Henri Delacroix. Le rêve et la rêverie. Extrait du « Traité de psychologie de Georges Dumas », (Paris), tome II, 1924, pp. 211-226.

Henri Delacroix. Le rêve et la rêverie. Extrait du « Traité de psychologie de Georges Dumas », (Paris), tome II, 1924, pp. 211-226.

 

Henri Delacroix 1873-1937). Philosophe et psychologue. Il est l’élève de Henri Bergson au Lycée Henri IV à Paris. Agrège de philosophie il soutient une thèse de doctorat intitulée Essai sur le mysticisme spéculatif en Allemagne au XIVe siècle en 1900. Il enseigne au lycée de Pau (1899-1901) puis est maître de conférences à l’université de Montpellier (1901-1902), de Caen. Il est nommé ensuite à la faculté des Lettres de Paris à partir de 1919, comme maître de conférences puis à une chaire professorale. Il est élu doyen de la Sorbonne en 1928.
Quelques publications retenues parmi les nombreux articles publiés :
— Sur la structure logique du rêve. Article paru dans la « Revue de Métaphysique et de Morale », (Paris, douzième année, 1904, pp. 921-934. [en ligne sur notre site]
— Note sur la cohérence des rêves. Extrait du « Rapport au Congrès international de philosophie », seconde session, (Paris), 1905, pp. 556-560. [en ligne sur notre site]
—  Études d’histoire et de psychologie du mysticisme, Paris, Félix Alcan, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1908
—  La religion et la foi. Paris, Félix Alcan, 1922. 1 vol. in-8°, XII p., 462 p., 1 fnch.
—  Le langage et la pensée. Paris, Félix Alcan, 1924. 1 vol. in-8°, 602 p., 1 fnch. Bibliographie. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ». – Nouvelle édition, revue, remaniée et augmentée. Deuxième édition, revue et complètée. Paris, Félix Alcan, 1930.
Paramnésie. Extrait de l’ouvrage « Traité de psychologie de Georges Dumas », (Paris), 1924, Tome II, Chapite II, Les souvenirs (H. Delacroix), VIII, pp. 103-105.
—  Au seuil du langage. Journal de psychologie normale et pathologique, 1933..
—  L’enfant et le langage. Paris, Félix Alcan, 1934. 1 vol. 12/18.8, 4 ffnch., 118 p., 1 fnch. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ». Broché. E.O. 02/08/98
—  Le Temps et les Souvenirs. Le rêve et la rêverie. Extrait du Nouveau Traité de Psychologie de Georges Dumas. T. V. Paris, Félix Alcan, 1936. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., pp. 305-404. 5/3/97
—  Les grands mystiques chrétiens. Nouvelle édition. Paris, Presses Universitaires de France, 1938. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., XIX p., 470 p., 1 fnch.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les notes en bas de page ont été renvoyées en fin de texte. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 211]

I
LE RÊVE

Par la pensée réfléchie, l’homme réalise cette adaptation supérieure à l’univers qui constituent la science ; les éléments subjectifs de sa représentation projetée, la vérité apparaît sous l’espèce de la nécessité. De même son action s’impersonnalise ; les désirs individuels se soumettent à l’ordre rationnel ou à l’ordre moral. La vie ordinaire repose sur les mêmes fonctions, qui, parvenu à la conscience d’elle-même, et à leur plein développement, aboutissent à cette œuvre. Il suffit que cette organisation fléchisse, pour que le rêve se substitue à la réalité et le délire à la raison. Naturellement nous laissons de cote le problème psychologique du sommeil, et nous nous occupons seulement du rêve. Il suffit de rappeler que le premier résultat du sommeil, c’est la disparition des rapports sensitivo-moteur avec le milieu, par relâchement du tonus musculaire, absence de la réactivité, élévation des seuils sensoriels. Ce grand fait domine toute la psychologie du rêve.

Le rêve, phénomène normal, est étroitement apparenté à des faits pathologiques, l’hallucination et le délire ; à ce point que Moreau de Tours, Maury et bien d’autres ont expliqué, du point de vue psychologique, la folie par l’état de rêve ; encore qu’il soit certain que les modalités cliniques de l’aliénation mentale ne se ramènent pas purement et simplement à cette généralité psychologique, la comparaison est heureuse ; et l’on relève aisément des modifications psychologiques communes à ces divers groupes de faits.

Le rêve n’est pas un pur jeu d’images qui se dérouleraient sans ordre dans la conscience de l’homme endormi. Des recherches plus précises ont montré la persistance des sensations chez le dormeur et leur intervention dans le rêve. [p. 212]

D ‘abord les sensations internes. Les médecins grecs avaient déjà remarqué que le rêve souvent n’est que l’amplification de symptômes non aperçus dans l’état de veille ; c’est sur ce fait que se fonde la valeur séméiologique du rêve. L’état d’activité, d’excitation, pendant le sommeil, d’un appareil servant à l’exercice d’une fonction organique, est fréquemment accompagné d’images mentales qui ont trait à l’exercice de cette fonction ; ainsi s’expliquent beaucoup de cauchemars.

Dans tous ces cas, c’est la ressemblance entre le rêve et la sensation organique qui persiste ou se reproduit au réveil, qui nous permet d’établir l’origine sensorielle du rêve.

De même, les expériences bien connues de MAURY, d’HERVEY DE SAINT-DENIS, de CORNING, de Weygandt, de Mourly Vold, , ont bien montre l’intervention des sensations objectives. Le dormeur perçoit assez souvent des excitations lumineuses, auditives, etc., qui deviennent le point de départ de ses rêves ; on peut jusqu’à, un certain point déclencher les rêves du dormeur au moyen de telles excitations. Il est vrai que l’élévation du seuil de la conscience, qui a lieu dans le sommeil barre la route à la plupart des excitation ; mais on sent que la profondeur du sommeil varie aux différentes heures et on sait d’autre part que la plupart des songes ont lieu dans les périodes de sommeil léger. Ici encore c’est la ressemblance entre le rêve et la sensation qui permet de supposer l’origine sensorielle du rêve ; ainsi le cas où le dormeur près duquel on allume une lumière rêve d’incendie.

Enfin les sensations subjectives interviennent aussi, le fait a été établi particulièrement pour les images entoptiques, pour ces taches lumineuses, colorées et mouvantes, au contour très imprécis, que l’œil fermé peut apercevoir dans l’obscurité. J. MÜLLER avait observé avec beaucoup de patience ces images entoptiques et leur rapport avec ses rêves. MÜLLER et MAURY les ont vu se transformer en hallucinations hypnagogiques. D’autre part DELAGE a vu la dissolution de l’hallucination hypnagogique laisser place à une image entoptique analogue, au moins quant à la répartition des taches colorées. Enfin LADD a vu les images visuelles [p. 213] du rêve se dissoudre dans ces fantasmes schématiques de la rétine. Ces sensations subjectives sont bien, comme l’a dit Gruthuisen,, le chaos du rêve.

Mais il ne suffit pas de montrer que le rêve est composée en partie de sensations. Ces sensations sont inexactement interprétées ; l’esprit forme avec elles des illusions ; il y a donc une déviation de la perception. D’autres part elles ne demeurent pas à l’état d’épisode isolé : les images qu’elle déclenche forme une scène, un tableau ; il y a invention, composition. Enfin l’esprit se trompe sur son œuvre ; il prend pour une réalité ce qui n’est qu’imagination. Il faut donc expliquer cette composition du rêve ou cette erreur.

Il n’est pas tout à fait exact de dire avec Delage que le rêve est composé d’événement récents et indifférents ; que les petits faits du jour, auquel on a prêté peu d’attention, que les perceptions ébauchées et inhibées, à la faveur du relâchement et du vide, s’étalent dans la conscience ; le rêve, en somme, accommoderait les restes de la veille ; au contraire les préoccupations vive n’y reparaîtraient pas parce qu’elle ce sont dépensées pendant la veille. Ainsi pour s’épargnez des rêves pénibles et par exemple des cauchemars, il suffirait d’en méditer fortement le thème, pendant la veille, au lieu de l’éloigner de l’esprit (1).

Il y a certainement des faits en faveur de cette hypothèse ; beaucoup de personnes ont observé qu’elles ne rêvent d’une [p. 214] émotion très intense que longtemps après, lorsque cette émotion s’est déjà affaiblie ; de sorte qu’elles ne voient en rêve une personne chère qu’elles ont perdue, qu’alors qu’elles sont à peu près consolées : mais le fait n’est pas si général. D’après les statistiques de DE SANTIS, environ 46 p. 100 des sujets normaux ne remarquent point de relation entre le rêve et les émotions de la veille ; mais 33 p. 100 en remarquent ; et chez les enfants en particulier cette relation est très fréquente. D’autre part, il arrive parfois que l’image indifférente représente, masque, pour ainsi dire, un souvenir important. FREUD s’est plu à mettre en lumière cette inversion de valeurs qu’on constate parfois dans le rêve. De même les origines du rêve ne sont pas toujours si récentes ; miss Calkins signale bien que dans un très petit nombre seulement de ses observations il a été impossible de ramener le rêve à des faits récents ; mais il y a pourtant les rêves d’enfance, les rêves qui se rapportent à des périodes lointaines de la vie, les rêves hypermnésiques.

Les faits montrent, en tous cas, qu’il y a continuité de la veille au sommeil ; le rêve développe des thèmes de la veille. Il n’y a entre le rêve et la rêverie qu’une différence de complication et de systématisation. Il y a une pensée du rêve ; quand l’organisation de la veille s’écroule, l’esprit ne tombe pas d’un coup à l’amorphe, à l’inorganisé, Cette observation suffit à limiter la théorie récente de LEROY et TOBOLOWSKA, d’après laquelle la cohérence du rêve serait due à une construction rationnelle qui s’exercerait sur des images nécessairement incohérentes et confuses et les composerait en un ensemble intelligible. Ce défilé d’images chaotiques serait arrangé par une interprétation plus ou moins rapide et plus ou moins intermittente. C’est en somme ce que James Sully appelait l’unité dramatique du rêve : devant un chaos d’impressions on cherche un schéma pour comprendre ; opération qu’il oppose à l’unité lyrique constituée par l’émotion.

Or il y a des rêves qui ne sont que la continuation d’une rêverie de la veille, ou l’amplification d’un thème manifeste et bien établi ; il y a des rêves familiers ; il y a des rêves cohérents dont l’unité n’est pas faite après coup, ou bien au fur et à mesure ; [p. 215] en revanche l’hypothèse de Leroy s’applique bien à certains rêves complexes, à signification changeante, où le dormeur parfois même a vaguement conscience d’ordonner son rêve ; les épisodes qui se succèdent viennent parfois de ce qu’il est obligé d’abandonner une hypothèse insuffisante, et de recourir à une nouvelle.

FREUD, dont les théories sont devenues célèbres, met, lui aussi, un travail mental à la base du rêve. Le rêve est réalisation du désir ; on objecterait en vain que la plupart des rêves sont des rêves de déplaisir, de peur, d’angoisse : car il est fort rare que nos désirs se réalisent purement et simplement dans nos rêves ; cela n’arrive que dans l’enfance et la jeunesse ;

la plupart du temps ils sont l’accomplissement déguisé d’un souhait comprimé. La vie nous contraint de réprimer beaucoup de nos désirs ; la censure psychique, le contrôle mental refoule l’élan spontané de nos aspirations. Mais ces désirs refoulés ne sont pas détruits ; au contraire, ils vivent d’une vie ardente et cachée et ils aspirent à reparaître à la conscience ; le sommeil fait tomber à moitié la barrière qui les retient ; mais comme la censure ne disparaît pas entièrement, il s’établit un compromis : le désir critiqué se déguise devant le dormeur qui ne le reconnaît pas ; des préoccupations importantes se dissimulent sous une image indifférente ; le thème du rêve se répand à travers tous les éléments du rêve ; enfin tout cela se dramatise, se compose par un travail logique. La méthode de la psycho-analyse, dont il a été parlé précédemment, permettrait de retrouver le thème du rêve, qui serait presque toujours emprunté à la vie sexuelle. Le rêve s’explique de la même-manière que les états hypnoïdes, en particulier l’hystérie. Le livre récent de RÉGIS et HESNARD nous dispense d’exposer plus longuement ces théories sur lesquelles nous reviendrons d’ailleurs à propos · de la vie subconsciente (II, 96) et de la psychopathologie (II, 1020).

Il faut du reste considérer le moment où le rêve se produit. Il semble probable que la plupart des rêves apparaissent dans le sommeil du matin ; le début du sommeil aussi en est assez riche. Mais le sommeil du milieu de la nuit n’est pas un sommeil sans rêves et les songes vifs ne sont pas du tout [p. 216] réservée aux heures du matin ; les recherches sur la profondeur du sommeil ont en somme établi que toutes les heures de la nuit fournissent des rêves. Il n’est pas exact de supposer, avec FOUCAULT et GOBLOT, que le rêve se fait au réveil ; suivant ces auteurs, il n’y aurait dans le sommeil, que des images sans lien que le réveil ordonnerait ; les différents degrés de cohérence du rêve dépendraient du moment de leur formation ; en somme le rêve, ce serait la logique de la veille s’exerçant sur les images sans lien du sommeil.

Il est vrai qu’il y a des rêves du réveil, une période postsomnique analogue à la période présomnique, et parfois même des rêves ·prolongés. Mais la théorie exagère ; sans doute, si nous nous réveillons brusquement, le rêve que nous trouvons en train de s’évanouir est souvent incohérent, mais cette incohérence s’explique aisément par la brusquerie du réveil, sans qu’il soit nécessaire d’en faire l’essence même du rêve. Il y a des faits qui prouvent qu’on peut rêver sans se réveiller et d’autres qui prouvent que si l’on arrive à supprimer des rêves qui provoquaient habituellement le réveil, on supprime le réveil ; loin que ce soit le réveil qui dans ce cas provoque le rêve. Pourquoi, du reste, affirmer qu’on ne pense point quand on dort, et mettre entre la veille et le sommeil une telle différence, alors que l’observation normale et pathologique nous montre au contraire la continuité ? Retenons pourtant une indication intéressante que l’on doit à Foucault. Si on note un rêve le plus tôt possible après le réveil, et qu’on le note encore à, plusieurs reprises, à chaque fois après un intervalle déterminé, on constate, comme il fallait s’y attendre, qu’il se déforme ; mais ce qui est intéressant, c’est que le caractère logique du rêve s’accentue. Nous dirions volontiers aussi que la façon de s’éveiller influe sur le souvenir du rêve. Beaucoup de personnes qui croient ne-pas rêver, en réalité s’éveillent tout d’un coup et s’adaptent immédiatement à la vie quotidienne ; de sorte que le souvenir du rêve, faute d’avoir été appréhendé au moment favorable, s’évanouit pour jamais.

Suivant certains observateurs, en particulier HERVEY DE SAINT-DENIS, on peut se rendre maitre de ses rêves jusqu’à [p. 217] un certain point ; mais il faudrait arriver, en dormant, à avoir conscience de dormir, habitude qui s’acquerrait seulement par le seule fait de tenir un journal de ses rêves ; en effet tous ceux qui notent leurs rêves savent bien qu’ils troublent leur sommeil ; il suffirait alors d’associer certains souvenirs à certaines perceptions sensorielles, de manière que le retour de ces perceptions, ménagé et pendant le sommeil, introduisit au milieu de nos songes les idées et les images que nous en avons rendues solidaires ; enfin la volonté, qui intervient aisément dans le sommeil troublé, si voisin de la rêverie, réglerais le développement de ces images. CORNING, après Maury et Hervey de Saint-Denis, a essayé de tirer de cette méthode des effets thérapeutiques. L’Antiquité connaissait l’art de provoquer et de consacrer les songes par les pratiques sacrées de l’incubation. Est-il possible de vraiment de préparer ses rêves ? L’analyse délicate d’Hervey de Saint-Denis montre bien, croyons-nous, que ces rêves voulus et dirigés son plus prêt de la rêverie que du rêve proprement dit.

Ainsi le rêve se développe à partir de certaines sensations et à partir de certaines images ; la qualité d’une sensation suscite une improvisation ; une couleur confuse nous fera voir un paysage : la couleur sert d’excitant et de repère à l’imagination ; d’autres fois certaines préoccupations latentes s’exerceront sur ces sensations aisément déformable et s’y inséreront. La valeur du thème, l’ampleur du développement varient beaucoup, d’une perception momentanée, et qui s’éteint aussitôt à de grands rêves imaginatifs qui sont de vraies rêveries. La logique intervient à titre secondaire : la diversité des impressions qui se succèdent oblige parfois un travail d’arrangements ; certains épisodes portent la marque d’une intervention plus laborieuse. Bref, le rêve ressemble aux constructions de l’imagination, à la rêverie. Mais la plupart des rêves sont de basse qualité : des rêveries inférieures mal ordonnées, décousues, sur des thèmes médiocres : il est assez rare qu’au réveil on ait quelque estime de ses rêves. Il y a dans le sommeil un abaissement du niveau mental ; les opérations les plus élevées et les plus complexe disparaissent où sont altérées. [p. 218]

L’objectivité du jugement fait place à la subjectivité de l’association ; l’association bien réglée et rationnalisée aux consécutions de l’habitude ou aux ressemblances grossières ; à la mémoire organisée se substitue la mémoire brute. Mais il y a plus : les hallucinations du rêve ne sont pas rectifiées et ses constructions délirantes sont passivement acceptées par le dormeur. L’intelligence est déviée ; le contrôle logique, la censure ne fonctionne plus. D’une part les éléments psychologiques qui cessent d’être dirigés vers une fin d’ensemble s’émancipent et s’affranchissent ; avec le sommeil disparaissent les fins essentielles de la vie ; on a dit justement que le dormeur se désintéressé. Aussi se laisse-t-il aller aux mouvements d’une imagination que l’expérience ne retient plus. D’autre part la critique a disparu ; car la critique c’est le jugement et le jugement objectif : c’est cette attitude, cette tension de l’esprit qui s’adapte à la réalité et s’impersonnalise, attitude qui est le fond même de la vie pratique et de l’esprit réfléchi ; pour user et pour agir, il faut pouvoir ordonner les habitudes et amener devant l’esprit les faits présents et l’ensemble des faits passés, organisés comme une expérience ; il faut que l’esprit puisse intégrer la donnée actuelle à un système, compris et affirmé comme un système de vérité. Or l’abaissement du niveau intellectuel rend impossible la réflexion. Il est vrai que dans la vie courante nous savons sans réflexion que nous ne rêvons pas ; mais cela ne veut pas dire que nous le sachions sans raison ; l’habitude de vivre nous dispense d’y réfléchir ; et la fonction critique disparaissant pendant le sommeil, en même temps que toutes les habitudes d’action, tout ce qui se présente à la conscience est pris pour argent comptant.

Ainsi le rêve, c’est la substitution d’une vie élémentaire à la vie organisée, intellectuellement organisée ; d’une vie momentanée à la vie bien orientée et qui repose sur des fins constantes. La volonté y fait défaut ; l’intelligence et l’action s’y dissolvent également. C’est la vie inférieure de l’esprit, dégagée du contrepoids des fins pratiques, qui donne encore quelque solidité et, quelque apparence de bon sens même aux esprits grossiers, arriérés ou désorganisés. Et comme, d’autre [p. 219] part, ce niveau qui s’abaisse oscille, comme il persiste aussi pendant le sommeil quelques une des préoccupations de la veille et çà et là des souvenirs bien formés, comme la suppression de la recherche volontaires et de la fonction critique permet aux idées survivantes et aux images de s’ordonner suivant des rapports inattendus, on comprends qu’il y ait parfois dans le sommeil une faculté d’invention, une fraîcheur de présentation il donne un certains rêves leurs caractères mystérieux.

II
LA RÊVERIE

« C’est le jeu du devenir, dans lequel, en jouant, on se regarde le jouer » (RENOUVIER). Si la rêverie profonde suppose, comme dans le rêve, que le sujet ce distrait de sa situation, et qu’ils cesse de diriger sa pensée, la coupure est loin d’être aussi nette ; les intérêts durables ou momentanés du sujet subsistent et se font jour à travers ce jeu images ; la pensée, plus ordonnée et plus active, esquisse des systèmes plus cohérents et plus significatifs ;ce n’est plus ce profond fléchissement de la vie affective et de la vie mentale ; c’est une distraction passagère à l’égard du monde objectif, et le sujet, plongé dans la contemplation, et dans l’édification de sa vie imaginaire, s’y abandonne, souvent avec ferveur. Il n’y a plus guère, ici, l’oubli total de soi-même et des conditions de l’expérience que l’on rencontre dans les formes les plus humbles du rêve.

L’état de rêverie admet de nombreux degrés ; depuis l’évocation passive de souvenirs et d’images, jusqu’à la construction presque volontaire d’un système de représentations. Au degré le plus bas, les souvenirs et les images surgissent d’eux-mêmes ; le sujet assiste, en simple spectateur, à leur apparition et à leur défilé. Au degré le plus élevé, c’est presque la représentation volontaire de l’avenir, avec l’intention de le réaliser ; ou bien l’esquisse d’une œuvre, à qui l’on donne toute sa valeur idéale. Entre les deux, il y a tous ces états où seuls le thème principal, la direction générale du courant [p. 220] d’images sont posés par l’esprit ; tous ceux où l’esprit joue avec les images et les images avec l’esprit, dans un continuel chassé-croisé d’activité et de passivité : sorte de mise à l’essai par l’imagination de toute espèce de possibles, et le fantôme des émotions qu’ils susciteraient en se réalisant surgit en même temps qu’eux. Le sujet rêve sur ses émotions tout autant que sur ses images, ou du moins sur l’ébauche de ses émotions. L’image est parfois d’importance secondaire ; et c’est parfois un jeu de sentiments ardents et nouveaux qui vont se raffinant , devant des images banales et anciennes.

Ainsi la rêverie peut-être, suivant les sujets et suivant les cas, la résurrection embellie d’un pensé négligé, quand qu’il était présent, ou une tentative de régler l’avenir, ou la fuite vers un monde idéal, ou un simple engourdissement, une léthargie au contact d’images suggestives. De là viens qu’on en a pu dire beaucoup de bien et beaucoup de mal. Par l’un de ses aspects elle est absorbante et destructive. Elle ronge le réel, elle tend à usurper la place de l’activité supérieure. Par l’autre elle est, comme le jeu, préexercice, et, comme l’art, création. Elle peut être le refuge des faibles ou la retraite des forts.

De toute manière, la rêverie suppose en arrière d’elle, sauf lorsqu’elle se perd dans le délire d’imagination, le sentiment de pouvoir intervenir et mettre fin à cette fantasmagorie ; la volonté tolère on suggère on se laisse suggérer ; elle propose, ou se laisse proposer, elle se complaît, ou il lui déplait, elle acquiesce on refuse ; c’est une complicité plus ou moins complaisante et plus ou moins agréable ; on peut reprendre les rênes et revenir à la réalité.

La rêverie, c’est l’exaltation de soi-même. La vie affective prend conscience de soi dans l’image et intensifie l’image par un choc en retour. Sous ce déploiement d’images, il y a le jeu de tendances qui nous sont chères. « L’extension indéfinie de notre personnalité, l’accroissement de notre vie, de notre force, de notre puissance… se réalise dans la rêverie, où le développement du moi n’est entravé par aucun obstacle. » (P. BOREL). Il convient d’ajouter que nous rêvons misère aussi bien que grandeur, qu’un déprimé se repaît de sa faiblesse et [p. 221] qu’un malheureux raffine sa douleur ; l’élan joyeux vers la vie et la retraite inquiète, le renoncement, la fuite du monde et de soi-même, se croisent dans la rêverie. Et parfois le faible rêves grandeur, par compensation et par débilité ; parfois l’orgueilleux et l’actif rêvent tourments et catastrophes. C’est un enchevêtrement de la volonté conquérante et de la sensibilité malheureuse, de l’orgueil et de la crainte est bien connu des moralistes et des psychiatres.

Il convient d’ajouter aussi que l’imitations d’autrui, que l’influence sociale pénètrent souvent dans ce refuge, si intime en apparence.

Ainsi la thèse de Freud s’applique beaucoup mieux à la rêverie qu’au rêve ; épanouissement du désir, parfois inavoué et contrarié, traduction des tendances dans la langue de l’imagination, déguisement parfois et compromis, dramatisation et vie propre des images ; voilà bien des remarques qui sont vraies souvent. Mais on savait, dès avant Freud, que l’imagination exprime la personnalité, et que souvent elle la déguise. De là vient que la rêverie varie avec la personnalité, et qu’elle présente au même sujet, à différents moments de sa vie, le reflet changeant de ses aspirations et de ses caprices. De la vient que, parfois, elle peut nous renseigner sur nous-mêmes si nous savons nous dérober à ses illusions.

La rêverie est un fait très général : au cours d’une enquête entreprises par SMITH, 5 sujets  seulement sur 147 personnes ont affirmé ne point la connaître. Sa condition essentielle, c’est la distraction du monde réel et la complaisance a un intérêt subjectif : donc la fatigue de l’attention, l’ennui, etc., lorsqu’il y a en même temps reploiement sur soi, égotisme, attention dirigée sur la vie affective, besoin d’émotion qui ne trouve pas satisfaction dans la vie quotidienne. L’histoire inventée le jour peut reprendre le lendemain et se poursuivre ; c’est l’« histoire continuée » de Learoyd. La rêverie joue peut-être un rôle dans la psychogenèse de certains délires d’imagination (Dupré et Logre). Il y a, à la frontière pathologique, la rêverie forcée et systématiser, qui est déjà presque délirante.

[p. 225]

BIBLIOGRAPHIE SUR LE RÊVE

BAILLARGER. Des hallucinations. Mémoires de l’Académie Royale de Médecine, T. XII, 1846.

BERGSON. Le rêve. Bulletin de l’Institut psychologique, 1901 (réédité dans l’Énergie spirituelle. Paris, Alcan. 1919. [p. 226] [en lige sur notre site]

CLAPARÈDE. Esquisse d’une théorie biologique du sommeil. Arch., de Psych., IV, 245-34.9, 1904.-5.

CLAPARÈDE. Sur la fonction du rêve. Revue philosophique, mars 19t6.

CORNING. A contribution to the therapeutics of emotions. Medical Record, janvier 1899.

DELACROIX. La structure logique du rêve. Rev. de Mét., nov, 1904.

DELAGE. Une théorie du rêve, Revue scientifique, 11 juillet 1891.

DELAGE. Portée philosophique et valeur utilitaire du rêve. Revue philosophique, 1916, I, p. 1. [en lige sur notre site]

FREUD. Studien über Hysterie(en coll. av. BREUER). Leipzig, Deuticke, 1895.

FREUD. Die Traumdeuiung. Leipzig, Deuticke, 1900.

FREUD. Ueber den Traum( Grenzfragen des Nerven und Seelenlebens, VIII). Wiesbaden, Bergmann, 1901.

(Voir la bibliographie des travaux de Freud dans le livre de REGIS et HESNARD que nous citons plus bas.)

FOUCAULT. Le rêve. Paris, Alcan, 1906.

GOBLOT. Le souvenir des rêves. Rev. phil., 1896, II, 288 ; 1897, I, 672, Il, 329. [en lige sur notre site]

HERVEY DE SAINT-DENTS. Les rêves et les moyens de les diriger, Paris, Amyot, 1867.

LADD. Visual Dreams. Mind, 1892, et Psychological Review, 1891.

LEROY et TOBLOWSKA. Mécanisme intellectuel du rêve. R. phil., 1901. [en lige sur notre site]

MAEDER. Jahrbuch für psychoanalylische Forschung, 1912 el 1914; Année psychologique, 1912.

MAURY. Le sommeil et les rêves. Paris, Didier, 1878 (4° èd.).

MÜLLER (Joh.).Ueber die phantastichen Gesichtserscheinungen. Coblentz, 1826.

PIÉRON. Le problème physiologique du sommeil. Paris, Masson, 1913.

REGIS et HESNARD.La psycho-analyse des névroses et des psychoses. Paris, Alcan, 1914 (2° édit. 1922 ).

SANCTIS (Sante De). I Sogni. Torino, Bocca, 1899.

TOBOLOWSKA. Étude sur les illusions de temps dans les rêves du sommeil normal. Thèse de Paris, 1900. [en lige sur notre site]

VASCHIDE. Le sommeil et les rêves. Paris, Flammarion, 1911.

VASCHIDE et PIÉRON.La psychologie du rêve. Paris, Baillière, 1902.

BIBLIOGRAPHIE SUR LA RÊVERIE

BOREL (P.). Rêverie et déire des grandeurs. J. de Psych. 1909.

BOREL (P.). Les idées de grandeur dans le rêve. , 1914.

LEAROYD. The continued story. Am. Journ. of Psych., 1895.

RENOUVIER et PRAT. La nouvelle Monadologie. Paris, Colin, 1898.

SMITH, Psychology of day dreams. Am. Journ, of Psych., 1904.

VARENDONCK. Psychology of day dreams, London, George Allen, 1921

Notes

(1) Cette thèse a été développée par CLAPARÈDE : pour que le rêve joue un rôle analogue à celui que Groos attribue  au jeu ; il aurait pour rôle d’exercer certaines activités utiles à l’espèce, et qui n’ont pas toujours occasion de se développer ; en substituant à la réalité un monde plus adéquat à nos désirs  « il donne libre essor à des tendances qui ne satisfont pas les conditions terre à terre de notre existence réelle. » Le déploiement de ces tendances a d’ailleurs un double effet : tantôt il produit un soulagement immédiat (catharsis), tantôt il stimule des instincts latents et multiplie ainsi les possibilités d’adaptation à venir. C’est la théorie « ludique » du rêve, reprise et développée par MAEDER. Le rêve aurait pour effet non seulement d’exprimer un désir présent, mais encore de préparer l’avenir. Enfin, toujours scion CLAPARÈDE, le rêve. aurait aussi pour fonction de renouveler et de rafraîchir des souvenirs et des images qui risqueraient de s’évanouir à tout jamais ; et surtout d’être le « gardien du sommeil », selon l’expression de Freud, en distrayant des excitations extérieures, et en préservant ainsi des réveils intempestifs.

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