Henri Wallon. La science des rêves de Freud. Extrait du « Journal de psychologie normal et pathologique », (Paris), XXIV année, 1927, pp. 759-764.

Henri Wallon. La science des rêves de Freud. Extrait du « Journal de psychologie normal et pathologique », (Paris), XXIV année, 1927, pp. 759-764.

 

Henri Alexandre Wallon (1879-1962). Médecin, psychologue et home politique. Il fut directeur de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes et professeur au Collège de France. Il soutint sa thèse de médecine en 1908 ayant pour thème Le Délire de persécution : le délire chronique à base d’interprétation. Bien que ses travaux recouvrent multiples sujets, les principaux sont centrés sur la psychologie de l’enfant. En voici quelques-uns :
— Spiritisme, sexualité, psychose. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), XXe année, 1923, pp. 158-164. [en ligne sur notre site]
— L’Enfant turbulent, thèse de doctorat ès lettres, Alcan, Paris, 1925.
— Délire verbal – Idées de possession, d’irréalité, de négation. Extrait du « Journal de Psychologie normale et pathologiques », XXVIe  Année, n° 1-2, 15 janvier – 15 février 1930, pp. 60-83. [en ligne sur notre site]
— Les Origines du caractère chez l’enfant. Les préludes du sentiment de personnalité, Paris, Boivin, 1934,
— La Vie mentale, Paris, Éditions sociales, 1938,
— L’évolution psychologique de l’enfant. Pais, A. Colin, 1941,
— La Conscience et la vie subconsciente. Extrait du Nouveau Traité de Psychologie, T. VII, Facs.1. Paris, Presses Universitaires de France, 1942. 1 vol. in-8°, 38 p.
— De l’acte à la pensée, essai de psychologie comparée, Paris, Flammarion, 1942. Dans la Bibliothèque de philosophie scientifique
Les Origines de la pensée chez l’enfant. Paris, PUF, 1945.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – La note de bas de page a été renvoyée en fin d’article. –  Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p.759]

« LA SCIENCE DES RÊVES » DE S. FREUD (1)

L’élégante et fidèle traduction que I. Meyerson a donnée de la Traumdeutung ajoute aux œuvres de Freud déjà publiées en français une pièce qui joue dans l’édification de la doctrine un rôle capital.

Pour Freud, en effet, le rêve fait le joint entre les modifications anormales des névroses et la psychologie normale. Sans lui elles manqueraient du point d’appui qu’il leur est nécessaire d’avoir dans la constitution de l’homme. « Pour comprendre le rêve, dit-il, je suis parti de mes travaux sur la psychologie des névroses… Je voudrais, suivant une direction inverse, retrouver, en partant du rêve, la psychologie des névroses » (578). Parmi les rêves il y a les cauchemars, qui appartiennent à la psychologie des névroses (570). Mais leur intérêt essentiel, c’est que, résultant des mêmes mécanismes psychiques que les symptômes névropathiques, ils sont pourtant par eux-mêmes un phénomène normal. Ils ne sont même pas, comme on le croit communément, un phénomène accidentel, épisodique et superfétatoire. « Le rêve contient les émotions et les intérêts de la vie » (578). Bien plus, il n’a pas d’activité propre. Celle qui lui est attribuée, c’est purement et simplement celle de l’inconscient, dans ses compromis avec le préconscient, c’est-à-dire le drame éternel de la vie psychique, selon Freud.

Sa pensée ne connaît pas de problèmes particuliers. Il n’y a que des points de vue différents sur une même et globale réalité, vers laquelle tous les faits observables convergeraient. Ils n’ont de sens, en effet, que par les fins, dont ils sont la réalisation, souvent ignorante d’elle-même. Leur explication mécaniste est accessoire, inutile. L’explication chez Freud est téléologique et totale.

Son thème fondamental est un antagonisme entre la nature primitive de l’homme et sa nature acquise, entre l’inconscient et le préconscient. L’activité de l’un débute avec la vie; le développement progressif de l’autre est plus tardif; et, par suite, les désirs issus de l’inconscient ne sauraient être recouverts ni supprimés par les opérations plus récentes du préconscient. [p. 760] Mais c’est le préconscient qui commande l’accès de la motilité volontaire, et c’est lui qui règle l’envoi, sur les motifs et représentations. psychiques, de cette énergie mobilisable, qui s’appelle attention et qui consiste, selon Freud, en « une force d’occupation », dont la présence active et actualise les états mentaux, sur lesquels elle s’est fixée (602).

Maître de ces deux issues : l’activité volontaire et la représentation consciente, le préconscient bloque l’inconscient. La censure qu’il exerce interdit irrémédiablement à ce qui procède de l’inconscient de pénétrer dans la conscience. Lui-même ne s’identifie d’ailleurs pas avec elle ; il en est sans doute séparé par une seconde censure ; et il ne saurait en tous cas se traduire en elle qu’à l’aide d’un intermédiaire, celui des mots, car le préconscient consiste en opérations abstraites et manque de qualités psychiques. Or la conscience n’est qu’une aptitude à percevoir les qualités psychiques, à savoir les excitations extérieures d’une part et l’agréable ou le désagréable de l’autre. La conscience est le sens des qualités psychiques (565). Mieux : « elle est comme un organe des sens, qui perçoit le contenu d’un autre domaine » (133). « Elle n’est qu’un organe qui permet de percevoir les qualités psychiques… Nous nous représentons ce système avec des caractères mécaniques analogues à ceux du système perceptif… L’appareil psychique, qui est ouvert sur le monde extérieur par les organes des sens de son système perceptif, est lui-même monde extérieur pour l’organe des sens de la conscience, qui trouve d’ailleurs dans. ce rapport sa justification téléologique ». Complétant sans doute l’action du préconscient, « elle dirige et répartit utilement les quantités mobiles d’occupation » (603).

Aux fonctions et organes antagonistes ou complémentaires, qu’il superpose suivant les besoins de sa doctrine, Freud accorde une individualité aussi entière et tranchée que leurs attributs sont parfois fluctuants et ambigus. Ce qu’il commence par donner comme un schéma (532) devient ensuite à ses yeux une réalité topographique (542). Il voit en effet dans les phénomènes comme le rêve, qui attestent la persistante pluralité de l’activité psychique, trois sortes de régression, qui d’ailleurs se rejoignent habituellement et n’en font qu’une : régression topique, ou dans l’espace, en identifiant, sans autre explication, l’organisme à son schéma; régression formelle, c’est-à-dire reprise des modes d’expression et de figuration les plus primitifs ; régression temporelle, ou retour aux anciennes formations psychiques, qui sont à la fois celles de l’enfant et celles de l’espèce humaine à ses débuts. Cette tendance à muer l’imaginaire en individualité substantielle et l’aptitude à faire coïncider toutes les séries entre elles jouent dans la pensée de Freud un rôle important et donnent leur caractère à nombre de ses conceptions particulières comme à l’ensemble du système.

Si étroitement qu’elles soient gardées par le préconscient, les forces primitives ne sont pourtant pas comme si elles n’existaient pas. Dans l’inconscient où elles persistent « rien ne finit, rien ne passe, rien n’est [p. 761] oublié » (568). Elles sont donc toujours là, prêtes à profiter d’un relâchement de la censure, toujours prêtes à la tromper en se travestissant. Elles sont la source du désir, la libido. Sans doute, dans le préconscient, certains désirs peuvent naître ; mais ils sont plus fugaces, plus épisodiques et parfois d’une telle débilité qu’ils n’arriveraient pas à se manifester, si l’inconscient, les utilisant en vue de ses fins, ne transférait sur eux son énergie. Ainsi les symptômes hystériques ne sont-ils pas autre chose que la fusion dans la même réaction de deux désirs contraires : celui qui surgit de l’inconscient et le désir antagoniste de moralité, qui en résulte dans le préconscient. De même le rêve n’est pas autre chose qu’une sorte de conciliation entre le désir préconscient de continuer à dormir et les désirs qui, à l’état de veille, sont maintenus refoulés dans l’inconscient.

L’inconscient étant impuissant à se révéler sous sa propre figure, il en résulte que le rêve, dans la mesure où il est une manifestation de l’inconscient, devra emprunter ses éléments à l’activité de la sensibilité périphérique ou à celle du préconscient, tels qu’ils s’y trouvent déjà élaborés. Ainsi une conversation tenue en rêve n’est jamais que le souvenir d’une conversation réellement tenue à l’état de veille; elle y figure comme une sorte d’unité indivisible, dont le sens doit être cherché, non plus en elle-même, mais dans la pensée qui l’a utilisée pour surgir de l’inconscient. Les jugements qui paraissent se rapporter de la façon la plus adéquate aux images du rêve, ne sont pas non plus une opération faite en rêve sur les éléments du rêve, mais ils doivent être interprétés comme l’équivalent d’une pensée, qui sous leur couvert, se dérobe à la censure. Il peut y avoir de longues chaînes de représentations que le rêve trouve toutes prêtes et qu’il utilise tout d’un coup, ce qui lui fait parfois attribuer à tort une invraisemblable rapidité d’invention. Ce sont par exemple de longues rêveries poursuivies à l’état de veille et demeurées flottantes dans le préconscient, jusqu’au jour où une pensée de l’inconscient se projette en elles et les impose à la conscience. L’apparence logique, que ces éléments peuvent faire prendre au rêve, est encore accentuée par l’élaboration secondaire, œuvre du préconscient, qui en lui donnant ainsi un sens apparent en masque d’autant mieux le sens réel.

Il n ‘y a rien dont l’inconscient ou le rêve ne puissent faire usage, entre autres les sensations qui se produisent pendant le sommeil. Mais le tort habituel est de les considérer comme l’occasion et le noyau du rêve, alors qu’elles sont de simples matériaux rencontrés sur sa route. Ce qu’il utilise le plus couramment, ce sont les restes de la veille, c’est-à-dire les impressions les plus récentes, celles qui se sont produites depuis la dernière période de sommeil. Elles ne font toujours que servir à l’inconscient pour s’exprimer et par conséquent perdent leur sens initial. Sous le contenu apparent du rêve, il faut donc chercher son contenu latent, qui se confond avec la pensée du rêve. Le contenu apparent n’offre qu’un point de départ, d’où l’interprétation doit gagner en profondeur, jusqu’à son [p. 762] contenu réel. Le rêve n’est pas un dessin, mais un rébus, dont chaque signe doit être interprété, non dans ses rapports visibles, mais par des associations qui lui sont propres.

L’interprétation du rêve consiste donc à remonter le cours des opérations, à la suite desquelles des éléments de la sensibilité ou du préconscient ont pu se laisser pénétrer par des pensées inconscientes. A vrai dire, il est probable que cette marche à rebours exige plus de détours que la progression de l’inconscient vers des représentations accessibles à la conscience, parce qu’elle est davantage entravée par la censure en éveil. Ainsi s’expliqueraient, en partie, les complications parfois in vraisemblables, qu’exige l’interprétation d’un rêve.

Mais en elles-mêmes ces complications ne sont pas pour embarrasser Freud, car, à son avis, le temps où s’élabore un rêve dépasse de beaucoup celui où il se produit. Il n’y a jamais qu’un rêve par nuit, alors même qu’il y a réveil dans l’intervalle et que les fragments du rêve semblent sans rapports entre eux. Mais la nuit où il s’exprime peut très bien ne pas avoir suffi à son élaboration. Bien plus, il n’est pas seulement l’œuvre de plusieurs nuits, parfois pendant des semaines et des mois, mais encore des journées intercalaires, dans la mesure où l’inconscient peut, durant la veille, façonner subrepticement à son usage les éléments qui flottât dans le préconscient. Il n’est pas surprenant que le rêve puisse déborder sur la veille, puisqu’il n’a pas d’activité propre et résulte seulement des contacts qui peuvent s’établir entre l’inconscient et le préconscient. Et ainsi il n’y a pas jusqu’aux jugements ou aux sentiments consécutifs au réveil, qui ne puissent appartenir à la pensée du rêve, au même titre et de la même façon que les représentations du rêve.

Pour s’exprimer, la pensée du rêve doit réaliser deux sortes de conditions : se mettre en règle avec la censure et se traduire en images. Vis-à-vis de la censure elle dispose d’abord des procédés les plus courants de mystification. Elle se revêt d’absurdité, comme le langage d’un bouffon, qui veut faire entendre, sans péril, une vérité défendue. Elle change le sens des mots en leur contraire. Elle estompe ce qui est important, fait le silence sur ce qui est essentiel. Mais son procédé fondamental est le transfert. C’est par le transfert qu’elle infuse son énergie propre aux représentations sans rapport apparent avec elle, qui l’imposeront à la conscience. Elle utilise, pour ce transfert, certaines coïncidences du souvenir et les modes d’association les plus lâches, les plus discrédités, par conséquent les moins suspects à la censure. Elle peut franchir ainsi une chaîne assez longue, et se fixe de préférence sur des représentations, qui se trouvent, par un jeu semblable d’associations, pouvoir répondre également à d’autres désirs ou pensées de l’inconscient, en mal de se faire connaître aussi à la conscience. Dans la même représentation se trouvent donc condensées plusieurs pensées du rêve. Cette représentation est alors surdéterminée. Il en résulte que, dans l’interprétation du rêve, il faut [p. 763] donner à un même terme plusieurs sens. Il n’y a pas de rêve qui ne soit susceptible de plusieurs interprétations. Un même rêve peut donner lieu à un gros volume d’interprétations. Peut-on même jamais savoir -si son contenu est complètement épuisé ?

Ce fait qu’un rêve n’est qu’une suite d’images et qu’il doit avoir un sens amène Freud à rechercher par quels procédés toutes les relations de la pensée peuvent être exprimées dans une simple succession d’images. L’ingénieuse subtilité qu’il y déploie aboutit à des résultats souvent plus heureux que dans d’autres domaines. C’est ainsi qu’une action sera figurée par un objet, comme dans le langage des petits enfants, et la répétition d’une action par une multiplicité d’objets. La contradiction de deux circonstances juxtaposées disparaîtra, si l’on admet qu’elles sont les deux termes d’une alternative, ou si l’on affecte l’un de la conjonction « si », ou si l’une des deux est prise pour un simple souhait. L’absurdité peut être aussi le symbole d’un non-sens à chercher dans le rêve, d’une critique ou d’une ironie contenues dans la pensée du rêve. Une parenthèse, dans le rêve, répond à une proposition incidente, conditionnelle. La division du rêve en deux parties, dont l’une forme prologue, indique une relation de causalité. Le « non » se traduit par un sentiment d’arrêt, par une contradiction, par la substitution à un objet de son contraire. Un renversement de termes exprimera un contraste, mais aussi le -geste de tourner le dos à quelqu’un par mépris, et des tendances homosexuelles. De même, le sentiment d’une obscurité, d’une lacune, signifiera les organes génitaux de la femme.

C’est ainsi que l’esprit de Freud sait condenser dans la même modalité du rêve un rapport de syntaxe et le symbolisme sexuel, qui chez lui n’est jamais à court de moyens. Une impression de déjà-vu équivaut à l’organe génital de la mère. Le dégoût de certains enfants pour le sang. pour la viande rouge, leurs nausées devant des œufs ou des nouilles traduisent des répulsions sexuelles. Avec une surprenante précision, il retrouve dans ces suites de mots, que la similitude de leurs syllabes fait parfois s’évoquer entre eux dans le rêve, le rappel des recherches que fait l’enfant dans un dictionnaire, quand les approches de la puberté lui inspirent des curiosités d’ordre génital. Ne considère-t-il pas tous les éléments sensoriels du rêve qui ne peuvent être ramenés à des impressions récentes comme des souvenirs infantiles ? Cette affirmation a presque la valeur d’une définition.

En effet, le rêve est essentiellement un fait de régression infantile. Par son mode d’expression d’abord. Car une pensée qui se traduit en images, une pensée à tendances hallucinatoires est infantile. Dans le schéma de l’activité psychique, elle s’intercale entre l’activité réflexe, ou physiologique, et l’activité volontaire, qui dépend du préconscient. Elle répond au désir, dont le foyer principal est dans l’inconscient, comme le moyen le plus immédiat qu’il ait de se satisfaire, parla simple contemplation de son objet. Satisfaction sans doute illusoire, ainsi que l’expérience vient à le [p.764] démontrer. Et c’est alors seulement que se développe l’activité du préconscient, qui prend au désir son but et y ajoute les moyens de se satisfaire réellement. Par son contenu le rêve est encore infantile, puisqu’en lui revit l ‘inconscient, qui était le psychisme des premières années de la vie, avant que le préconscient ne vînt le refouler.

Ainsi l’explication du rêve se confond-elle avec l’exposé du système total ; car Freud ne peut faire autrement que de projeter en chaque chose toute sa pensée ; et s’il tire argument, en faveur de ses multiples hypothèses, dont il ne dissimule par le caractère hypothétique, du fait qu’elles se confirment entre elles, c’est évidemment faute de se rendre compte qu’il ne saurait en être autrement, puisqu’elles sont les diverses images dans lesquelles sa pensée se contemple.

Ses thèmes essentiels sont manifestement d’origine plus romantique que scientifique. La poésie et la philosophie allemandes du dernier siècle sont pleines de ces conflits entre puissances élémentaires, primitives, passionnelles, anarchiques des premiers âges et l’action réfléchie, l’ordre, la raison, que leur triomphe final n’empêche pas d’être perpétuellement ébranlées par l’insurrection latente et les ruses de leurs prisonnières. S’il peut se rencontrer chez Freud certaines intuitions saisissantes, elles sont sans doute un effet de son génie. Mais leurs premiers contacts avec la psychologie objective et scientifique, ce sera d’être recueillies, contrôlées, utilisées par elle.

H. WALLON.

Note

(1) S. Freud. La science des rêves. Traduit sur la 7e édition allemande par I. Meyerson. Un vol. in-8° de VI-641 pages. Paris, Alcan, 1926.

 

LAISSER UN COMMENTAIRE