Hesnard Angelo. Les théories psychologiques et métapsychiatriques de la démence précoce. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), onzième année, 1914, pp. 37-70.

Angelo Hesnard. Les théories psychologiques et métapsychiatriques de la démence précoce. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), onzième année, 1914, pp. 37-70.

 

Le quatrième texte en français sur Freud et les théories de la psychanalyse. 

Angelo Louis Marie Hesnard (né à Pontivy (Morbihan) le 22 mai 1886 et décédé à Rochefort-sur-mer le 17 avril 1969). Médecin-Général de la Marine Nationale, neuropsychiatre, membre fondateur de la Société Psychanalytique de Paris (S.P.P.), président de la Société Française de Psychanalyse (S.F.P), professeur de neuropsychiatrie et de Médecine légale ) l’Ecole de Santé Navale de Bordeaux et à l’Ecole d’Application du Service de Santé de la Marine. Il reste une figure de l’introduction de la psychanalyse en France, même si, a y regarder de plus près, il présenta de nombreuses ambiguïtés. Il fut un de ceux qui souhaitèrent réserver la pratique de la psychanalyse exclusivement aux médecins (comme nous pouvons dans l’article ci-dessous). Assistant d’Emmanuel Régis à Bordeaux, il publiera avec lui un de ses ouvrages de référence, premier ouvrage important en langue française, après trois articles communs parus dans la revue l’Encéphale : La Psychanalyse des névroses et des psychoses, 1914. Quelques autres publications parmi ses nombreuses contributions et ouvrages :
— (avec Emmanuel Régis). La Doctrine de Freud et de son école. Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), huitième année, premier semestre, 1913, pp. 356-378, 446-481, 537-564. [en ligne sur notre site]
— Une maladie de l’attention intérieure : la dépersonnalisation. Article parut dans la revue de « Association française pour l’Avancement des Sciences – Compte-rendu de la 4e session – Strasbourg 1920 », (Paris), 1921, pp. 367-370. [en ligne sur notre site]
— L’inconscient. Préface du Dr Toulouse. Avec 8 figures et 3 tableaux dans le texte. Paris, Octave Doin, 1923. 1 vol. in-8°. Dans la collection « Encyclopédie scientifique. Bibliothèque de psychologie expérimentale ».
— Les récents enseignements psychologiques de Freud. Article parut dans la revue « L’encéphale, journal de neurologie et de psychiatrie », (Paris), dix-huitième année, 1923, pp. 525-531.[en ligne sur notre site]
— Les aspects multiples du refoulement. Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), dix-huitième année, 1923, p. 200-201. [en ligne sur notre site]
— (Avec René Laforgue). Contribution à la psychologie des états dits schizophréniques. Article parut dans la revue « L’Encéphale », (Paris), dix-neuvième année, 1924, pp. 45-50. [en ligne sur notre site]
— Les psychoses et les frontières de la folie. Préface du professeur Henri Claude. Paris, Ernest Flammarion, 1924. 1 vol. in-8°, 278 p., 1 fnch. Dans la « Bibliothèque de philosophie scientifique ».
— Traité de sexologie normale et pathologique. Préface du Dr Toulouse. Avec 72 figures. Paris, Payot, 1933. 1 vol. in-8°.
— Psychologie du crime. Au-delà de l’infrastructure biologique, sociale et psychiatrique du crime. Connaissance concrète de l’homme criminel en situation. Conceptions compréhensives du crime: clinique élargie, psychanalytique, phénoménologique. Paris, Payot, 1963.
— Manuel de sexologie normale et pathologique. Préface du Dr Toulouse. Avec 72 figures. Paris, Payot, 1946. 1 vol. in-8°. Dans la « Bibliothèque scientifique ».
— L’univers morbide de la faute. Préface de Henri Wallon. Paris, Presses Universitaires de France, 1949. 1 vol. in-8°. Dans la « Bibliothèque de psychanalyse et de psychologie clinique ».

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination du tiré-à-part de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé plusieurs fautes de frappe.
– Par commodité nous avons renvoyé la note de bas de page en fin d’article.  – Les images ont été rajoutées par nos soins. . – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 37]

LES

THÉORIES PSYCHOLOGIQUES ET MÉTAPSYCHIATRIQUES

DE LA DÉMENCE PRÉCOCE (1)

Parmi les nombreuses théories édifiées ces derniers temps dans le but de rendre compréhensible le tableau clinique si complexe et parfois si étrange de la démence précoce, il en est quelques-unes qui, par leur originalité, par leurs tendances surtout, très opposées aux tendances actuelles de la science traditionnelle, méritent d’attirer l’attention des aliénistes de tous les pays. Ce sont celles de l’école de Zurich, du professeur Bleuler et de plusieurs autres auteurs tels que Jung, Maeder, Riklin, Abraham, etc. On pourrait les appeler, à cause des principes doctrinaux sur lesquels elles reposent, et de l’orientation nettement philosophique que paraissent prendre certaines d’entre elles, les théories psychologiques ou mieux encore métapsychiatriques de la démence précoce.

Des divergences d’opinion assez marquées séparent chacune de ces théories, que nous caractériserons plus loin en particulier. Mais toutes adoptent un certain nombre d’idées fondamentales communes. De sorte qu’aujourd’hui, malgré la crise qui menace l’unité de cette doctrine dans l’avenir, il est encore possible de l’exposer comme une doctrine unique et autonome. C’est ce que nous nous proposons de faire en ces quelques pages.

Cette théorie est née à Zurich sous l’influence des idées du professeur Sigm. Freud (de Vienne), et a fait une fortune rapide et considérable dans les pays de langue allemande, en Suisse et en Autriche particulièrement. Elle compte maintenant des adeptes nombreux et enthousiastes en Allemagne, en Russie, en Italie, en Amérique, en Angleterre, etc. Un de ses fondateurs, Jung, l’a formulée dans un livre intéressant (2). Le professeur Bleuler, après d assez longues hésitations l’a adoptée avec quelques réserves et l’a exposée en l’incorporant à ses opinions personnelles sur la démence précoce, dans [p. 38] son livre aujourd’hui classique sur la schizophrénie, élément du grand traité récent d’Aschaffenburg (3). Elle a soulevé dans divers pays, en Allemagne notamment, de très âpres critiques dont le professeur Kraepelin s’est fait l’écho dans son dernier tome de la 8° édition du traité de Psychiâtrie (4). — En France, elle est à peu près totalement inconnue. Nous avons été les premiers, notre maître le professeur Régis et nous-même, à en exposer les grandes lignes, dans un récent travail sur la doctrine de Freud et de son école, au public médical français (5). On trouvera à la fin de ce travail une importante bibliographie sur la question (6).

Nous avons essayé de diviser le bref exposé qu’on va lire ici, en deux parties : l’une consacrée aux constatations psychologiques et cliniques immédiatement déduites par les auteurs ci-dessus énumérés des faits observés, et l’autre consacrée à la doctrine proprement dite, à la théorie échafaudée sur ces déductions. Nous aurions désiré séparer complètement les faits de leur interprétation, mais cela n’est guère possible. Une telle séparation n’a jamais été faite par les membres de l’école de Zurich, sauf peut-être par Bleuler, qui l’a d’ailleurs à peine indiquée dans certaines pages [p. 39] de son œuvre. Cela vient de ce que ces auteurs interprètent chacun de leurs matériaux cliniques aussitôt que l’exploration les a retenus. De plus, l’une des caractéristiques de cette école, issue de l’école de Freud, est précisément de mêler intimement expérience et théorie, et d’adopter une série de méthodes dont le principe commun est l’intuition à propos du fait, ou l’inspiration, que celle-ci provienne du malade, ou même du médecin collaborant avec le malade et s’efforçant de le comprendre. Nous estimons cependant qu’une distinction de ce genre est nécessaire, d’abord pour apporter quelque clarté au sein d’une théorie très neuve et très dissemblable des théories classiques, ensuite pour tâcher de faire la délimitation entre ce qu’il faut en considérer comme vraisemblable, sinon comme absolument démontré, et ce qu’il faut en tenir pour hypothétique ou indémontrable.

I

Nous exposerons donc en premier lieu les principales conclusions auxquelles sont arrivés les adeptes de cette doctrine, en appliquant systématiquement aux aliénés, à ceux qu’ils étiquettent cléments précoces notamment, la méthode de Freud, à laquelle, à l’instar du maître de Vienne, et malgré les différentes acceptions traditionnelles de ce mot, ils ont réservé la dénomination de Psycho-analyse. Nous rappelons que les principaux procédés de cette méthode, que nous avons décrite ailleurs avec quelques détails (7), sont :

1° L’analyse du contenu des rêves, c’est-à-dire la recherche des tendances affectives que peuvent traduire les souvenirs relatifs aux scènes rêvées, aux actes vécus ou au langage parlé en songe. Le contenu des rêves réaliserait, pour Freud, ces tendances, en les travestissant sous un aspect symbolique dont ses recherches ont donné le lexique. Cette analyse implique l’hypothèse d’un mécanisme psychologique du rêve, à temps divers et fort compliqués, qui serait analogue à celui de la psychose et dont on pourrait déduire toute une psychologie générale de la plupart des formes de l’activité psychique humaine.

2° L’analyse des « Einfälle », l’exégèse des inspirations, des associations d’idées, rêveries, etc., qui surgissent, en apparence spontanément, dans l’esprit du sujet, à propos des idées analysées, à l’évocation des souvenirs concernant les causes psychiques de sa maladie, et en présence du médecin, lorsque celui-ci s’efforce de pénétrer dans la vie sentimentale du patient.

3° L’analyse des « Fehlhandlungen », des menus faits de l’existence journalière, des automatismes.

4° L’expérience des associations provoquées.

Cette méthode a été imaginée pour les névropathes. En l’étendant [p. 40] systématiquement aux aliénés, Jung, Bleuler et leurs élèves ont dû l’adapter en la transformant sensiblement. C’est ainsi qu’ils pratiquent l’analyse des idées délirantes à la manière des rêves, et en utilisant la symbolique freudique, mais avec cette particularité que l’aliéné ne peut la plupart du temps — sauf en période de rémission ou en cas de guérison — compléter le contenu de son délire par ses inspirations ; et que le médecin doit forcément suppléer à cette lacune par ses propres intuitions et hypothèses. C’est ainsi encore qu’un de leurs procédés habituels est la comparaison des paroles, actes, écrits du malade, avec les paroles, actes, écrits antérieurs, ou contemporains de la période de rémission, ou encore avec ceux qu’on réussit à provoquer chez le sujet relativement à des objets, sentiments ou idées autres que ceux du délire et exprimés dans le langage de tout le monde. Les paroles, écrits, idées délirantes du psychopathe sont alors interprétés à la manière d’un rébus, dont il s’agirait de chercher la clef. — Si bien que la Psycho-analyse devient, entre les mains de ces auteurs, une vaste méthode aux procédés multiples, qui comprend en fin de compte tout ce que comporte l‘analyse psychologique de l’aliéné, dans le sens le plus large de ce terme d’analyse, y compris toutes les techniques de l’interrogatoire, de l’enquête, de l’observation patiente et de l’histoire psychique des symptômes. L’aliéné serait d’ailleurs, si l’on en croit Maeder, un sujet de choix pour cette analyse psychologique, étant moins inaccessible, malgré les apparences, que le névropathe, parce que plus docile et se confiant plus facilement au médecin lorsque celui-ci sait le comprendre.

Les malades qui ont servi à l’édification des théories de l’école de Zurich sont encore relativement très peu nombreux. Mais chaque psycho-analyse est très longue, demande des mois, parfois des années, et exigerait, pour être exposée, de très gros volumes. De plus, les Psycho-analystes affirment recueillir chaque jour une très grande quantité de matériaux, ce qui tendrait à faire prévoir dans quelques années une extension considérable de leurs recherches et de leurs conclusions. Si l’on songe que, étant donnée la très large compréhension de leur notion de la démence précoce, cette maladie constitue pour eux la plus fréquente de toutes (70, 80 p. 100 des malades de Jung, à l’asile du Burghölzli), on conçoit que, dans leur esprit, la Psycho-analyse revête une importance capitale. Si l’on songe enfin que la Psycho-analyse est une méthode de psychothérapie en même temps que d’étude des maladies mentales et que ses partisans affirment avoir amélioré, sinon guéri, des déments précoces en projetant la lumière de l’enquête psychologique dans les profondeurs jusqu’alors impénétrables de leur mentalité, on s’expliquera facilement l’enthousiasme frappant et la belle confiance en eux-mêmes qui caractérisent ces auteurs. Les médecins de Zurich n’hésitent pas à proclamer qu’ils vont accomplir une révolution dans la médecine mentale et qu’ils nous mènent, suivant l’expression de Jung, à un « tournant nouveau de la Psychiâtrie ».

Leurs conclusions, immédiatement déduites de faits cliniques, peuvent être simplement formulées de la façon suivante.

  1. — Les déments précoces peuvent faire preuve d’une activité psychique considérable, dans laquelle on peut retrouver des procédés comparables à ceux de la pensée normale Les malades observés par les médecins de l’école de Zurich présentent, quand on pénètre dans leur mentalité par les moyens de la Psycho-analyse, une activité psychique aussi grande que les normaux, quoiqu’ils ne communiquent que rarement ou faiblement avec l’extérieur. On peut déceler chez eux des idées logiques qui s’enchaînent suivant des modes d’association en apparence très dissemblables des modes normaux, mais au fond très voisins. Et cela apparaît lorsqu’on parvient à trouver la signification de leurs gestes au premier abord incohérents, de leurs paroles sans suite logique, de leurs actes sans finalité apparente, ou lorsqu’on parvient à leur faire exprimer, d’une manière plus ou moins symbolique ou détournée, les rêveries qui les occupent. Il suffit en somme de traduire le langage, la mimique et les actes des malades en pensées normales pour s’apercevoir qu’il y a un lien logique entre leurs pensées, que leurs préoccupations sont au fond de même nature que celles de toute l’humanité : Ces pensées, ces préoccupations ont trait à des sentiments de crainte, d’attraction et de répulsion, d’amour et de haine, de dégoût, de honte, de satisfaction érotique ou instinctive, de désir surtout ; tous sentiments paraissant liés à des tendances profondes très normales dans leurs éléments fondamentaux. Le sentiment n’est dissocié qu’en apparence de l’idée qui l’exprime ou de la tendance qui le détermine ; l’absurdité n’existe que dans l’aspect superficiel de l’idée, dans son expression ; l’incohérence ne réside que dans la forme du langage moteur ou verbal. La pensée du malade n’est pas quelconque, comme celle qui manifesterait la destruction des matériaux psychiques. Elle n’est que voilée et travestie.

Certains malades sont plongés dans une méditation très active, à travers laquelle ils entrevoient le monde transformé par le prisme de leur état affectif, et rempli d’événements que leur pensée y projette. Ceux qui s’agitent et qui parlent vivent dans un monde d’imagination qu’ils se créent pour eux-mêmes. Ceux qui restent muets et figés sont plongés dans leur contemplation intérieure et vivent tout entiers dans cet univers du dedans.

Ces quelques exemples, très incomplets et très résumés, mais faciles à comprendre, feront saisir rapidement quelle attitude adopte, en face de ce problème vivant qu’est le dément précoce, l’auteur auquel ils sont empruntés (8). [p. 42]

  1. —Soupçonnant que l’absurdité de ses réactions est plus apparente que réelle, et que la « dissociation aflective » (exemple : elle voit un péché là où l’homme normal n’en voit aucun) n’existe pas aù fond, Jung pratique sur elle la psycho-analyse, et parvient à retrouver l’enchaînement suivant des symptômes psychiques, au moins au début de la maladie :
    Cette malheureuse fille avait eu une liaison, il y avait plusieurs années, avec un homme qui l’avait abandonnée, en lui laissant un enfant illégitime. Elle avait placé son enfant à la campagne et avait dissimulé complètement cette pénible histoire qui avait bouleversé sa vie. Quand le fiancé dont il est question plus haut se présenta, elle eut peur d’avouer sa faute, elle différa le mariage, en fut préoccupée. C’était une âme naïve, qui adopta en cette circonstance un procédé fort semblable à celui que nous adoptons tous lorsque nous avons à confier un secret pénible à une personne aimée. (Nous tâchons d’acquérir la garantie qu’elle nous pardonnera, en lui faisant plaisir par des questions caressantes, de douces gronderies ; en nous mettant en valeur de façon insistante, etc.) Elle s’orna d’un chapeau qu’elle jugeait, dans sa simplicité d’esprit, élégant. Elle prit un pince-nez pour se donner l’air sérieux, rehaussa sa valeur physique en sacrifiant à une petite vanité, c’est-à-dire en se faisant arracher les dents et mettre un râtelier. — Une pareille opération est suivie, chez tout le monde, d’un état nerveux fait d’irritabilité et d’inquiétude : chez elle il s’exagéra jusqu’à la crainte de se voir repoussée par son fiancé, et alla jusqu’à la grande attaque anxieuse. Elle se plaignit alors, non de sa faute réelle, mais de la faute que constituait l’extraction de ses dents (absolument comme nous nous plaignons avec emphase d’une peccadille lorsque nous nous sentons coupables d’une faute grave). Et la malade entra alors dans la maladie confirmée quand son intelligence étroite se fut heurtée à un problème décidément insoluble pour elle…
  2. — 11 s’agit d’un archéologue de trente-cinq ans environ, très intelligent. Il a été pendant son enfance précoce et sentimental, très au-dessus de la moyenne de ses camarades. Il étudié à B., puis, à la fin de ses études universitaires, s’absorbe dans l’étude de l’archéologie. A partir de ce moment, il n’existe plus pour le monde ni pour les plaisirs, il s’isole, ne voit personne. Quelques années plus tard il revient à B., se promène dans les environs, passe pour bizarre, laconique, nerveux. Il parle de se faire hypnotiser. Puis il contracte une fluxion de poitrine. Alors il est pris d’une excitation étrange, qui va jusqu’à la fureur. On l’interne, et il tombe dans un état de confusion mentale avec désorientation, entrecoupé d’intervalles d’excitation agressive. Quelque temps après il se réveille d’un « rêve long et confus » et sort en apparence guéri. Il se replonge alors dans ses travaux, en achève plusieurs tout à fait remarquables, passe pour misanthrope et mélancolique. Il revient à B., fait quelques promenades. Un jour il est pris de syncope, puis d’une excitation violente, saute par-dessus son lit, déclame des poèmes. On l’interne en plein délire des grandeurs: il a une musculature merveilleuse, il a fait de grandes découvertes, il possède une voix magnifique. (Il était en réalité et au contraire, petit, malingre et avait une voix faible.) Il se livre à des sauts et des contorsions qu’il appelle de la gymnastique, et fait entendre par instants une sorte de chant profondément triste. Cet état psychopathique, débutant par du délire furieux avec confusion mentale, entrant en rémission, puis aboutissant à un délire de grandeur avec état crépusculaire, pouvait être étiqueté « démence précoce catatonique » à cause de l’agitation désordonnée et incohérente du sujet. [p. 42]
    Jung chercha à savoir si ces symptômes, par exemple ce curieux chant d’amour du malade, ne pouvaient pas être des manifestations d’une activité mentale destinée à combler uné lacune de l’existence du sujet, si sa maladie n’exprimait pas un douloureux secret que le malade aurait cherché à compenser par une série de rêves intérieurs, comme les gens normaux tentent de compenser la sécheresse de l’existence journalière pai les jouissances morales de la rêverie et de l’art. Voici ce qu’il apprit touchant l’existence sentimentale et intime du malade :
    Celui-ci avait connu, pendant ses études, une jeune étudiante, qu’il aima d’un amour violent, mais à laquelle il n’osa jamais avouer ses états d’âme, par peur de son ridicule physique. Ils se séparèrent au terme de leurs études, et la jeune fille se maria avec un autre. Mais l’amoureux continua à vivre son amour. Un jour, il passait par la ville où elle habitait, et crut voir sa bien-aimée dans un jardin, un enfant sur les bras ; alors, les vieux souvenirs surgirent en lui. Il raconta au médecin, durant sa rémission, qu’à ce moment-là le monde extérieur disparut à ses yeux, faisant place à un rêve chaotique de sang, de feu, d’éruptions volcaniques, de guerre des peuples, tous événements effroyables auxquels il était mêlé et au milieu desquels il apercevait l’aimée. On le plaçait à la tête des armées, et, victorieux, il obtenait en prix de ses exploits celle qu’il désirait. A ce moment il se réveilla de son délire et se remit à vivre la pénible réalité.
    A un retour dans la même ville, il fut repris d’un rêve plus doux, qui le plaçait comme à la frontière.de deux mondes : le réel et l’imaginaire. Ses gestes symbolisaient son rêve, et, au milieu de son excitation catatonique, il rêvait qu’il apparaissait en gymnasiarque devant sa fiancée. Il étalait devant elle sa force merveilleuse et déclamait harmonieusement. Puis la réalité se ferma complètement à ses yeux, tandis que son regard, devenant absent, se tournait vers le dedans, vers le monde du rêve.

III. — Une vieille femme, traitée depuis fort longtemps à l’asile du Burghölzli, et dont personne ne s’occupait plus depuis de longues années, présentait une attitude et des gestes stéréotypés, et le diagnostic de démence était chez elle irrévocable. Un de ces gestes était celui de se frictionner les mains continuellement, si bien que d’énormes durillons lui étaient venus. Personne ne l’avait jamais vue hors de son lit, sauf une vieille infirmière de l’établissement. Celle-ci jeta quelque lumière sur la signification de ce geste, en racontant qu’il s’était peu à peu transformé et réduit : il avait été tout d’abord celui d’une personne qui coud un soulier, à la manière des cordonniers ; puis il était devenu celui, très élémentaire, de lisser un soulier, geste dont la malade ne conservait actuellement que le résidu praxique de la simple friction.

Jung consulta les notes prises sur la malade et n’y trouva aucun fait intéressant. Mais les renseignements qu’il obtint d’un frère de la malade, âgé de soixante-dix ans, l’éclairèrent. La maladie avait débuté à la suite d’une histoire d’amour. Elle avait aimé un jeune homme, qui lui avait parlé de mariage, mais qui n’avait pas réalisé sa promesse. Elle était alors tombé dans un état de mélancolie qui était tourné dans la suite insidieusement à la psychose chronique. Or, le fiancé en question était cordonnier et c’était dans le geste professionnel du cordonnier qu’il fallait chercher la signification primitive lointaine de l’acte stéréotypé

On voit par ces quelques exemples, que pour Jung et les auteurs dont nous, nous occupons, les actes, gestes, paroles de certains déments précoces peuvent être considérés comme ayant un sens, caché pour l’observateur, et qu’ils sont peut-être aussi adéquats à la pensée qu’ils expriment, que les actes et paroles de l’homme en bonne santé mentale le sont à la pensée normale. Il est à ce sujet un symptôme fort intéressant et dont les auteurs en question se sont beaucoup occupés : c’est le langage étrange, la salade de mots, la glossolalie de ces malades, qui serait pour l’École de Zurich une véritable langue ésotérique façonnée par le sujet pour exprimer ses sentiments personnels. Il est arrivé à tout le monde de réciter, en rêve, une série de phrases, que l’on croit être pleines de sens, particulièrement riches en idées, et qui, lorsqu’on parvient à se les rappeler après le réveil, [p. 44] apparaissent d’une absurdité et d’une incohérence parfaites. Il est possible que ces phrases expriment pour le rêveur une série de pensées réellement coordonnées et analogues, dans leur déterminisme associatif, à certaines pensées autrement exprimées dans la vie éveillée. Or, ne pourrait-il pas en être de même chez ces malades ? Et leur paralogie objectivement absurde ne pourrait-elle pas être subjectivement et en un certain sens logique ? Elle serait même, si l’on en croit Jung et ses élèves, tellement logique et exprimerait des pensées si correctement ordonnées, qu’elle pourrait, dans certaines conditions, être traduite dans le langage des normaux, comme une langue étrangère. Nous verrons plus loin par quel travail de condensation, de déformation verbale, de métaphorisation, de symbolisation, le malade en arriverait à s’exprimer dans un langage spécialement façonné pour sa propre satisfaction. Nous publions ici quelques passages d’un cas de glossolalie emprunté à Maeder (9).

Glossolalie chez un clément précoce à forme paranoïde. — F. R., interné depuis seize ans dans une maison de santé, fils d’instituteur. Tare maternelle. D’intelligence moyenne. A fait du jardinage, puis de la serrurerie. Change de place à cause de son caractère violent. Puis on se rend compte qu’il est malade. Présente ensuite des troubles marqués du caractère, des idées de grandeur et de persécution, des hallucinations auditives. Mutisme, inintérêt à l’entourage, tendance à la solitude, monologues, graphomanie. On porte alors le diagnostic de démence précoce paranoïde. Ses écrits, comme ses discours, sont de la salade de mots. Or, Maeder découvre, par une patiente psycho-analyse, que cette langue étrange exprime des idées, idées de grandeur assez bien coordonnées ; qu’elle a été fabriquée par lui-même ; qu’elle est composée de mots allemands et français, modifiés dans la forme, le sens (plusieurs mots étant condensés en un seul, associés à des mots empruntés à une autre langue, etc.). Les phrases sont d’une structure simple, composées de substantifs et de chiffres, sans verbes, conjonctifs, ni pronoms (langue infantile, régressive) ; chaque notion paraît également importante au sujet, ce qui explique l’abus des points d’exclamation, des majuscules, des soulignements. Certains mots, ceux qui paraissent en rapport avec les complexes émotionnels, sont associés à plusieurs mots dérivés, puis le fil est repris. Cette langue, analogue dans sa signification générale, à celle que les enfants se forgent pour être compris d’eux seuls et de quelques camarades de leurs jeux (langue d’indiens) s’explique, pour Maeder, par le trouble fondamental de la maladie : l’inintérêt à la réalité, le désir d’exprimer son propre Moi et ses préoccupations autistiques (10). — Voici la traduction de quelques-unes de ses plus intéressantes expressions :

EXPRESSION GLOSSOLALIQUE DU MALADE TRADUCTION

 

Excellensprache (Langue des Excellences) ou Salischur (11). Sa propre langue, celle des Bons, langue des Salis (ancienne famille de l’aristocratie suisse). [p. 45]
Kubik (12) Grand récipient du corps humain contenant le sang.
Terminstrang (tige terminale). Organe par lequel coule le sang.
Wag (Balance). Distributeur du « sang raison » et du « sang force ».
Abwag (Pesage). Procédé de répartition du sang.
Blutexaminirnerf (nerf examinateur du sang). Un des nerfs les plus importants de l’organisme, qui veille à la normalité du sang.
Kontrollir ou Kondukteurnerf, Nerf-scie. Nerf ayant des fonctions spéciales (par exemple de trancher les difficultés).
Cyclon. Régulateur à ailettes servant à la raison.
Orthodoxes. Petites couronnes en ivoire.
Stellinia, Linsche, Senjahl, Chryption, Mandrée. Appareils nerveux divers.
Vertical. Elément, composante.
Horizontal. Droite verticale.
Parallel. Ligne horizontale.
Agreable. Parties grossières d’une machine.
Optik. Parties délicates d’une machine (par extension : tout ce qui est délicat, fin, difficile à comprendre, les mathématiques, par exemple, et tout ce qui lui était inaccessible durant sa jeunesse).
Corporation (13). Tout ce qui touche au corps humain.
Ein deficiver ilerr. Un homme riche, financier, banquier (Bankdoktor : Docteur ès banques).
Conce. Personnes tout à tait distinguées et riches.
Lonsche (14) Grandeur, qualité d’être haut placé (Exemple : les dames lonsche = les dames d’honneur).
Protèriat (15) Ville ou ensemble de jardin, habitants, terres cultivées.
Bilderbuch (Livre d’images). Pays, sorte de mosaïque de paysages.
Bilderbuchherr. Maître (c’est lui, pour la terre, et Dieu, pour le monde).
Union. Ceux qui parlent sa langue, ceux de son parti.
Allianz. Le parti de ses ennemis.
Positiv. Le parti du plus fort (exercé par lui sur ses ennemis).
Topotive. Coups de piston, pression, coups de poings exercés sur lui par ses ennemis.
Agadation. Agitation.
Dolyis. Repos, paix, vacances.
Wissentlich, Dozent. Ses qualités de savant.
Brojons (16). Gros livres remplis de savantes formules, qu’il possède. [p. 46]
Doctorurie. Corporation savante dont il fait partie.
Machenschaft. Art de prescrire.
Dingung (17). Chose.
Dozentwage. Balance délicate, de savant.
Gnadenfigur. Madone, personne dont on implore la grâce.
Ocolieve. Fin, délicat (par extension : (« s’il vous plaît », « Très aimable »).
Gothisch. Tout ce qui est architectural, par exemple ce qui touche à l’art religieux (par extension : pieux), etc., etc.

 

  1. Cette activité psychique des déments précoces obéit à des lois psychologiques tout à fait comparables à celles du rêve normal. — Jung a comparé le dément précoce à un rêveur qui continuerait à vivre en apparence dans la vie éveillée, c’est-à-dire parlerait, marcherait, agirait comme tout le monde, mais tout en conservant sa mentalité sous l’emprise plus ou moins j totale d’une sorte de rêve prolongé. D’où le caractère étrange, inadéquat, de ses paroles et de ses réactions, lesquelles seraient adaptées plus ou moins parfaitement à ce rêve, et non plus à l’existence réelle. Pénétrant en effet dans la psychologie de ces malades à l’aide des lumières de la psycho-analyse, les auteurs cités plus haut rencontrent dans les associations d’idées de leurs patients, dans les détails de leur activité émotionnelle, dans le complexus de leurs représentations psycho-sexuelles, toutes les caractéristiques du rêve normal.

Cette psychologie s’exprime en quelques lois, qui se résument dans cette constatation, que le rêve est une sorte de dissociation de la pensée, dans laquelle on peut reconnaître des essais de réalisation des tendances affectives constitutives de l’être psychique. Par une régression à la pensée élémentaire, concrète, celle du primitif et de l’enfant, ces tendances trouvent alors leur expression dans une sorte de symbolisation du sentiment par les résidus de l’expérience sensorielle. Cette symbolisation emprunte son imagerie aux traces perceptives du passé récent, traces datant généralement des incidents impressionnants immédiatement antérieurs à la maladie ou ayant marqué le début de la psychose (causes sentimentales de la psychose (18). La psychose du dément précoce est une sorte de rêve, mais de rêve intensément vécu, lequel dissocie fortement la personnalité en l’isolant plus ou moins parfaitement de la réalité extérieure. Ce rêve est caractérisé par la persistance, dans l’esprit du malade, et par l’influence profonde sur sa vie psychique de certaines formations psychiques, systèmes de pensées fortement affectées de sentiment, appelés complexes.

Les complexes, sortes d’agglomérats d’idées, d’images sensorielles et [p. 47] motrices autour d’une tendance affective inconsciente, sont comparables aux tendances latentes que la psycho-analyse découvre au sein du rêve normal. Mais chez le dément précoce, ils sont beaucoup plus chargés d’énergie affective, ils forment des constellations actives au sein de toute sa mentalité, qu’ils désagrègent en vertu d’une lutte victorieuse de l’inconscient contre le conscient (19) ; ils sont multiples, restent parfois indépendants les uns des autres et fragmentent ainsi l’être psychique qu’ils absorbent à la place des événements de la réalité. Quand le malade reste en rapport avec la réalité par certains côtés de son organisme mental, il n’en persiste pas moins à vivre ses complexes. En somme, ces complexes agissent sur lui à la manière de parasites psychiques qui « enlèvent au Moi l’air et la lumière comme un cancer enlève la force au corps » (Jung).

Les lois qui rendent compte de la formation de ces complexes, dont les manifestations cliniques ne sont autres que les idées délirantes, les troubles psycho-sensoriels, moteurs, et la verbigération des malades, sont les suivantes :

Nous avons déjà, dans ce qui précède, dit que les délires, gestes, paroles du malade, se constituaient en vertu d’une symbolisation des émotions, désirs, craintes antérieurs du malade, de tous les faits affectifs, contemporains de la période de santé ou ayant immédiatement précédé l’éclosion de la maladie, et en rapport avec les « causes morales » de la psychose. Ces désirs et leurs expressions symboliques, reflets des tendances constitutionnelles du malade, mettent en évidence les conflits sentimentaux issus des traumas affectifs qu’il a dû subir au contact de la vie pratique avant de tomber malade ; ils constituent par leur succession chronologique le contenu psychique de la maladie, succession idéo-affectif ou la psycho-genèse des symptômes. Ils apparaissent, à l’analyse, comme des forces instinctives communes à tous les hommes, malades ou normaux. Réduits à leur simple expression d’attractions ou de répulsions sentimentales, ils se manifestent sous la forme de tendresses et de haines parentales, d’attachements sentimentaux aux parents, au mari ou à la femme, d’aspirations amoureuses refoulées, de reproches à soi-même à propos de fautes sexuelles, etc. Les complexes fondamentaux jusqu’à présent décelés chez les déments précoces sont tous ceux que Freud a décrits à la base des psycho-névroses. Nous n’insisterons pas sur ce point. La symbolisation s’entend ici comme une expression, par des objets ou des actes concrets, imaginaires ou réels et à la faveur d’analogies souvent très superficielles de faits abstraits comme des idées et des sentiments, ou même d’autres objets ou actes concrets d’une haute signification affective. Cette expression, qui [p. 48] n’est nullement un procédé psychique volontaire et conscient, mais au contraire un produit spontané du psycho-dynamisme affectif inconscient, utilise des moyens psychologiques sensiblement différents de ceux de la pensée de l’homme lucide et éveillé. Les symboles sont, en effet, le plus souvent choisis à cause de rapports superficiels avec les idées à exprimer : analogies de morphologie, d’emploi, de signification utilitaire, d’aspect verbal (assonances, allitérations, jeux de mots) ; utilisation en identités de ressemblances par la forme, la couleur, par telle ou telle caractéristique commune au symbolisant et au symbolisé ; partie prise pour le tout, etc., etc. Quelques exemples feront mieux comprendre qu’une analyse difficile à exposer les détails de ce symbolisme :

C’est ainsi que, dans l’esprit d’un dément précoce, la montre peut signifier l’organisme de la femme (car c’est un organe lui aussi délicat et périodique). Tel autre donnera au sondage par le nez, que l’infirmier pratique sur lui, la valeur d’un attentat génital (à cause de l’analogie du geste avec un rapprochement sexuel). Pour un autre le Quittenbaum (cognassier) de la cour de l’asile sera l’arbre de la Pénitence (à cause du mot français « quitte » qui commence le substantif en question, et qui exprime le fait « d’être quitte de ses péchés »). Toute agression dont le malade aura l’idée en rêve ou dans la réalité pourra symboliser le coït (qui est une agression d’un genre particulier). Un incendie aura dans le délire d’un autre malade la valeur d’une incontinence nocturne d’urine, qui était une de ses habitudes d’autrefois (ce sont là deux événements dont la caractéristique commune est d’arriver la nuit). Tel autre symbolise un mariage manqué par l’idée délirante qu’il rate le train ou qu’il arrive en retard dans une circonstance quelconque (l’idée commune à tous ces événements est celle d’arriver trop tard). Tel autre auquel on a défendu de franchir la haie qui limite sa division à l’asile, défait ses souliers, lève le pied, le passe et le repasse au-dessus de la haie, pour réaliser son désir de sauter par-dessus (l’acte est ici symbolisé par un de ses éléments).

Un persécuté qui présente du délire de persécution schizophrénique depuis quinze années, localise un beau jour tous ses systèmes d’attaque sur la personne d’un seul persécuteur, qu’il choisit uniquement à cause de ses cheveux courts (il était depuis longtemps hanté par le souvenir des cheveux courts, qui se rattachait à des incidents affectifs antérieurs à la maladie ; la symbolisation utilise ici une ressemblance superficielle). Pour un autre malade le Christ est symbolisé par le mot « Nagli » (dérivé de « Nagel » qui veut dire : clou).

Un schizophrène persécuté génital croit qu’on veut le forcer à avoir des rapports sexuels avec une jeune fille parce qu’il a trouvé dans son plat une lime, en allemand Leine (symbolisme par assonance : jeune fille se dit Fraulein). Un dément précoce passait ses journées à relier de vieux livres, parce que l’acte d’assembler des pages entre elles symbolisait pour lui ses rêves de grandeur sociale, au cours desquels il assemblait entre elles les [p. 49] destinées humaines. Un autre parcourt les différentes parties de l’asile, croyant ainsi visiter et admirer successivement chacune des parties de son corps. Un autre arrosait continuellement le jardin de l’asile et soignait les ftuits avec amour, car le jardin et ses productions symbolisaient pour lui son corps et ses organes. Un autre entrait dans une crise d’excitation quand on lui donnait à balayer le parquet, parce que le balai évoquait chez lui une idée génitale (analogie avec un organe mâle) et lui rappelait les grands traits de son système délirant (reproches d’onanisme et de tendances homosexuelles), etc., etc.

Nous pourrions multiplier les exemples de ce genre, dont nous avons donné plusieurs déjà dans notre précédent travail sur la doctrine de Freud. L’analogie avec le rêve consiste, au point de vue de cette symbolisation, dans l’identité des symboles, dans le songe normal et dans la démence précoce. Mêmes tendances latentes symbolisées, même contenu manifeste symbolisant. Il n’est pas jusqu’aux impressions actuelles qui ne puissent donner lieu chez le dément précoce comme chez le dormeur, au développement extemporané d’imaginations symboliques. Il n’est pas rare d’observer, en effet, qu’un dément précoce, agité et loquace, lorsqu’il perçoit un bruit extérieur ou remarque un visage ou un objet, incorpore aussitôt ses impressions à son délire. Il ne le fait pas à la manière du maniaque, c’est-à-dire, en intercalant la perception intacte dans la continuité de son langage logorrhéique, mais en échafaudant aussitôt à propos de l’excitation venue de la réalité extérieure une scène symbolique qu’il ajoute à son rêve, comme le dormeur. C’est ainsi, par exemple, qu’un maniaque auprès du lit duquel un infirmier fait tomber une carafe, se livre à une série de plaisanteries sur la vaisselle cassée; un dément précoce couché à côté de lui et plongé dans un délire confus qu’il exprime par lambeaux incohérents, se croit aussitôt frappé de la foudre et assistant à un étrange cataclysme terrestre, absolument comme le dormeur rêve à une tempête si on lui souffle sur le visage… Il faut encore citer, parmi les lois, dérivées les unes les autres, de cette psychologie onirique : la condensation psychique, opération qui résume en un seul concept, mot, sentiment, etc., plusieurs concepts, mots ou sentiments très distincts et s’appliquant à des objets très différents de nature. Il peut y avoir condensation verbale, dans les néologismes créés en vertu de la confusion de plusieurs mots, comme dans le cas plus haut cité de glossolalie ; condensation des idées des objets considérés par le malade (exemple : l’idée du « kubik », du malade de Maeder) ; condensation des personnes entre elles (exemple : la fusion de l’idée de la personne d’un enfant avec celle du mari, ou de l’amant, de l’enfant avec la femme, de plusieurs amis, parents, ennemis du malade en un seul personnage, confusion de tous les persécuteurs d’un délire paranoïde en un seul) ; condensation des moments les plus divers du temps et de l’espace, identification de l’avenir, du passé, du présent, le délirant pouvant vivre à la fois telle ou telle heure de sa vie, pouvant se croire à la fois dans une forêt et [p. 50] dans une cuisine, etc. ; la succession chronologique n’existe plus pour lui, non plus que la différenciation des lieux, des « localités » de son rêve…

Citons le déplacement ou transitivisme, surtout affectif, cas particulier du « procédé de revêtement affectif des représentations » (Affektbesetzung). Telle image autrefois ou normalement indifférente prend un aspect impressionnant et inversement. La tonalité affective se déplace sur tel ou tel objet ou idée. Exemple : chez une malade persécutée qui prétend qu’on lui fait des injections de sublimé, l’idée primitive était celle de l’infidélité du mari, devenue maintenant indifférente ; alors que l’idée accessoire d’injection mercurielle était tout d’abord privée de toute charge affective (cette femme avait pris réellement des injections de sublimé dans le vagin pour se faire avorter, ayant peur de devenir laide à la suite d’une grossesse, et de dégoûter son mari volage, qui l’avait épousée pour son argent). Ce déplacement peut reporter ou transférer l’importance de telle partie du corps à telle autre. Exemple : une idée relative aux organes génitaux ou à l’acte sexuel s’exprimera par la surestimation d’un autre acte organique (défécation, déglutition, accouchement, etc.) ou d’un organe plus ou moins éloigné comme l’œil, le nez, l’oreille, la poitrine. C’est ainsi que des gavages peuvent être pris par le malade pour des agressions génitales, que des mouvements stéréotypés ou catatoniques peuvent exprimer d’abord clairement un geste d’onanisme ou de coït, puis, par déplacement anatomique successif de la signification, manifesteront ces mêmes actes par les manœuvres les plus variées : doigt dans la bouche, succion et mastication, mouvements des lèvres, manipulation de l’oreille, barbouillage par l’urine ou les excréments, etc.

Le déplacement des sentiments en dehors du corps peut amener une projection de la signification affective sur tel ou tel objet, sur telle ou telle personne. C’est ainsi que seules peuvent être perçues les choses en rapport avec les complexes affectifs délirants du malade, et que tout dans le monde extérieur prendra à ses yeux une importance en rapport avec le délire (pouvoir absorbant ou assimilateur du complexe), comme chez les délirants interprétateurs à idée prévalente. On pourra observer chez ceux-ci toutes les transitions entre l’interprétation imaginative, l’illusion et l’hallucination. C’est ainsi encore que les obstacles à un désir deviennent des choses menaçantes ou contraires à l’action du malade, créant alors des persécutions localisées dans des personnes de l’entourage. Exemple : un malade recevant une gifle de sa mère, s’écrie que « maman vient de tuer papa d’un coup de feu », imaginant ainsi d’après le bruit du soufflet un coup de pistolet, et se vengeant immédiatement de sa mère en la faisant persécutrice de son père bien-aimé. Les personnes qui s’opposent à la réalisation des désirs du malade deviennent pour lui des gens menaçants, se transforment en bandits, assassins, apaches. Un infirmier qui frappe une malade est vu par elle immédiatement mort et placé dans un cercueil…

Citons encore l’extériorisation des organes du malade, qui localise telle [p. 51] ou telle partie de son organisme dans telle ou telle partie de la maison qu’il habite ou dans tel ou tel objet inanimé, dans tel ou tel animal ou plante ; la sexualisation des choses, les tendances sexuelles étant les plus puissantes des tendances instinctives. Exemple : des malades croient voir dans tous les objets des symboles sexuels, comme le personnage célèbre de Huysmans, attachent une signification génitale à chacun de leurs gestes, transfèrent l’importance sexuelle de leurs organes sexuels aux autres régions anatomiques, en faisant du nez un organe masculin, de l’œil un organe féminin, en imaginant un accouchement par la bouche, etc. D’autres réalisent leurs désirs antérieurs d’avoir des enfants, d’être enceinte, de vivre auprès d’un. homme, manifestent des complexes incestueux, masochistes, fétichistes, et toutes les perversions imaginables, depuis les plus invraisemblables variétés de l’onanisme jusqu’aux rappels les plus variés des impressions sexuelles- contemporaines du développement infantile. Certains persécutés déduisent leurs impressions de persécution, de sentiments anormaux, latents avant l’éclosion de la maladie, de désirs masochistes de la douleur, de leur algolagnie, etc. Le désir de mourir peut avoir une signification sexuelle. L’idée de coït est souvent travestie sous les apparences symboliques d’assassinat, d’incendie, d’accident. Le délire religieux et le mysticisme sont des « sublimations » du désir érotique, etc. — Nous n’insistons pas sur cet aspect de la doctrine de Zurich, qui se déduit directement des théories pansexualistes de Freud. Quelques auteurs, avec Bleuler, admettent qu’il existe chez, les schizophrènes d’autres complexes que les complexes dérivés de l’instinct, sexuel. Mais d’autres s’attachent, comme Abraham, à faire ressortir l’importance presque exclusive des conflits sexuels dans la genèse de la maladie.

Enfin toutes les lois précédentes agissent grâce à une surdétermination fréquente de l’idée délirante du complexe exprimé. Il faut, pour déterminer une formation psychique isolée tel qu’un des complexes décrits comme noyau des délires schizophréniques, une série illimitée d’actions psychiques agissant dans le même sens et s’exprimant par une résultante symbolique unique. Un symbole, une idée, une tendance peuvent résumer des quantités d’idées et de sentiments datant de l’état de santé, qui tous se condensent en vue de se réaliser par ce symbole commun. Tel geste, telle hallucination, telle idée de persécution pourra symboliser deux, trois, quatre tendances affectives différentes, si bien que deux, trois, quatre explications distinctes, également vraies, pourront en être données. Cette dernière loi très importante, mais très difficile à comprendre, donne une idée de la difficulté de la Psycho-analyse et rend compte de ce fait qu’il est possible à deux observateurs d’interpréter différemment un même symptôme sans se tromper forcément.

En résumé, la structure du délire d’un dément précoce, la trame de son idéation sont faites d’un enchevêtrement compliqué de formations psychiques durables, qui dissocient sa personnalité et agissent à la manière [p. 52] de tendances fortement empreintes d’énergie affective. Ces formations psychiques paraissent retrancher le malade de la réalité extérieure en lui imposant une sorte de rêve opiniâtre contre lequel il ne songe plus à lutter, au moins à la période de maladie confirmée. Elles tendent à se réaliser par une série de pensées symboliques très incohérentes en apparence, qui empruntent leurs matériaux sensoriels à la période antérieure à la maladie ou aux perceptions encore possibles du moment présent. Parmi ces tendances dont tout homme normal porte en lui le germe dans son inconscient, quelques-unes seulement s’expriment au dehors par des gestes, actes, paroles inadéquates à la réalité, et les autres restent à l’état de contemplations intérieures. Ces deux lois suffisent à expliquer chez le sujet l’air absent, le regard « tourné vers les profondeurs de l’inconscient », l’inintérêt à la vie présente et réelle, le langage et les actes superflus et dépourvus de finalité apparente, l’aspect tourmenté, étrange et discordant, qui caractérisent le tableau clinique de la Démence précoce.

Nous donnons ici le résumé d’une analyse pratiquée par Maeder d’un cas de démence précoce à forme paranoïde (20), dans la genèse duquel on démêle le rôle des complexes familiaux.

Analyse d’un cas de Démence précoce à forme paranoïde.— J. B…. né en 1869. Grand-père maternel buveur. Père tisserand, tuberculeux. Trois enfants maladifs. Femme traitée pour un commencement de tuberculose. Fut un élève intelligent. Apprentissage normal. Sa mère meurt en 1883. — Il était commis tisserand dans une petite fabrique, secrétaire d’une coopérative. Épouse une ouvrière après avoir eu avec elle des relations sexuelles. En 1886 devient caissier, acheteur d’une coopérative, puis teneur de livres dans une société. Il est révoqué comme sous-chef de bureau pour abus de confiance. En 1897 il est nommé chef de bureau, doit soutenir un procès contre son prédécesseur et quelques membres du Conseil d’administration, et cela pendant des années. Devient conseiller municipal, membre de plusieurs sociétés, populaire. En 1900 se surmène. En 1901 il y a cambriolage de son bureau, on lui vole 1.800 francs. Il a peur qu’on l’accuse de complicité, fouille les tiroirs la nuit, craint qu’on n’apporte de l’argent chez lui pour le compromettre ; il se retire de la politique, devient inactif, a des migraines. En 1901, il fait des plans de construction, passe des nuits inquiètes. Le dimanche, va à l’église en toilette soignée, fait élever des mausolées à ses parents, devient indifférent pour sa famille, mauvais mari, parle de divorce « par ordre supérieur ». En 1902 il écrit à la reine Wilhelmine, accumule des louis d’or, est interné pour P. G. (avait de l’inégalité pupillaire). A ce moment : Perception, mémoire, attention normales. Indifférence affective à l’entourage, euphorie, idées délirantes de grandeur (mariage morganatique avec la reine Wilhelmine, fils de Napoléon), hallucinations (voix féminines, a vu une lumière sur la tombe de sa mère), réflexes rotuliens vifs. En 1902 il est libéré, sans amélioration. En 1903 il accuse sa femme de vouloir l’empoisonner, l’accuse de fausse couche secrète. On l’interne à nouveau. Il est persécuté et excité, croit ses enfants persécutés comme lui. Les médecins sont des juges d’un tribunal secret (sainte Vehme du moyen âge), le Directeur de l’asile est un juge d’instruction. Il a été accusé d’homosexualité. Il devient agressif. En juin 1904. il demande qu’on admette que son vrai nom est Bonaparte… En 1905, plaintes hypochondriaques, on lui jette des poisons (chlorides) qui lui font perdre ses yeux brillants, apanage de la « gens vulpia ». On le retient pour l’empêcher de se montrer au peuple. En 1906 il fait des inventions. En 1907 et 1908, le délire persiste, il devient solitaire, se promène la casquette sur les yeux. Il fait de la gymnastique (les jambes écartées [p. 53] il se donne des coups de poings rythmiques dans les creux poplités, etc.). Diagnostic : forme paranoïde de la Démence précoce.

L’analyse a commencé lorsqu’il était à la division des agités (1906). Pendant les recherches son état s’améliora au point qu’il put être transféré dans la division des malades tranquilles. Il s’intéressait à l’analyse et manifestait un certain « transfert au médecin » (21).

Résultats de l’analyse (résumés). — Il faut retenir surtout les rapports, qu’elle décela, du malade avec ses parents. La mère du malade était une blonde aux yeux bleus (comme lui d’ailleurs lorsqu’il était enfant ; il est devenu brun depuis et il en accuse l’empoisonnement qu’on lui a fait subir) ; elle a fortement agi sur le cœur de son fils : célibataire, il avait voulu la prendre chez lui et vivre à ses côtés. Après sa mort, il l’a vue à plusieurs reprises en « ange gardien ». — Le père était brun, tisserand comme le frère du sujet. Il n’était pas précisément sot, mais envieux, avare, très brun, et tuberculeux. Il avait avec le malade des rapports pas très tendres. Cependant il avait fait sur son fils une impression forte : celui-ci avait déjà commencé à faire du commerce quand un beau jour il s’était décidé à être tisserand comme son père. Plus tard, il choisit sa femme, qu’il dépeint, dans la suite, avec les mêmes expressions qu’il emploie pour décrire son père. Elle était de plus comme lui « insatiable et catholique ».

Le sujet commence par réussir dans la vie, puis les vicissitudes surviennent. La Psychose éclate, vers la quarantième année. Elle commence par un délire à teinte Professionnelle, dont le contenu primitif se rattache à des événements réels de sa vie commerciale récente. — Épisodiquement, idées de grandeur et de persécution qui peu à peu se systématisent. Puis le matériel du délire se divise lentement en deux groupes de faits: faits de grandeur et faits de persécution. Il est intéressant d’étudier chaque groupe séparément.

Premier groupe. Idées de grandeur. — Les traits maternels mentionnés deviennent les caractéristiques d’une race spéciale : la « gens vulpia », d’abord composée, en dehors de lui, par des femmes seulement : la reine Wilhelmine, son épouse morganatique, et quelques autres femmes très blondes aux yeux bleus. Par association acoustique, il passe de sa mère, « Anna Kündig » à la « Königin Anna « (Reine Anna), Johanna d’Orléans, etc., ce qui lui fait une ascendance célèbre, qui remonte, Par les familles royales du monde entier, jusqu’à Jean-Baptiste, Abel, Prométhée, l’archange Gabriel. C’est la « Famille Saint-Jean » (il s’appelle Jean, et sa mère Anna). Cette famille a tout fait ce qu’il y a de bon et de grand sur la terre. Les yeux de Jean-Baptiste (il faut rappeler à ce sujet que le malade a subi dans son enfance un trauma oculaire, qu’il parle souvent des gouttes de rosée dont ils s’humectent, de la puissance du regard dans l’amour) ont une place centrale : ils fécondent par leurs radiations tout l’univers, contiennent la force de gravitation, sont le Ciel.

Deuxième groupe. Idées de persécution. — Les persécuteurs sont d’abord des ormes vagues qui le tourmentent, le martyrisent avec des outils variés, des poisons. uis ils se précisent, deviennent symboliques, sexuels, homosexuels. Les traits principaux de ses ennemis sont empruntés à sa femme et à son père (en opposition avec es traits de sa mère). Les « Juges de la sainte Vehme » sont des êtres noirs et rouges, ils sont d’une avidité et d’une insatiabilité particulières, sexuelles et financières. Ils le veulent ruiner. Il se défend par un système compliqué qu’il invente, même par de l’esprit, par des rébus. Le délire s’étend peu à peu à tout ce qui, pour lui, a un signe affectif négatif ; cléricalisme, conservatisme, socialisme ; puis enfin à Satan, personnification du mauvais. Enfin, du conflit primordial individuel qui, chez lui, s’était constitué dans la « constellation familiale » est né le conflit terminal abstrait du Bien contre le Mal.

Exemple d’une interprétation symbolique de ce malade : Le malade voit un jour dans un livre une image allégorique représentant une femme mythologique avec un jeune garçon porteur d’une torche, entre un lion et un aigle. Interprétation : La [p. 55] femme est la Pucelle d’Orléans (Lion en or, c’est-à-dire Or-Lion, d’où Orlion, Orléans). Le garçon c’est Saint-Jean-Baptiste avec le feu (les feux de la Saint-Jean). L’aigle est le signe de l’origine royale.

  1. L’anatomie pathologique et la pathologie générale ne peuvent ni infirmer les lois précédentes ni rendre compte des grands caractères cliniques de la maladie. — Les auteurs de l’école de Zurich insistent beaucoup sur l’impuissance actuelle des médecins à expliquer les grands symptômes de la Démence précoce ; au point que quelques-uns d’entre eux, comme Jung et Maeder, s’écartant délibérément des méthodes médicales, font remarquer bien haut qu’ils n’attendent plus rien des sciences anatomo-pathologiques, et qu’ils se confient entièrement aux sciences psychologiques. Ils vont même jusqu’à déclarer que le sens commun, la logique populaire, l’imagination des poètes, qui attribuent le développement de la folie aux causes morales (amour déçu, chagrin violent, etc.) sont plus près de la vérité que les hypothèses de maladie cérébrale, sur lesquelles vit la psychiatrie traditionnelle. Nous ferons cependant la restriction que Bleuler, lui, conserve ses idées de médecin sur l’origine des maladies mentales; que, ainsi que nous allons le voir plus loin, il ne va pas si loin sur le terrain philosophique ou mys;,tique, et qu’il préfère ne rien hasarder à ce sujet que de telles hypothèses.

Ces auteurs font remarquer que les lésions décrites chez les malades par les classiques sont contingentes, variables, nullement parallèles aux symptômes dans leur intensité; qu’elles peuvent s’expliquer par bien autre chose que par les lésions de la maladie elle-même ; par exemple, par la suspension de l’activité psychique normale, par des intoxications secondaires aux émotions causales, par des maladies intercurrentes ou terminales, etc.

Ils font remarquer l’importance des causes psychiques dans le développement de la Démence précoce (changement de milieu, chagrin d’amour, conflits sentimentaux ou sexuels, incidents impressionnants, deuils, etc.), la fréquence des aggravations ou des améliorations sous l’influence de ces mêmes causes, les recrudescences de la maladie dans les circonstances en rapport avec les émotions (par exemple, les crises d’agitation ou de délire survenant comme « crises commémoratives (22) ».

Ils font remarquer également que l’hypothèse d’une maladie cérébrale n’explique pas ces rémissions étranges, impressionnantes, qui se produisent, du jour au lendemain quelquefois, chez les malades qu’on pensait les plus atteints ; et cela de la façon la plus inattendue, comme la plus différente de celle dont se produisent les rémissions plus ou moins incomplètes et progressives [p. 55] des maladies organiques, des maladies démentielles par exemple. Ils donnent des observations tendant à démontrer qu’à la faveur d’une maladie fébrile, de l’agonie, ou même parfois sans raison apparente, si ce n’est sous l’influence d’une cause purement morale ayant réveillé de lointains souvenirs, un vieux catatonique peut se réveiller, répondre avec une stupéfiante lucidité, demander pourquoi on l’a interné, etc. ; une vieille démente, hargneuse et négativiste, redevenir soudain affectueuse et raisonnable; un aliéné chronique perdu dans ses stéréotypies, retrouver pour un instant la plus étonnante précision de langage, etc.

Tout cela s’explique si l’on admet que la Démence précoce est, non pas une altération véritable des matériaux psychiques, une déficience, mais simplement une sorte d’introspection prolongée et grave, d’où le malade peut sortir, soit par lueurs fugaces, soit par rémissions prolongées, absolument comme un rêveur sortirait de son rêve. Il n’y aurait dans cette psychopathie ni destruction cellulaire, ni démence, mais simplement un état mental particulier, comparable jusqu’à un certain point à la Névrose, au Rêve, aux tendances esthétiques, aux grandes aspirations de l’âme humaine vers la vie imaginative et vers les créations irréelles de l’idéal.

II

De ces quelques lois les auteurs en question concluent à une véritable explication de la Démence précoce. On devine d’ores et déjà ce qu’elle peut être et nous avons assez dit des idées de Jung pour qu’on puisse comprendre cette doctrine de la « Psychose onirique ». Néanmoins lorsqu’il s’agit d’édifier avec quelques détails une théorie de la maladie, des divergences assez notables s’accusent dans les opinions des membres de l’École de Zurich. Celle qui semble s’écarter le moins franchement des idées traditionnelles, celle qui reste par suite la plus modérée et la plus scientifique, est celle du professeur Bleuler. C’est celle sur laquelle nous allons maintenant insister car elle nous semble réellement digne d’être connue et appréciée. Elle tranche sur les autres par la modération de ses conceptions, son souci de l’observation clinique et de la description des malades, sa crainte des hypothèses philosophiques. Nous devons à Bleuler un livre considérable et des plus intéressants sur les « Schizophrénies », dans lequel il rattache les idées du professeur Freud et celles de l’École de Zurich aux idées classiques, en donnant aux premières une place secondaire ; il a soin de n’expliquer par ces théories que le contenu des délires, n’adopte la conception du Rêve dans la Démence précoce que pour expliquer le tableau clinique, non les grandes lois générales, étiologiques ou évolutives, de la maladie. Ses idées sont parfois tellement voisines de certaines idées françaises, que nous voulons les résumer ici.

Pour Bleuler, la schizophrénie n’est pas une démence, au sens d’abêtissement de l’intelligence (Verblôdung). C’est une sorte de dissociation [p. 56] psychique, susceptible, sinon de guérison parfaite, au moins de rémissions très accentuées, même après une longue durée de la maladie.

Parmi les symptômes extrêmement variés de cette maladie, Bleuler en considère très peu comme primitifs, constants, cardinaux. C’est ainsi que tous les symptômes bruyants ou frappants, comme les troubles psycho-sensoriels, les idées délirantes, les troubles du langage et de l’écriture, les symptômes somatiques catatoniques (catalepsie, stupeur, hyperkinésie, stéréotypies, maniérisme, négativisme, Befehlsautomatie, actes automatiques ou impulsifs), les épisodes délirants (états confusionnels, crépusculaires, furieux, commémoratifs, etc.), sont pour lui secondaires et accessoires, c’est-à-dire dérivés des primitifs ou simplement surajoutés à eux. Il est donc nécessaire, pour bien saisir sa conception, de connaître ce qu’il entend par symptômes cardinaux.

Les symptômes cardinaux sont ceux qui expriment la défectuosité fondamentale des fonctions capables d’entretenir les rapports du malade avec le milieu ambiant, c’est-à-dire qui expriment le trouble, caractéristique de la schizophrénie, de dissociation des représentations et des sentiments, d’affaiblissement des affinités associatives de tous les éléments mentaux, de scission (Spaltung) des pensées entre elles. Cette dissociation est grossièrement comparable à celle qu’on pourrait produire au sein d’un assemblage donné de jetons, en les agitant au hasard dans une urne, et en les tirant dans un ordre quelconque. Ce trouble associatif fondamental comprend :

Le trouble schizophrénique des associations d’idées. — La maladie interrompt çà et là les fils qui réunissent les pensées, d’où désordre mental, discordance, résultat inhabituel et en apparence incompréhensible des opérations psychiques : association subjectivement logique de deux pensées coïncidant par hasard, importance anormale accordée aux associations par le son et aux associations médiates ; fusion de plusieurs idées ou concepts en un seul ; adhérence d’une suite d’idées à une même idée (monoïdéismes, stéréotypies) ou à une idée appréhendée au dehors (echoactivité) ; difficulté de l’association normale, surtout par impuissance d’arriver au terme de la pensée normale, difficulté de se débarrasser, de se détourner d’une idée (Ablenkbarkeit), etc. Cette dissociation éparpille l’unité de la personnalité en complexes isolés les uns les autres, qui occupent dès lors simultanément ou successivement le champ de la conscience sans qu’un lien logique ou sentimental les maintienne liés entre eux.

Notons en passant que le plus haut degré de cette dissociation des pensées, mène, pour Bleuler, à la confusion mentale (Verwirrtheit).

Ce trouble schizophrénique, envisagé au point de vue temporel, en dehors de tout trouble maniaque dépressif surajouté, se manifeste encore par l’afflux anormal de pensées au moment d’un acte psychique commencé, l’éparpillement du but psychique dans des directions différentes (poussée de pensées, Gedankendrangen), et par le barrage des pensées (Sperrung), [p. 57] sorte d’arrêts brusques entrecoupant le jeu normalement régulier du mécanisme psychique (23).

Le trouble schizophrénique de l’affectivité, l’apathie affective, l’inintérêt à l’ambiance, l’indifférence vis-à-vis des événements heureux ou malheureux, de la famille, des attaches du sentiment ou de l’amitié, de leurs propres idées délirantes, même, et vis-à-vis des intérêts supérieurs (éthiques, esthétiques, etc.) ; avec perte consécutive de toute initiative, la plupart du temps inconsciente ; et avec ou sans parathymie (ou émotion inadéquate).

Ce trouble fondamental de la synthèse psychique s’exprime fréquemment par l’ambivalence, ou tendance à affecter les mêmes faits psychiques des signes positif et négatif en même temps: ambivalence affective ou tendance à affecter la même idée de plaisir ou de douleur, et à manifester les deux sentiments simultanément, ou le contraire du normal ; ambivalence volontaire ou ambitendance, avec représentation et surestimation de l’acte contraire ; ambivalence intellectuelle enfin, ou confusion syllogistique ou représentative de deux idées opposées. Ce symptôme explique en grande partie l’aspect incohérent et absurde des réactions de ces malades.

Il existe encore d’autres symptômes, qu’on pourrait appeler négatifs. Ils servent à établir le diagnostic ou à caractériser le tableau clinique en écartant les signes positifs rencontrés dans les autres psychoses : conservation souvent intégrale — au moins dans les périodes chroniques et en dehors des symptômes tumultueux — de la perception, de l’orientation, de la mémoire; fonctions qui ne paraissent troublées que secondairement, et qu’autant que le malade cesse de vivre dans le monde extérieur ou de faire attention aux objets qui l’entourent.

Bleuler résume alors ce schéma clinique de la schizophrénie en disant que le trouble fondamental de la cohésion associative et affective se présente en dernière analyse, comme une « tendance à se placer en esprit au-dessus de la réalité extérieure, et à s’abstraire d’elle ».

C’est l’autisme du schizophrène, ou prédominance de la vie intérieure détachée du monde réel. Le schizophrène offre un psychisme dissocié, par suite inadapté au réel, mais dont les éléments se suffisent à eux-mêmes et vivent d’une vie psychique intense. Il vit pour lui-même, il est tourné [p. 58] vers le dedans, comme l’homme normal est tourné vers le dehors. Il n’a plus l’activité pratique suffisante pour vivre comme tout le monde et pour associer ou réaliser ses émotions, les détendre au dehors (abreagieren) (24). Il a abandonné la réalité en conflit avec ses tendances affectives trop puissantes, a par suite exclu de sa vie mentale toutes les représentations qui répugnent à ses complexes chargés de sentiment. Il ne lui reste pas assez d’intérêt pour se décider à propos d’un fait réel, pour choisir entre les contraires, en un mot pour s’adapter au milieu.

La schizophrénie consiste donc dans une sorte d’introspection ou d’introversion (Introjektion). C’est cette introversion qui détermine tout le tableau clinique de la maladie, qui donne lieu, pour l’observateur, aux idées délirantes, aux erreurs de logique, de convenance, aux désordres affectifs, à la discordance des idées et sentiments. Elle a pour premier effet la production des symptômes cardinaux. Quant aux symptômes secondaires, ce sont des formations psychiques consécutives aux nouvelles conditions psychologiques déterminées directement par le trouble schizophrénique primitif, ou des conséquences d’une adaptation réussie ou manquée à ce dernier.

C’est ainsi que Bleuler explique, en particulier, les troubles moteurs de la démence précoce, dont s’est récemment occupé le Congrès du Puy (25). Ces symptômes si étranges ne sont autre chose que des manifestations, au moyen desquelles le malade s’efforce de traduire son trouble mental au dehors, de lutter contre lui, ou au contraire de s’y adapter par son activité motrice.

Pour prendre un exemple, la catalepsie n’est nullement, pour Bleuler, un trouble de la tonicité musculaire. Les phénomènes compliqués qui la déterminent sont entièrement psychiques (26). Ils se résument en ce fait que le malade tend à conserver une attitude, qui l’adapte à quelques-unes de ses associations psychiques, et cela malgré les sollicitations extérieures. Les membres se tendent assez fortement pour conserver leur situation [p. 59] contre l’action extérieure. Sans doute, un homme sain ne pourrait fournir une résistance aussi durable. Mais on ne connaît pas la preuve que les muscles du schizophrène soient plus fortement contractés qu’il n’est nécessaire, pour prolonger l’attitude en contradiction avec la pesanteur, ou les efforts de l’observateur. — Parmi les autres symptômes moteurs, les uns seraient des gestes de défense contre les complexes, ou des signes exprimant l’ambivalence, le barrage et les symptômes de dissociation psychique, ou des décharges motrices en rapport avec la distraction intense du malade ou encore les éléments d’une sorte de langage symbolique, le « langage du corps (27) », etc.

L’explication donnée par Bleuler du tableau clinique de la schizophrénie, est donc extrêmement psychologique, pour ne pas dire philosophique. Nous verrons plus loin qu’elle rattache aux doctrines classiques les théories de l’École de Zurich, surtout en ce que Bleuler voit la causalité dernière de la maladie dans des processus généraux de l’organisme, dans une sorte d’auto-intoxication complexe, qui déterminerait le relâchement des affinités associatives des matériaux psychiques. Ajoutons à ce sujet qu’il ne consacre qu’une très courte étude aux résultats de l’enquête anatomo-pathologique cérébrale chez les malades de ce genre. Il fait remarquer, comme Jung, combien ils sont inconstants et variables. Mais, contrairement à ce dernier, il insiste sur la fréquence, au cours de la schizophrénie, des phénomènes maniaques dépressifs intercurrents ou surajoutés, du tremblement, des troubles pupillaires, de la confusion mentale, de la stupidité, de l’emprise psychique (28), des ictus, des troubles parétiques, de la tuberculose, de l’incurabilité de la maladie enfin, et il conclut à l’existence probable de lésions anatomiques : celles-ci ne seraient peut-être pas primitives, mais en tout cas, on peut supposer qu’elles évoluent à peu près parallèlement aux troubles psychiques, et que lésions et symptômes mentaux doivent être les deux effets coexistants d’un seul çt même processus d’intoxication générale de l’organisme.

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Pour terminer cet exposé, nous résumerons rapidement les idées dérivées, de Jung, de Maeder et de quelques autres, de ceux-là même qui, dans [p. 60] leur mépris des doctrines médicales, ne craignent pas de résoudre le problème clinique en proposant une solution toute philosophique.

Ces derniers auteurs en effet n’hésitent pas à recourir à une théorie téléologique de la démence précoce. Le Rêve opiniâtre et prolongé dont nous parlions plus haut n’est plus seulement pour eux un effet de la maladie, une de ses manifestations cliniques, mais un but, une fin poursuivie par le malade dans sa mauvaise adaptation au réel. Le malade n’ayant pas réussi dans la vie pratique, n’ayant pu réussir dans l’existence de façon satisfaisante pour lui, fuit la réalité qui ne lui a donné que des déboires. Et c’est pour accomplir cette fuite de la réalité, c’est pour se désintéresser du monde extérieur qu’il choisit sa psychose, préférant ainsi la maladie à l’existence normale.

Les causes sentimentales, les conflits affectifs qui marquent le début de la psychopathie sont donc des motifs de maladie et les causes vraies de la psychose. Celle-ci est alors une compensation des contacts pénibles avec l’existence réelle ; compensation qui s’effectue le plus souvent, comme dans la névrose, en vertu d’une régression à l’époque du développement, en vertu d’un retour à l’enfance.

Ces mêmes auteurs en arrivent à une conception de la maladie mentale entièrement dépouillée de toute signification pathologique et médicale. Étant une prédominance de la vie autistique sur la vie réelle, et apparaissant comme un moyen inconscient trouvé par le sujet de se détourner de l’ambiance, elle devient, jusqu’à un certain point, comparable à l’attitude prise par l’artiste en face de la nature. Les complexes deviennent des parasites psychiques épuisant les forces de l’âme humaine (29). Les symptômes moteurs s’élèvent à la dignité d’un langage symbolique qui trahit la souffrance du sujet ou exprime ses contemplations intérieures. Les lésions cérébrales et les altérations de l’organisme sont secondaires à une sorte de toxémie émotive en rapport avec le jeu des émotions non extériorisées.

De même que le névropathe, pour certains élèves de Freud (Adler, Schrecker, etc.) (30), adopte sa contracture, sa paralysie ou son angoisse pour fuir une représentation pénible qu’il ne peut refouler hors de sa conscience qu’au prix de tel ou tel symptôme ; de même que toute psychonévrose n’est qu’un moyen de se soustraire à telle ou telle tendance répugnante ; de [p. 61] même encore que le rêve normal est, pour Maeder (31), un moyen inconscient de soulager ses instincts primitifs, de se défendre contre les conflits affectifs de la vie quotidienne, de solutionner par là même ceux-ci, et de parvenir à une adaptation au milieu ; de même, la démence précoce est une recherche imaginative de la réalisation des instincts primordiaux de l’homme, une compensation de l’inadaptation aux exigences réelles, par un retour définitif et total à la vie sentimentale de l’enfance. Cette recherche du plaisir, cette régression à la satisfaction affective infantile est une forme de cet élan vital, de ce principe biologique fondamental qu’est pour les psycho-analystes, la Libido (32). Celle-ci impose au malade comme une sorte de « volonté de maladie » (Wille zur Krankheit) (33) analogue à la « volonté de puissance » affirmée par les Nietzschéens. Les pansexualistes convaincus, comme Abraham (34), n’hésitent pas à dire, d’une manière moins apparemment métaphysique, que la démence précoce est la manifestation la plus parfaite de l’auto-érotisme ; le malade cherchant à assouvir perpétuellement les multiples exigences de son instinct en lui-même, en contemplant ses propres symboles sexuels, et en satisfaisant par tous ses pensées et gestes son érotisme fondamental. D’autres enfin vont jusqu’à faire de cette maladie mentale une sorte de spéculation de nature subtile, inaccessible au normal, suprême refuge d’une âme délicate qui n’a pas su réaliser son idéal.

III

Les critiques qu’on peut opposer à ces théories, on l’a deviné, sont toutes celles qui s’adressent à l’aspect philosophique, aux tendances métaphysiques de la doctrine. Quant aux faits eux-mêmes, qu’il est d’ailleurs fort difficile, au sein de l’œuvre de l’école de Zurich, de séparer nettement des interprétations auxquelles ils donnent lieu dans l’esprit de ces auteurs, nous aurions mauvaise grâce à refuser de les admettre, moyennant certaines restrictions, attendu qu’ils sont connus depuis fort longtemps, au moins dans leurs grandes lignes.

Nous ne reviendrons pas sur les critiques que nous avons exposées ailleurs de la doctrine de Freud et des idées qui en sont dérivées, relativement aux psychoses en général et à la démence précoce en particulier. Nous renvoyons le lecteur à nos autres travaux sur la question (35). Nous rappellerons ici simplement que pour nous, quels que soient le succès et les réelles [p. 62] acquisitions de la méthode psychoanalytique, elle ne pourra jamais expliquer autre chose que le contenu des délires, leur aspect subjectif, leur psychogénèse. La Psycho-analyse pourra nous expliquer, par exemple, qu’il peut y avoir un symbolisme du délire ou de l’hallucination ; que l’aliéné a des pensées souvent très complètes et très intenses dont toutes les racines peuvent se retrouver dans sa mentalité contemporaine de l’état de santé antérieur (36). Il ne saurait mettre dans sa psychose que les tendances instinctives — affections ou haines parentales, sentiments d’amour, de jalousie, etc., — qui étaient en lui, et que la maladie, par l’isolement qu’elle lui impose du monde extérieur, par l’obnubilation ou l’affaiblissement de son pouvoir d’autocritique et de ses fonctions du réel, libère soudainement, en donnant une expansion considérable à l’automatisme inconscient. Le fait étant admis que tel sujet devient un dément précoce, la psychoanalyse nous expliquera parfaitement pourquoi ce sujet a choisi tel persécuteur, pourquoi il accomplit tel geste et pourquoi il éprouvera telle ou telle hallucination onirique — ou du moins elle tentera de nous l’expliquer. Mais elle ne nous dira pas pourquoi il est devenu dément précoce. Ou alors, ainsi que nous le verrons plus loin, elle aura recours à l’explication mystique. Or, cette idée du contenu du délire est une vieille idée de la psychiâtrie traditionnelle. Et ce n’est pas en abordant le problème par cet aspect et en poussant cette idée jusqu’à ses extrêmes limites, comme font les médecins de Zurich, que les auteurs pourront jamais se passer des lois évolutives et des caractères objectifs des psychopathies, lois et caractères qui resteront toujours les bases nécessaires de toute connaissance psychiâtrique.

Nous renvoyons de même, le lecteur aux travaux cités plus haut, en ce qui concerne la terminologie et la psychologie métaphoriques de la psychoanalyse, les concepts informes et encore mystiques de l’Inconscient, de la Censure, de la Libido, des parasites psychiques que sont les complexes, et surtout en ce qui concerne la valeur, des plus fragiles, des procédés de la psychoanalyse des psychoses. Ceux-ci reposent, en somme, sur l’inspiration du malade et même du médecin à propos des idées délirantes, des sentiments et des perceptions pathologiques analysés.

Nous nous contenterons d’apprécier rapidement les conclusions tirées par l’école de Zurich des faits par eux constatés chez les déments précoces, et de montrer que leurs théories psychologiques de la démence précoce se composent de deux sortes d’hypothèses. Les unes, qui à elles seules suffisent à exprimer en grande partie l’œuvre intéressante du professeur Bleuler, [p. 63] sont très semblables aux hypothèses de la psychiatrie classique et n’ont rien proposé de très nouveau. Les autres, qui servent de charpenté bien fragile aux conceptions de Jung et de ses élèves, nous élèvent au sein d’une métaphysique de fantaisie et échappent dès lors à tout contrôle scientifique. Mais en montrant ce qu’il y a de raisonnable comme ce qu’il y a d’exagéré dans toutes ces hypothèses, nous serons peut-être parvenus à indiquer un terrain d’entente pour les différentes écoles psychiatriques.

Auparavant nous mentionnerons sans nous y arrêter un argument de fait.

Nous avons été frappés, en lisant les observations de l’école de Zurich, de voir combien les matériaux cliniques de ces théories ingénieuses et téméraires étaient modestes. Tout d’abord, le diagnostic de « démence précoce » (surtout dans ses formes paranoïdes) nous semble avoir été bien des fois porté à Zurich, à l’asile du Burghôlzli notamment, avec une très grande légèreté ; tout aliéné grimacier, confus, stéréotypé, tout délirant à. syndrome polymorphe y est étiqueté schizophrénique (37). Comment s’étonner après cela de ces rémissions étranges, de ces améliorations sous l’influence de la cure psychoanalytique ? Comment ne pas trouver naturel que parmi des malades qui appartiennent sûrement à toutes sortes de groupes nosologiques, certains fassent preuve d’une activité mentale considérable ? Kraepelin (38) trouve étonnant que Bleuler décrive l’ambivalence parmi les symptômes les plus constants chez ces malades, et, personnellement, nous sommes frappés de ce fait qu’il range l’autisme, l’exagération de la vie introspective et imaginative, parmi les signes essentiels, et les idées fixes (complexes), l’aboulie, etc., parmi les signes fréquents : ne serait-ce pas parce que les quelques malades sur lesquels il a pu pratiquer ses analyses les plus complètes, sont des délirants polymorphes, appartenant à la névrose grave par la qualité des symptômes énumérés plus haut et par leur richesse psychique, et aussi à la psychopathie par l’intensité de leur trouble mental ou la présence d’idées délirantes (39). De plus, si Bleuler donne à l’appui de sa théorie d’assez nombreux exemples cliniques, les autres psychoanalystes sont plus avares en observations. Celles qui sont données comme des types de psychoanalyses sont rares ou incomplètes ; d’ailleurs la détail d’une psychoanalyse n’exigerait-il pas à lui seul des volumes entiers ? A la lecture, les observations éditées par les auteurs cités plus haut donnent l’impression d’avoir été longuement choisies entre toutes. L’on ne peut s’empêcher de songer [p. 64] que ces observateurs n’ont pas peur d’être taxés de généralisation hâtive, lorsqu’on compare aux symptômes présentés par leurs malades le tableau clinique des innombrables formes simples, démentielles, confusionnelles ou stupides que l’expérience nous met chaque jour sous les yeux.

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Que certains des malades ainsi appelés par les membres de l’école de Zurich « déments précoces » fassent preuve d’une activité psychique assez considérable, nous l’admettons bien volontiers. La plupart des auteurs ont fait remarquer que ces malades pouvaient, à certains moments, voire même seulement par lueurs fugitives, sembler lucides et raisonnables ; que leurs délires, en apparence incohérents, peuvent parfois se laisser expliquer comme d’autres délires non démentiels. L’école de Bordeaux a été l’une des premières, en particulier, à s’élever contre l’appellation de « démence » que l’engouement récent pour la science d’Outre-Rhin a acceptée sans contrôle au moment où le mot a été proposé par le professeur Kraepelin. Au sens où l’on prend aujourd’hui le terme de démence (destruction des matériaux psychiques, affaiblissement, infirmité des fonctions cérébrales) l’expression est certainement mal choisie dans beaucoup de cas. Bien des auteurs comme Meyer, Cramer, Magnan, Simon, etc., ont insisté sur la richesse psychique de ces malades. Ce dernier auteur (40) même a décrit chez de vieux catato- niques d’asile des idées délirantes multiples et vivaces, et a dit des déments précoces qu’ « ils étaient peut-être les plus délirants parmi les vésaniques ». Il a écrit que les auteurs avaient, selon lui, beaucoup trop isolé le syndrôme catatonie, qu’il y avait très souvent un lien entre ce syndrôme et les idées délirantes latentes ou inavouées du malade; que le négativisme, l’attirance vers le contraire, le barrage, etc., ne sauraient s’expliquer que si l’on suppose conservées chez ces sujets des aptitudes psychiques très développées, une certaine volonté même, différente dans son mécanisme de la volonté normale (41) ; que beaucoup des aspects incohérents du dément précoce (stéréotypies, salade de mots, etc.), peuvent s’expliquer parce que le délire est intérieur (42). N’y a-t-il pas dans ces simples remarques tout le plan de la théorie psychoanalytique ? [p. 65]

De même les auteurs français n’ont pas cessé, ces dernières années, de refuser à ces malades le nom de déments, et ont essayé de caractériser leur état mental par des mots significatifs : paradémence (Séglas), fausse démence, confusion (Régis), dissociation (Anglade), discordance (Chaslin),etc., préoccupés qu’ils étaient de qualifier moins inexactement que Kraepelin une mentalité malade sans doute et un état accentué d’hypofonctionnement, mais encore active pour des années, témoignant suivant l’expression de Lagriffe (43), d’une « richesse cérébrale non actualisable », et non réellement affaiblie.

Il est très possible en effet que ces malades soient souvent de grands délirants, que leur activité mentale soit plus voilée, obnubilée, séparée du réel, qu’endommagée, dissoute, détruite ; que leur intelligence proprement dite soit moins touchée que leur attention. Kraepelin lui-même (44) avoue que « bien des discours et actes de ses malades (déments précoces) ne sont pas privés de sens, et que certainement des tendances sexuelles jouent chez eux un rôle considérable ».

C’est, pour notre part, ce que nous n’avons cessé depuis des années de soutenir à Bordeaux, en nous efforçant de construire de cette maladie un schéma clinique simple et provisoire (45) sur le modèle d’une certaine confusion mentale chronique ; c’est-à-dire en rapprochant cette mystérieuse psychopathie du type même de cette autre maladie, la confusion mentale, qui est capable de dissocier ou d’obnubiler l’intelligence pour longtemps, en libérant les fonctions de création automatique.

Mais nous pensons malgré tout que la réaction, légitime dans son principe, de l’école de Zurich contre les théories démentielles, dépasse notablement les limites permises, en supposant chez tous les déments précoces des mentalités aussi fécondes et aussi solidement coordonnées. Que les lois de leur dissociation psychique rapproche ces malades des délirants systématiques, des paranoïaques, de ces sujets même qui s’écartent d’une manière peu marquée des cerveaux normaux sous l’influence d’un état affectif puissant ; que ces lois puissent être construites grossièrement sur le plan des lois de la Psychologie normale, cela est à la rigueur admissible. Nous pensons même que tout aliéné qui continue à penser tant que les matériaux sur lesquels sa pensée s’exerce ne sont pas primitivement détruits, ne saurait le faire qu’en vertu de lois assez comparables à celles qui régissent la pensée saine ou le rêve normal. Mais admettre qu’une telle activité existe [p. 66] chez tous les déments précoces, même chez ceux qui restent, dès les premières manifestations de leur mal, dans un état d’hébétude complète, et chez ceux qui, n’ayant jamais manifesté une lueur de lucidité, sont atteints des formes dites simples (dementia simplex — affaiblissement simple de Kraepelin), c’est là, croyons-nous, une hypothèse simpliste et invraisemblable, en tout cas bien inutile.

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Ceci nous amène à dire quelques mots au sujet de la question des rapports de la mentalité schizophrénique avec le rêve. C’est encore là une idée de la psychiâtrie traditionnelle de notre pays, qui nous revient de l’étranger, mais alors présentée sous la forme d’une théorie systématique.

Dans cette maladie, écrit le professeur Régis, « il y a des idées délirantes, mais confuses, mobiles extrêmement variées, et nées, semble-t-il, fortuitement, au hasard des associations automatiques de la pensée, d’une sorte de rêverie… Ce qui caractérise ce délire, c’est l’état de rêve, l’imprécision, le vague et la mobilité des conceptions, l’importance et la multiplicité des hallucinations et des interprétations délirantes… » (46) Si l’on se rappelle les conceptions du maître de Bordeaux sur l’importance du délire onirique — intérieur ou manifesté — dans la confusion mentale et les analogies par lui soulignées à plusieurs reprises entre la confusion mentale chronique et la démence précoce, on se rendra compte que l’idée de la démence précoce, psychose onirique (Taumhafter Wahn) n’est pas propre à Jung et à son école. La seule différence entre les deux conceptions, celles de Bordeaux et celle de Zurich, c’est que pour Jung le dément précoce est un rêveur délirant qui paraît éveillé, tandis que pour Régis c’est d’abord un homme endormi, et consécutivement, un rêveur ; qu’il manifeste ses idées de rêve au dehors, en vertu d’une mimique adaptée, ou qu’il ne la manifeste pas.

Le parallèle ne saurait d’ailleurs être poussé très loin entre les deux opinions, qui sont, l’une théorique et psychologique, pour ne pas dire métapsychiâtrique, et l’autre avant tout psychiâtrique et clinique. Cette psychologie onirique de l’école de Zurich est, en effet, dans les détails, tellement compliquée et hypothétique qu’elle se saurait être admise comme indiscutable. Les lois du déplacement, de la condensation, de la projection, etc., se retrouvent dans leurs grandes lignes dans toutes les psychopathies (états crépusculaires, paranoïa, folie maniaque dépressive, etc.) et ne sont nullement caractéristiques de la démence précoce. Ce sont simplement pour nous des points de vue psychologique au travers desquels on peut considérer la psychologie subjective et individuelle des malades, et non de grandes lois psychiâtriques. De plus, lorsqu’on veut les appliquer en détails on s’aperçoit qu’on ne saurait les admettre qu’en les appuyant sur toute une série de postulats, notamment sur l’existence de ces tendances affectives [p. 67] sur le rôle desquelles insiste tant l’école de Zurich : complexes parentaux, constellations parentales, habitudes psycho-sexuelles, etc., et dont l’existence n’est guère démontrable.

En ce qui concerne le fameux symbolisme qui résume toutes ces lois, seul l’avenir pourra nous dire si la plupart des recherches accumulées par ces derniers auteurs sont destinées à un avenir scientifique. Il faudrait trop de place pour en faire la critique. Nous nous contenterons ici de faire remarquer combien innombrables sont les erreurs d’interprétation possibles, dans la psychoanalyse d’un délire comme dans celle d’un rêve. Pour notre part nous avons pratiqué des psychoanalyses. Nous avons toujours eu le scrupule scientifique de ne pas nous fier à notre inspiration, ni à cette espèce d’impression de la vérité ou d’intuition, qui a surgi en nous à propos des « associations spontanées » (Einlälie), et que nous croyons être souvent très inexacte. Or, comme l’inspiration est le principe même de la psychoanalyse, nous réservons notre opinion sur la valeur de cette méthode encore naissante.

Nous pourrions multiplier les arguments à l’encontre des résultats de la psychoanalyse. Nous pourrions faire remarquer combien la théorie de la « surdétermination » d’un symptôme fait bon marché de la nécessité, en matière scientifique, de la démonstration des hypothèses (47). Nous pourrions, montrer, d’après leurs propres exemples, aux psychoanalystes, que les tendances qui se révèlent dans le rêve, la névrose et la psychose sont beaucoup plus souvent des craintes, des sentiments d’insuffisance, que des désirs ; que le rêve et la névrose reflètent les insuffisances fondamentales et constitutionnelles de l’individu, beaucoup plus qu’ils ne réalisent ses aspirations idéales… Mais une telle discussion, que nous exposerons ailleurs, nous entraînerait trop loin.

Nous dirons simplement que les théories de l’école de Zurich dépassent d’une manière beaucoup trop formidable le terrain clinique et l’interprétation immédiate des faits. Quant à la doctrine de la psychose, compensation imaginative de la réalité, c’est une doctrine philosophique. La principale, objection qu’on peut lui faire sur le terrain purement psychologique, est, qu’elle considère la création délirante, la réalisation des tendances et des; complexes, comme le fait primitif, en oubliant que celle-ci ne saurait être que secondaire à l’obnubilation ou à l’affaiblissement des fonctions du réel, du sens critique, du jugement appliqué à la réalité, c’est-à-dire secondaire à la maladie, que cette réalisation n’explique pas.

Se plaçant, en effet, devant le problème, dans une attitude primitivement Psychologique, ces auteurs ne pensent ni physiologiquement ni médicalement ; ils abandonnent dès lors l’idée classique de la psychose, trouble [p. 68] d’une ou de plusieurs fonctions de l’esprit et du cerveau, pour la considérer comme le psychologue considère un fait psychique en lui-même. Or la méthode scientifique en pathologie se différencie précisément de la méthode en biologie normale en ce que le médecin considère le phénomène pathologique non pas comme étant de même nature que le fait physiologique, soit semblable à lui, soit différent, mais comme consistant essentiellement en une perturbation, une altération, une modification plus ou moins grave de ce fait physiologique pris comme unité, comme type ou comme schéma.

C’est pourquoi là où l’école de Zurich voit une cause ou un fait primitif : création délirante, réalisation de tendances affectives et complexes, désintéressement primaire du réel, nous voyons un effet ou un fait secondaire : fonctionnement déréglé et automatique d’un cerveau privé de l’inhibition normale de ses activités inférieures, contenu simple d’une psychose que détermine une obnubilation ou une insuffisance des fonctions appliquées à. la réalité, désintéressement de l’ambiant consécutif à cette insuffisance. Et le dément précoce est, pour nous, malade, non pas parce qu’il se plonge dans un monde de rêveries plus ou moins incohérentes ou cohérentes, mais parce qu’il ne peut plus vivre dans le réel et parce que son organisme psychique et son cerveau lui en refusent les moyens. — Il peut se trouver que la rêverie du schizophrénique, qui est moins un dément véritable qu’un distrait, moins un être psychique diminué qu’un individu pensant à faux, réalise un certain nombre d’intérêts sentimentaux, à la manière du normal ; qu’il exprime comme ce dernier des craintes et des désirs ; qu’il régresse à l’enfance en peuplant le monde de son onirisme de physionomies parentales. Mais il ne faut voir, à notre avis, dans cette activité psychique dégradée et dissociée, qui réalise accidentellement, pour nous, hommes lucides et éveillés, une sorte de langage symbolique grossier noyé au sein d’une atmosphère trouble d’incohérences, que le jeu d’une série de forces biologiques enchevêtrées et aveugles, analogues à celles qui déterminent, dans le monde chimique, la désagrégation des molécules complexes.

Et c’est ici qu’on saisit sur le vif les tendances philosophiques des auteurs de Zurich : leurs visions téléologiques aperçoivent dans tous les aspects de la psychose le doigt d’une sorte de providence biologique qui en modèle les moindres détails, chaque élément sensoriel du délire, chaque manifestation de l’activité mentale, du schizophrénique devient, pour eux, un moyen employé par l’inconscient ou par l’instinct pour exprimer, exposer les tendances du malade. Ils en arrivent à ce paradoxe que le schizophrénique est sensiblement plus intelligent et spirituel dans son automatisme délirant que dans sa pleine conscience, et que c’est seulement lorsqu’il parvient à être très malade qu’il arrive à la formule la plus parfaite et la mieux choisie de la « Wunscherfiillung » ! Et les voilà, dans un audacieux essor en dehors de la pathologie, qui s’envolent en pleine métaphysique, retournent à la philosophie des siècles passés et se réfugient, non sans s’en faire gloire, à l’antique et dangereuse doctrine des causes finales. D’ailleurs les grandes [p. 69] caractéristiques psychologiques de ces auteurs ne sont-elles pas la magnifique confiance en eux-mêmes, la haine du doute scientifique, l’enthousiasme ? Et n’y a-t-il pas dans cette école issue de celle de Freud un peu de cet esprit des mystiques, des apôtres et des prophètes, qu’on ne saurait nier chez le génial auteur de la psychoanalyse ?

Une chose, malgré tout, est à retenir de ces théories paradoxales ou mystiques, et c’est ce qui nous incline à répandre le très vif intérêt qu’elles soulèvent. Elles expriment, dans une forme excessive sans doute, mais avec un grand accent de vérité, un certain nombre d’idées qui se font jour de de toute part en psychiatrie, quelle que soit l’école ou la doctrine. Et c’est à Bleuler que nous devons, sur le terrain qui nous occupe, le plus grand progrès vers cette entente générale.

Sa conception de la « dissociation psychique » est ingénieuse et explique beaucoup de faits en matière de démence précoce. Sa comparaison des jetons en désordre est employée depuis des années par un très grand nombre d’aliénistes, qui faisaient ainsi de la doctrine de Bleuler avant lui-même. Ses idées sur la « pseudo-démence » des schizophréniques sont celles de tous ceux qui, contrairement à Kraepelin et aux partisans des méthodes d’étude des « états terminaux », ont tenté d’observer les malades au début de leur psychose, et dans tous les milieux médicaux (hôpital, clinique, asile, etc.), ainsi que de comparer, dans leur évolution, les cas qui guérissent et ceux qui ne guérissent pas. Ses conceptions de la non-démence primitive, de la curabilité partielle ou totale au début de la maladie, de l’aspect onirique de cette psychose ; ses idées sur la conservation prolongée de l’activité psychique de ces malades, sur l’importance, dans le tableau clinique, de la distraction du réel, ou introversion, autisme, etc., que d’autres appellent, à la suite du maître de Munich « indifférence émotionnelle et affective » et qui n’est peut-être que de l’apathie des sentiments ou du désordre affectif curable, etc., etc., sont très voisines de celles qui ont cours en France depuis de longues années.

Nous souhaitons que de telles idées, s’il en existe d’autres semblables à 1 étranger, soient connues dans notre pays et concourent à la grande œuvre d’une psychiâtrie internationale. Les idées de ce genre sont celles de tous les esprits modérés, psychologues et anatomistes, synthétistes ou analystes, germains ou latins. Quant aux doctrines mystiques et téléologiques de cette « métapsychiâtrie » dont parle Kraepelin à propos de l’école de Zurich, nous espérons qu’au lieu d’être un retour aux siècles passés, elles sont, comme le pensent leurs défenseurs, des théories à l’aube de leur évolution scientifique ; encore entachées de cette pensée mystique dont A. Comte faisait le second stade de la connaissance humaine, nous voulons croire qu’elles nous abusent sur leur orientation apparemment [p. 70] philosophique. Nous ne souhaitons pas aux médecins de Zurich de reconstruire la psychiâtrie sur de nouvelles bases, mais, plus modestes, et plus sages sans doute que certains de leurs adeptes, de rester tout simplement, sur un terrain qui appartient en propre à l’observation clinique et à la médecine, des cliniciens et des médecins.

Dr A. HESNARD.

NOTES

(1) Ce travail a été résumé oralement par l’auteur au XXIII e Congrès des aliénistes et neurologistes (Le Puy, 1er août 1913).

(2) Jung (de Zurich). Psychologie de la Démence précoce. Halle, Marhold 4 907. – The psychology of Dem. praec. (Ner. and ment. Dis. N. Y, 1909).

(3) Bleuler, Les Démences précoces, ou groupe des schizophrénies, in Traité d’Aschaffenburg. — Deuticke (Leipzig et Vienne, 1911).

(4) Kraepelin, Traité de Psychiatrie. T. III, pp. 933-939.

(5) Régis et Hesnard. La Doctrine de Freud et de son Ecole, Revue bibliographique et critique (Encéphale, avril, mai, juin 1913). [en ligne sur notre site] — Hesnard. La théorie sexuelle des Psycho-névroses. Conférences sur la Doctrine de Freud, prononcées à la Clinique psychiatrique de Bordeaux (Journ. de méd. de Bordeaux, juin 1913). — Régis et Hesnard. La Psycho-analyse des Névroses et des Psychoses. Alcan, 1914 (en préparation).

(6) Consultez particulièrement :
Jung. Der Inhalt der Psychose (Akadem. Vortrag gehalt. im Rathaus der St. Zurich, am 16 janvier 1908). Deuticke, 1908.
Bleuler. Die Psychoanalyse Freud’s. Deuticke, 1910.
A propos du négativisme des schizophrènes (Psych. Nenr. Woch., 18, 19, 20, 21, 1910).
Bleuler et Jung. Complexes et causes de maladie dans la Démence précoce (Zentralb. f. N., 1908, 220).
Abraham. Les différences psycho-sexuelles entre l’Hystérie et la Démence précoce (Z. f. Neur. u. N., 1908-1909).
Bertschinger. Les processus de guérison chez les schizophrènes (Allg. Z. f. Psych., LXVIII, 2, 209, mars 1911).
Isserlin. Uber Jungs Psychologie der Dem. Praec. (Z. f. Nerv., mai 1907).
Mäeder. Psycholog. Untersuch. an Dementia praecox Kranken (Jahr. f. Psychoan., 1910).
Stokmayer. Zur psychologische Analyse der Dem. praecox (Zentr. f. Nerv. u. Psych., XXXII, octobre 1909).
Ter-Organessian. Psychoanalyse einer Katatonie (Psych. Neur. Woch., 28 septembre-5 octobre 1912).
Freud. Nachtrag zu dem autobiographisch beschriebenen Falle von Dementia paranoides (Jahrb. f. Psychoan., 1911).
Riklin. Beitrag zur Psychologie der kataleptischen Zustände bei Katatonie (Psych. Neur. Woch., 1906).
Hassmann et Zingerle. Untersuch, bildlich. Darstell. u. sprachl. Aüsserungen bei Dementia praecox (Jahr. f. Psych, u. N., 1913, 20).

(7) Régis et Hesnard, Loc. cit.

(8) Jung. Der Inhalt des Psychose. Deuticke, 1908. — Nous avons avec intention choisi ces exemples dans un travail de vulgarisation adressé au grand public, pour bien faire saisir les tendances de l’auteur, qui pense et s’exprime non en médecin mais en Psychoanalyste, c’est-à-dire en adoptant vis-à-vis de la maladie mentale une attitude tout à fait nouvelle.

(9) Maeder, Psych. Stud. an Dementia Praecox Kranken (Jahrb. fur Psychoan. I, 1910). Le langage d’un aliéné, étude d’un cas de glossolalie (Arch. de Psychol., IX, mars 1910). [en ligne sur notre site]

(10) Maeder ajoute même, comme nous le verrons à la fin de travail, qu’une telle langue exprime aussi le désir de se complaire dans son délire, par compensation contre l’existence misérable jusqu’alors vécue par le malade, et les vicissitudes de la réalité extérieure.

(11) « Salischur » vient de « Salis » et de « Schur», dérivé de Journal, prononcé à l’allemande.

(12) Ce motet et les suivants sont des mots allemands et français, déformés ou détournés de leurs sens, qui expriment les idées délirantes du malade sur la structure du corps humain.

(13) Les mots qui suivent expriment ses idées de grandeur et de persécution.

(14) Viendrait de « Long » ?

(15) viendrait de « Prolétariat » ?

(16) Viendrait de « Brouillons » ?

(17) Le malade a ajouté au mot familier « Ding » la terminaison savante.

(18) Ce retour à l’idée des causes morales de la folie, qui se rencontre chez les anciens aliénistes, et particulièrement chez Griesinger, a été inauguré par Freud à propos du délire hystérique.

(19) La démence précoce, comme le délire hystérique, étudié par Freud, serait, à ce titre, et comme l’appelle cet auteur, une « psychose d’attaque victorieuse » du conscient de par l’inconscient (Uberwiiltigungs psychose) : par opposition aux « psychoses de défense » (Paranoia. Démence paranoïde), dans lesquelles l’inconscient ne réussirait qu’à influencer la perception du réel (Freud, Loc. cit.)

(20) Maeder, Loc. cit.

(21) Transfert ou Report affectif au médecin (Uebertragung) se manifeste par une empathie particulière du malade pour ce dernier. C’est, pour les Psycho-analystes de favorable indiquant que la cure agit, qu’elle réveille les souvenirs affectifs de l’enfance, que le malade reporte sur le médecin ses tendances affectives pathogènes avant de les utiliser dans un sens utile.

(22) Les « crises commémoratives » sont celles qui surviennent dans le cours de la Démence précoce, aux anniversaires des événements impressionnants ayant marqué le début de la psychose : anniversaire de la mort d’un parent, d’une fiancée, d’une déception amoureuse, etc., et cela, d’après ces auteurs, au milieu d’une apparente démence confirmée.

(23) Ces deux derniers symptômes sont, pour Bleuler, essentiels à différencier des troubles maniaques dépressifs correspondants (fuite des idées maniaque et inhibition mélancolique, de Kraepelin) : Ce ne sont pas, comme ces derniers, des troubles de la vitesse de l’activité psychique, mais seulement des troubles de l’association des éléments psychiques.
On pourrait en déduire le schéma :
Accélération psychique = excitation maniaque ;
Ralentissement psychique = dépression mélancolique ;
Dissociation psychique = état schizophrénique.
En particulier, le « barrage » schizophrénique diffère de « l’inhibition » (Hemmunor) en ce qu’il est comparable, non pas, comme ce dernier symptôme, à la difficulté d’écoulement d’un liquide visqueux dans un système de tuyaux, mais la difficulté que produirait dans l’écoulement d’un liquide peu dense la manœuvre brusque de robinets.

(24) C’est une extension de la théorie de l’École de Würtzbnrg et de la doctrine de Freud : Cf. à ce propos Régis et Hesnard, loc. cit. Cette conception de l’autisme rattache Bleuler non seulement à l’Ecole de Zurich mais à toute l’Ecole de Freud, ces deux Ecoles faisant consister toute Névrose comme toute Psychose dans un désintéressement plus ou moins complet de la réalité extérieure et, suivant l’expression de Freud, dans une « fuite dans la maladie ».

(25) Les troubles du mouvement dans la Démence précoce. Rapport au XXIIIe Congrès des aliénistes, de Lagriffe (août 1913).

(26) Faisons remarquer en passant que ces conclusions sont, dans leur principe, en accord avec les conclusions données par le rapporteur du Congrès du Puy, pour lequel ces troubles « apparaissent, non pas comme des troubles de la fonction motrice, mais bien plutôt comme des troubles de l’expression motrice ; les muscles répondent normalement à des incitations dont les conditions sont faussées, parce que les excitations ne déterminent plus, dans les centres d’association, les réflexes dont les incitations doivent ètre la résultante… Dans la Démence précoce, la richesse cérébrale peut persister, mais elle demeure à peu près latente et ne parvient à s’actualiser que d’une façon extrêmement précaire.» (Lagriffe, loc. cil., p. 93.)

(27) Pour Jung et Maeder, le désordre moteur de la Démence précoce serait un essai d’extériorisation de l’énergie affective (motorische Libido) accumulée en vertu de la distraction du réel. Ces symptômes relèveraient d’un mécanisme psychique assez comparable à celui de l’hystérie, avec laquelle le tableau clinique de la schizophrénie a plus d ‘un point commun. L’hystérique et le schizophrène seraient deux « types moteurs » portés à décharger l’énergie de leurs complexes du côté de l’innervation somatique ; mais les complexes seraient chez ce dernier, moins élaborés, par là Même moins expressifs, plus archaïques et plus dissociés.

(28) L’emprise psychique (Benommenheit) est une sorte de torpeur mentale avec, empêchement général des processus psychiques, qui saisit le malade par épisodes, est souvent lié à une poussée d’œdème cérébro-méningé. C’est une variété de notre Confusion mentale.

(29) Pour ces auteurs, les lois de la psychogénèse suffisent, bien entendu, à elles seules à expliquer l’évolution de la maladie : rémissions, aggravations, guérison. Telle réalisation heureuse d’un désir peut amener une rémission subite. Les lois de la guérison des schizophrènes ont été étudiées par Bertschinger, qui décrit trois processus de guérison de la démence précoce : la correction des idées délirantes, la désymbolisation et la circonvenue des complexes. Les formes symptomatiques dépendraient des réactions individuelles des malades contre la situation psychologique nouvelle créée par l’attaque victorieuse du conscient par l’inconscient.

(30) Cf. Schrecker, La philosophie de la personnalité d’H. Bergson (Schrift. d. Verein. f. freie psychoan Forsch. Reinhardt, Munich, 1912, publication dissidente de l’École de Freud).

(31) Maeder, Ueber das Teleologische im Unbewussten (Conf. au Cong. intern, de Psychotherapie, Zurich, 1912) et G. für Psych. u. Neurol., 3, 20, 1912.

(32). Pour la conception de la Libido chez les Psycho-analystes, voir : Régis et Hesnard. Loc. cit. Jung, Rapport sur la Psycho-analyse au Gong. intern. de Londres.

(33). Cf. Bleuler. Das Faxensyndrom (Psych. Neur. Woch., 1911).

(34) Abraham, loc. cit.

(35) Regis et Hesnard, loc. cit.

(36) Cette idée que l’idée délirante existe à l’état inconscient chez l’homme sain et qu’elle ne fait chez l’aliéné que se réaliser, est une vieille idée des aliénistes (Esquirol, Falret, Meynert, etc., etc.). « Éveillé ou endormi, dit J. Soury, l’homme délire toujours, mais ses sensations actuelles, extraordinairement multiples et complexes dans la veille, dissocient les associations erronées et redressent, par l’observation, et par l’expérience acquise, ses jugements naturellement faux. »

(37) La statistique donnée par Jung confirme notre remarque : 70, 80 p. 100 de cas de démence précoce. Jung appelle évidemment « déments précoces » des malades étiquetés différemment dans la plupart des asiles français. Bien plus, nous, qui avons des statistiques très sensiblement inférieures, nous pensons que ce terme de « démence précoce » s’applique aujourd’hui à des multitudes de syndromes que l’avenir dissociera !

(38) Kraepelin, Traité de Psychiatrie. T. III (p. 933), 1913.

(39) Plusieurs de ces malades ressemblent aux grands psychasthéniques de P. Janet.

(40) Simon, Valeur et pronostic de la Catatonie. Congrès de Lisbonne, 1906.

(41) Il cite le cas d’un malade qui expliquait pourquoi il retirait la main : « Je ne le mérite pas ! » (idée d’autoaccusation passée jusqu’alors inaperçue). Un autre refusait tout parce qu’il se croyait entouré d’ennemis. Un autre parce qu’il « était toujours en train d’écouter ». Un autre, gagné par la fatigue, alors qu’il avait le bras en l’air, fut surpris en train de soutenir furtivement de son autre bras le bras qui faiblissait, témoignant ainsi d’une sorte de volonté à maintenir la position donnée, etc.

(42) Certains de ces phénomènes s’expliqueraient pour lui parce que le malade, absorbé dans son délire intérieur (autisme de Bleuler) s’agite dans le réel avec tous – les manquements caractéristiques de la distraction intense (gestes répétés, persévérés, inachevés), et qu’il aurait besoin comme le distrait, d’une décharge motrice-automatique. (Le catatonique excité s’agiterait comme le calculateur tambourine sur [p. 65] sa vitre.) — Le sourire s’expliquerait souvent par la perception du comique dans les événements extérieurs ou les propres pensées et représentations du sujet. — Certains sont plongés dans une véritable extase. —Le négativisme n’est pas une aboulie : c’est au contraire une volonté puissante, soutenue, qui s’exerce puissamment à faux, etc. (Simon, loc. cit.).

(43) Lagriffe, loc. cit.

(44) Kraepelin, Traité de Psychiatrie, t. III, 1913, p. 938.

(45) Régis et Hesnard, Art. Confusion mentale du Traité intern. de Psych. path. (Alcan, 1911, t. II, chap. vu).

(46) Régis, Précis de Psychiatrie, 4e, 5° édition.

(47) Dire qu’un symbole ou qu’un symptôme est surdéterminé revient à prévenir l’objection que plusieurs explications sont possibles de ce symbole ou de ce symptôme. Mais c’est aussi éviter de considérer le problème en face, et multiplier un& hypothèse par autant de facteurs qu’il y a d’explications proposées.

 

 

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