Hystérie. Par Alfred Binet & Théodore Simon. 1909.

Alfred Binet PortraitAlfred Binet (1857-1911)  et Theodore Simon (1873-1961) sont plus connus pour leurs travaux sur la mesure du développement de l’intelligence chez les enfants, et leur collaboration régulière depuis 1899. Collaboration, qui donna lieu en 1905, dans L’Année psychologie, créée par Binet,  de ce qui va fonder toutes les études sur la mesure de l’intelligence, dont le Q. I., l’étude princeps, la nécessité d’établir un diagnostic scientifique des états inférieurs de l’intelligence. Cette collaboration  ne cessera qu’avec le décès de Binet en 1911. Bien moins connu, sinon ignoré, leur travail sur l’hystérie qui parut dans la revue L’Année psychologique, avec une contribution inédite sur l’hystérie de Joseph Babinski sous forme de questionnaire. Cet article fait le point, épistémologiquement parlant sur ce concept. Pour autant on constate que les auteurs, toujours très critiques quant aux positions officielles des uns et des autres, n’ont rien compris à la psychanalyse.

Simon Théodore PortraitQuelques références bibliographiques :
Binet Alfred & Simon Th. Les enfants anormaux. Guide pour l’admission des enfants anormaux dans les classes de perfectionnement. Avec une préface de Léon Bourgeois. Paris, Librairie Armand Colin, 1907.
Binet Alfred. La suggestibilité. Avec 32 figures et 2 planches hors texte. Paris, Schleicher Frères, 1900. – Les Idées Modernes sur les enfants. Paris, Ernest Flammarion, 1909. – Les altérations de la personnalité, Paris, Félix Alcan, 1892. – Etude de psychologie expérimentale. Le fétichisme dans l’amour. La vie psychique des micro-organismes. L’intensité des images mentales. Etc. Deuxième édition. Paris, Octave Doin, 1888.
Simon Theodore. Pédagogie expérimentale. Ecriture – Lecture – Orthographe. Paris, Armand Colin, 1924. p.
Binet Alfred & Féré Charles Samson. Le Magnétisme Animal, avec figures dans le texte. Paris, Félix Alcan, 1887.

Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
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 Alfred Binet (1857-1911)  et Theodore Simon (1873-1961. Hystérie. in « L’année psychologique », (Paris), 1909, volume 16, pp, 67-122.

[p. 67]

HYSTÉRIE

I. – HISTORIQUE

 

Bien que l’hystérie ne soit pas une maladie nouvelle, et qu’on l’ait décrite, et définie, et nommée depuis bien des siècles, c’est seulement d’hier qu’on la fait entrer dans le cadre des maladies mentales. Autrefois, on n’y voulait voir qu’une maladie du système nerveux, pour cette raison que les troubles qu’elle présente paraissent être surtout d’ordre somatique, plutôt que d’ordre psychique ; ce sont des anesthésies, des contractures, des accidents convulsifs, des crises accompagnées de perte de connaissance, ce qu’on appelait autrefois des vapeurs; tout cela était considéré comme nerveux plutôt que mental. On se contentait de rattacher tous ces symptômes à des lésions fonctionnelles du système nerveux, et on croyait même que par la seule énumération des symptômes les plus fréquents on donnait une définition suffisante de la maladie. L’hystérie, écrivaient les auteurs un peu naïvement, est une maladie du système nerveux caractérisée par des troubles de la sensibilité générale, de la sensibilité spéciale, de la motilité et de l’intelligence. C’est à peu près la définition d’Axenfeld, elle n’apprend pas grand’chose, et en tout cas elle est insuffisante, puisqu’on ne peut pas y trouver une distinction avec les autres névroses. Longtemps aussi on a cru que la production des accidents hystériques est liée à une altération dans le fonctionnement génésique de la femme, provenant soit d’une continence exagérée, soit d’un abus des plaisirs vénériens. De là vient qu’on a donné à cette affection le nom d’hystérie, ce mot désignant l’utérus; on avait supposé que c’était une maladie spéciale au sexe féminin. A cette hypothèse s’est ajoutée une idée sur la nature de l’état mental hystérique ; on l’a décrit surtout par son caractère extérieur, par son humeur; on a dit et répété que l’hystérique est une femme portée au mensonge, qui a le désir de briller, qui prend une allure théâtrale, qui joue la comédie devant le public ; coquetterie, enfantillage, nervosité, caprices, versatilité, tels sont les principaux éléments sur lesquels on insiste pour faire de l’hystérique un portrait qui est sans doute intéressant, mais qui n’est pas beaucoup moins littéraire qu’un portrait de La Bruyère. On a encore remarqué que [p. 68] les accidents de cette névrose sont nombreux, variés, changeants ; l’observation de ce polymorphisme a même conduit les auteurs à considérer l’hystérie comme un protée insaisissable, et Lasègue, en veine de paradoxe, a un jour proclamé que personne ne pourrait jamais la définir. Que de fois on a répété ce non-sens ! Comme d’autre part l’hystérique est facilement menteuse, on a pris ses mensonges dans un sens symbolique, on a posé en règle que l’hystérie peut imiter les symptômes de toutes les autres maladies, et qu’elle constitue « la grande simulatrice ».

Deux neurologistes français ont contribué à mettre un peu d’ordre dans ce chaos, et à écarter quelques erreurs d’interprétation. Briquet, d’abord, s’est attaché à nous donner une histoire naturelle des symptômes hystériques, et il s’est élevé contre l’idée fausse que tous ces symptômes relèvent de l’érotisme ou de la continence excessive; il a fait de l’hystérie une maladie avouable.

Charcot, plus tard, est intervenu; il a décrit des symptômes nouveaux, il a mieux analysé les périodes de l’attaque, il a fait connaître l’importance, jusque-là si peu soupçonnée, de l’hystérie mâle. Mais ce n’étaient encore que des retouches de détail, et non un remaniement d’ensemble. Peu à peu des coups plus décisifs ont été portés à l’ancienne conception, qui ne voyait dans l’hystérie qu’une névrose ; on est arrivé à se rendre compte que l’élément moral y joue un rôle de premier ordre, et qu’elle constitue bien une psychose, autrement dit une maladie psychologique, ou, pour parler plus simplement encore, une maladie mentale.

On ne peut pas dire que Charcot ait été étranger à cette grande évolution dans les idées ; mais elle ne semble pas avoir été le résultat principal de son influence. Elle s’est faite plutôt à travers lui que par lui. Pendant. Longtemps, il a écrit et surtout enseigné – car il écrivait peu, et c’était par l’enseignement oral qu’il préférait exprimer sa pensée – que les symptômes de l’hystérie sont des symptômes physiques, et doivent être étudiés comme tels. Quand il publia ses études sur la contracture hystérique, il l’attribua assez lourdement à un état d’hyperexcitabilité neuro-musculaire siégeant dans les nerfs périphériques ou dans la moelle; lorsqu’il voulut donner la consécration académique aux phénomènes jusque-là si décriés de l’hypnotisme, qu’il étudia exclusivement dans l’hystérie, il crut qu’il était indispensable de mettre en lumière une symptomatologie physique, quelque chose qu’on pouvait voir et toucher, Toutes ses descriptions de la léthargie, de la catalepsie et même du somnambulisme sont par l’extérieur; ce n’est qu’une recherche et une analyse de signes physiques, avec un grand luxe d’appareils enregistreurs destinés à mettre en évidence leur réalité corporelle. Sans doute, malgré ces points de vue si exclusifs, il n’ignorait pas qu’il existai\ dans l’hypnotisme, comme dans l’attaque d’hystérie, des états mentaux particuliers, toute une psychologie qui n’était pas de la psychologie normale ; mais de parti pris, il en écartait l’étude, et il répétait sans cesse à ses élèves que la méthode [p. 69] scientifique consiste à procéder du simple au composé ; il croyait que les phénomènes physiques sont beaucoup plus simples que ceux de l’esprit –- ce qui est bien une des vérités les plus fausses qu’on puisse imaginer, car dans la circonstance ce qu’il prenait pour des phénomènes physiques n’était autre chose que des phénomènes mentaux très compliqués. Il résultait de cette doctrine une conséquence pratique bien curieuse, que tous ses élèves se rappellent.

Charcot ne s’est jamais méfié de la suggestion; il ne s’est jamais aperçu de l’influence désastreuse que des suggestions involontaires peuvent produire dans une expérience d’hypnotisme ou pendant une observation sur une hystérique. Loin de prendre la moindre précaution, il parlait sans cesse à haute voix devant les malades, annonçait ce qui allait se produire, et leur faisait véritablement la leçon. Il n’est pas étonnant que ses adversaires lui aient si souvent reproché que ses hystériques et son grand hypnotisme étaient un produit de culture. Pour ceux qui ont vécu quelque peu dans le milieu de la Salpêtrière, il est incontestable que ce reproche était fondé. L’un de nous a eu autrefois la curiosité de prendre à part une femme qui servait de sujet habituel à Charcot ; il la mit en somnambulisme, et lui fit raconter ce qu’elle savait sur l’hystérie et l’hypnotisme ; elle était absolument au courant de tout ; elle aussi aurait pu faire un cours sur ce chapitre.

, dans les dernières années de sa vie, Charcot fut amené progressivement à changer ses idées sur le mécanisme de production de quelques symptômes hystériques. Il avait eu l’occasion d’étudier dans son service plusieurs cas de paralysie hystérique survenus à la suite d’un choc, tels que coup ou chute sur l’épaule.

Malgré son esprit de système, il était bon observateur; il avait bien vu comment ces paralysies hystériques traumatiques se produisent; ce n’est pas brusquement, et immédiatement après le traumatisme ; il faut du temps, quelques jours, quelques heures ; et pendant ces heures, le malade pense à son accident, et en rumine l’idée. Pour expliquer la paralysie qui s’installe dans ces conditions bien particulières, Charcot jugea qu’on devait recourir à l’hypothèse de la suggestion, ou plutôt de l’auto-suggestion. Voici ce qu’il supposait : un cocher de fiacre, par exemple, tombe de son siège, il tombe sur son épaule; il y a choc, étonnement, douleur ; et sous l’influence de cette douleur, le malade réfléchit et se dit : « Je ne vais plus pouvoir remuer mon membre contusionné », et en conséquence la paralysie se réalise. Remarquons bien que c’est là une explication toute théorique, comme beaucoup de celles que Charcot adoptait dans son enseignement, car il était schématiseur à outrance. Personne n’a jamais expliqué comment l’idée de paralysie, la représentation mentale d’un membre flasque, peut par une sorte de vertu mystérieuse se transformer en paralysie véritable. Charcot disait même un jour à l’un de nous, qui lui exposait ses doutes à ce sujet, que l’idée de paralysie produit directement le même effet que si avec un couteau on détruisait le centre moteur du membre. [p. 70] Quoi qu’il en soit, à partir de ce moment, soit de lui-même, soit plutôt sous l’influence de ses élèves, Charcot remit en honneur la suggestion dans son service ; c’était bien le contre-pied de son enseignement antérieur, mais il ne s’en aperçut pas. Les maîtres de la science sont, comme les princes, entourés de courtisans habiles, qui nuancent la vérité à leur usage; à force d’attribuer à quelqu’un le mérite d’une découverte, on finit par l’en convaincre. Charcot vieillissant s’imagina que c’était lui qui avait eu l’idée de faire de l’hystérie une maladie mentale.

Après Charcot, l’évolution continue, et même elle se précipite; et toutes les définitions et théories de l’hystérie qui ont cours actuellement sont dans le même sens ; malgré leurs divergences, elles s’accordent à mettre en relief l’élément psychique.

Nous voici dans la période contemporaine ; et nous allons avoir à exposer un grand nombre de théories. Peu de maladies en ont suscité autant. On a pu en faire la revue au Congrès des aliénistes et neurologistes qui s’est tenu à Genève-Lausanne en août 1907. Là, toutes les définitions modernes de l’hystérie ont été exposées et discutées à tour de rôle, et souvent par leurs auteurs ; le nombre et la contradiction de ces formules sont bien faits, au moins à première vue, pour exciter le scepticisme des profanes. Mais loin de nous complaire à les mettre en opposition, nous chercherons au contraire à les concilier dans une synthèse plus vaste, car la plupart contiennent une parcelle de vérité.

 

 

II. – THÉORIES

 

Classification des théories de l’hystérie. – Nous déblayons d’abord le terrain, en remarquant qu’ici nous nous plaçons uniquement au point de vue de la psychologie ou de la psychiatrie, en un mot au point de vue mental. Nous ne voulons pas chercher à définir l’hystérie en anatomistes ou physiologistes, et nous écartons toutes les définitions qui rattachent l’hystérie soit à un sommeil, soit à un éréthisme des centres nerveux. Nous le ferons d’autant plus volontiers que jusqu’ici on ignore complètement l’état où se trouvent les centres nerveux d’un sujet hystérique; par conséquent tout ce qu’on peut imaginer sur le dynamisme de ces centres dans l’hystérie est non seulement une hypothèse, mais encore un naïf décalque de ce que nous avons appris sur l’état mental de ces malades. Il n’y a aucun avantage à remplacer les sensations et les images par les neurones, les associations d’idées par les prolongements de neurones, l’inconscience des sensations par le sommeil des centres, et ainsi de suite. [p. 71]

On peut répartir toutes les théories (1) en trois groupes principaux :

1° Des théories qui nous paraissent de très peu de valeur, qui sont banales, presque littéraires. Elles consistent à attacher de l’importance surtout au caractère de l’hystérique, le caractère étant défini par la nature des goûts, des émotions, des passions.

2° Des théories qui placent à la base de l’hystérie une idée ou une suggestion ; celles-ci ont plus d’importance, elles ont eu et ont actuellement une grande vogue médicale. S’y rattachent principalement les noms de Reynolds, Bernheim, Dejerine, et surtout Babinski.

3° Les théories d’état mental. Elles sont ébauchées par Breuer et Freud, et bien plus clairement et plus pleinement formulées par Janet.

Théories littéraires. – Quelques auteurs se contentent d’explications extrêmement banales : les unes sont tirées du caractère particulier aux femmes hystériques : on accuse le caprice, le besoin de réclame, le désir d’attirer l’attention, la mythomanie (ou manie d’inventer des fables, c’est-à-dire de mentir avec imagination – le mot est de Dupré), etc. Ou bien on met en lumière des défauts intellectuels: absence de jugement ou excès d’imagination ; et on y rapporte tout le reste. Ou bien on fait intervenir de ces dispositions nerveuses vagues, que personne ne serait capable de définir: l’impressionnabilité, l’excitabilité, le tempérament nerveux, l’émotivité, le déséquilibre,… etc. Ou bien enfin on a recours à des explications intellectuelles ou idéationnelles qui sont d’une psychologie bien fantaisiste : une extrême vivacité de certaines images mentales et le monoïdéisme suffiraient à certains auteurs pour former une mentalité hystérique.

Nous passerons vivement sur tout cela. Quelques citations suffiront. Schnyder paraît s’être fait le défenseur de l’opinion qui consiste à ne voir dans l’hystérie qu’une exagération du caractère féminin, une mentalité voisine de l’état normal dont [p. 72] elle ne serait séparée que par la versatilité plus grande de l’humeur ou le caractère fantaisiste de l’imagination. Une pareille théorie ne peut séduire que des littéraires, elle a, au point de vue clinique, tous les défauts imaginables; elle ne sépare et distingue rien. Par quels caractères saisissables, la mentalité hystérique se différencie-t-elle de l’état normal ? On ne le voit plus, ou à peine. Par quels caractères se sépare-t-elle d’une foule d’états morbides ? Est-ce que dans la neurasthénie, dans la psychasthénie, on ne trouve pas aussi de l’impressionnabilité, de l’humeur extravagante? En vérité, ce n’est pas là une définition de l’hystérie, c’est plutôt une boutade d’ironiste, cherchant à mettre un peu de malveillance dans le portrait de la femme.

Pour la même raison, nous repousserons l’opinion de Crocq qui considère l’état mental des hystériques comme dominé par les particularités suivantes : émotivité, impressionnabilité, suggestibilité, impulsivité, automatisme et diminution du contrôle cérébral. Ce n’est pas une explication, c’est un choix de symptômes, et de symptômes bien banaux : on retrouve de l’impulsivité dans presque toutes les maladies mentales, l’automatisme est bien développé dans la démence précoce, l’émotivité est un des principaux symptômes de la neurasthénie, et les changements d’émotivité, sous le nom de cyclothymie, ont été décrits récemment comme servant de base à la folie maniaque dépressive ; quant à la diminution du contrôle cérébral, sur laquelle Raymond insiste à son tour, nous en dirons seulement que loin d’être propre à l’hystérie, cette diminution est le facteur essentiel de toute maladie mentale.

Enfin Dubois (de Berne) n’est pas moins dans l’erreur lorsqu’il attribue l’hystérisation de la mentalité à un manque de jugement, de critique raisonnable; cette définition conviendrait aussi bien à toutes les formes délirantes, et à la paranoïa en particulier.

2° Les théories de la suggestion. – Nous arrivons maintenant à des théories qui méritent davantage une discussion, car elles insistent sur des phénomènes qui certainement, et dans une large mesure, sont particuliers à l’hystérie.

Une des premières formes qu’a prises la théorie de la suggestion est due au médecin anglais Reynolds (2) ; son idée était [p. 73] intéressante ; il parlait moins de suggestion, que d’images, d’attention expectante, d’imagination : il est un de ceux qui ont montré qu’il existe des maladies par imagination, et que celles-ci ne doivent pas être confondues avec des maladies imaginaires. La maladie par imagination est une maladie réelle, produite par un état mental, une conviction profonde : être certain d’être malade, en nourrir l’idée pendant longtemps et avec intensité, c’est bien être malade ; au contraire, la maladie imaginaire est celle dans laquelle ni le corps ni l’esprit ne sont troublés ; ou bien on simule une maladie qu’on n’a pas, ou bien on n’en a pas l’idée avec assez d’intensité et de suite pour la réaliser. En Angleterre, Hack-Tuke, dans ses études autrefois célèbres, et aujourd’hui un peu démodées, sur l’influence s’exerçant entre le moral et le physique, a beaucoup contribué au développement de ces idées : et en France, notre regretté collègue et ami Féré leur avait donné le sceau énergique de son esprit original. On ne peut pas dire que Reynolds ait saisi l’ensemble de cette belle question ; il a surtout eu le mérite d’appliquer l’idée à un fait particulier, et par là, il lui a enlevé son caractère un peu littéraire, il lui a donné une allure clinique. Ayant à expliquer une paralysie survenue chez une hystérique, il a supposé que, de même que l’idée d’un mouvement provoque ce mouvement, de même l’idée d’une paralysie peut, en se réalisant, provoquer l’impuissance ; il admet donc que son malade est paralysé par idée, ou par auto-suggestion. C’est cette explication que Charcot avait acceptée, comme nous l’avons vu pour les paralysies hystériques d’origine traumatique, en l’étendant; pour Reynolds, la paralysie hystérique provient d’une idée fixe qui s’installe dans l’esprit du malade ; cette idée fixe réalise en outre le mutisme, les contractures, les hyperesthésies et les anesthésies, etc. Moebius, puis Strumpell, en Allemagne, font jouer un rôle analogue aux représentations mentales : les représentations d’action produisent des mouvements, les représentations de paralysies produisent des impotences fonctionnelles. Théorie bien simpliste qui ne pouvait satisfaire que des esprits sans finesse. Comment admettre que cette mentalité si riche de l’hystérique s’explique tout bonnement par des idées plus ou moins intenses ? Si cette explication vaut pour les paralysies, les contractures, les convulsions, les impulsions, elle s’appliquerait tout aussi bien à des symptômes non hystériques. On expliquerait de la même manière les impulsions irrésistibles du neurasthénique ou du dément précoce. [p. 74]

Nous pensons qu’à cette théorie on doit en préférer une autre, qui en est véritablement le perfectionnement : c’est celle de la suggestion. De quelque manière qu’on entende le mécanisme d’une suggestion, et quand même on y verrait seulement l’influence d’une idée, il est incontestable que cette idée n’agit pas seulement en vertu de son intensité, mais qu’elle suppose un état mental qui est particulier, et qui est par conséquent moins banal qu’un phénomène d’intensité.

Bernheim. Le rôle de la suggestion et de t’émotivité. – Celui qui pendant longtemps a été le partisan le plus en vue de cette thèse est le Dr Bernheim, de Nancy. Depuis plus de vingt ans, l’opinion publique voit en lui l’apôtre de la suggestion. C’est le continuateur de Liébault, le collègue de Beaunis, le représentant le plus actif de ce qu’on a appelé l’Ecole de Nancy. Il a été incité à travailler, semble-t-il, par l’exemple de ce qui se passait dans le milieu de la Salpêtrière, il a trouvé que les doctrines émises dans ce milieu étaient fausses, parce qu’on n’y tenait pas compte de la suggestion, et il est entré dans la lice ; il a fait de l’hypnotisme sur tous les sujets qu’il rencontrait, sur la plupart des malades de son service ; il employait, pour les endormir, le procédé de Liébault, son maître ; point de passes, point d’excitations brusques, point de fixation du regard, mais une simple action morale : un ordre de dormir donné brutalement à haute voix. Ce sont des expériences faciles et saisissantes ; il les fait, les répète, les publie partout ; et très rapidement, il arrive à cette conclusion importante que tous les phénomènes de sommeil et autres qu’on provoque chez des sujets hypnotisés s’expliquent par la suggestion. Il n’y a pas d’hypnotisme, dit-il, il n’y a que de la suggestion. A ce moment, il commence tout un travail critique sur l’œuvre de Charcot ; il prend à partie l’hypnotisme avec ses trois états, les symptômes principaux de l’hystérie, les quatre périodes de l’attaque hystérique, et il répète que tout cela n’est que de la suggestion, de la culture, du dressage. Il avait grandement raison du reste en déclarant qu’à la Salpêtrière, on ne se méfiait pas suffisamment de la suggestion; nous avons déjà dit que l’un de nous, pour avoir traversé ce milieu, sait combien on y travaillait sans aucune des précautions élémentaires contre la suggestibilité. Bernheim pousse encore plus loin son idée, il admet que dans un grand nombre de maladies organiques, il y a des symptômes justiciables de la suggestion. Il compte des interventions utiles de cet agent dans la [p. 75] neurasthénie et même sur des paralysies saturnines. Il admet que la suggestion est capable de provoquer tous les troubles vasomoteurs et même trophiques. Il ne cesse pas d’insister sur.la puissance indéfinie de cet agent psychique.

Comment le définit-il ? de la manière la plus laconique. C’est pour lui l’idée introduite dans le cerveau. Il ne sort pas de là, il n’a pas d’autre formule, d’autre théorie. C’est un esprit qui s’inquiète peu des nuances. Il admet également que lorsque l’idée n’a pas été suggérée par autrui, elle peut avoir été conçue par le malade lui-même et devenir une auto-suggestion.

Cette idée d’auto-suggestion élargit beaucoup la conception de la suggestion ; car celle-ci n’est plus limitée à une influence s’exerçant d’un individu sur un autre, elle représente une opération qui prend naissance chez le sujet lui-même. Bientôt, pour Bernheim une confusion se fait entre ce qui est psychique et ce qui est suggéré ; tout phénomène mental devient phénomène de suggestion ; confusion étrange, qu’on lui a souvent reprochée et qui montre combien il se contentait d’analyses élémentaires, au point de vue psychologique tout au moins.

Plus tard, Bernheim est revenu sur les idées qu’il avait émises ; et il les a corrigées sur différents points importants. Aujourd’hui, il ne croit plus à la toute-puissance de la suggestion, et il pense que les phénomènes vaso-moteurs, trophiques et autres qu’on a décrits dans l’hystérie ne sont point du tout des phénomènes hystériques, c’est-à-dire suggérés. C’est l’idée de Babinski, que Bernheim semble avoir adoptée sans en indiquer la provenance, du moins Babinski le lui a reproché. Sur un autre point, il rétrécit encore le rôle de la suggestion ; il revient sur la définition de l’hystérie, et admet, en fin de compte, qu’elle constitue une entité morbide, ou du moins un état nerveux, qui ne se résout pas en suggestibilité. En quoi consiste cet état nerveux ? Ici, ses explications manquent un peu de clarté. Il admet que : 1° l’hystérique est essentiellement un émotif ; 2° c’est un sujet qui présente de fréquentes crises convulsives ; 3° il possède un appareil hystérogène. Comme ces caractères nous ont paru un peu confus, nous avons prié Bernheim de nous les expliquer, et il a bien voulu nous envoyer les réponses suivantes que nous enregistrons textuellement.

1° Les hystériques sont plus ou moins émotifs. Ils ont surtout une émotivité spéciale, variable suivant les individus, pour certaines [p. 76] choses ou sous certaines influences, et surtout une réaction spéciale sous forme de crises dites hystériques.

Certains sujets à la suite de certaines émotions ont une migraine, d’autres des battements de cœur, d’autres des vomissements, etc. D’autres enfin ont une crise de nerfs. Quand je dis que les hystériques ont un appareil hystérogène, je veux dire un appareil symptomatique, qu’ils réalisent facilement des crises ; si bien que je peux par suggestion, par émotivité suggérée, leur en donner une ; ils sont hystérisables.

2° D’autres ne le sont pas ; ils ne peuvent faire des crises ; ils peuvent faire des éructations, du hoquet, des tics, etc., d’autres ne peuvent pas en faire. Chaque individualité a ses réactions psychodynamiques ; l’hystérie en est une. C’est une psychonévrose ; mais il ne faut pas appeler toutes les psychonévroses de l’hystérie car le bâillement par imitation, toutes les images psychiques extériorisées devenant actes, même les hallucinations du sommeil, seraient alors de l’hystérie.

3° L’hystérie, comme tous les autres phénomènes, peut survenir en dehors de toute suggestion, à la suite d’une émotion. Tels le tremblement, les battements de cœur, la contracture, l’anesthésie, une douleur vive, un étouffement, etc. Mais tous ces troubles fonctionnels, purement dynamiques, qui sont autant de psychonévroses (parmi lesquelles l’hystérie), peuvent se répéter par auto-suggestion ou hétéro-suggestion ; l’émotion de l’hystérie et des autres psychonévroses, images psychiques, est réveillée par la suggestion, et cette image devient acte. – Cela est vrai pour tous les actes psychodynamiques qui, une fois assimilés par l’organisme, se répètent facilement, tics, crampes des écrivains, spasme pharyngé, vomissements, bâillement, hoquet, toux nerveuse, suite de picotement à la gorge, aphonie nerveuse due à un léger enrouement et se répétant à chaque enrouement. Toutes ces psychonévroses, exagération d’une sensation réelle ou répétée par auto-suggestion, sont souvent justiciables de la psychothérapie. Quand elles sont greffées sur une maladie organique ou toxique, celle-ci non suggestible persiste, débarrassée de la psychonévrose concomitante.

Ces explications manquent un peu de clarté. Lorsque Bernheim dit que l’hystérique a un appareil hystérogène, nous doutons qu’il y ait dans cette formule autre chose qu’une tautologie. Quant aux crises convulsives, si Bernheim admet qu’elles ne sont pas l’effet d’une suggestion, il admet en revanche qu’elles peuvent être propagées par contagion ; or la contagion est bien de la suggestibilité, de la plus directe, de la meilleure, et par conséquent cette deuxième affirmation diminue singulièrement la précédente. Il ne reste plus pour caractériser l’hystérique que de l’émotivité, mais bien des aliénés sont émotifs, c’est là un phénomène banal, et on ne nous dit [p. 77] pas ce que l’émotivité de l’hystérique présente de particulier.

Et cependant, si Bernheim n’a pas raison dans ses affirmations de détail, nous croyons démêler chez lui une conception de l’hystérie qui nous paraît moins banale, plus intéressante et plus juste que ce qu’il en dit expressément. Remarquons bien, en effet, que Bernheim semble admettre que l’hystérique est un sujet qui présente une constitution telle que l’émotion ou la suggestion provoquent chez lui le développement de réactions qui lui sont particulières. Le caractère de l’hystérie ne serait donc pas uniquement dans l’émotion et la suggestion, causes provocatrices, mais dans la nature des troubles morbides que ces causes provoquent. Nous reprendrions volontiers son idée en la précisant, et nous dirions que l’hystérie résulte de la combinaison de deux facteurs : une influence extérieure et une constitution mentale; cette dernière détermine au moins en partie la forme des accidents. Mais Bernheim n’a point poussé l’analyse dans ce sens.

A notre avis, le rôle qu’il a joué dans ces questions se résume en ceci : il a montré la part que la suggestion prend dans l’hystérie, et il l’a montré à une époque où son opinion était une nouveauté, et même une hérésie. C’est surtout de cela qu’il faut lui tenir compte. Le rôle que nous lui attribuons nous paraît être assez beau pour qu’il s’en montre satisfait (3).

Babinski. La suggestion à elle seule explique l’hystérie (4). – [p. 78] Après Bernheim, il faut citer le nom de Babinski, qui a réussi à imposer sa théorie à la grande majorité des médecins, et à convaincre la Société française de neurologie. La théorie de Babinski est actuellement à l’ordre du jour. Elle accorde une grande importance à la suggestion dans les phénomènes d’hystérie ; mais les points de vue auxquels Babinski et Bernheim se sont placés sont tout à fait différents. Bernheim s’est toujours montré épris d’une formule, d’une théorie ramenant à la simplicité la multiplicité des phénomènes ; il a trouvé l’idée de suggestion, et il s’est efforcé d’expliquer par cette idée tous les faits qu’il rencontrait (5). Babinski est surtout un observateur ; il se méfie des théories, il n’en a ni le goût, ni la vocation ; il s’attache aux faits cliniques, il les analyse un par un, et cherche avant tout à comprendre quelque chose de simple et de précis. Lui-même a raconté, avec cette franchise qui est le charme de sa personnalité, ce qu’il avait fait dans le service de Charcot, dont il fut le chef de clinique, et un des élèves les plus chers. Il commença par admettre sans réserve les idées de Charcot, qui exerçait sur ses élèves une influence si puissante. Ce ne fut que plus tard, vers 1892 (6) que certaines observations qu’il fit le réveillèrent de son dogmatisme, et il entreprit d’étudier les faits par lui-même. Il y a apporté sa tendance d’esprit. Il cherche un petit signe physique précis qui puisse l’orienter dans le dédale compliqué des cas cliniques. On peut dire que toute sa carrière consiste à chercher des signes pathognomoniques, et comme il met dans ses recherches une conscience et une patience remarquables, il est un de ceux qui ont le plus enrichi la clinique ainsi comprise. Les signes de Babinski abondent aujourd’hui en médecine nerveuse. Sous l’influence de cette préoccupation, il ne s’est pas proposé à proprement parler d’expliquer toute l’hystérie par la suggestion, mais il s’est posé cette question : en présence d’un malade, quel moyen pratique y a-t-il de reconnaître l’hystérie et de la distinguer des maladies qui lui ressemblent ? En présence de tel symptôme, comment savoir s’il est ou non hystérique ? Comment distinguer par exemple une hémiplégie organique par lésion [p. 79] cérébrale et une hémiplégie hystérique ? Une contracture organique d’une contracture hystérique ?

Après s’être posé cette question, il l’a résolue cliniquement, au moyen d’observations dont la justesse n’a jamais été mise en doute, et qui survivront à toute théorie. Il a vu en effet que les principaux symptômes hystériques présentent, quand on les regarde de très près, des caractères qui n’appartiennent qu’à eux. Ainsi, voici un enfant qui est affligé de paraplégie. Est-ce la moelle qui est atteinte ? Ou bien s’agit-il simplement d’une paralysie hystérique ? L’examen attentif des deux jambes permet d’y répondre; on recherchera si les réflexes tendineux sont ou non modifiés, si la contractilité électrique présente quelque caractère particulier. Dans le cas où les réflexes ne sont pas augmentés, au point de créer une épilepsie spinale parfaite, dans le cas où la contractilité électrique reste absolument normale, Babinski montre qu’il n’y a pas de doute, c’est de l’hystérie. De même, il a montré comment, pour la monoplégie brachiale, on doit tenir compte de certains signes: quand le membre paralysé se balance dans la marche, quand on le présente d’une certaine façon, il n’y a pas non plus de doute, c’est de l’hystérie.

A ces travaux d’ordre clinique, Babinski a ajouté une théorie. Cette théorie est relative à la nature des symptômes hystériques, à leur manière de se produire, et au mode de traitement qui leur est applicable. Il admet que la suggestion joue un rôle primordial dans l’hystérie ; mais cette idée, qui appartient aussi à Bernheim, Babinski la fait sienne par la manière dont il la comprend. Bernheim n’a pas imaginé une théorie de la suggestion ; ce qu’il s’est surtout complu à montrer, c’est la toute-puissance de cet agent ; et dans son service d’hôpital, il y a toujours quelque malade dressé qu’il présente aux visiteurs, et auquel il donne des hallucinations et fait jouer diverses scènes. Pour Babinski, la suggestion n’est qu’un moyen de reconnaître l’hystérie et de la guérir. Babinski ne s’attarde pas à décrire les effets universels de la suggestion, au contraire il soutient que toutes les fois qu’un phénomène peut être supprimé par suggestion, c’est de l’hystérie, et que l’hystérie est la seule maladie qui soit justiciable de la suggestion et curable de cette manière. Voilà sa doctrine; et certainement elle lui appartient. Sur le mode de production originelle des accidents hystériques il ne peut pas apporter une certitude, qui lui permette de légiférer. Il ne se croit pas en mesure de déclarer que [p. 80] toujours et partout ces paralysies, ces crises, ces contractures se sont produites par suggestion chez les malades. Mais ce qu’il affirme, c’est que si le symptôme est hystérique, il est sensible à la suggestion et peut être vaincu par elle. Sa théorie en ce point est d’accord avec celle de Bernheim; et même elle est plus large, car tandis que Bernheim admet que l’hystérie existe en dehors de toute suggestion, et qu’elle est caractérisée par de l’émotivité, des crises, un appareil hystérogène, Babinski ne s’associe pas à ces réserves, et ne voit dans l’hystérie que de la suggestibilité pure et simple, sans rien de plus.

Il faut bien se rendre compte du point de vue auquel Babinski se place avant de le juger. Plusieurs de nos contemporains se sont mépris sur la portée de ses idées. On lui a reproché de donner de l’hystérie une définition de pure convention. « Pour lui, a-t-on dit, l’hystérie est de la suggestion. Il est parfaitement le maître de donner ce sens particulier au terme hystérie, et de rétrécir ainsi son domaine; c’est une simple convention. Mais il reste à savoir si cette convention est utile, commode pour la pratique, et féconde en découvertes nouvelles. » Nous ne pensons pas qu’on soi autorisé à porter ce jugement : c’est mal comprendre l’auteur. S’il a admis que les symptômes hystériques sont sensibles à la suggestion, c’est pour cette double raison, à laquelle on n’a pas suffisamment pris garde, que d’une part tous les symptômes auxquels il reconnaît un caractère hystérique peuvent être reproduits et supprimés par suggestion, et que d’autre part, il existe une foule d’autres phénomènes qu’il exile de l’hystérie, parce qu’il croit que la suggestion est incapable de les produire. C’est ainsi qu’il a été amené à opérer le démembrement de l’hystérie, et c’est là une des parties les plus curieuses de son œuvre. Jusqu’à lui, on considérait l’hystérie comme « une maladie à tout faire », une grande simulatrice capable d’imiter les symptômes de toutes sortes de maladies. Aussi attribuait-on à l’hystérie une foule de phénomènes et de complications. On décrivait une fièvre hystérique, un œdème bleu hystérique, des érythèmes, des hémorragies, des phlyctènes, des bulles, des ulcérations, des gangrènes hystériques ; puis on a mis sur le compte de l’hystérie des congestions pulmonaires, des hémoptysies, de l’angine de poitrine, des gastralgies, des vomissements, des hématémèses, la polyurie, l’anurie, les hématuries, l’albuminurie, etc. Babinski a résolument dressé la liste des symptômes que l’hystérie ne présente pas, et ne peut pas présenter, car ils ne sont [p. 81] pas susceptibles d’être provoqués ni guéris par suggestion.

Ainsi, d’une part les contractures, les tremblements, les mouvements choréiques rythmés, les troubles de la phonation, de la respiration, les troubles de la sensibilité se manifestant sous la forme d’insensibilité ou d’hyperesthésie, les troubles sensoriels, les troubles vésicaux seraient tributaires de la suggestion. En revanche, la suggestion serait incapable de produire l’abolition et l’exagération des réflexes tendineux, la perturbation des réflexes pupillaires et cutanés; elle ne pourrait pas créer des troubles vaso-moteurs, sécrétoires, trophiques, ni des hémorragies, de l’anurie, de l’albuminurie, de la fièvre. Bien que le contenu exact de ces deux listes de symptômes reste toujours soumis à la discussion, Babinski a du moins eu le mérite de faire là une distinction qui a été acceptée en principe par un grand nombre de médecins. Il a été reconnu généralement que le champ de l’hystérie avait été indûment élargi.

De tout cela sont sorties deux conséquences importantes. La première, c’est que sous l’influence de Babinski les médecins ont appris à se méfier d’eux-mêmes et à ne pas créer des stigmates par la manière de les chercher. Avec des mots imprudents, comme : « Sentez-vous ce que je vous fais ? – Votre sensibilité n’est-elle pas affaiblie ici ? – Sentez-vous aussi bien d’un côté que de l’autre ? », on arrive à provoquer, sans le savoir, de l’anesthésie hystérique, surtout si on opère devant des élèves qui bavardent. Il faut pratiquer les excitations hors des yeux du malade, lui demander d’y prêter attention, et quand c’est terminé, le prier de raconter ce qu’on lui a fait. Le rétrécissement concentrique du champ visuel était considéré autrefois comme un symptôme banal dans l’hystérie : aujourd’hui, on ne le constate plus ; sur 100 cas examinés, Babinski n’en a pas trouvé un seul exemple ; tout simplement parce qu’il ne le provoque pas. La classique hémianesthésie a la même origine, et pour les mêmes raisons est devenue très rare. Ainsi s’explique également la disparition des crises. Dans le service de la Salpêtrière, les malades en avaient constamment; c’est qu’on y attachait de l’intérêt, on les regardait, on les décrivait. Depuis que Babinski et ses élèves ne voient dans ces crises que de la vulgaire suggestion, des phénomènes sans importance, les crises diminuent singulièrement de fréquence, et il y a des services où l’on n’en constate jamais. Cette théorie a eu une autre conséquence très heureuse: c’est de définir exactement [p. 82] les cas où le médecin peut et doit intervenir, avec le légitime espoir d’apporter la guérison. Lorsqu’on est en présence d’une paralysie on arrive, par l’examen de ses signes, à la conclusion que ce n’est pas organique, mais hystérique. Or, si c’est hystérique, c’est curable par suggestion. Quelle force de persuasion le médecin ne puise-t-il pas dans cette certitude !

Après tous ces détails, on comprendra la définition que Babinski a donnée de l’hystérie. Nous la reproduisons textuellement.

L’hystérie est un état psychique spécial qui se manifeste principalement par des troubles qu’on peut appeler primitifs, et accessoirement par des troubles secondaires.

Ce qui caractérise les troubles primitifs, c’est qu’il est possible de les reproduire par suggestion chez certains sujets avec une exactitude rigoureuse, et de les faire disparaître sous l’influence exclusive de la persuasion.

Ce qui caractérise les troubles secondaires, c’est qu’ils sont étroitement subordonnés à des troubles primitifs (7)

Nous voulons terminer cet exposé en énonçant un certain nombre d’objections qui ont été faites à Babinski par différents auteurs ; nous lui avons rappelé ces objections, et nous l’avons prié d’y répondre. Voici ses réponses à la suite de chacune de nos questions.

 

1re Question. – Vous dites qu’un symptôme hystérique se reconnaît à ce qu’on peut le provoquer et le détruire par suggestion. En faisant cette assertion, vous nous donnez un moyen de reconnaître le symptôme hystérique : c’est là un procédé, une recette de diagnostic ; ce n’est point une définition de l’hystérie. Pour définir l’hystérie, il faudrait savoir, non seulement comment on peut la vérifier, mais ce qu’elle est en elle-même. Il faudrait expliquer de quelle manière un phénomène hystérique se produit normalement, si c’est par suggestion ou autrement.

Réponse. Il me semble facile de réfuter cette objection. Il n’est pas nécessaire de connaître la nature intime d’un objet pour le définir. Les physiciens ne définissent-ils pas l’électricité sans en connaître l’essence ? Une définition est simplement l’énonciation des attributs qui appartiennent à une chose et qui permettent de la distinguer. Déclarer qu’un objet n’est pas susceptible d’être défini constituerait un non-sens, car ce serait soutenir qu’il ne se différencie par rien des objets voisins : dans ce cas comment donc [p. 83] l’aurait-on distingué ? La définition d’une chose, il est vrai, est incomplète tant que la totalité de ses attributs n’a pas été déterminée, mais elle n’est inexacte que si les caractères énoncés ne s’appliquent pas à elle, ou ne lui appartiennent pas en propre.

Cela posé, je prétends que la définition que j’ai donnée de l’hystérie a au moins pour qualité d’être exacte. Il n’y a, en effet, que l’hystérie dont les manifestations puissent à la fois naître et disparaître sous l’influence de la suggestion et de la persuasion seules. Il n’existe aucune autre affection classée dont les symptômes fondamentaux soient en état de se comporter ainsi. Si vous voulez vous former à cet égard une opinion précise, prenez des cas types et comparez des hystériques à des neurasthéniques, à des sujets atteints de la maladie du doute, ou à des vésaniques. Tandis que vous parviendrez dans bien des cas à guérir, en quelques instants par des procédés psychothérapiques, les symptômes essentiels de l’hystérie, paralysies, contractures, etc., vous n’obtiendrez jamais par de pareils procédés la guérison immédiate des troubles cardinaux appartenant aux autres affections. Cette distinction est capitale : lorsque la guérison est immédiate, vous êtes en droit d’affirmer qu’entre elle et la psychothérapie il y a une relation de cause à effet ; si au contraire l’amélioration ou la guérison ne se produit qu’après un délai de plusieurs semaines ou de plusieurs mois, l’action de la psychothérapie devient discutable, car le repos ou le temps seul a pu exercer une action curative. Je le répète, ma définition est exacte. Est-elle incomplète ? On sera en droit de le dire quand on aura découvert d’autres attributs de l’hystérie, mais actuellement on n’en connaît pas.

Enfin, je ferai remarquer que ma définition n’implique pas l’idée que les accidents hystériques soient nécessairement le résultat d’une suggestion. Je ne suis pas en effet autorisé à affirmer qu’il en soit toujours ainsi ; mais dans mon for intérieur j’en suis convaincu et je suis persuadé que ces phénomènes sont toujours la conséquence d’une auto-suggestion, d’une hétéro-suggestion ou de l’imitation qui peut être, en pareil cas, considérée comme une forme de la suggestion.

 

2e Question. – Quelle différence faites-vous entre la suggestion et la persuasion? Pourquoi avoir forgé, pour nommer l’hystérie, ce terme nouveau de pithiatisme (qui signifie guérissable par la persuasion) et pourquoi n’avoir pas dit tout simplement que l’hystérie est de la suggestibilité ?

Réponse. Je me sers du mot suggestion pour exprimer l’action par laquelle on tâche de faire accepter à autrui ou de lui faire réaliser une idée manifestement déraisonnable. Au contraire, chercher à détruire une idée déraisonnable, à faire accepter une idée sensée ou qui tout au moins ne choque pas le bon sens, c’est selon moi agir par persuasion. Il est incontestable que l’état psychique de l’homme qui accepte, serait-ce sans un contrôle rigoureux, une [p. 84] idée raisonnable, ne peut être assimilé à la mentalité du sujet à qui l’on fait admettre par exemple, comme on le suggérait aux hystériques de la Salpêtrière, que les tours de Notre-Dame avaient été transportées au milieu de l’Hospice. Il est indispensable d’avoir deux mots pour désigner deux actions ou deux états d’âme aussi différents : la persuasion peut s’exercer sur tout individu normal ; il faut être anormal pour être susceptible de subir la suggestion. Cependant on serait en droit de donner au mot suggestion une acception plus large et lui faire exprimer l’action par laquelle on s’efforce de faire accepter une idée quelconque, qu’elle soit déraisonnable ou sensée. Mais alors, à ce que j’appelle suggestion je donnerais la dénomination d’hypersuggestion, vocable que le préfixe rendrait ici péjoratif. Ce n’est qu’une question de convention, dont la solution, quelle qu’elle soit, ne change rien au fond des choses.

Si j’ai cru devoir créer un terme nouveau c’est parce que j’en avais besoin pour exprimer une idée nouvelle et éviter la confusion.

Selon moi, il n’y a que les manifestations hystériques qui puissent être reproduites avec rigueur par la suggestion ; néanmoins, comme les troubles éprouvés par les nosomanes, les douteurs, les phobiques semblent parfois avoir été suggérés, au moins dans une certaine mesure, il y a là matière à controverse et on ne caractériserait pas suffisamment l’hystérie en disant qu’elle résulte de la suggestibilité. Mais la possibilité de disparaître, dans certains cas, d’une manière instantanée, sous l’influence de la persuasion seule est un caractère qui, incontestablement, appartient en propre aux phénomènes hystériques ; c’est pour mettre en relief l’attribut essentiel de l’hystérie que j’ai créé le mot pithiatisme qui signifie curable par la persuasion (8).

3e Question. Quelle preuve avez-vous que la suggestion et par conséquent l’hystérie ne peut pas produire une exagération des réflexes tendineux, un trouble vaso-moteur, un trouble trophique, et ainsi de suite ? [p. 85]

Réponse. Si je conteste la possibilité de créer par suggestion les troubles que vous venez d’énumérer, c’est que j’ai cherché en vain à les créer par ce moyen, malgré la persévérance que j’ai apportée dans mes tentatives pratiquées sur des sujets éminemment suggestionnables. La notion de fièvre, de phlyctènes, ulcérations, gangrènes, œdèmes hystériques, a été fondée sur des erreurs d’observation et des mystifications. Depuis environ dix ans que la question a été nettement posée à la Société de Neurologie de Paris, personne n’a été en mesure de présenter là un cas de ce genre qui fût démonstratif. Quand en 1893 je suis venu soutenir que dans l’hémiplégie hystérique les réflexes tendineux étaient toujours normaux, contrairement à ce qu’on observe dans l’hémiplégie organique, on m’a contredit de toutes parts ; or seize années se sont écoulées sans qu’on ait pu fournir un seul fait probant en opposition avec ma manière de voir. Je puis dire d’ailleurs que sur ce point l’immense majorité de mes collègues s’est rangée à mon opinion (9).

4e Question. Vous venez de dire que vous ne pensez pas qu’une suggestion soit capable de provoquer un trouble organique, ou de la fièvre, ou une réaction vaso-motrice. Mais là où une idée suggérée est impuissante, est-ce que l’émotion ne peut pas être efficace ? Ne peut-on pas supposer que l’hystérique est un sujet émotif et que ce sont ses émotions qui sont à la base de beaucoup de ses accidents ?

Réponse. La question que vous me posez a trait aux relations qu’il y aurait entre l’émotion et l’hystérie. Pour la résoudre il faut l’envisager sous plusieurs faces. Je vous prie de considérer d’abord un groupe de phénomènes auxquels l’épithète d’émotifs convient particulièrement, car ils sont la manifestation la plus commune et la plus évidente de l’émotion : c’est la tachycardie, l’érythème, les sécrétions sudorales et intestinales ; ce sont d’ailleurs des phénomènes que presque tout individu normal est susceptible de présenter et qu’on ne saurait considérer comme anormaux et pathologiques que quand ils sont d’une intensité ou d’une ténacité excessives ; on peut dans ce cas les appeler « troubles émotifs ». Légers ou intenses, ils se distinguent aisément des phénomènes que j’appelle pithiatiques, tels que les paralysies, les contractures hystériques : [p. 86] tandis que la volonté est capable de devenir maîtresse de ceux-ci, d’en déterminer la forme, d’en doser l’intensité et la durée, elle n’est pas en mesure de soumettre à son joug les phénomènes émotifs qui une fois déclenchés échappent au pouvoir du sujet et de l’expérimentateur. Voilà un premier point.

Mais il ne serait pas illogique a priori de penser que l’émotion, tout en engendrant des phénomènes n’appartenant pas au domaine du pithiatisme, puisse être aussi parfois la source de troubles pithiatiques, qui dériveraient ainsi tantôt de la suggestion, tantôt de l’émotion. Pour éviter tout malentendu il est nécessaire de bien préciser le problème qui est posé : il s’agit de savoir non pas si l’émotion favorise parfois l’action de la suggestion, mais si l’émotion seule, par ses propres forces, est en état de déterminer la genèse d’accidents tels qu’une attaque hystérique bien caractérisée, une hémiplégie, une paraplégie ou une hémianesthésie hystérique. Pour éclaircir ce point il faut recourir à l’observation. Mais dans cet ordre d’investigations on est exposé à bien des erreurs d’interprétation et les faits isolés n’ont pas une grande valeur ; ce serait faire preuve de légèreté que d’attribuer un trouble à l’émotion pour l’unique motif que la personne qui en est atteinte affirme qu’il est d’origine émotive; la suggestion ou l’auto-suggestion peut être aisément méconnue et pour la déceler il est encore nécessaire d’avoir affaire à un individu capable d’analyser suffisamment ses impressions et ses idées.

Je citerai un fait prouvant que la suggestion est capable d’exercer son action à longue échéance et permettant de comprendre que dans certains cas ses effets peuvent être indûment attribués à l’émotion. Une jeune fille atteinte d’une paraplégie crurale complète entre dans mon service; elle me déclare que quelques jours auparavant elle eut la malchance de recevoir une décharge électrique en posant le pied sur un plot, qu’elle était immédiatement tombée à terre, frappée d’une paralysie des jambes et en proie à une profonde émotion. En l’absence de tout signe objectif d’affection organique je pense qu’il s’agit d’un accident hystérique et je parviens, en l’espace de dix minutes, à le faire disparaitre grâce à des pratiques psychothérapiques. Cette paralysie, dont l’évolution avait confirmé le diagnostic, n’ayant pas été précédée par une phase de méditation, pendant laquelle l’auto-suggestion et la suggestion auraient eu tout loisir d’intervenir, semblait a priori devoir être attribuée à l’émotion éprouvée par la malade. Mais, pressée de questions, elle finit par nous dire que quelques mois auparavant elle avait entendu des ouvriers électriciens s’entretenir des accidents, des paralysies dus aux décharges électriques, et qu’en voyant une étincelle jaillir du plot elle s’était ressouvenue de cette conversation.

Elle était d’ailleurs loin de supposer que ce souvenir eût pu produire de pareils méfaits ; mais n’est-il pas très vraisemblable, sinon certain, que cette idée a été l’origine d’une auto-suggestion qui a causé la paralysie, et que l’émotion, si tant est qu’elle ait existé, a [p. 87] été occasionnée par la suggestion et n’a joué aucun rôle dans la genèse du mal ? Si je m’en étais tenu aux premiers renseignements fournis ou si j’avais eu affaire à un sujet moins sincère ou moins apte à la réflexion, j’aurais été exposé à m’égarer dans l’interprétation de ce cas.

Aussi, selon moi, les faits isolés en pareille matière ne sauraient conduire à des conclusions fermes. Les faits collectifs ont beaucoup plus de valeur. Parmi les observations de cet ordre je rappellerai celles du Dr Neri, de Bologne, qui le lendemain de la catastrophe de Reggio-Messine s’est rendu sur les lieux du désastre et a eu l’occasion d’examiner plus de deux mille rescapés. Or, quoique ses investigations aient porté sur un aussi grand nombre de sujets, il ne lui a pas été donné de constater un seul cas de paralysie, de contracture ou d’hémianesthésie hystérique. Il n’a pas vu non plus une seule crise hystérique caractérisée. On est cependant bien en droit de penser que l’émotion a dû atteindre dans de pareilles circonstances son maximum d’intensité et qu’elle a dû manifester son action d’une manière éclatante. Pour approfondir encore davantage cette question, j’ai pensé qu’il serait intéressant de faire des enquêtes auprès des personnes qui, en raison de leur profession, se trouvent journellement dans des conjonctures les mettant en mesure d’observer l’émotion et ses effets immédiats. Je me suis adressé aux garçons préposés dans les hôpitaux à la garde des morts. Il est incontestable en effet que la reconnaissance des corps par les parents et les amis est propre à déterminer chez eux une émotion qui, sans être imprévue comme dans un tremblement de terre, peut être très profonde. Les résultats de mon enquête ont été analogues dans tous les hôpitaux ; je me contenterai de relater, avec quelques détails, ceux que j’ai recueillis auprès du garçon d’amphithéâtre de l’hôpital des Enfants-Malades, qui occupe ce poste depuis dix-huit ans. Il nous a déclaré qu’il y avait dans l’établissement de la rue de Sèvres une moyenne de 1200 décès par an, et quatre à cinq visiteurs par corps, ce qui conduit pour ces dix-huit années au chiffre approximatif de 80 000 personnes ayant défilé devant lui, parmi lesquelles on peut compter un minimum de 10 000 femmes étant venues reconnaître le corps de leur enfant et assister à sa mise en bière. On m’accordera sans peine que la salle des morts de cet hôpital a été le théâtre d’émotions sincères. « Ah certes, nous dit le garçon, j’ai assisté à des scènes bien tristes. » Mais, lui demandons-nous, comment se manifeste ici le désespoir ? « De différentes façons, nous répond-il : par des pleurs, des gémissements, la mère embrasse son enfant disant par exemple au milieu de ses sanglots : mon pauvre petit, emmène moi avec toi ; on a de la peine à les arracher. Il y en a qui sont comme hébétées, qui perdent connaissance pendant quelque temps. D’autres personnes s’agitent, courent d’un endroit à l’autre, mais ce sont principalement les amies qui s’agitent le plus ». Je lui demande : « Avez-vous vu des crises de nerfs ? » Il me répond après avoir réfléchi quelque temps : [p. 88] « J’en ai vu, mais c’est très rare, peut-être cinq à six fois en tout. » Et en quoi consistaient ces crises ? « Les femmes dont je vous parle, après avoir regardé le corps, se sont renversées en arrière et sont tombées en perdant connaissance. » Ont-elles ensuite exécuté des mouvements convulsifs ? « Non, je n’ai pas remarqué ; on les a portées hors de la salle et elles sont revenues à elles. » Avez-vous vu des gens frappés de paralysie des jambes ou des bras, ou de raideurs ? « Non, jamais. » Nous lui posons enfin cette question : Vous est-il arrivé dans votre carrière d’avoir besoin de l’intervention de l’interne de garde ? « Non, cela ne m’est jamais arrivé, cela ne m’a jamais été nécessaire. » Il ressort nettement de cette interview que le garçon de l’amphithéâtre de l’hôpital des Enfants-Malades n’a jamais constaté une crise nerveuse ayant l’aspect de l’attaque hystérique bien réglée, telle qu’elle est décrite dans les livres classiques; il n’a pas vu un seul cas de paralysie et de contracture hystérique.

Il me semble que ces observations sont imposantes et propres à ébranler la foi de ceux qui croient que l’émotion peut, par ses propres forces, créer des accidents pithiatiques.

Ainsi donc, comme vous le voyez, d’une part les phénomènes émotifs ne peuvent pas être reproduits par suggestion, et d’autre part l’émotion n’est pas capable de créer par ses forces seules les phénomènes pithiatiques qui ont la suggestion pour origine.

Cependant, tout en reconnaissant que les troubles émotifs sont bien différents des accidents pithiatiques, il serait permis de penser qu’il y a un état névropathique spécial qui tiendrait ces deux ordres de phénomènes sous sa dépendance et qui constituerait précisément l’hystérie. Mais ce ne serait là qu’une vue de l’esprit et l’observation montre qu’il n’y a aucun lien entre ces deux catégories de manifestations ; les troubles émotifs s’observent tout aussi bien chez des sujets n’ayant jamais eu de symptômes pithiatiques que chez ceux qui en présentent ou qui en ont présenté. Il est même à remarquer que l’émotivité semblerait généralement plutôt inférieure à la normale chez les malades ayant des troubles pithiatiques. Cela ne veut pas dire sans doute que l’émotion ne soit pas en état, en ébranlant le système nerveux, d’affaiblir la faculté de contrôle et de rendre ainsi la suggestibilité plus grande, mais, je le répète, les troubles relevant du pithiatisme, les attaques hystériques, les contractures, les paralysies, l’hémianesthésie sensitivo-sensorielle constituant les véritables accidents hystériques ne peuvent être engendrés par l’émotion seule. Bien plus, ces accidents semblent incompatibles avec un grand choc moral, et c’est pour ce motif qu’ils disparaissent sous l’influence des fortes émotions.

Question. – Si tout est suggestion dans l’hystérie, comment se fait-il que l’hystérie présente une symptomatologie bien caractérisée ? Il y a chez l’hystérique des symptômes qui ont un cachet bien spécial, par exemple les anesthésies, les contractures, les [p. 89] crises. On ne voit pas pourquoi l’hystérie, réduite à la suggestibilité, ne serait pas tout ce qu’il y a de plus banal.

Réponse. – Si je saisis bien votre question, vous me demandez comment je concilie l’aspect caractéristique des manifestations hystériques et leur ordonnance régulière avec la doctrine de la suggestion.

Je vous ferai remarquer que chacune de ces manifestations envisagée isolément n’a pour ainsi dire que des caractères négatifs ; leur cachet à toutes consiste en ce qu’elles ne présentent aucun des traits objectifs qui appartiennent aux affections organiques et que la volonté est incapable de reproduire : dans une paralysie hystérique, par exemple, la contractilité électrique des muscles, les réflexes tendineux, les réflexes cutanés sont normaux, les troubles vaso-moteurs et les troubles trophiques font défaut, etc. ; et c’est par exclusion que vous établissez votre diagnostic ; il s’agit simplement de la reproduction grossière d’une paralysie organique, qu’un simulateur serait en mesure d’effectuer. J’en dirai autant des contractures. L’auto-suggestion suffit à engendrer de pareils troubles, surtout chez des sujets atteints déjà, ou ayant été atteints autrefois d’une affection organique. Mais bien souvent c’est l’imitation qu’il y a lieu d’incriminer ; je suis persuadé que les crises hystériques épileptiformes, les attitudes passionnelles de la grande attaque, les phénomènes cataleptoïdes ont été, à l’origine, créés par des hystériques qui ont eu pour modèles des épileptiques et des déments précoces.

Quant à l’assemblage des troubles hystériques, lorsqu’il est bien réglé, il ne se constitue pas spontanément, mais il est l’œuvre d’un metteur en scène qui s’ignore, aidé ordinairement dans sa tâche par des collaborateurs. Rappelez-vous ce qu’on observait autrefois à la Salpêtrière, les grandes attaques qui se déroulaient d’une manière méthodique en formant plusieurs tableaux successifs, le grand hypnotisme avec ses trois états : la léthargie, la catalepsie et le somnambulisme. N’étaient-ce pas des créations artificielles dont les médecins étaient les principaux agents ? Ces grandes formes de l’hystérie ont disparu à partir du jour où les neurologistes ont cessé de les entretenir et de les propager.

6e Question. – Charcot enseignait qu’il est possible de provoquer chez les hystériques en léthargie une contracture systématisée par l’excitation mécanique des points d’émergence des nerfs. Que pensez-vous de ce phénomène que Charcot attribuait à une excitabilité neuro-musculaire ?

Réponse. – L’hyperexcitabilité neuro·musculaire de la léthargie n’est qu’une fiction. Les prétendues griffes radiales et cubitales que l’on provoque par la simple application du doigt sur les troncs nerveux ne ressemblent qu’approximativement aux attitudes que l’on obtient par l’excitation électrique de ces nerfs ; elles sont le résultat d’une contraction volitionnelle due à la suggestion. [p. 90]

7e Question. – Dans certains passages de vos écrits, vous semblez admettre qu’il y a chez tout hystérique des phénomènes d’inconscience ou de subconscience. Quelle importance y attachez-vous ? Voyez-vous dans cette inconscience un effet ou une condition de la suggestion ?

Réponse. – Je crois que l’hystérique pur n’est jamais absolument inconscient, et qu’il a toujours une demi-conscience de la vanité des phénomènes dont il est atteint ; c’est sans doute pour ce motif que le plus souvent il n’en est guère attristé et que sa guérison, parfois soudaine, le surprend ordinairement moins que les assistants. Dans toutes sortes de circonstances l’hystérique se comporte comme s’il était en partie maître de sa maladie et si sa sincérité n’était pas absolue : contrairement à l’épileptique, il n’a guère d’attaques que dans des lieux déterminés ; il sort presque toujours, sans s’être contusionné, des crises clowniques qui ont épouvanté l’entourage ; en proie à des hallucinations terrifiantes, il ne commet pas, à la manière d’un alcoolique halluciné, des actes dangereux pour lui ; atteint d’une anesthésie thermique en apparence très profonde, il ne sera pas, comme un syringomyélique, exposé à se brûler ; un rétrécissement du champ visuel, quelque prononcé fût-il, ne l’empêchera pas, ainsi que cela a lieu dans les rétrécissements organiques, de circuler et d’éviter tous les obstacles. Tout cela rapproche l’hystérie de la simulation et j’ai l’habitude de dire que l’hystérique est en quelque sorte un demi-simulateur.

8e Question. – Il existe toute une catégorie de phénomènes hystériques dont vous parlez peu : les fugues, les accès de vigilambulisme, les dédoublements de la personnalité genre Félida, l’anorexie hystérique, etc. Comment expliquez-vous ces symptômes ?

Réponse, – Je vous ferai remarquer d’abord que ces états dont on a rapporté autrefois beaucoup d’exemples se sont presque éclipsés. J’ai bien vu quelques sujets soi-disant atteints d’automatisme ambulatoire hystérique qui ont passé par mon service, après avoir séjourné dans bien d’autres hôpitaux à Paris et en province, mais je les ai tenus pour suspects et je me suis demandé si je n’ai pas eu affaire simplement à des farceurs cherchant à exploiter la charité publique. Je n’ai jamais eu l’occasion d’observer des cas de ce genre dans la clientèle privée. Cependant, je conçois fort bien qu’un être suggestionnable, ayant connaissance de fugues épileptiques, puisse reproduire approximativement de pareilles crises.

En ce qui concerne l’anorexie nerveuse, à laquelle on a pris l’habitude d’appliquer sans raison l’épithète d’hystérique, elle dépend généralement d’une perturbation mentale qui n’a pas l’hystérie pour origine et sur laquelle la persuasion a peu d’action ; elle est remarquable par sa ténacité. Toutefois, une jeune fille suggestionnable, en contact avec une malade atteinte de l’anorexie en question, peut-être conduite à l’imiter ; il s’agit alors d’une anorexie hystérique que la psychothérapie guérit aisément. [p. 91]

9e Question. – La suggestibilité appartient certainement à la vie normale. A quel moment cette suggestibilité devient-elle un symptôme hystérique ?

Réponse. – Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire précédemment, c’est là une question de mots et une pure affaire de convention. Si l’on convient d’appeler suggestibilité la faculté d’être influencé par les propos qu’on entend et les avis qu’on reçoit, c’est une propriété physiologique.

La suggestibilité d’un sujet sera pathologique quand elle sera assez intense pour pouvoir le conduire à accepter ou à réaliser une idée manifestement déraisonnable; ce sera de l’hypersuggestibilité. Il faut dire alors que l’hypersuggestibilité est un des attributs de l’hystérie.

Reconnaissons d’abord que Babinski a mis la main sur un des caractères les plus importants de l’hystérie. Pour peu qu’on connaisse l’histoire de cette maladie, on s’aperçoit que la suggestion joue dans ses manifestations un rôle considérable. Il y a non seulement la suggestion directe, l’ordre impératif, mais la culture involontaire, l’entraînement et surtout la contagion, l’épidémie, qui sont d’autres formes, plus sournoises, mais tout aussi puissantes, de la suggestion. Aucune autre affection mentale n’en donne de pareils exemples. Y a-t-il des effets de culture dans la folie avec conscience ? Cela peut être contesté. On n’en relève aucun, dans tous les cas, pour la folie maniaque-dépressive, pour le délire systématisé, ni surtout pour les démences. On va même jusqu’à admettre que vésanie et suggestion sont deux termes qui s’opposent l’un à l’autre, et que l’aliéné n’est rien moins que suggestible. Or, voici une affection où il en est tout autrement, et où la suggestion contribue presque constamment à donner un cachet particulier aux manifestations. Babinski a donc été bien inspiré de mettre l’accent sur cette particularité. Nous dirons même que toute théorie de l’hystérie qui n’en tiendrait pas compte serait frappée d’avance de suspicion.

Toute la question est de savoir si la suggestion suffit à expliquer l’hystérie, et s’il ne faudrait pas ajouter à l’explication précédente une considération d’une autre nature. La suggestibilité, à elle toute seule, est une disposition assez banale, qui se rencontre à chaque instant dans la vie, qui est un des éléments de l’éducation, de l’autorité, de la hiérarchie sociale, qui par conséquent est utile à l’espèce. L’enfant sur lequel le maître prend un si grand ascendant, le soldat qui obéit aveuglément à son chef, ne sont pourtant pas des hystériques, à [p. 92] moins de dénaturer le sens des mots. Ce n’est point là, certes, une objection contre Babinski, puisque tous les phénomènes vésaniques ont leur correspondant dans l’état normal. Mais il reste nécessaire de montrer que dans l’état hystérique, la suggestibilité présente un caractère particulier ou s’enrichit de quelque élément additionnel. (10)

En quoi consiste cet élément additionnel ? Nous avons vu que Bernheim indique, mais trop vaguement, que l’hystérique a une constitution propre, qui imprime à ses réactions une forme particulière, de sorte que cette maladie se caractérise non seulement par sa suggestibilité, mais encore par son mode de réaction, par son « appareil hystérogène ». Dans un moment, nous allons voir que d’autres auteurs ont pris le plus grand soin de définir cette constitution mentale de l’hystérique. Dans quelle mesure ils y ont réussi, c’est une autre question. Mais il ne paraît pas douteux qu’il y a là un problème. Et nous ajouterons qu’il nous semble bien que Babinski l’a vu, ce problème. Quoiqu’il se risque peu volontiers dans les études des états mentaux, quoiqu’il soit imbu de l’idée, semble-t-il, que dans ce domaine on n’arrive jamais à rien démontrer esprit de réserve qu’il tient peut-être de Charcot il a écrit de temps en temps, et presque involontairement, des mots qui montrent qu’il est sur la voie de l’explication. Ainsi, il admet en maint endroit de son œuvre qu’il y a dans l’hystérie de l’inconscience, ou de la subconscience. Ce n’est point là de la suggestibilité, mais plutôt un symptôme différent qui s’y ajoute, et peut-être qui rend la suggestibilité possible. Nous pensons donc que si, pour la clinique, qui a surtout besoin de faits précis et un peu terre à terre, la conception si claire de Babinski suffit, avec son cortège d’excellentes analyses physio- [p. 93] logiques – il serait nécessaire pourtant pour la psychiatrie, autant que pour la psychologie, d’insister davantage sur l’analyse de l’état mental de l’hystérique.

C’est ce que nous allons faire, en abordant l’examen de quelques théories bien différentes (11).

Les théories d’état mental. – Ces théories d’état mental sont bien plus compliquées que les précédentes, elles ne permettent pas de résumer d’un mot l’hystérie ; elles supposent une longue exposition. L’hystérie y est représentée, selon une image souvent employée, comme un édifice à plusieurs étages. Malheureusement, il n’y a pas une théorie unique d’état mental, il y en a plusieurs ; des chercheurs qui travaillent avec indépendance sont arrivés à des conclusions qui sont à peu près dans le même sens, mais qui certainement ne sont pas identiques. Les Anglais, d’abord, et en particulier Myers et Gurney, puis les Américains comme Sidis et Prince, en Allemagne, le médecin viennois Freud, et aussi son collaborateur Breuer et son autre collaborateur ou élève le Dr Jung, de Berne, et encore le Dr Vogt ; en France, Pierre Janet en première ligne, sont arrivés à cette idée qu’il y a chez l’hystérique beaucoup d’inconscience, que l’hystérique est un malade tourmenté par des troubles qu’il ne comprend pas ou qu’il ne peut pas expliquer, parce que ces troubles ont une origine inconsciente ou subconsciente. Voilà l’idée générale à laquelle ces différents auteurs sont arrivés ; c’est volontairement que nous la formulons dans des termes si vagues, afin que tous ou presque tous les auteurs que nous venons de citer puissent l’accepter ; et par conséquent, l’idée que nous donnons là, si approximative qu’elle paraisse, est la seule qu’on puisse actuellement présenter comme juste. Les divergences entre les auteurs se manifestent surtout quand ils cherchent à dépasser cette donnée simple, et quand ils veulent expliquer le comment des choses.

Nous ne ferons qu’une allusion aux idées de Freud ; ses plus chauds partisans pensent qu’elles ne sont pas encore définitives, mais en pleine évolution ; elles ne sont pas très connues en France, et le peu qu’on en connaît a plutôt soulevé du scepticisme ; c’est un scepticisme que nous croyons exagéré : mais il est légitimé par la manière dont on a exposé la [p. 94] méthode que Freud et Breuer, et aussi Jung, emploient pour démontrer leur théorie. Cette méthode, ils l’appellent une psychoanalyse ; et ils la vantent beaucoup, ils en font même une des plus belles conquêtes de la psychologie clinique. Elle consiste, non dans une expérience proprement dite, mais plutôt dans une conversation, qui est une fouille, aussi indiscrète que possible, dans le tréfonds d’une personne. Le médecin est en tête à tête, supposons-le, avec une femme qu’il soupçonne d’hystérie ; il l’interroge sur ses souvenirs, sur son passé, sur ses rêves ; il l’interroge, non pas sommairement, en quelques minutes, mais pendant des heures ; il y met une extrême minutie ; le moindre souvenir est l’objet d’un examen inlassable ; on le tourne, on le retourne ; on oblige la malade à le compléter, à l’expliquer, à trouver pourquoi et comment elle a dit cette chose, pourquoi elle a fait cet acte, pourquoi elle a senti de telle et telle manière. On la prie de se mettre dans l’état d’esprit qui était contemporain du souvenir sur lequel on travaille ; on la prie de revivre ce souvenir, et de bien décrire les nouvelles idées qui lui viennent pendant cette évocation ; car on imagine que de cette manière le fragment de souvenir se complète, et qu’on en retrouve les éléments originaux. Ces interrogations patientes, ces fouilles dans le passé, qui est devenu le plus souvent du subconscient, se font d’abord sans résistance de la part de la malade ; tant qu’on reste à la surface, ou près de la surface, cela ressemble encore à une conversation banale ; mais à mesure qu’on pénètre, les dispositions changent. La malade se défend ; elle rit, pas toujours de bon cœur, elle éprouve bientôt un sentiment de malaise, une peine à répondre. On insiste, on insiste toujours. Il n’est pas rare que la malade se mette à pleurer ; elle voit en elle mieux qu’avant, elle comprend ce qui lui avait échappé, et surtout elle fait au médecin de précieux aveux. Voilà en quoi consiste la méthode de psycho-analyse. Elle ne serait guère autre chose qu’une confession provoquée, avec ses avantages et ses périls, qui sont bien connus, si les auteurs n’acceptaient pas, comme un article de foi, que grâce à une pareille analyse, des états anciens et oubliés sont authentiquement restaurés, et qu’il suffit par conséquent de fixer une attention ardente sur le passé devenu inconscient pour que le voile se déchire et que le passé redevienne conscient et vivant.

C’est là l’hypothèse capitale de Freud. Et pour bien l’exprimer nettement, montrons toute la portée qu’elle prend dans [p. 95] un cas particulier, dans l’analyse des rêves par exemple, puisque aussi bien les médecins viennois se sont acharnés à appliquer au rêve leur méthode favorite. Le sujet se rappelle un fragment de rêve, comment avoir le reste ? On suppose que s’il pense avec intensité à ce fragment, toutes les idées qui vont lui venir naturellement et automatiquement pendant ce moment d’absorption sont des résurrections du rêve antérieur, et que par conséquent, quoique pris à l’état de veille, il devient le théâtre d’un état de rêve réviviscent. Hypothèse hardie, très intéressante, très amusante au point de vue littéraire. Mais nous, nous la trouvons dangereuse – et inutile. Dangereuse, car rien de tout cela n’est prouvé, et on risque de prendre pour une restauration originale une véritable fantaisie d’imagination. Ce n’est pas seulement un risque, il est probable que maintes fois il en est ainsi. Hypothèse inutile, car la méthode de psycho-analyse n’en a pas besoin pour être une méthode excellente entre des mains expertes ; elle n’est pas nouvelle, qu’importe ? Les vieilles méthodes n’ont pas encore tout donné.

La procédure de la méthode que nous venons de décrire varie un peu suivant les auteurs et les circonstances. Jung paraît tendre à lui donner une forme plus expérimentale, rappelant davantage une expérience de laboratoire ; par exemple, il demandera au sujet d’associer un mot nouveau à chaque mot qu’il prononce ; il note la vitesse d’association, la nature des mots associés, et pousse à ce propos un interrogatoire à fond.

Freud, dans ces derniers temps, à ce qu’on nous apprend, use d’un procédé qui laisse une plus grande spontanéité au malade ; il le laisse surtout parler, et il se contente d’enregistrer, il obtient ainsi, paraît-il, des renseignements bien meilleurs.

Armés de cette méthode, les auteurs n’ont pas manqué de reconnaître qu’il y a chez les hystériques beaucoup de souvenirs pénibles refoulés ; et c’est ce refoulement de souvenirs pénibles qui est devenu la pierre angulaire de leur théorie. Ils ont été amenés il reprendre la vieille idée que l’hystérie mérite son nom, quand on lui donne pour point de départ l’utérus ; c’est un des plus singuliers retours en arrière qu’on connaisse. Mais au lieu de rester sur l’idée ancienne de l’érotisme, ils la précisent, et lui donnent une forme un peu différente. Pour eux, toute hystérique est un être chez lequel une excitation sexuelle produit en général un sentiment pénible. La vie sexuelle se trouve ainsi atteinte dans sa source, elle subit, selon l’expression de Freud, une inversion affective. Il y a le plus [p. 96] souvent une vie sexuelle insuffisante, entravée, des besoins non satisfaits, ou bien encore des troubles de l’instinct sexuel. Les sensations et idées et tendances qui en résultent, sont refoulées de la conscience, par suite de sentiments de peur, de dégoût ou de honte. C’est là le premier stade, ou pour mieux dire, le premier étage de l’édifice. Mais on n’en reste pas là. La tendance refoulée n’est point anéantie : elle n’a pas épuisé sa puissance, elle va jouer un certain rôle anormal, elle va devenir l’origine de troubles divers. Pour cela, elle se transforme d’après des mécanismes variés. Freud et ses collaborateurs donnent ici beaucoup de détails curieux, et toujours un peu hypothétiques, sur les diverses transformations possibles ; il y a le transfert, la conversion, la symbolisation. Une malade, pour n’en citer qu’un exemple, se sentant anémiée, reste couchée pour faire une cure de repos ; au bout de quelques semaines elle s’aperçoit à sa grande surprise que ses jambes lui refusent le service, et qu’elles sont paralysées; c’est, comme disent les cliniciens, de l’astasie-abasie. Interrogée patiemment, elle déclare qu’elle ignore ce symptôme, qu’elle n’en a jamais entendu parler, mais elle avoue que depuis quelque temps elle a l’idée fixe de devenir folle, car quelques-uns de ses ascendants ont été fous, et qu’elle a perdu toute envie de vivre. Sans doute, penserait Freud, cette terreur de vivre, d’avancer dans la vie, a produit, par un phénomène de symbolisation, l’idée de paralysie des jambes (12).

Les idées de Janet se rapprochent beaucoup de celles du médecin viennois, mais plus dans le fond que dans la forme. Il ne paraît pas avoir subi leur influence, et ses théories lui appartiennent, croyons-nous, en propre. Ce serait même plutôt Freud, à ce qu’il semble, qui aurait subi les idées de Janet.

Nous parlerons plus longuement de celles-ci, car d’une part nous les connaissons mieux que celles de Freud, et de plus nous pouvons mieux nous rendre compte de l’accueil que leur a fait le public médical (13).

Esprit vif, actif, fin, plein d’idées ingénieuses, ayant un vrai talent littéraire, beaucoup de patience et de sagacité, Janet a suivi certains malades pendant plusieurs années, analysant jour par jour leurs symptômes. Il a donné de ces malades des observations plus approfondies que toutes celles qui avaient [p. 97] été publiées jusqu’alors ; elles ont fait le succès de ses études et de ses cours auprès des philosophes et des mondains. Psychologue de profession, il a habitué les médecins à entendre le langage de la psychologie en médecine. Malheureusement il a aussi contribué à augmenter leur vocabulaire. Son œuvre de théorie n’a pas été saisie. Elle a contre elle sa richesse elle-même, elle s’expose en volumes énormes, pleins d’observations ; il y a tel volume de 500 pages qui ne contient que des observations et que probablement bien peu de personnes ont lu. Sa synthèse est d’une extrême complexité, elle n’est exposée nulle part en termes sobres, elle ne l’est toujours qu’à propos de malades concrets, surchargée par suite de tous les détails spontanés ou provoqués de leurs individualités cliniques, et il en résulte qu’elle n’a pas pu pénétrer dans le monde médical ; parfois on la respecte, on l’admire, mais à distance : et on ne se risque pas à la critiquer parce qu’on ne la comprend pas bien.

Et en effet, ce sentiment là doit être celui de tous les médecins qui n’aiment pas se jouer des théories subtiles, ni s’insinuer dans les états d’âme des philosophes, et qui veulent rigoureusement s’en tenir à renseignement de la clinique. On voit donc actuellement, pour peu qu’on soit le passager de plusieurs mondes différents, que d’une part, les universitaires tiennent pour autant de dogmes les théories de Janet sur l’hystérie, et que d’autre part les médecins les ignorent ou s’en méfient. De sorte qu’il existe à l’heure actuelle une hystérie pour philosophes, et une hystérie pour cliniciens.

Pour mettre à la portée des praticiens les idées de Janet sur l’hystérie il en eût fallu une simplification, un bref schéma. Un seul neurologiste s’est risqué à en proposer une réduction, mais si grandement artificielle que Janet a dû s’empresser de la récuser. Et quand lui-même s’y est essayé comme dans son dernier livre sur Les névroses, il est loin d’en avoir donné une idée adéquate.

Sous bénéfice par suite de grandes corrections, nous indiquerons seulement les quelques faits principaux sur lesquels Janet a insisté et les interprétations qu’il en a données. Le point de départ paraît en avoir été dans des expériences d’hypnotisme ayant un caractère psychologique, et notamment dans une expérience curieuse qu’il a publiée tout au début de sa carrière, vers 1885. Il était alors professeur de philosophie au lycée du Havre, il avait fait dans cette ville la connaissance du Dr Gibert et s’était mis à collaborer avec ce médecin pour [p. 98] des observations sur la transmission de pensée à distance ; ils disposaient d’une domestique hystérique, appelée Léonie, qui était un sujet remarquable. Après avoir consacré quelque temps à ces études de télépathie, Janet voulut faire de la psychologie dans l’hystérie. Pour ses débuts, il eut la chance de rencontrer une jeune femme hystérique, qui lui permit de faire une observation curieuse.

Expérience un peu compliquée, nous l’avouons, et un peu artificielle. Décrivons-la en deux mots. Lucie, tel est le nom de la jeune femme, cause avec une autre personne ; elle cause à haute voix, ostensiblement, et toute son attention paraît accaparée par cette conversation. Janet est près d’elle, il se penche vers elle, et tout doucement il lui pose des questions. Distraite par la conversation, Lucie n’entend pas les questions de Janet, ou du moins elle paraît ne pas entendre ; mais dans sa main est un crayon, et elle s’en sert pour répondre par écrit. Le dialogue suivant s’engage : « M’entendez-vous ? – Non. – Mais pour répondre, il faut entendre. – Oui, absolument. – Alors, comment faites-vous ? – Je ne sais. – Il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui m’entende. – Oui. – Qui cela ? – Autre que Lucie. – Ah ! bien, une autre personne. Voulez-vous que nous lui donnions un nom ? – Non ! – Si, ce sera plus commode. – Eh bien, Adrienne. – Alors, Adrienne, m’entendez-vous ? – Oui. » Cette Adrienne écoute et répond pendant que Lucie cause ailleurs ; et quand on parle à Lucie, et qu’on l’entretient de tout cela, on constate qu’elle en est restée complètement ignorante. L’audition des paroles, les mouvements de l’écriture, et tout le dialogue de Janet et d’Adrienne n’ont donc pas été absolument inconscients, mais relativement inconscients. Ces états sont simplement devenus inconscients pour la personnalité principale, mais il existe en elle une personnalité différente, plus ou moins développée, pour laquelle ces sensations continuent d’exister et même dans certaines conditions peuvent revivre.

Cette première expérience a donné à Janet le germe de toute sa théorie sur l’hystérie. Il y était déjà préparé, dans une certaine mesure, par les publications antérieures de divers auteurs : Azam qui avait étudié sur sa célèbre Félida les dédoublements hystériques de la personnalité ; et surtout Gurney et Myers, les ingénieux expérimentateurs de l’anglaise Society for psychical Reseach, qui avaient déjà réuni beaucoup de faits sur la désagrégation mentale et les phénomènes de conscience [p. 99] subliminale. Néanmoins il nous semble que la première expérience de Janet sur Lucie est comme un résumé de tous ses travaux ultérieurs. On y voit bien nettement indiqué que l’état mental des hystériques est une collection de phénomènes qui peuvent se désagréger, et former plusieurs groupes secondaires. L’idée de pluralité de consciences et de personnalités est celle qui domine les théories de Janet. Il est revenu pendant des années sans se lasser sur cette conception, l’exposant toujours d’une manière concrète, à propos de malades particuliers.

Elle se résume en trois points principaux. 1° Janet a montré que chez tel malade il n’y a pas seulement deux personnalités, mais trois ou quatre, qui se développent dans des conditions différentes, qui ont des mémoires différentes, et qui souvent s’ignorent. C’est ainsi qu’en endormant une malade on la fait passer d’une personnalité A dans une personnalité B, où son pouvoir d’attention est changé, où la distribution de la sensibilité est changée aussi ; si on persiste encore à l’endormir, surtout au moyen de passes, en la traitant comme si elle était une personne encore éveillée, on obtient un second somnambulisme, plus profond que le précédent, où il y a encore un changement de la mémoire et de la sensibilité. La crise hystérique représente elle aussi une personnalité à part, souvent mal développée et restée rudimentaire. Janet a montré encore que sous l’influence de diverses manœuvres on arrive à développer chez une hystérique une autre personnalité. Ainsi, il y en a qui écrivent spontanément, dès qu’on leur met un crayon dans la main, et elles ignorent ce qu’elles écrivent ; c’est de l’écriture spirite. Ce qu’elles écrivent a cependant un sens, suppose attention, mémoire, réflexion, et souvent un caractère ; c’est donc une personnalité qui dicte ou peut dicter l’écriture spirite. Plus simplement encore on fait pousser de ces personnalités indépendantes en parlant à voix basse à un sujet distrait, en lui donnant des ordres, en lui demandant une réponse. Ce procédé de la distraction, que notre auteur a beaucoup étudié, est peut-être le plus commode de tous.

2° Janet ne s’est pas seulement attaché à mettre en évidence ces multiplicités de personnalités chez un même individu ; il a en outre cherché à les classer, et à identifier certaines avec certaines autres. Ces malades ont souvent des crises très longues qui les prennent spontanément ; pendant ces crises, ils perdent conscience de leur entourage, et ils revoient en hallucination des scènes de leur vie passée ; la crise passée, ils ne se [p. 100] souviennent plus de rien. De même, ils ont parfois des somnambulismes spontanés pendant lesquels ils se livrent à quelque action, ou bien ils font des fugues qui peuvent durer plusieurs jours, et au bout desquels ils ne gardent aucun souvenir de ce qu’ils ont fait. Ce sont là des personnalités bien distinctes de la personnalité normale. Janet a montré que quelques· unes de ces personnalités sont analogues à celles provoquées par les somnambulismes, il a pu en faire le repérage, en établir la concordance, surtout grâce à l’état de la mémoire. Ainsi, tel malade, mis en somnambulisme, ne se rappelle point ce qu’il a fait pendant sa crise d’hystérie : mais si on le met dans un somnambulisme plus profond, il s’en souvient ; et à ce moment l’état de sa sensibilité est pareil, c’est la même personnalité par conséquent qui se manifeste. De même, après sa fugue le malade ne peut pas raconter ce qu’il a fait et quels endroits il a visités; mais interrogé pendant un état de distraction, il donne sur son voyage tous les renseignements qu’on lui demande, et cet état de la mémoire peut prouver qu’il y a concordance entre la personnalité de la fugue et celle de l’état de distraction.

3° Après avoir insisté sur l’existence de tant de personnalités différentes chez les mêmes sujets, Janet a complété son travail en montrant que, quoique distinctes, ces personnalités sont capables de s’influencer réciproquement. Le champ dans lequel s’est ici engagée son activité était immense, et nous ne pouvons l’y suivre. Il faut pourtant en donner une idée. Ses théories les plus originales sont peut-être sur les idées fixes subconscientes et sur les paralysies. Il a prouvé que beaucoup d’hystériques sont gênées, troublées, hantées par des idées qui les empêchent d’accomplir certaines actions, ou qui les forcent à faire des actions qu’elles désapprouvent. Mais elles ne peuvent rien expliquer, car elles ne se rendent pas compte des idées qui les dominent. Ce sont des idées appartenant à d’autres plans de conscience; parfois ce sont des souvenirs d’une lointaine enfance, que le malade est incapable de se rappeler à l’état de veille ; et ces souvenirs sont très pénibles, ils entretiennent un état pernicieux d’émotion, ou bien ils produisent un symptôme très gênant. Il faut, pour en guérir les malades, les endormir, faire naitre dans certains somnambulismes le souvenir conscient du fait ancien, fouiller ainsi à travers toutes les couches de la vie passée; et quand on tient ce souvenir, le détruire par une suggestion appropriée. Les paralysies hystériques, les amnésies, [p. 101] les aboulies, et les diverses impotences fonctionnelles de l’hystérie s’expliqueraient, selon Janet, d’une manière analogue, par une action subtile et presque mystérieuse d’une personnalité sur une autre ; mais quand il s’agit non plus de phénomènes d’excitation, mais de phénomènes de déficience, l’explication donnée par Janet est autre, et, remarquons-le, bien curieuse. Il s’est attaché à montrer que rien n’est perdu, dans ces existences de personnalités multiples ; un malade ne peut pas se rappeler vingt ans de son existence, soit, mais son souvenir n’est pas détruit, et il se retrouve dans une autre personnalité; un malade reste toute la journée couché parce que ses jambes sont paralysées ; soit encore ; mais son pouvoir de remuer les jambes n’est pas aboli, car si on le met en somnambulisme, cet impotent va être capable de se lever, et parfois même de grimper sur un toit avec une adresse de singe. La fonction n’est donc perdue qu’en apparence; les images mentales et aptitudes diverses qui sont nécessaires à son exercice sont simplement déplacées ; la personne A les perd, mais la personne B les possède ; et il semble même qu’on pourrait dire que c’est ce transport de propriété qui explique la paralysie apparente, et que si la personne A a perdu l’usage de sa mémoire et de ses jambes, c’est précisément parce que la personne B s’en est emparée.

Voilà en résumé quelques-unes des expériences de Janet ; elles sont subtiles, et on ne peut guère les répéter que sur des sujets appropriés et déjà quelque peu dressés.

Janet a en outre imaginé quelques expressions qui font image pour exprimer ces phénomènes-là et ce sont peut-être ces expressions qui ont eu le plus de succès dans le monde si littéraire des philosophes auxquels il appartient par ses origines et son éducation. Nous pensons qu’on peut accepter quelques-unes d’entre elles, mais à la condition de les prendre comme purement descriptives, car on ne saurait leur attribuer la valeur d’explications. Une des plus anciennes est celle de rétrécissement du champ de conscience. Par là Janet veut dire qu’un sujet hystérique n’arrive pas à réunir à la fois dans sa conscience autant de phénomènes psychologiques que le fait un individu normal ; et cette métaphore est très juste ; en étudiant une hystérique on voit très bien son incapacité de faire attention à plusieurs choses à la fois ; et de là résulte la facilité avec laquelle on peut la distraire et la rendre insensible à ce qui se passe autour d’elle. Janet, pour exprimer le fait, [p. 102] compare le champ de la conscience à un champ visuel qui serait rétréci. Il faut ajouter que les phénomènes psychologiques qui ne peuvent pas figurer dans ce champ rétréci ne sont pas pour cela supprimés; ils continuent à se produire et ils évoluent quand se présente une occasion favorable. C’est ingénieux, mais comment ne pas reconnaître que les mots « rétrécissement du champ de conscience » ne dépassent pas l’énonciation du fait lui-même, qui se trouve simplement exprimé sous une forme anatomique curieuse ? Défaut de synthèse et désagrégation pour si commodes qu’ils soient ne sont également que des étiquettes de description.

Une autre expression de Janet est plus critiquable, car elle ne constate pas simplement un état de choses, mais voudrait l’expliquer au moyen d’une hypothèse, qui, en plus, est vraiment peu vraisemblable. Il s’agit toujours de ce même fait primordial, qu’un sujet hystérique ne perçoit pas certaines sensations au moment où elles se produisent ; s’il ne les perçoit pas, c’est parce que l’excitation porte sur une région insensible de son corps, ou parce que son esprit était en état de distraction au moment de la sensation. Quels qu’en soient les motifs, il y a absence de perception, inconscience. Pour expliquer cette inconscience, Janet suppose que chez un être normal, toutes les fois qu’il se produit une perception, il se produit en même temps une opération supplémentaire qui consiste à rattacher cette perception à la personnalité. Je vois une table ; non seulement je la vois, mais je m’attribue cette vision. Cet acte d’attribution, Janet le nomme une perception personnelle, et il suppose que c’est là ce qui manque à l’hystérique anesthésique ou distrait. Cet hystérique voit la table, mais il ne s’attribue pas cette vision. Pour préciser davantage, empruntons-lui un de ses exemples. Il relate longuement l’histoire d’une Mme D…, qui est atteinte d’amnésie continue ; elle oublie à mesure tout ce qu’elle perçoit ; elle ne se rend pas compte de la saison où l’on est ; admise à l’hôpital depuis plusieurs mois, elle ne se rappelle ni le nom de l’hôpital, ni celui des médecins ou des malades voisines de son lit ; elle ne peut comprendre ce qui se passe que par de multiples raisonnements, et aussi à l’aide d’un calepin sur lequel elle écrit les faits importants dont elle veut se souvenir, par exemple le chemin à prendre pour retourner du cabinet du médecin dans sa salle. Janet remarque que, malgré cette amnésie continue, on peut constater, en mettant cette dame en somnambulisme et en [p. 103] l’interrogeant, qu’elle est capable de raconter avec beaucoup de précision tous les petits événements journaliers dont elle semble avoir perdu le souvenir à l’état de veille. Que lui manque-t-il donc ? Ni la faculté de conservation des souvenirs, ni même celle de la reproduction des images, puisque, en la plaçant dans des conditions un peu artificielles, on lui permet d’évoquer ces images. Ce qui manque à Mme D… ce serait une autre opération, une perception personnelle, ou personnification, qui saisit l’image du souvenir et la rattache aux autres souvenirs et aux sensations dont l’ensemble constitue une personnalité (14). Eh bien, en examinant cette explication, et les autres du même genre, on voit qu’elle suppose deux hypothèses distinctes. La première consiste là dire que l’image et la sensation non perçue, sont quand même réalisées, et par conséquent présentes et perçues sans personnification ; la seconde consiste à dire qu’une opération qui manque d’intervenir, et qui constitue la personnification, est une opération qui se produit constamment à l’état normal. Si nous ne nous trompons, voilà bien deux hypothèses absolument gratuites. Nous ne pensons pas que ce qui fait défaut aux sensations et images inconscientes des hystériques, c’est seulement une assimilation au reste de la personnalité ; s’il en était ainsi, le malade devrait tout au moins les percevoir comme des éléments étrangers, indépendants de sa personne. Quand un malade est piqué à sa main anesthésique, il devrait avoir une sensation, dont il ne dirait pas qu’elle se rapporte à lui, mais dont l’existence lui serait attestée. Et cela n’est pas. Nous sommes en outre convaincus que cette opération d’assimilation, ou de perception personnelle, est une pure invention; on n’en trouve pas trace dans la conscience normale. Chacun aura beau s’observer, au moment où il perçoit un objet extérieur, il ne remarquera pas qu’après avoir perçu, on fait un acte spécial consistant à s’assimiler la perception, en la joignant à sa personnalité.

D’autres fois Janet n’a pas su résister plus que les auteurs précédents à la tentation de définir l’hystérie par quelques-uns de ses symptômes. Ainsi il écrit que « le symptôme principal est un affaiblissement de la faculté de synthèse psychologique, une faiblesse de la volonté (aboulie), un rétrécissement du champ de conscience ». C’est nous qui soulignons une partie de la définition précédente. Voilà donc l’aboulie, ou faiblesse de [p. 104] volonté, qui pénètre dans la définition de l’hystérie. C’est une grosse erreur, car ce symptôme se rencontre dans beaucoup d’autres maladies, il est capital dans la folie avec conscience. Janet se met donc ici bien gratuitement dans l’impossibilité de distinguer ces états mentaux, pourtant si différents. Il n’attache pas d’autre importance à ce fait que dans l’hystérie l’aboulie est provoquée par une désagrégation de la conscience, et dans la folie lucide par une conviction d’impuissance, et il assimile les deux cas pour cette raison bien spécieuse que le résultat est le même : l’impuissance; et la psychogénie en serait aussi la même : il y aurait dans les deux cas une insuffisance cérébrale. Cette idée qu’il y a de l’insuffisance cérébrale dans l’hystérie lui paraît si importante qu’il l’a mise dans sa définition. Si on prend le terme d’insuffisance cérébrale dans un sens vague d’abaissement du niveau intellectuel, on ne fait qu’enregistrer un phénomène banal en aliénation ; peut-être même n’est-il pas exact pour l’hystérie, car on rencontre dans la clientèle privée bien des femmes hystériques qui sont très intelligentes. C’est l’objection que les aliénistes allemands ont faite à la théorie de Janet. Nous ignorons si leur objection est juste ; mais pourquoi leur donner l’occasion de la faire ? Il eût été préférable de ne pas parler d’insuffisance mentale, pas plus que d’aboulie, car ce sont là des phénomènes qui ne sont pas spéciaux à l’hystérie et caractéristiques de cette névrose.

Enfin, une dernière explication encore plus contestable a été de faire de l’hystérie un arrêt d’évolution. Comme la même idée a été appliquée par Janet à sa psychasthénie, nous ne critiquerons cette conclusion qu’à propos des malades qui appartiennent réellement au groupe des arrêts d’évolution ; nous indiquerons alors pourquoi les hystériques, à notre sens, ne peuvent pas être classés dans ce groupe.

Ces quelques défaillances de dépositions et d’interprétations surprennent chez un auteur qui à fait dans l’hystérie des travaux très remarquables ; si nous les signalons avec un peu d’insistance, c’est que nous y voyons la preuve d’une erreur de méthode, qu’il est utile pour tous de bien dégager, Janet s’est laissé accaparer, entraîner à ce point par l’étude de l’hystérie qu’il a voulu voir à travers cette névrose tout l’esprit humain. Les désordres mentaux forment un domaine bien vaste ; il s’est spécialisé de bonne heure dans un petit coin ; il s’est spécialisé trop tôt, il a trop généralisé, il a cru possible d’attribuer à l’hystérie des phénomènes qui sont en réalité [p. 105) banaux. Bien plus tard il a abordé un autre domaine, celui de sa psychasthénie (ou folie avec conscience) et là il semble avoir obéi à cette idée de ramener toute la psychasthénie à l’hystérie, et en tout cas d’y découvrir des analogies : et la conclusion a été que bien malaisément il s’est rendu compte des différences. Nous voyons nettement les obstacles qu’il était inévitable de rencontrer en procédant ainsi. Il faut parcourir toute l’aliénation pour arriver à donner à chaque état morbide sa vraie place, sa vraie valeur, sa vraie définition.

III. — L’ÉTAT MENTAL DANS L’HYSTÉRIE

Eliminations préalables. – Pour comprendre l’hystérie, il faut d’abord éliminer une symptomatologie banale et encombrante, que beaucoup d’auteurs ont eu le tort de chercher à introduire dans sa définition.

On a dit depuis longtemps que lorsqu’on cherche il définir une maladie mentale par ses symptômes, on bâtit sur le sable. Cette affirmation n’est pas entièrement juste ; nous ne connaissons jamais un état mental que par ses symptômes ; les éliminer, c’est renoncer à tenir compte de l’état mental. Mais ce qu’il y a d’exact, c’est que si certains symptômes sont caractéristiques, d’autres sont banaux, et on ne doit pas les décrire tous, mais choisir. Ou plutôt, il y a dans chaque symptôme une partie banale, qu’il faut négliger, et une partie caractéristique, qu’il faut retenir. Avec cette idée directrice, cherchons à revoir les descriptions ordinaires de l’hystérie, et montrons tout ce qui en est caduc (15).

Nous avons indiqué déjà, à propos des théories de Schnyder, Crocq, etc., combien il est regrettable de définir les hystériques en insistant sur leur manque d’auto-critique, sur leur impressionnabilité, sur leurs manifestations impulsives… Les mensonges, quoique abondants chez les hystériques, ne leur sont [p. 106] pas plus particuliers que les troubles précédents du caractère. Et la coquetterie, les caprices, les sautes d’humeur, le maniérisme sont trop féminins pour être seulement hystériques. Le maniérisme et l’affectation se rencontrent au reste également chez les déments précoces… Nous n’envisagerons ici que quelques symptômes particulièrement fréquents.

Considérons d’abord tous ces phénomènes convulsifs qui forment l’attaque d’hystérie, et dont la physionomie est assez particulière pour que, dans certains cas, le clinicien puisse faire un diagnostic à distance. Évidemment, si nous voyons une malade qui après avoir poussé un éclat de rire, tombe par terre, le corps raide, les poings fermés ; puis, si nous la voyons après quelques moments de raideur tétanique, faire de grands mouvements, s’agiter de tout le corps, se redresser, puis enfin prendre des attitudes passionnelles de colère, d’invective ou d’extase ; devant ce spectacle qui se déroule, nous aurons aussitôt l’idée d’une attaque d’hystérie ; nous dirons même : « Voilà une femme qui a dû passer par le service de la Salpêtrière. » Mais examinons, analysons, isolons chacun de ces symptômes. Duquel dira-t-on qu’il est essentiellement et exclusivement hystérique ? Est-ce de l’agitation ? des mouvements convulsifs ? Mais les individus atteints de folie avec conscience présentent souvent des crises d’agitation où ils se roulent par terre, se débattent, soupirent, comme prêts à étouffer. Mais dans la démence précoce surtout on en trouve l’équivalent. On voit certains malades faire, pendant leurs périodes d’agitation, des mouvements de clown, comme des hystériques ; on a cru que le pont, c’est-à-dire le soulèvement du milieu du corps avec appui sur la tête et les pieds, est caractéristique de l’hystérie, mais on rencontre des déments précoces qui font admirablement le pont. On en rencontre aussi qui présentent des attitudes immobiles, théâtrales, dramatiques où ils se figent.

On a décrit dans l’hystérie des états de somnolence, de stupeur, de léthargie, et des états de catalepsie. Rien là non plus qui soit spécial à cette névrose. On trouve des états stupides chez les mélancoliques ; on en trouve d’allure plus hystérique encore si l’on peut dire chez les déments précoces. Nous avons vu une malade démente précoce, nommée Poula, qui reste somnolente tonte la journée, indifférente à ce qui se passe autour d’elle et qui se secoue, soupire, quand on l’interpelle à haute voix, comme si elle s’éveillait. Elle a bien l’aspect d’une léthargique ; [p. 107] et ce qui ajoute encore à la ressemblance, c’est que si on place entre ses mains des objets connus, un crayon ou un savon, une serviette, elle se met à exécuter de petits actes automatiques ; elle se lave lentement les mains, s’essuie avec la serviette, la pose sur la table, comme on l’a vu faire si souvent à une hystérique en léthargie quand on la traite semblablement.

La catalepsie hystérique a son pendant, cela va sans dire, dans la démence précoce, elle porte seulement un autre nom, celui de catatonie ; mais elle se traduit de la même manière, par une conservation passive des attitudes communiquées. Nous citerons enfin un dernier symptôme moteur : la contracture. L’attitude qu’elle imprime aux membres paraît bien caractéristique de l’hystérie. Mais, à y regarder de près, on s’aperçoit que des malades tout différents présentent des symptômes analogues, sinon identiques. Lape, une démente précoce, reste des journées entières repliée sur elle-même et immobile ; si on veut lui prendre la main ou soulever sa tête qu’elle penche obstinément sur la poitrine, elle résiste de tout son corps raidi. N’est-ce point là le pendant d’une contracture ? Peut-être pas, nous objectera-t-on. Lape, qui résiste, a du négativisme et non de la contracture. Sans doute, répondrons-nous ; mais on vient de montrer tout récemment qu’il y a du négativisme aussi, c’est-à-dire une résistance consciente, dans le maintien d’une contracture hystérique ; Janet a bien décrit cela ; lorsque le médecin cherche à faire un effort pour ouvrir la main fermée et en étendre les doigts, il rencontre une résistance qui augmente d’autant plus que son effort est plus grand, et qui s’adapte par conséquent à son effort, comme une volonté obstinée de ne pas céder. Négativisme aussi sans doute, c’est-à-dire opposition sans but, le mutisme et le refus d’aliments des déments précoces. Mais comme ils ressemblent au mutisme, sans lésion des organes vocaux, des hystériques, et à l’anorexie de ces mêmes malades !

Après les phénomènes moteurs passons en revue quelques phénomènes sensitivo-sensoriels ; et nous rencontrerons souvent la même banalité dans les manifestations. L’insensibilité des hystériques au contact et à la piqûre, leur anesthésie a paru longtemps un symptôme caractéristique. Mais on peut piquer et même brûler certains paralytiques généraux, certains déments précoces sans qu’ils s’en plaignent, sans qu’ils aient l’air de s’en apercevoir. Il est vrai que chez ces derniers sujets l’anesthésie est diffuse, elle ne se révèle pas en plaques à con tours [p. 108] précis, et elle ne siège pas d’un seul côté du corps comme cela se voit parfois dans l’hystérie ; mais cette forme de localisation est loin d’être elle-même constante dans l’hystérie; on a même soutenu et il paraît probable qu’elle est un produit de suggestion et de culture. Nous en dirons autant des hallucinations, des conceptions délirantes, de l’agitation, des idées mystiques : du bavardage ; ce sont des phénomènes banaux, qui n’appartiennent pas en propre à l’hystérie et qui se rencontrent dans presque toutes les maladies mentales. A ce propos, il est bon de remarquer combien Babinski a eu raison de réduire la symptomatologie hystérique à n’être qu’une agglomération d’effets que la volonté peut produire. Ce sont là, si l’on préfère, des effets purement mentaux, de ceux que la volonté peut à la rigueur produire et imiter, et qui appartiennent par conséquent au fond commun de l’observation.

Après avoir fait justice des descriptions symptomatiques ordinaires, essayons d’établir ce qu’il y a de caractéristique dans l’état mental de l’hystérie.

Analyse de l’état mental hystérique. – L’hystérie est le premier des états mentaux que, par suite de l’ordre que nous suivons dans notre exposition, nous sommes amenés à définir. Disons d’abord, avec précision, ce que nous entendons par définir : ce sera un moyen d’éviter par la suite bien des malentendus. Les auteurs précédents ont été bien ambitieux. La plupart ont voulu non seulement définir, mais expliquer ; leurs théories ne tendent à rien moins qu’à nous dire comment tout se passe dans l’hystérie, comment chaque symptôme a sa genèse, comment l’état mental a son mécanisme. Sans remonter plus loin, nous avons vu Freud expliquer par un refoulement et une transformation de sentiments pénibles tels symptômes hystériques, tandis que Janet, se mettant à un point de vue un peu différent, invoquait surtout la désagrégation mentale, donnant lieu à la manifestation de plusieurs consciences indépendantes. Notre ambition est moins haute, notre but est plus prochain. Notre définition de l’hystérie a un tout autre sens ; nous ne voulons pas saisir l’essence de la maladie, mais la distinguer des autres, mettre l’accent sur ses caractères distinctifs, sur les qualités qui lui appartiennent en propre, et arriver ainsi à une formule qui convienne à l’hystérie et ne convienne qu’à elle seule. En un mot, définir, pour nous et actuellement, c’est tout simplement délimiter.

Or, pour un travail ainsi compris, nous n’avons pas besoin [p. 109] d’aborder beaucoup de questions qui ont tourmenté les cliniciens ; ce sont des questions d’un grand intérêt, mais elles ne sont pas nécessaires pour distinguer l’hystérie des autres affections mentales. A ce point de vue, il nous importe peu que bien réellement chez l’hystérique des sentiments refoulés se transforment, se convertissent, se symbolisent, comme Freud l’a supposé ; il ne nous importe pas davantage de savoir si, lorsqu’une fonction est abolie chez une hystérique, c’est parce que les images et aptitudes qui y sont afférentes sont transportées dans une autre conscience, comme un compte qui serait transféré d’un livre de caisse dans un autre livre ; c’est là une des idées les plus originales de Janet, nous l’avons expliqué tout à l’heure. A est paralysé du bras parce que les images visuelles et motrices de ce bras se trouvent pour le moment chez B. Cette manière de répartir les fonctions entre des consciences distinctes n’est-elle pas aussi artificielle que toute la transformation symbolique de Freud ? c’est bien possible ; mais nous ne voulons pas l’examiner. Laissons là, comme disent les politiques, les questions qui nous divisent, et ne nous occupons que de celles qui nous rapprochent.

L’ordre que nous allons suivre consistera à étudier nécessairement les symptômes et la manière dont l’ensemble de l’intelligence et de l’état mental se comporte vis-à-vis de ces symptômes.

1) Symptômes hystériques. – Leur caractère primordial, spécifique, n’est pas de consister en hallucinations, délires, ou impulsions, mais il consiste dans leur origine : ce sont des symptômes résultant d’un degré spécial de suggestibilité.

Bernheim, Dejerine, Babinski, chacun à sa manière, l’ont bien mis en lumière : le premier et le second montrant que la suggestion a une part dans l’hystérie, et le troisième qu’elle existe seulement dans l’hystérie avec cette puissance. Chez ces malades, il y a une influence constante du milieu sur l’esprit ; leur mentalité reflète le milieu, et réalise les idées qui s’y trouvent ; de là ce polymorphisme, ce changement d’aspect qui déconcerte ; l’hystérie de telle époque ne ressemble nullement à celle de telle autre. L’hystérie du moyen âge réalise les croyances relatives au démon, l’hystérie du XXe siècle reflète nos mœurs, nos découvertes, nos idées. Bien plus, c’est une affection qui varie suivant les médecins qui l’étudient, et suivant les théories que ces médecins ont adoptées. Charcot voit dans les manifestations de l’hystérie des symptômes qui sont surtout intéressants [p. 110] par leur côté physique ; aussi, sous ses yeux, et grâce à sa culture, les malades de la Salpêtrière sont remarquables par leurs attaques, leurs contractures, leurs paralysies ; dans le grand hypnotisme, ce sont des symptômes physiques de léthargie et de catalepsie qui prédominent. Sous l’œil de Charcot, l’hystérie devient plastique. Lorsque Janet aborde ces mêmes malades, il le fait surtout en psychologue, qui pratique la causerie, demande à ces femmes des descriptions, des analyses ; sous son influence, voilà les phénomènes de conscience, de dédoublement, de désagrégation qui viennent au premier plan ; les impulsions, les idées fixes, les aboulies accaparent la définition de l’hystérie. Grâce à Janet, l’hystérie devient romanesque. L’action exercée par Babinski est encore plus curieuse. Babinski est persuadé que toutes ces manifestations ne sont que de la suggestion, et que les stigmates permanents, comme l’anesthésie, les points douloureux, le rétrécissement du champ visuel, sont créés par l’inadvertance du médecin qui les cherche.

Aussi évite-t-il toute suggestion, et accueille-t-il les symptômes hystériques avec une sorte de dédain ; parfois, il semble penser que, du moment qu’ils sont les produits de la suggestion, ils n’ont pas de réalité, ils n’existent pas. En tout cas, il s’attache à en empêcher le développement, et à les guérir par suggestion. Le résultat de ce point de vue, c’est que Babinski supprime en quelque sorte l’hystérie, car il réduit au minimum ses manifestations extérieures ; on ne voit plus que de temps en temps quelques petits symptômes, prêts à disparaître. L’hystérie de Babinski est de l’hystérie négative.

Toute la symptomatologie de l’hystérie a donc pour premier caractère d’être sous l’action directe de l’ambiance. Si on s’occupe d’un de ces malades dans un service d’hôpital, son hystérie gonfle comme une omelette soufflée, et elle se développe dans le sens des idées du médecin. Le sujet devient bruyant, théâtral, encombrant. Si au contraire on n’y fait aucune attention, ou si on n’intervient que pour détruire, l’hystérie du malade est réduite à zéro. Enfin, en dehors de l’action voulue ou inconsciente des hommes, les phénomènes hystériques subissent l’action des événements matériels qui se produisent : un meurtre, un vol, un accident de chemin de fer auxquels un malade a assisté et dont il a failli être victime l’impressionnent de telle manière qu’il conserve de la scène un souvenir qui va servir de thème à ses hallucinations et à son délire. Ce n’est pas de la suggestion, ni même, à proprement [p. 111] parler, de l’auto-suggestion ; mais c’est, pour forger un mot nouveau, une influençabilité qui montre à quel point l’esprit de l’hystérique reproduit par mimétisme tout ce qui se manifeste autour de lui. Et cela explique pourquoi les accidents hystériques sont si variables et surtout si fragiles, si curables ; dépendants du milieu, ils changent avec lui.

Un second caractère des phénomènes hystériques est plus difficile à définir. C’est un caractère que Bernheim a entrevu, que Crocq et Dubois (de Berne) ont peut-être aussi compris un peu, dont Janet semble avoir parlé, qui a certainement embarrassé Babinski, et que J.-Ch. Roux a mis enfin en pleine lumière : la suggestibilité de l’hystérique est d’une nature spéciale. On ne la définit pas suffisamment en l’appelant une hypersuggestibilité et en insistant uniquement sur sa puissance. Elle paraît avoir pour caractère principal d’aller jusqu’au fond d’une réalisation complète ; l’idée devient sensation ou hallucination, ou action, ou paralysie ; la suggestion d’un souvenir le fait revivre avec tous ses détails, et le malade le joue comme si ce souvenir était devenu le présent. Il y a donc une réalisation à la fois sensorielle et motrice. On ne pourrait pas concevoir un plus grand achèvement; il ne conduit point le malade à se forger une théorie, ou à un délire, ou à une simple préoccupation, mais à une exécution d’acteur ; et ce terme d’acteur est d’autant plus à sa place qu’il se mêle souvent à son jeu un peu de cabotinage (16).

L’attitude de l’esprit. – Après les symptômes hystériques, nous avons à parler de l’état mental qui les accueille. Dans [p. 112] l’hystérie cet état mental est surtout fait d’inconscience. Fait bien curieux, l’inconscience hystérique est très souvent, le plus souvent même, méconnue par les cliniciens. C’est surtout Freud, d’une part, et Pierre Janet, d’autre part, qui l’ont bien mise en lumière, et la théorie de désagrégation mentale de Janet est en grande partie une théorie d’inconscience. Mais Bernheim ne s’est guère occupé, semble-t-il, de ce phénomène délicat, un peu fuyant, qu’on ne peut guère observer qu’en faisant longuement, minutieusement, causer les malades, ce qui n’est pas très commode dans un service d’hôpital. Babinski a entrevu l’inconscience ; à plusieurs reprises, il parle d’inconscience et de subconscience, mais il ne voit guère là qu’un moyen de distinguer la suggestibilité de la simulation. Un individu suggestible, semble-t-il admettre, ne se rend pas compte de tout, et c’est par là qu’il se distingue d’un simulateur, qui, lui du moins, sait ce qu’il fait et pourquoi il le fait. Cela nous paraît assez exact ; mais il faudrait préciser davantage, montrer que cette inconscience de l’hystérique est tout juste ce qui rend chez elle la suggestibilité si redoutable et si efficace, car l’hystérique, à cause de son inconscience, perd le sentiment de l’idée qu’on lui a suggérée, perd le souvenir des circonstances où la suggestion a opéré, et devient ainsi la victime complète d’une idée qu’elle ne connaît pas et ne peut· pas juger. Il n’est pas certain que toute suggestibilité de la vie normale présente ce caractère j c’est plutôt, à notre avis, un caractère de la suggestibilité hystérique. Enfin, J.-Ch. Roux, [p. 113] qui a fait tout dernièrement un exposé très judicieux de la manière dont il comprend l’hystérie, après avoir énuméré la suggestibilité, et la réalisation complète des suggestions, parle de « volonté consciente » qui est incapable de lutter contre la suggestion. Cette dernière formule n’est point très bonne; car elle s’appliquerait également à la folie avec conscience : dans la folie avec conscience il est bien exact de dire que le malade ne peut pas lutter, avec sa volonté consciente, contre les troubles dont il est atteint. Mais ce qu’on doit retenir de la formule de J.-Ch. Roux, c’est qu’il met en cause un élément de conscience, ou plutôt l’absence de cet élément dans l’hystérie; et sur ce point, nous lui donnons pleinement raison. Donc, pour nous, il y a dans l’hystérie un symptôme très important, l’inconscience. Expliquons-le, et montrons-en le rôle.

Inconscience est un mot, sinon inexact, du moins insuffisant; car il n’a qu’un sens, tout négatif, celui d’une existence hors de la conscience, avec possibilité entrevue d’un retour à. la conscience. Cela ne suppose aucune hypothèse sur ce qui se passe dans l’état qui est dit inconscient ; cet état peut être le repos, l’inertie, la mort, ou bien l’activité. Lorsque nous ne parlons pas une langue que nous connaissons, lorsque nous n’y pensons en aucune manière, on peut dire que cette langue subsiste en nous sous une forme inconsciente. Ce n’est qu’une forme, ce n’est pas une vie. Chez l’hystérique l’inconscient est vivant, ou il peut l’être. Quand l’hystérique ne peut pas évoquer un souvenir, ce souvenir s’évoque dans un autre plan de conscience; il ne se rappelle pas un accident de chemin de fer, auquel il a assisté, mais dans quelques minutes, s’il a une crise, il va se représenter admirablement toute la scène et la jouer ; et quelque temps après, il ne pourra rien en dire, tout sera oublié ; de même, il ignore une émotion terrible qu’il a éprouvée autrefois, mais cette émotion continue à le tourmenter et à le troubler. C’est donc tout différent de l’inconscience morte. Janet a bien vu la différence, qui est si importante au point de vue philosophique, quand il s’agit de fixer la nature de la conscience ; il a montré que c’est de l’inconscience toute relative, qui existe au regard de telle pensée, et non au regard de telle autre ; et que par conséquent ce qui est inconscient pour moi, conscience principale, peut rester conscient en soi et pour soi. C’est pour rendre cette conception si intéressante que l’idée d’inconscience [p. 114] paraît insuffisante ; et les mots d’hémi conscience ou de subconscience par lesquels on veut y suppléer ne sont pas suffisants non plus, car ils n’expriment qu’une atténuation dans le degré de la conscience, et non une possibilité de vie dans un plan différent. Aussi, sans rejeter le mot d’inconscience, nous le remplaçons par une idée plus large, celle de séparation de consciences. L’hystérie nous paraît être un état mental présentant une aptitude aux existences séparées ; ces existences peuvent coexister, ou plus souvent alterner ; elles sont séparées parce qu’elles sont indépendantes, parce qu’elles s’orientent vers des buts différents, parce qu’elles révèlent souvent des caractères et des tempéraments différents, et surtout et par-dessus tout parce qu’elles s’ignorent.

En quoi consistent ces séparations de conscience ? Il est très difficile d’en donner des exemples purs, parce que le plus souvent, dans l’hystérie, les phénomènes de séparation sont compliqués par ces phénomènes de suggestibilité qui sont si abondants.

Avec des réserves, nous citerons cependant les exemples suivants :

1° Dans la sphère des perceptions, les hystériques montrent une tendance à ne pas voir, à ne pas comprendre ce qui ne les intéresse pas au moment actuel ; c’est par exemple la somnambule qui voit le papier sur lequel elle écrit, mais ne voit pas le témoin qui la regarde. Janet a montré en outre combien ces malades sont faciles à distraire ; c’est-à-dire combien il est facile de mettre en évidence que lorsque le sujet a son attention fortement attirée sur un point, il perd conscience du reste.

2° Dans la sphère du passé, l’hystérique oublie beaucoup d’événements auxquels elle a assisté ; des scènes douloureuses échappent à sa mémoire ; ou bien, elle ne peut pas raconter d’où lui vient tel accident, comment il a commencé ; ou encore elle est incapable de s’analyser, et d’expliquer d’où provient une de ses craintes.

3° En présence de leurs lacunes de conscience et de mémoire, qui devraient être gênantes pour la vie pratique, en présence de ces accidents souvent si pénibles, le malade présente une attitude singulière d’indifférence, ou plutôt de désintérêt ; ce second mot est le plus juste, car il ne s’agit point d’une indifférence voulue, commandée par stoïcisme, mais un simple état de détachement. On voit de ces malades qui traînent pendant des années une paralysie ou une contracture qui les rend complètement infirmes. Ils ne s’en affectent pas. A peine [p. 115] montrent-ils quelque regret : un peu de contrariété, lorsqu’on leur en parle ; mais ils n’éprouvent pas à ce sujet le souci bien légitime que ressentirait une personne normale pensant à son avenir ; ils se comportent comme si ce membre paralysé ne leur appartenait pas. Par exemple, quand ils sont affectés de mutisme, non seulement ils ne s’en affligent pas, mais encore ils ne font aucun effort pour parler, ils en ont perdu jusqu’à la volonté.

Toutes ces séparations ont un caractère bien spécial. On peut rencontrer de la distraction, de l’amnésie, de l’indifférence dans beaucoup d’états morbides, mais alors ces symptômes ont une autre allure que dans l’hystérie, ils ont d’autres suites, ils ont même une nature différente. Disons-le tout de suite, ils sont plus graves. Ce n’est pas sans raison que l’hystérie passe aux yeux des médecins, même des moins instruits, pour une comédie, et elle a mérité qu’on l’ait appelée une maladie plus théâtrale que réelle ; c’est qu’on a observé que les symptômes qu’elle présente sont fugaces, changeants, et que même pendant la période où ils existent, ils peuvent présenter bien des contradictions. Tout cela s’explique par la considération que les amnésies et anesthésies ne sont pas des impotences absolues, mais seulement des limitations de la conscience actuelle du malade. Le malade n’en a pas conscience, c’est là le seul phénomène. Il faut se représenter cette conscience comme quelque chose de très instable, qui peut manquer un moment, et réapparaître le moment d’après.

Il nous semble que cette conception de l’hystérie, avec les trois symptômes principaux qui sont ici mis en œuvre, suffit à expliquer tous les accidents hystériques. Ces accidents ne sont pas produits uniquement par la suggestibilité ou par la séparation, par exemple, mais plutôt par un mélange, en proportions variables, de ces deux causes.

Ainsi, les dédoublements de personnalité qu’on observe dans l’hystérie relèvent surtout de la séparation, mais pas d’elle seule. On sait que quelques hystériques présentent deux existences distinctes à la fois par l’état de la mémoire et par la nature du caractère. Dans une de ces existences une malade est vive, un peu légère ; dans l’autre elle est sérieuse, absorbée, attachée à ses devoirs de mère de famille ; ces existences peuvent se succéder, alterner irrégulièrement, produisant ainsi de grands désordres, car si dans une des conditions la malade se rappelle ce qui s’est passé dans l’autre condition, l’inverse n’est [p. 116] pas vrai, et dans la seconde condition elle peut être très ignorante de ce qui s’est passé dans la première. On a décrit une quarantaine de ces observations où le malade présente, comme on l’a dit dans une expression un peu vague, un dédoublement de la personnalité ; les cas de la dame de Mac Nish, de Félida, de Vive, de Beauchamps sont les plus connus. Ces dédoublements, avons-nous remarqué, ont pu être cités comme des démonstrations typiques de la séparation ; mais comme ce sont des phénomènes assez rares, il est raisonnable de supposer qu’ils ont besoin d’un peu de culture pour se produire ; le médecin qui les observe en est complice par les suggestions qu’il donne inconsciemment à ces malades; et par conséquent, ce n’est pas seulement la séparation, c’est aussi la suggestibilité qui explique les dédoublements de la personnalité ; les deux causes concourent au même effet.

Les anesthésies hystériques se prêtent admirablement à une interprétation analogue, car elles montrent le jeu de ces deux causes. Au premier aspect, l’anesthésie hystérique ressemble à une anesthésie organique, par destruction des éléments nerveux, conducteurs ou centres. Elle s’en rapproche par son intensité ; on peut pincer, piquer, brûler le malade sans éveiller la moindre douleur. Mais quelques caractères curieux, que des observateurs sagaces y ont découvert, montrent l’erreur d’une confusion. Insistons sur ces caractères et donnons-en, à mesure, l’explication.

D’abord, il est incontestable que l’anesthésie hystérique est moins fixe que l’organique, et qu’elle subit l’influence de beaucoup de petites causes morales. Elle peut être supprimée, modifiée, compliquée par suggestion. En ordonnant à une malade de sentir de nouveau, on lui rendra sa sensibilité; on la lui rendra parfois aussi à l’état de veille, par une simple réflexion, ou un mot dit négligemment, ou par l’emploi d’une manœuvre à laquelle on a l’air d’attacher quelque importance. On pourra aussi, souvent, faire naître par suggestion ou distraction, chez ce même malade, des anesthésies analogues. Ces premiers caractères prouvent, selon la doctrine de Babinski, que l’anesthésie hystérique est extrêmement sensible à la suggestion.

Un autre caractère important de l’anesthésie hystérique, c’est que certaines sensations qui semblent supprimées se retrouvent dans des conditions un peu différentes, et le fait a tellement surpris qu’on a quelquefois, bien à tort, cru à de la simulation. Une malade a perdu par exemple la sensation de [p. 117] rouge dans l’œil droit ; mais dans la vision binoculaire, l’œil droit perçoit le rouge, comme on a pu s’en assurer en employant la boîte de Flees. Autre chose. Les sensations perdues peuvent provoquer, comme si elles étaient perçues, des mouvements appropriés. Mettez un crayon dans une main anesthésique, cachée derrière un écran, et la main prend l’attitude nécessaire pour écrire, comme si elle avait senti et reconnu le crayon ; divers autres objets donnent lieu également à de ces mouvements adaptés ; c’est une excellente démonstration clinique ; on peut seulement regretter qu’elle ne réussisse pas chez toutes les malades. Parfois, sans qu’il soit nécessaire de faire aucune expérience, on voit que malgré l’anesthésie, la fonction est conservée ; une malade emploie ses deux mains pour mettre son chapeau, et sa main insensible ne lui sert pas moins que l’autre pour se peigner ou enfoncer une épingle. Dernier exemple : la sensation est si peu perdue qu’elle peut devenir une occasion pour suggérer des idées. Une petite expérience de laboratoire, qu’on doit à l’un de nous (Binet) (17), le montre bien : faisons écrire un mot à une main insensible, le sujet peut avoir, non pas la perception consciente, mais l’idée de ce mot ; si par exemple on le prie de citer un mot quelconque, il y a des chances pour qu’il cite justement celui qu’on lui a fait écrire ; mettons un objet en contact avec son tégument insensible, l’hystérique ne le sent pas, mais croit le voir ; piquons trois fois sur la main insensible et disons au sujet de penser à un nombre quelconque ; il y a beaucoup de chances pour qu’il choisisse précisément le nombre trois.

Tous ces faits qui prouvent que la sensation, dans l’anesthésie hystérique, n’est point perdue, mais se retrouve dans certains effets, s’expliquent par la propriété mentale que nous avons appelée la séparation de conscience. En outre, comme le plus souvent l’anesthésie n’est pas vague, quelconque, mais bien délimitée en tant que zone, comme la plupart du temps les hystériques anesthésiques sont des malades dont des médecins imprudents ont fait l’éducation, il faut ajouter, comme cause, à la séparation, une influence décisive de la suggestion. C’est la suggestion qui a précisé le trouble.

Même explication doit être donnée pour l’amnésie hystérique ; elle a les mêmes caractères que l’anesthésie. Étudions-la de près, nous verrons qu’elle présente une allure singulière ; elle [p. 118] est irrégulière, fugace ; et si étendue qu’elle paraisse, on peut la voir disparaître subitement. Bien plus, le souvenir n’est perdu qu’en apparence, puisqu’on peut le retrouver dans un autre état de conscience. Une malade est interrogée en vain sur l’accident de chemin de fer auquel elle a assisté, sur le viol dont elle a été la victime. Mais vienne une crise d’hystérie, elle va jouer toute la scène dans ses moindres détails. Rien n’est donc oublié ; c’est seulement déplacé. Une autre a une amnésie dite antérograde ; elle oublie à mesure qu’elle apprend ; si elle lit, elle ne se rappelle plus ce qu’elle a lu dix lignes avant, et ne comprend rien à une histoire suivie ; à l’hôpital, elle ne retient ni les noms des médecins, ni ceux de ses voisines de salle ; elle ne peut même pas apprendre le chemin qui conduit de sa salle au cabinet médical. Mais mettez cette malade en somnambulisme ; ou, plus simplement, employez le procédé de Janet, glissez un crayon entre ses mains, et faites-lui répondre par écrit à vos questions, que vous lui adresserez pendant qu’elle est distraite, et vous verrez qu’elle se rappelle tout ce qu’il semble qu’elle ne peut pas apprendre.

Ainsi donc, puisque le souvenir n’est pas détruit, on doit dire simplement qu’il est devenu inconscient. C’est de la séparation de conscience ; mais comme l’amnésie n’est pas diffuse, quelconque, comme elle revêt souvent un caractère net, s’étend à telle date et pas au delà, ou se concentre sur tel objet et non sur d’autres, on soupçonne qu’il y a eu là l’influence d’une suggestion qui a précisé l’amnésie, et d’amorphe qu’elle était l’a modelée.

 

IV. — QUESTIONS DE DIAGNOSTIC ET DE PSYCHOLOGIE

Pour les diagnostics différentiels. – En résumé, en face d’un symptôme pour lequel on soupçonne une nature hystérique, ce qu’on doit rechercher, c’est, d’une part, comme Babinski l’a montré, si le phénomène en question est bien de ceux que la suggestion produit, si par exemple il ne présente pas des caractères physiques et électriques, qui seraient exclusifs de la suggestibilité ; c’est d’autre part l’accueil fait à ce symptôme par l’ensemble de l’intelligence du sujet. Toutes les fois que par l’analyse de l’état mental du malade on s’est convaincu qu’il n’y a pas un abaissement notable du niveau intellectuel, et que les caractères particuliers d’inconscience, d’amnésie, de [p. 119] désintérêt existent, on est en présence d’un état hystérique. Même un observateur novice ne peut se perdre dans l’infini dédale des symptômes s’il a soin de ramener constamment tous les phénomènes à une formule simple qui consiste à ne voir dans le fond mental hystérique que ceci : une tendance à la vie séparée des états de conscience, avec production extrêmement facile d’inconsciences, d’amnésies et de désintérêt qui attestent cette séparation.

Peut-être pourrait-on croire qu’il y a également séparation chez l’épileptique. Ce dernier malade présente une symptomatologie qui ressemble un peu à celle de l’hystérique. Il a des attaques convulsives qu’on a parfois peine à distinguer d’une vulgaire crise de nerfs ; il a des absences, des fugues ; l’inconscience qui se manifeste pendant ces accidents comme l’amnésie qui les suit sont des symptômes si importants qu’ils servent de critériums de diagnostic. Mais l’inconscience et l’amnésie sont ici bien différentes de celles de l’hystérique, l’inconscience n’existe que dans une situation mentale toute spéciale, pendant la crise ; l’amnésie est réelle, incurable. Toutes deux témoignent non d’une séparation de conscience, mais d’une perte passagère de celle-ci. Enfin après l’attaque, il y a de l’obnubilation intellectuelle, et quand les attaques se multiplient, on voit s’aggraver une déchéance qui conduit le malade jusqu’à la démence.

En dehors des épileptiques il n’y a pas d’autres aliénés que les hystériques pour être moins au courant de leurs accidents morbides, tout en conservant une intelligence bien suffisante pour s’en rendre compte. Nous éliminerons en effet tout de suite le cas de démence; dans les démences, la perte du souvenir est aussi grande et même davantage, mais l’intelligence est terriblement compromise, tandis que dans l’hystérie elle reste brillante. Dans la folie avec conscience, on pourrait supposer qu’il y a quelque analogie d’état avec l’hystérie; car on a dit souvent que les fous avec conscience sont déséquilibrés et même désagrégés, dédoublés ; de là à admettre qu’ils présentent le même dédoublement de la personnalité que les hystériques, il n’y a pas loin. On doit se méfier, croyons-nous, de ce terme de dédoublement de la personnalité. Avec un peu de bonne volonté, on en trouve partout ; il suffit qu’un malade présente un changement de caractère pour qu’on suppose qu’il commence une personnalité nouvelle. A ce compte il y aurait dédoublement dans la folie maniaque dépressive, car rien ne [p. 120] ressemble moins comme caractère à un maniaque qu’un déprimé. On pourrait également soutenir que le fou avec conscience est dédoublé, car il est en conflit avec une force qui lui est étrangère, il parle lui-même de son dédoublement, et de l’autre qui est en lui. Mais si on prend comme base de l’hystérie l’inconscience et l’amnésie, il est clair que tous les doutes sont levés. Le fou avec conscience est le témoin extrêmement lucide de tous ses accidents morbides, et à ce point de vue il n’a rien d’hystérique.

Réflexions psychologiques. – Ce n’est pas d’hier qu’on a fait de la psychologie avec l’hystérie. En France, presque toute la psychologie pathologique s’est développée sur cette maladie comme base, et la femme hystérique est devenue pour les psychologues une grenouille de laboratoire. Inutile d’insister sur tous les détails que ces recherches nous ont appris. Nous signalerons le fait le plus important : c’est celui de l’inconscience, car il constitue un des traits les plus originaux de l’état mental des hystériques, un des plus intéressants et des plus instructifs.

C’est peut-être même le trait essentiel ; et il n’est pas défendu de supposer, à titre d’hypothèse tout au moins, que tout s’y ramène ; et notamment que les deux symptômes de suggestibilité et de réalisation n’en sont qu’une conséquence ; car par suite de la séparation, tout phénomène qu’on évoque chez un hystérique peut s’isoler du reste de son esprit, d’où suggestibilité, et peut aussi développer toutes les conséquences qui sont en lui, d’où réalisation complète.

Peut-être même pourrait-on ajouter que si la thérapeutique suggestive fait des miracles dans l’hystérie et dans l’hystérie seule c’est précisément parce que l’état mental hystérique résulte seulement de l’inconscience (et des quelques phénomènes somatiques qui l’accompagnent) et que l’inconscience-séparation est une altération essentiellement légère de la vie de l’esprit.

Pour quelle raison y a-t-il tant d’inconscience dans l’hystérie ? Comment se produit ce phénomène curieux ? Nous n’en savons rien, et les hypothèses anatomiques des uns, psychologiques des autres n’ont pas contribué à l’éclaircissement de ce point délicat. Ce qui nous paraît évident, c’est qu’il existe plusieurs sortes d’inconsciences, et que celle de l’hystérique ne ressemble pas exactement en nature à celle des gens normaux. Nous faisons tous plus ou moins ce qu’on appelait autrefois de la [p. 121] cérébration inconsciente ; si nous laissons de côté un problème embarrassant, et si nous le reprenons quelque temps après, par exemple après une nuit de repos, ou après plusieurs semaines de distraction, nous constaterons que nos idées sont plus claires, mieux ordonnées, plus originales, et peut-être éprouverons-nous moins de peine à trouver la solution. Cela s’explique, dit-on couramment, par le travail de l’inconscient. De nos jours, Poincaré a montré avec beaucoup d’ingéniosité et de précision comment l’inconscient a collaboré à la plupart de ses découvertes en mathématique. Or, à y regarder de près, on remarque que cet inconscient ne fournit jamais un résultat nettement défini ; il n’arrive pas qu’on pense aux deux facteurs d’une multiplication, et que l’inconscient en fournisse le produit. Ce qu’on obtient, c’est plutôt une direction, une idée-mère contenant beaucoup de germes qu’il faut ensuite développer par la réflexion. Ce sont là cependant les cas où l’inconscient de l’individu normal montre le plus d’activité. Dans bien d’autres cas, il est moins actif, témoin tant de souvenirs qui dorment en nous, dans l’inconscient, et ne nous servent à rien. On pourrait donc dire que l’inconscient peut exister sous deux formes, l’une statique, l’autre dynamique. La forme statique est surtout fréquente dans la vie normale ; dans l’hystérie, on trouve peut-être les plus beaux exemples de la forme dynamique ; là l’inconscient vit, pense, agit, ce n’est pas douteux, il produit des résultats d’une extrême précision, il a tous les caractères d’une existence consciente, sauf la conscience ; on peut donc le considérer comme représentant un état dynamique parfait. Et c’est précisément la ressemblance qu’on découvre en lui avec la vie psychique ordinaire, qui a amené certains auteurs, et en particulier Janet, à conclure qu’il existe des limites à notre conscience, mais que ces limites ne sont que relatives, et que ce qui est inconscient pour nous n’est pas nécessairement inconscient en soi. Belle conception qui résume probablement ce que nous savons de plus précis et de plus profond sur le mystère de l’inconscient.

Conclusion. – L’essentiel de tous les développements précédents nous paraît tenir dans la définition suivante que nous proposons pour l’hystérie : Il existe dans l’hystérie un état de séparation de consciences par lequel le sujet reste étranger au point de vue perception, mémoire, jugement, et volonté aux phénomènes qui se produisent en lui à la faveur de son extrême suggestibilité et qui aboutissent à une réalisation complète. [p. 122]

Cette définition est en quelque sorte une œuvre de conciliation car elle peut être acceptée par les auteurs qui ont soutenu les théories les plus différentes. Ainsi, pour ne citer que deux exemples, Babinski y retrouvera son explication par la suggestibilité, mais enrichie par l’addition de deux autres éléments qu’il a sinon mis en évidence, du moins pressentis dans beaucoup de ses descriptions. De même Janet qui s’est beaucoup moins préoccupé de la suggestibilité hystérique que de la multiplication des personnalités qui se produisent dans cette névrose, trouvera dans l’idée de séparation de conscience une indication suffisante de ses contributions personnelles ; et d’autre part la réunion des trois caractères que nous signalons va nous suffire à nous pour établir une distinction très nette entre l’hystérie et les cinq autres états mentaux de l’aliénation qu’il nous reste à exposer.

A. Binet et Th. Simon.

 

 NOTES

(1) Parmi les ouvrages à consulter, citons : Bernheim. Conception du mot hystérie, Paris, 1904. – Raymond et Janet. Névroses et idées fixes, Alcan, 1898. – Janet. Les Névroses, Flammarion, 1909. – Dubois. Les psychonévroses et leur traitement moral. Paris, 1904. – J. Babinski. Définition de l’hystérie. Comptes rendus de la société de neurologie de Paris, 1 novembre i900. – Voir aussi Semaine médicale, 6 janvier 1.909. – Crocq. Définition et nature de l’hystérie. Journal de neurologie. 20 août 1907. – L. Schnyder. Définition et nature de l’hystérie, Genève, 1901.

(2) Reynolds. Remark on Paralysis and other Disorders of Motion and Sensation, dependant of Idea. British Medical Journal, 1868.

(3) L Parmi les auteurs qui ont en France accepté les premiers les idées de Bernheim sur le rôle de la suggestion, il convient de citer Dejerine. Dejerine ne s’est pas placé au point de vue théorique, mais seulement. Au point de vue pratique. Pour lui est de l’hystérie tout ce qui cède à une influence suggestive ; on doit penser à quelque chose d’organique ou à de l’aliénation si le sujet, suggestionné, résiste. Le traitement moral est en quelque sorte la pierre de touche du diagnostic, comme certains syphiligraphes concluent à la nature syphilitique d’accidents quand ils disparaissent par des injections mercurielles. Dejerine n’emploie ni passes, ni sommeil hypnotique, mais il a renforcé l’influence personnelle par celle de l’isolement. Le malade placé dans son service est séparé des siens, séparé même de l’entourage par les rideaux du lit et l’atmosphère de silence qui règne dans la salle. Il ne voit que le médecin ou ses agents. S’il a des crises, on le sermonne à la première ébauche ; on les inhibe en quelque sorte par intimidation ; s’il a une paralysie, on mobilise son membre. Les crises cessent et la paralysie cède. Si le malade n’est pas guéri par l’isolement c’est qu’il ne s’agit pas d’hystérie.

(4) Nous avons consulté les brochures suivantes où Babinski a exposé son opinion: Ma conception de l’hystérie, Chartres, 1906. – Émotion, suggestion, hystérie. Comptes rendus de la Société neurologique de Paris, 4 juillet 1901. – Sur la définition et la nature de l’hystérie, Genève, 1907. – Congrès des médecins aliénistes de Genève, Lausanne. – Suggestion et hystérie, Chartres, 1901. – Quelques remarques sur l’article de M. Sollier intitulé : La définition et  la nature de l’hystérie, Arch. générales de médecine, mars 1907. –  Démembrement de l’hystérie traditionnelle, Paris, Imprimerie de la Semaine médicale, 1909.

(5) Bernheim. Conception du mot hystérie, Paris, Doin, 1904.

(6) La première publication où Babinski a commencé l’ébauche de sa théorie est de 1893, c’est un mémoire intitulé: Contractures organique et hystérique; il a paru à la Société médicale des hôpitaux.

(7) Par troubles secondaires Babinski désigne par exemple l’amaigrissement ou l’atrophie qui seraient consécutifs à l’inactivité d’un membre paralysé.

(8) i. C’est à notre sens la partie la plus critiquable – et aussi la moins importante – de la conception de Babinski. Nous ne pensons pas comme lui que le mot suggestion soit couramment pris en mauvaise part, comme synonyme d’excitation mauvaise et déraisonnable, et que le terme de persuasion soit l’équivalent de suggestion raisonnable. Nous croyons plutôt que la persuasion n’est point du tout une suggestion, c’est-à-dire un forçage de la pensée et de la volonté, mais bien plutôt une influence normale s’exerçant sur le bon sens et la raison d’une personne et lui laissant la responsabilité de l’acte qu’elle accomplit dans ces conditions. Il y a donc deux motifs, à notre avis, pour ne pas employer le terme pithiatisme comme synonyme de l’hystérie, c’est d’abord que le caractère de l’hystérique est bien d’être suggestible, au sens propre du mot, au sens de forçage; c’est en outre que si la suggestibilité permet de reconnaître le caractère hystérique d’un accident, ce n’est pas parce que l’idée qu’on suggère est déraisonnable ou mauvaise, ou au contraire raisonnable et saine, c’est parce qu’elle agit par le mécanisme violateur de la suggestion.

(9) Babinski ne croit pas, nous venons de le voir, que la suggestion puisse produire une action vaso-motrice. Hallion a cité à ce propos une expérience curieuse qu’il a faite sur des hystériques hypnotisables, après leur avoir mis la main dans son pléthysmographe ; il leur suggérait de la chaleur dans la main, état qui lorsqu’il est réel s’accompagne de vaso-dilatation ; et il n’a jamais observé, à la suite de cette suggestion, qu’un état banal de vaso-constriction. Après ces expériences, il ne croit guère possible de produire une vaso-dilatation par suggestion. Cette conclusion est grave ; elle atténue l’importance que l’on attribuait peut-être trop facilement jusqu’ici à la toute-puissance de la suggestion ; on la croyait capable de produire des effets organiques d’une intensité extraordinaire. Tout cela est il revoir.

(10) L’objection que nous présentons là a été faîte déjà par divers auteurs. Cruchet rapporte l’histoire d’un interne qui s’était mis en état d’ivresse : des camarades en profitèrent pour enfermer sa jambe dans un appareil de Scultet, et à son réveil, on lui fit croire qu’il avait une fracture. Il souffrit et gémit jusqu’au moment où on lui déclara la vérité. Alors, il se leva guéri et se mit aussitôt à marcher. Cruchet demande à Babinski si l’on peut parler là d’un accident hystérique. Babinski répond par l’affirmative, et il croit que le jeune homme ayant été sensible à la persuasion, c’est un pithiatique, par conséquent un hystérique. Claparède a fait valoir des objections de même ordre dans un article très fin, mais où il nous a semblé ne pas rendre pleine justice à Babinski (Arch. de psychol., 26, oct. i907). Nous comptons revenir un peu plus loin sur la différence existant entre la suggestibilité normale et la suggestibilité hystérique. Elle donne, à notre avis, la clef de la question. Le jeune homme dont il est parlé ici ne nous parait point un hystérique, nous dirons pourquoi.

(11) 1.Un auteur tout récent, J. Ch. Roux, fait la transition entre les théories de la suggestion et celle de l’état mental. Nous exposerons ses idées, très claires et très judicieuses, en même temps que les nôtres.

(12) Exemple donné et interprété par Claparède: article cité, p. 181.

(13) Voir les principales publications de Janet : L’automatisme psychologique ; Névroses et idées fixes ; L’état mental des hystériques ; Les névroses.

(14) Janet. Névroses et idées fixes, p. 133 et suiv.

(15) Nous regrettons d’être obligés de faire notre exposé d’après des souvenirs déjà anciens, et non d’après des observations récentes. Nous n’avons pas eu l’occasion de voir depuis plusieurs années des hystériques ; nous n’en avons pas rencontré dans différents services. D’après des renseignements communiqués par nos collègues, il parait que l’hystérie devient rare, elle est plus rare que du temps de Charcot. Mais le fait aurait besoin d’être contrôlé et expliqué. Il peut résulter en partie d’un changement d’étiquette, surtout si les auteurs mettent aujourd’hui plus volontiers dans la démence précoce et dans la dégénérescence ce qu’ils mettaient hier dans l’hystérie.

(16) Nous citerons comme contraste avec ces suggestions à réalisation sensorielle et motrice un cas particulier, de nature négative, où il s’est bien produit quelque suggestion, mais celle-ci est restée dans le domaine de l’idée, elle ne s’est pas corporalisée, et par conséquent elle ne ressemble pas à une suggestion hystérique.

La jeune femme d’un doreur est amenée à consulter en 1906 un docteur ami de son mari à l’occasion d’une douleur abdominale. Après examen, ce médecin lui prescrit un repos absolu, l’arrêt de toutes ses occupations, le séjour continu au lit ; il prévient la malade que ce qu’elle a est grave, il vient tous les jours lui porter ses soins. De temps à autre Mme Dowski, dont la santé physique reste d’ailleurs florissante, demande si elle ne pourrait pas reprendre son cours ordinaire de vie. Le médecin répond par la négative, insiste pour la continuation rigoureuse du traitement. Il n’est pas reçu seulement comme docteur, mais comme ami. On a confiance, on lui obéit. .

Les choses restent en l’état pendant à peu près cinq mois. Puis il finit par dire à sa malade qu’une opération est indispensable. On résiste un peu, mais on voudrait bien se lever ! Ledit médecin fait venir lui-même un chirurgien qu’il connaît. L’opération est décidée ; le jour et l’heure sont fixés. Un peu effrayée toutefois à cette perspective. Mme D… qui ne souffrait plus depuis longtemps, exprime à son mari son désir de consulter auparavant un autre chirurgien sur l’opportunité de l’opération. Stupeur de celui-ci… « Mais, madame, vous n’avez absolument rien ! Vous pouvez dès ce soir reprendre votre existence ». Et le soir même en effet la malade dine avec son mari, s’occupe de nouveau de sa maison. Le lendemain elle remercie son médecin habituel.

Ainsi voilà une femme chez laquelle s’exerce une suggestion prolongée. L’influence est forte : le suggestionneur est médecin et ami ; son autorité professionnelle s’augmente de la confiance qu’ont en lui l’entourage de la malade et la malade elle-même. Tout cela n’aboutit cependant qu’à ce fait, qu’elle se soumet à ses ordres. Si la malade avait été une hystérique, l’effet aurait été tout autre.

J.-Ch. Roux a bien vu, bien décrit ce caractère hystérique de la suggestion. Une neurasthénique, dit-il, peut avoir l’idée de vomissements ou l’idée qu’elle est enceinte ; de là, de l’anxiété et une foule de raisonnements ; chez l’hystérique, l’effet est autre, la malade n’a pas seulement de l’anxiété, elle réalise l’idée ; elle aura par exemple des vomissements, avec des symptômes de grossesse. (Voir J.-Ch. Roux, article HYSTÉRIE, Dictionnaire de physiologie de Richet, Paris, 1909.)

(17) Voir Binet. Les altérations de la personnalité, p. 183.

 

 

 

 

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