il lui arrivait aussi de recevoir de vigoureuses gifles. Quand elle descendait les escaliers, elle était souvent retenue par sa robe et elle ne pouvait plus ni descendre ni remonter une marche. Comme dans beaucoup de maisons hantées, les portes s’ouvraient et se refermaient subitement avec fracas, etc.

Ce ménage était sans cesse en proie à quelque nouvel ennui. Enfin un jour la coupe déborda. La pauvre femme saisie à la gorge par une main invisible, tomba à moitié étranglée sur une chaise.

Les amis au courant de cette triste situation, avaient conseillé à plusieurs reprises d’aller trouver le débiniaïre. Cette fois leur avis fut suivi, et le mari et la femme firent cette démarche.

En les recevant, l’armassié leur dit :

« Ah ! vous ne vouliez pas venir… mais vous y avez été [p. 24]forcés. Si vous aviez tardé davantage, il vous serait arrivé de terribles malheurs… »

Après cette semonce, il ordonna de faire dire des messes. Cela fut exécuté, et, tous les phénomènes de hantise cessèrent.

Nota. — Avant son mariage, cette femme était au service de personnes de notre parenté chez qui nous l’avons connue. Ses parents étaient de robustes cultivateurs, et elle-même à part la période que nous venons de signaler, s’est toujours bien portée.

La femme L…, de S …, mariée à un cultivateur, devint paralytique après avoir donné le jour à trois enfants, dont les deux premiers moururent en naissant. Elle avait eu des convulsions dans son jeune âge. Le mari recourut d’abord aux médecins, mais leurs soins n’eurent aucun résultat. Il s’adressa alors aux empiriques et successivement à tous les devins du département et des départements voisins. Les armassiés attribuant la cause du mal à une âme en peine, ordonnèrent des prières et des messes. Cela ne changea pas l’état de la patiente. Enfin le dernier armassié que l’on alla trouver déclara, contrairement aux dires de ses confrères, que les âmes n’étaient pour rien dans la maladie de cette femme : et que si de leur côté les médecins ne pouvaient pas la guérir, il n’y avait qu’à accepter l’arrêt irrévocable du destin. La famille, après ces paroles, jugeant le mal incurable, cessa de voir médecins et sorciers.

Nous ajouterons que le mari qui pendant plusieurs années avait beaucoup dépensé en médicaments et messes, paya seulement cinquante centimes la consultation de cet armassié, qui pourtant lui économisait toutes dépenses de ce genre à l’avenir.

X… propriétaire aisé, cultivant lui-rnême son bien, eut recours à un armassié à la suite de divers événements qui se produisirent chez lui dans un temps assez court. D’abord sa fille âgée de 7 ans fit une chute et se blessa au genou. Elle ne fut pas plus tôt guérie qu’une autre chute eut lieu sans [p. 25] qu’aucune cause apparente l’eût provoquée, amenant une nouvelle contusion au même genou.

Sur ces entrefaites, une odeur cadavérique se dégagea du lit où couchaient les époux. L’on rechercha si par hasard un rat ne serait pas venu crever dans la chambre ; l’on ne trouva rien. Le lit fut démonté, nettoyé ; les couches exposées à l’air, etc., mais l’odeur persista.

Enfin la fillette, qui couchait dans la chambre de ses parents, vit un soir, avant de s’endormir, une femme ressemblant, dit-elle, à sa nourrice, mais vêtue de rouge, s’installer à son chevet. Cette apparition eut lieu à plusieurs reprises. Le père et la mère qui étaient bien certains que leur enfant ne dormait pas, et devant ses affirmations réitérées, ne mirent pas en doute la réalité du phénomène. Tout cela ne pouvait pas durer, et il fut décidé que le mari irait consulter le devin.

L’armassié ordonna deux messes basses et une messe chantée à l’intention d’un parent défunt. Après la célébration des messes, l’odeur disparut, la « femme rouge » cessa ses apparitions, le genou de l’enfant guérit, et il n’y eut plus de chutes.

Après la mort de leurs parents, propriétaires aisés, les deux fils se partagèrent leurs biens. L’ainé, comme cela est d’usage fréquent dans nos campagnes, avait été favorisé. Son frère quitta le pays, mais après savoir dissipé son patrimoine, il revint s’installer dans une pauvre maison qui lui restait, et il vécut assez misérablement. Tout d’un coup dans la maison du frère ainé, il advint une chose bizarre. Durant la nuit, les meubles se renversaient, changeaient de place, menant grand bruit dans leurs courses d’un bout de pièce à l’autre. Le matin, tout était remis en ordre.

L’armassié consulté conseilla au frère ainé de secourir le cadet. C’était l’âme du père qui le voulait ainsi. Elle fut obéie, et le mobilier reprit sa stabilité primitive.

Cet armassié était le voisin d’une famille où vivait la grand’rnère d’âge respectable. Elle était originaire d’un autre [p. 26] départernent. Un jour, l’armassié lui dit amicalement : “Grand’mère, il vous faudrait faire dire quelques messes pour l’âme de votre mère ; elle les réclame. » — « Il faudra pourtant attendre que ma mère soit morte », lui répondit la brave vieille… En effet, sa mère habitait chez un de ses fils, et quoique très âgée au moment où l’armassié la croyait défunte, elle vécut encore plusieurs années.

[p. 90]

LA SORCELLERIE DANS LE TARN

Les armassiés (fin).

III

Dans la propriété de M. M… , située à St-J.-de-J., canton d’Alban, se trouvent habituellement une douzaine de vaches ou de bœufs et un troupeau de 40 brebis. Cette propriété est cultivée par un métayer.

Pendant les mois de septembre et octobre 1898, 8 vaches et 6 brebis moururent. Ces animaux succombaient très rapidement tantôt foudroyés au pacage, quelquefois après 2 heures de maladie, et aucun, après les atteintes du mal, ne vivait plus de 24 heures.

L’empirique de l’endroit appelé déclara que l’on avait affaire au missan mal (3). Malgré ce diagnostic et les soins qu’il leur donna, toutes les bêtes malades succombèrent. Le métayer désespéré alla trouver un armassié qui habite à une [91] vingtaine de kilomètres de cette propriété. Celui-ci s’étant fait expliquer de quelle façon se produisait le mal, ordonna au métayer de faire dire trois messes à l’église de sa paroisse et autant à la paroisse voisine. — Et si les animaux mouraient, expliqua-t-il, c’était parce que son maitre M. M…, n’avait pas tenu compte des recommandations que lui fit son père à son lit de mort.

Les curés de ces paroisses n’ayant pas voulu dire les messes, le métayer communiqua au propriétaire ce que lui avait dit le débiniaïré en le sollicitant de faire célébrer lui-même les messes. Le propriétaire répondit à son métayer que le sorcier lui avait donné une bien mauvaise raison de la mort de ses bêtes et l’avait bien mal renseigné, puisqu’il n’avait que deux mois lorsque son père mourut.

Quelques jours après la visite à l’armassié, d’autres animaux tombèrent malades, et l’on se décida à appeler un vétérinaire. Il reconnut sans peine la nature du mal : c’était la fièvre charbonneuse qui décimait les troupeaux.

Une femme de F…, près d’Albi était soignée pour une dyspepsie nerveuse. Son mal durait depuis plusieurs mois sans que les soins médicaux eussent produit un grand effet. Un beau jour, cette femme qui venait de chez le médecin trouva, en arrivant au logis, un veau qu’elle élevait étendu sur le flanc. Comprenant que tout cela n’était pas naturel, elle partit avec sa fille chez une armassière des environs de Carmaux, qui reconnut en effet qu’il y avait des embarras du côté de la famille de son mari. C’était le grand-père, auquel on n’avait pas rendu tous les honneurs religieux au « bout de l’an », qui réclamait des messes.

Le frère aîné du mari avait conservé la maison paternelle ; le cadet en conclut que puisque son frère avait gardé le bien familial, il devait prendre à sa charge la dépense des messes ; mais l’ainé s’y refusa, disant qu’il avait fait tout dans les règles ; ce qui le prouvait, c’est qu’il n’y avait pas d’embarras chez lui. Le frère cadet se résigna à faire dire les messes, ce qui amena la guérison de sa femme. [p. 92]

Un propriétaire de C…, âgé de 32 à 33 ans, marié, père de famille, était atteint de péritonite tuberculeuse. Condamné par les médecins qui l’avaient soigné, il alla trouver l’armassière de T… près de Gaillac. Cette femme lui ordonna de brûler de mauvais livres (4) qu’il avait chez lui, de dire des prières, de donner le pain bénit.

Quelque temps après, son état s’améliora jusqu’à guérison complète. Elle s’est parfaitement maintenue. Il y a 7 ans de cela.

Nous pourrions arrêter là nos citations. Le désir de mieux caractériser l’état d’esprit de nos paysans nous engage à reproduire dans sa forme le récit que nous a fait l’un d’eux, tout en regrettant de ne pouvoir lui conserver la saveur et la naïveté que lui donnait le patois dans lequel s’exprimait le narrateur. Celui-ci habite dans la même commune qu’un armassié, il vit avec sa mère, sa femme et un fils :

Depuis quelques jours, le cochon menait un singulier manège ; il tournait sans cesse autour du jardin en se dressant contre le mur qu’il frappait à grands coups de groin comme s’il eût voulu le trouer. — Ah ça ! dis-je à la famille, ce que fait ce cochon ne me plait pas, ce n’est pas naturel… il faudrait voir qu’il n’y eut aucun embarras là-dessous : j’irai en parler à J… (l’armassié). — Le soir même et la nuit venue — car on ne tient pas à ce que les voisins connaissent vos affaires — j’allai chez le débiniaïré, « J…, lui dis-je, telle chose se passe ; regarde s’il n’y aurait pas quelque embarras dans ma famille. » Après avoir un peu réfléchi, J… me dit : Non, il n’y a rien de ton côté (la branche paternelle), je vais voir maintenant du côté de ta mère… En effet, me dit-il, c’est bien ça. Ça vient de son grand-oncle Jean-Baptiste. Au régiment, il fut blessé au genou et il en mourut. Il demande peu de chose d’ailleurs: deux chemins de croix suffisent. — Eh bien ! J…, je te remercie. Je le payai ; dans le pays, en qualité [p. 93] de compatriotes, nous lui donnons dix ou quinze sous seulement suivant I’importance de ce qui vous arrive; et je revins à la maison.

Eh bien ! mère, dis-je, il parait que c’est pour vous. C’est un oncle de la pauvre grand’mère (maïrino)… Jean-Baptiste ; il était soldat, et il mourut au régiment. — C’est bien possible, dit ma mère, il me semble en avoir entendu parler… j’étais bien jeune …

Le lendemain matin, de bonne heure, l’on alla à l’église dire les deux chemins de croix, et le cochon cessa de tourner autour du jardin .. Il reprit ses habitudes comme si de rien n’était… »

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IV

Au début de cette étude, nous avons simplement indiqué cette particularité curieuse de l’origine des pouvoirs ou de la mission des armassiés ; la tradition ne s’en continue pas dans la famille. Tandis que les guérisseurs, leveurs de sorts, se transmettent de père en fils leurs secrets, recettes, fo mules de conjuration, etc., il n’en est plus ainsi pour les armassiés, et l’on ne voit pas, à la mort du père, le fils le remplacer, ni tout autre parent ailleurs. Aussi en considérant les points suivants : l’amour paysan pour le gain ; la facilité apparente de la profession d’armassié et les profits relativement élevés qu’elle procure à celui qui l’exerce, l’on est surpris qu’à la mort d’un armassié aucun membre de sa famille ne prétende être le continuateur de sa mission. Pour approfondir cette singularité, et en donner une solution plausible, il nous faudrait entrer dans de longs développements, manquant peut-être d’intérêt pour le plus grand nombre de nos lecteurs. Nous nous contenterons de montrer par des exemples de quelle façon l’on devient armassié, Le récit qui va suivre fera connaître ce qu’en croient nos populations rurales. Toutefois, et malgré que nous le devions à une personne instruite et de bonne foi, nous ne le transcrirons pas sans les réserves habituelles que nous faisons pour tout ce que [p. 94] nous n’avons pu vérifier nous-mêmes. Il faut tenir compte que très souvent dans ces récits l’accord qui existe entre les prédictions et les événements peut provenir de coïncidences fortuites, que l’esprit du narrateur vivement impressionné, réunit, inconsciemment même, par un lien qui en réalité n’existe pas. Ceci dit, voici ce qui ‘nous a été raconté :

« Après un service rendu par une vieille armassière aux parents du narrateur, sa mère prit cette femme en amitié. Elle la recevait chez elle, et la vieille lui faisait ses confidences : un jour, elle lui dit : Je vais bientôt mourir, et déjà les âmes agissent auprès de la personne qui doit me remplacer. Elle est riche et de bonne famille aussi, elle résiste ; mais elle a bien tort, car au moment de ma mort elle n’a pas obéi aux âmes, il lui arrivera malheur. Son orgueil sera la cause de sa perte et de celle des siens. »

L’armassière répéta plusieurs fois ce propos, et à la fin elle nomma la personne en question. Or, dans le courant de l’année où mourut l’armassière, cette dame tomba malade ; et sa fille et son gendre qui un jour étaient sortis en voiture tombèrent dans un ravin d’où on les retira les membres et la tête brisés. Quelque temps après, le mari de cette dame, qu’une affaire avait appelé à T…, mourait dans cette ville écrasé par un camion. L’annonce de cette nouvelle catastrophe causa un tel saisissement à cette pauvre femme qu’elle entra aussitôt en agonie. Ses dernières paroles furent : « Pardon, c’est ma faute… je suis la cause de ces malheurs… »

Dans les cas que nous avons contrôlés, les choses ne se passent pas d’une façon aussi tragique… heureusement ! L’armassié de M…, alors qu’il fréquentait l’école primaire, disait souvent à ses condisciples qu’il aurait plus tard une mission à remplir. Ce garçon était peu intelligent, plutôt borné. Lorsqu’il débuta, il prétendait remplacer un armassié des environs d’Albi qui venait de mourir. Depuis, et la légende s’y mêlant, les circonstances se sont précisées, R…, le fameux débiniaïré de Notre-Dame de la Drèche, se serait écrié quelques instants avant sa mort : « A cette heure, ma mission finit : celle de L… « commence. » Mais ceci n’est pas exact. Ce R… de la Drêche était un paysan intelligent. Sa réputation lui attirait une [p. 95] clientèle de tous les points du département et des départements voisins ; l’on comprend que la personne désignée par lui comme son remplaçant était de la sorte ointe d’un lustre tout spécial et surtout profitable. Aussi I’armassié de L… a -t-il laissé s’établir la légende qui le consacre successeur de R… , si lui­ même, au surplus, n’y a pas donné cours. La vérité est tout autre. R … avait indiqué à sa famille comme devant le remplacer, un riche propriétaire de C… , licencié en droit, très considéré dans sa commune dont il est maire. Tant que la mort de R… ne fut pas connue de ses clients, ceux-ci continuèrent à se rendre à la Drèche. La famille leur annonçait la mort de son chef, et après les compliments d’usage où étaient rappelés les grands mérites du défunt, elle les adressait au maire de C… Pendant un certain temps, ce fut une véritable procession chez M. X .., qui ne tenant pas à recueillir la succession de R … , était grandement ennuyé et commençait à trouver cette plaisanterie posthume de mauvais goût. Il n’aurait tenu qu’à lui, à ce moment, de devenir armassié ; mais à la fin il se fâcha et la corporation de débiniaïrés n’eut pas l’honneur de compter dans son sein un licencié en droit.

Un des armassiés dont le renom va grandissant à l’heure actuelle, débuta il y a une dizaine d’ans environ. Il avait fait son service militaire avec des jeunes gens de son pays ; l’un d’eux mourut à son retour du régiment. C’est à partir de cette époque que J… entra en rapport avec les âmes des morts. Son ancien camarade se manifesta à lui à plusieurs reprises, lui demandant de rappeler à son père la promesse qu’il lui avait faite de lui élever un tombeau. Et ce ne fut que lorsque J… eut transmis cette demande au père que l’âme de son ami cessa de le tracasser. Cela fut su, répété, et, petit à petit, les clients affluèrent chez J… Il a aujourd’hui une clientèle nombreuse, et les gens pour venir le trouver, n’hésitent pas à entreprendre de longs voyages. Il y a peu de jours un break amenait de Rodez une douzaine de personnes chez ce J… Rodez est à cinquante kilomètres environ de B…

J … se rend au marché de Carmaux chaque semaine. Ce jour-là il entend en moyenne une trentaine de personnes. Cela permet de se rendre compte combien est ancrée dans [96] nos campagnes la croyance aux pouvoirs surnaturels des débiniaïrés.

Cet armassié a annoncé, en présence de plusieurs personnes, la naissance de celui qui doit prétend-il, lui succéder : « Celui qui me remplacera, dit-il, vient de naître à l’instant à L.-P. » Cette localité se trouve à une quinzaine de kilomètres de B…

Conclusion.

Arrivée à ce point, notre étude sur les armassiés est assez complète pour que le lecteur qui nous aura suivi dans nos développements puisse se former une opinion.

La définition de la magie, telle que nous l’avons inscrite au commencement de notre travail, est-elle le critérium qui permettra de juger le rôle de ces sorciers ; ou bien cette étude n’est-elle qu’une page venant s’ajouter au livre de la démonologie ?

Certains prétendront vouloir tout expliquer par la suggestion, cette « tarte à la crème » de la science à l’heure actuelle, mais ce mot nous en apprend autant que purent en savoir les parents de la jeune fille lorsque le médecin de Molière eut conclu : « Et voilà pourquoi votre fille est muette. »

La difficulté de donner en ces matières des solutions certaines est la principale raison qui nous fait, de parti pris, nous renfermer dans le rôle de témoin exact et de conteur impartial. Au surplus, notre tâche nous paraîtrait remplie pour avoir signalé des faits caractéristiques de l’état d’esprit de nos populations rurales, d’ailleurs à peu près ignorés des habitants des villes placées au milieu de ces populations, et tout à fait inconnus des chefs de l’occultisme et des spirites. Ces derniers, qui en sont encore à rechercher des manifestations d’outre-tombe dans le déplacement de tables, ne se doutent pas que, bien avant même qu’eût été écrit le « livre des médiums », de simples paysans se mettaient sans nul préparatif, sans aucun appareil, en communication avec les âmes des morts : et que la croyance à la réalité de ce phénomène est [97] et a été de tout temps, admise par les populations entières de régions importantes ; mais n’insistons pas.

Une seule chose nous reste à dire, et c’est avec intention que nous l’avons réservée pour cette place. Ce ne sont pas seulement les paysans catholiques qui s’adressent à I’armassié, les protestants y recourent aussi. Et comme depuis longtemps ils savent ce que leur répondraient les prêtres à qui ils demanderaient des messes : « Convertissez-vous d’abord, l’on dira les messes après… » ils s’arrangent de telle façon, soit par l’entremise d’un voisin catholique ou de toute autre manière, que les messes ordonnées par le débiniaïré soient dites.

Ne trouve-t-on pas dans ce fait, au moins aussi étrange qu’aucun de ceux que nous avons rapportés, la preuve la plus forte et la plus convaincante de la croyance générale de nos populations rurales, sans distinction de religion, dans le pouvoir des armassiés ? Et pour un esprit désireux de juger des choses sainement et sans parti pris, n’est-ce pas le cas de se demander, en présence de cette unanimité, si des populations entières pourraient être à ce point hallucinées, et si seul le sceptique aurait raison contre tout le monde ?

Dr GALLUS.

NOTES

(1) Armassté vient de arma qui dans la langue romane ou langue d’oc signifie âme.

(2) Débiniaïré, mot patois. Il est improprement traduit en français par le mot devin. Le devin prédit l’avenir, ce que ne fait pas le débiniaïré. Dans notre région la qualification de débiniaïré s’applique indistinctement à toutes les personnes qui guérissent par des moyens mystérieux, enlèvent les sorts, etc.

(3) Missan mal. — Traduction Iittérale : mauvais mal. Sous cette désignation nos agriculteurs confondent diverses maladies. Chez les animaux par exemple, les mammites, le charbon symptomatique sont le missan mal. Malgré que cette note sorte un peu du cadre de notre étude, nous croyons de voir la compléter en rapportant l’explication (!) qu’un empirique, possesseur d’un remède infaillible contre le missan mal nous donna de cette fameuse maladie, avait été appelé pour appliquer son remède à une personne qui en était soi-disant atteinte. En réalité, c’était une thrombose de l’axillaire devant amener la gangrène du membre. Nous demandâmes à ce cultivateur spécialiste de nous dire ce que c’était que ce missan mal qu’il soignait.
Si, nous répondit-il, dans les 24 heures qui suivent la première application de mon onguent, le malade va mieux, c’est qu’il est atteint du missan mal, et en continuant les frictions il guérira ; mais si dans ce temps il ne se produit pas d’amélioration, c’est que l’on n’a pas affaire au missan mal, et mon onguent est alors inutile, car il n’agit que contre le missan mal.
Après cette explication, on n’est pas mieux fixé qu’avant sur la nature de cette maladie ; mais on se rend compte comment se créent dans nos campagnes ces légendes de remèdes infaillibles dont certaines familles conservent jalousement la recette. L’onguent de notre homme appliqué contre le missan mal le guérit sans manque, et il n’y a jamais d’insuccès, car si la bête crève, c’est qu’elle avait une autre maladie.
Dans la composition de cet onguent, il entrait tout au moins de la suie, de l’alcool et de l’huile. Il était en soi inoffensif.

(4) Il nous a été impossible de savoir quels étaient ces livres, par conséquent de nous rendre compte de ce qui pouvait avoir amené une femme illettrée à prononcer cette condamnation formelle. Quel rapport avait-elle pu établir entre la possession de ces livres par le malade et sa maladie ? Beaucoup d’autres questions se poseraient encore. Il est impossible de tirer de nos agriculteurs plus qu’ils n’en veulent dire. Et l’on voit la difficulté qui, très souvent, existe, d’étudier sous tous leurs aspects des cas réellement curieux et très intéressants.

 

 

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1 commentaire pour “J. Gallus. La sorcellerie dans le Tarn. Article paru dans la « Revue du Monde Invisible, Elie Méric (Éd.) », (Paris), première année (1898-1899).”

  1. Valet ClaireLe jeudi 22 septembre 2016 à 18 h 20 min

    J’ai très peur de la sorcellerie…: ‘Jeanne d’Arc/Rouen,Olympe de Gouge/Montauban, Thérèse Clerc/Montreuil,l’adorable copine que j’ai interwievé à Montreuil, il y a environ 5 années de cela !. pour cause de sa merveilleuse céation des Babayagas, création basées sur des croyances de sorcelleries,en pays Russie, où l’on racontait aux enfants qu’ils étaient destinés à se faire manger par des sorcières, pour ceux d’entre eux qui n’étaient pas si sages que de raison garder ..??..!!. Brrr.. !! ça me fait,encore aujourd’hui,comme des petits frissonnets dans le dos, et partout, partout, partout,tout le long de mon sublime corps, aussi !!.. Clara/Tournefeuille les Bains , alias Claire Faure on Facabook !! If you like me, i like..perhaps only..,i will like you, me also !! if don’t like me, eh ben, eh ben ! ..allez vous faire …gratouillonner la châtoune vers d’autres Cieux que les miens !! Thank’s !!.. et..bon courage, mesdames les Sorcières ..