J. Bouillaud. EXTASE — Extrait de « Encyclographie des sciences médicales. Répertoire général de ces sciences au XIXE siècle » – Tome 13 – EXE-FUR », (London), 1837, pp.14-16.

J. Bouillaud. EXTASE — Extrait de « Encyclographie des sciences médicales. Répertoire général de ces sciences au XIXE siècle » – Tome 13 – EXE-FUR », (London), 1837, pp.14-16.

 

Pour faire suite à l’article de Calmeil : EXTASE. Extrait de « Encyclographie des sciences médicales. Répertoire général de ces sciences au XIXe siècle », (London), tome 13 – EXE-FUR, 1837, pp. 12-14. [en ligne sur notre site]

Jean-Baptise Bouillaud (1796-1881). Médecin bien connu pour avoir identifié le rhumatisme articulaire aigu en lien avec les troubles cardiaques. Il fur aussi le premier à localiser le centre du langage dans les lobes frontaux du cerveau. Parmi ses nombreuses publications nous avons retenu :
— Recherches cliniques propres à démontrer que la perte de la parole correspond à la lésion des lobules antérieurs du cerveau, et à confirmer l’opinion de Gall, sur le siège du langage articulé, Migneret (Paris), 1825.
— Traité clinique des maladies du cœur, J.-B. Baillière (Paris), 1835, 2 vol.
— Nouvelles recherches sur le rhumatisme articulaire aigu en général,[et spécialement sur la loi de coïncidence de la péricardite et de l’endocardite avec cette maladie ainsi que sur l’efficacité de la formule des émissions sanguines coup sur coup dans son traitement], J.-B. Baillière (Paris), 1836.
— Essai sur la philosophie médicale et sur les généralités de la clinique médicale, Etablissement encyclographique (Bruxelles), 1836.
— Traité clinique du rhumatisme articulaire: et de la loi de coïncidence des inflammations du cœur avec cette maladie, J.-B. Baillière (Paris), 1840.
— Traité de nosographie médicale, J.-B. Baillière (Paris), 1846. 5 vol.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. –  Nous avons gardé l’orthographe de l’article original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 14, colonne 2]

EXTASE

§ I. Définition et caractères

Cette expression n’est pas une de celles qu’il soit le plus facile de définir. Selon Georget, ce mot exprime un sentiment de ravissement extrême et inattendu de volupté vive, avec inaction plus ou moins complète des sens extérieurs et des mouvemens volontaires.

Toutefois, cet auteur ajoute qu’on a donné le nom d’extase à un état de perturbation des facultés morales et intellectuelles qui n’est pas toujours accompagné d’un sentiment de plaisir ; tel que, par exemple, cet état de semi-perte de connaissance qui se rencontre quelquefois dans la catalepsie, l’hystérie, l’hypocondrie, le somnambulisme et certains paroxysmes des affections aiguës du cerveau. Cette définition est bien loin de nous donner une idée exacte et complète de l’extase.

Il faut en convenir, M. le docteur Bertrand, dont la science déplore la perte récente et prématurée, a défini l’extase d’une manière qui n’est guère plus satisfaisante. « L’histoire philosophique de l’homme, dit-il, prouve que, toutes les fois qu’il se trouve expose à une cause permanente d’exaltation morale, portée à un certain degré, son organisation devient susceptible d’éprouver une modification singulière, qui donne naissance à des phénomènes physiques ou intellectuels, dont l’ensemble caractérise un état particulier, que j’ai désigné sous le nom d’extase. » (Du magnétisme animal, pag. 308-9.)

Cet état particulier, auquel M. Bertrand donne la dénomination d’extase, n’est pas précisément, de l’aveu [p. 15, colonne 1] de cet auteur, celui qui jusqu’ici avait porté ce nom et auquel s’applique la définition citée plus haut (celle de Georget).

A cet état, qu’il a désigné sous le nom d’extase, se rattache comme simple variété, suivant M. Betrand, le somnambulisme artificiel ou magnétique. Selon ce médecin, les phénomènes que présentaient les pythonisses de l’antiquité doivent être rapportés à l’extase. II considère enfin comme autant d’épidémies d’extase : 1° la possession des religieuses de Loudun ; 2° le tremblement des protestans des Cévennes, survenu après la révocation de l’édit de Nantes ; 3° les convulsions des jansénistes autour du tombeau du diacre Paris ; 4° l’état de ces malades qui, vers la fin du siècle dernier, allaient implorer comme suprême moyen de guérison, les exorcismes de Gassner.

En donnant ainsi le nom commun d’extase à des troubles divers des facultés morales et intellectuelles, classés par les médecins parmi les différentes névroses cérébrales, M. Bertrand n’aurait-il pas embrouillé, plutôt qu’éclairci, le problème qu’il se proposait de résoudre ?

D’ailleurs, M. Bertrand, en plaçant parmi les caractères de l’extase , les prodigieuses facultés de laprévision, de la communication des pensées sans le secours des signes, la vision sans le secours des yeux, etc., etc., est tombé dans une de ces déplorables erreurs dont il semblerait que les médecins, au moins, auraient dû être préservés.

L’exaltation extrême de certaines facultés , de certains sentimens intérieurs, est, sans contredit, le caractère le plus frappant de l’extase, et c’est à cette concentration de l’individu moral sur un seul point qu’il faut attribuer la suspension momentanée des sensations extérieures et des mouvemens réfléchis. Mais l’exaltation des facultés intellectuelles ne va jamais jusqu’à constituer un état miraculeux, tel que la prévision prophétique, la vision sans le secours des yeux, la compréhension de langues qu’on n’a jamais apprises, etc. II faut, pour admettre de tels prodiges, être doué de cette foi robuste que, fort heureusement, la nature n’accorde qu’a un très-petit nombre d’hommes.

Friedrich Pape (1812-18979) – L’extase de Sainte-Cécile : esquisse de décor.

Remarquez, d’ailleurs, que dans les épidémies d’extase rapportées par M. Bertrand, on ne trouve rien qui dépose en faveur de l’existence des merveilleuses facultés admises par l’auteur. Lui-même, en racontant l’histoire de la possession des religieuses de Loudun , avoue que l’on prit pour surnaturels des phénomènes produits par une affection hystérique (ouvrage cite, pag. 347). Or qui oserait placer parmi les signes de l’hystérie, le don de prophétie, de voir sans yeux, etc. ? et de quel droit accorder des facultés si hautes et presque divines, à des gens assez stupides pour croire à la possession du diable et au pouvoir des exorcismes ? Tant d’idiotisme d’une part, et tant d’intelligence de l’autre, voilà ce qui ne peut se concevoir chez un seul et même individu.

Quoi qu’il en soit, les diverses facultés qui par leur ensemble constituent l’état d’extase, sont, d’après M. Bertrand : 1° l’oubli au réveil ; 2° l’appréciation du temps ; 3° l’insensibilité extérieure ; 4° l’exaltation [p. 15, colonne 2] de l’imagination ; 5° le développement des facultés intellectuelles ; 6° l’instinct des remèdes ; 7° la prévision ; 8° l’inertie morale ; 9° la communication des symptômes des maladies ; 10° la communication des pensées ; 11° la vue sans le secours des yeux ; 12° une influence particulière de l’extatique sur sa propre organisation. Après avoir passé en revue ces nombreuses facultés , M. Bertrand a le soin d’ajouter : « Qu’on ne croie pas cependant que chacun de ces caractères s’observe constamment chez tous les extatiques, ni même qu’on puisse citer un caractère quelconque qui se remarque toujours et à tout instant, chez ceux qui l’ont présente une fois. Ces caractères sont essentiellement variables, fugitifs, et demandent, pour être constatés, ou des hasards heureux sur lesquels on ne doit pas trop compter, ou une patience à toute épreuve. Qu’on se persuade bien surtout, qu’il ne s’est peut-être pas rencontré un seul extatique qui les ait présentés tous réunis ; et que même la plupart des extatiques, particulièrement les somnambules magnétiques, ne présente presque aucun caractère qui puisse servir à les distinguer de l’homme dans l’état normal. »

Quoi qu’en dise M. Bertrand, ce ne sont ni des hasards heureux, ni une patience à toute épreuve, qui feront rencontrer des individus qui prédisent-elles événemens à venir, devinent les moyens de guérir les maux incurables, et voient sans yeux. Pour trouver de tels individus, c’est d’une crédulité à toute épreuve qu’il faut se munir :

Notre crédulité fait toute leur science.
Voltaire, Œdipe.

Mais laissons là les caractères mystérieux que M. Bertrand, trompé par les pratiques de quelques magnétiseurs, et doué d’une trop complaisante foi, a considérés comme appartenant à l’extase ; et contentons-nous de signaler comme tels les phénomènes indiqués dans la définition de Georget, par laquelle nous avons commencé cet article.

§ II. Causes.

Certaines variétés d’organisation des centres nerveux constituent une véritable prédisposition à l’extase. Quelque difficile qu’il soit de préciser cette spécialité d’organisation des centres nerveux, ce n’est pas trop s’écarter, je crois, de l’observation que d’indiquer comme telle la prédominance ou le développement excessif de quelques-uns de ces centres, organes de nos facultés morales et intellectuelles.

Quant aux causes déterminantes de l’extase, on les trouve principalement dans tout ce qui tend à exciter, à irriter des facultés ou des sentimens déjà naturellement très-prononcés. C’est ainsi que tous les bons observateurs ont remarqué que, chez les personnes naturellement portées vers les sentimens religieux, des pratiques exagérées de dévotion pouvaient faire éclater l’état extatique. Chez les individus [p. 16, colonne 1] d’une tempérament érotique, ardent, les circonstances propres à provoquer la passion de l’amour peuvent de même déterminer l’extase ; des méditations forcées pourront occasionner le même état chez celui qui a reçu de la nature des facultés intellectuelles très-puissantes. N’était-il pas plongé dans une sorte d’extase, ce grand Archimède qui, occupé de tracer sur le sable des figures de géométrie et d’en étudier les rapports, n’entend ni n’aperçoit le soldat romain dont il reçoit la mort ? « L’habitude de la méditation, dit Georget, la vie contemplative et ascétique ont quelquefois  jeté dans une sorte de rêverie voluptueuse, avec insensibilité extérieure, qui s’est renouvelée à la fin sans la cause qui l’avait fait naitre ».

L’état d’extase, dit feu M. le docteur Bertrand, a dû paraitre fréquemment à toutes les époques ou les esprits ont été agités par le fanatisme et par des croyances qui entrainaient à leur suite de grandes craintes ou des grandes espérances. Par cela même, ajoute-t-il, on peut être certain aussi qu’il a été plus commun dans les siècles d’ignorance que dans ceux ou la civilisation plus avancée a fait prédominer le raisonnement sur l’imagination. » (Ouvr. cité , pag. 309).

§ III. Siège et nature.

On ne saurait douter que le siège de l’extase ne soit l’encéphale. Mais dire quelle est la modification de cet organe, à laquelle doivent être attribués les phénomènes de l’extase, cela est tout aussi impossible que de dire quelle est la nature du sommeil ou la nature des songes. N’est-ce pas une sorte de sommeil pathologique que l’état extatique proprement dit, comme le somnambulisme lui-même ? M. Bernard, qui a considéré le somnambulisme artificiel comme une variété de l’extase, assure qu’on rêve dans l’état d’extase ainsi que dans le sommeil. Je renvoie, d’ailleurs, à son ouvrage pour une foule de détails que je ne saurais placer dans un ouvrage tel que celui-ci, consacré spécialement à la pratique. Le sommeil extatique, je le répète, n’est pas plus accessible à nos explications que le sommeil naturel ; nous ignorons les modifications matérielles qui se passent dans le cerveau au moment de son apparition et pendant son cours.

§ IV. Traitement.

L’extase est aussi difficile à traiter rationnellement qu’à définir. Heureusement qu’en général cet état n’est point grave en lui-même, à tel point que M. Bertrand, qui s’en est occupé d’une manière toute spéciale, lui refuse le nom de maladie proprement dite. Les moyens que l’art peut mettre en œuvre contre l’extase devront être appropries à l’état général des sujets. Si l’individu est, comme on le dit, doué d’un tempérament nerveux, on aura recours aux médicamens calmans, narcotiques ; on emploiera, au contraire, les émissions sanguines et les autres débilitans si le sujet est fort, vigoureux, pléthorique.

II est bien entendu que l’on recommandera d’éviter [p. 16, colonne 2] avec le plus grand soin tous les exercices, toutes les pratiques, toutes les circonstances enfin, sous l’influence desquels l’extase a pu se manifester. C’est ici qu’il faut prodiguer toutes les ressources de la médecine morale ; il faut exciter les sentimens, les passions endormies, pour ainsi dire, par une autre passion prédominante. Cette influence d’une passion excessive sur les autres facultés est bien connue, non-seulement des médecins, mais de tous les observateurs de l’homme moral : M. de Chateaubriand , par exemple, a dit, dans son style figuré : « Une passion dominante éteint les autres dans notre âme, comme le soleil fait disparaître les astres dans l’éclat de ses rayons. » C’est réellement sur cette donnée que le médecin doit en quelque sorte bâtir l’édifice de sa thérapeutique contre la disposition extatique. II faut qu’il s’applique de toutes ses forces à comprimer les facultés en exaltation ; tandis que, d’un autre côté, il excitera, stimulera avec prudence les facultés engourdies, celles surtout qui s’appliquent à des objets de nature très-différente de ceux sur lesquels s’exercent les facultés exaltées. Si , comme M. Bertrand, on voulait rattacher à l’extase les faits de possession, à la vérité, fort rares aujourd’hui, en attendant qu’un nouveau Gassner vienne offrir aux malades le miracle de ses exorcismes, nous recommanderions les procédés mis en usage dans la comédie de Dominique ou le Possédé.

M. Bouillaud.

 

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