Henri Delacroix. Le développement des états mystiques chez sainte Thérèse. 1905-1908.

Henri Delacroix. Le développement des états mystiques chez sainte Thérèse. Extrait du « Bulletin de la société française de philosophie », (Paris), 6° année, n° 1, Janvier 1905, pp. 61-80.
Texte repris et modifié dans l’ouvrage paru en  1908 et formant le Chapitre III des Études d’histoire et de psychologie du mysticisme : les grands mystiques chrétiens. Paris, Félix Alcan,

 

Henri Delacroix 1873-1937). Philosophe et psychologue. Il est l’élève de Henri Bergson au Lycée Henri IV à Paris. Agrège de philosophie il soutient une thèse de doctorat intitulée Essai sur le mysticisme spéculatif en Allemagne au XIVe siècle en 1900. Il enseigne au lycée de Pau (1899-1901) puis est maître de conférences à l’université de Montpellier (1901-1902), de Caen. Il est nommé ensuite à la faculté des Lettres de Paris à partir de 1919, comme maître de conférences puis à une chaire professorale. Il est élu doyen de la Sorbonne en 1928.
Quelques publications retenues parmi les nombreux articles publiés :
— Sur la structure logique du rêve. Article paru dans la « Revue de Métaphysique et de Morale », (Paris, douzième année, 1904, pp. 921-934. [en ligne sur notre site]
—  Études d’histoire et de psychologie du mysticisme, Paris, Félix Alcan, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1908
—  La religion et la foi. Paris, Félix Alcan, 1922. 1 vol. in-8°, XII p., 462 p., 1 fnch.
—  Le rêve et la rêverie, in DUMAS, Traité de psychologie, t. II, Alcan, Paris, 1924, pp. 211-226.
—  Le temps et les souvenirs. Le rêve et la rêverie, in DUMAS, Traité de psychologie, t. V, Alcan, Paris, 1936,
—  Le langage et la pensée. Paris, Félix Alcan, 1924. 1 vol. in-8°, 602 p., 1 fnch. Bibliographie. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ». – Nouvelle édition, revue, remaniée et augmentée. Deuxième édition, revue et complètée. Paris, Félix Alcan, 1930.
—  Au seuil du langage. Journal de psychologie normale et pathologique, 1933..
—  L’enfant et le langage. Paris, Félix Alcan, 1934. 1 vol. 12/18.8, 4 ffnch., 118 p., 1 fnch. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ». Broché. E.O. 02/08/98
—  Le Temps et les Souvenirs. Le rêve et la rêverie. Extrait du Nouveau Traité de Psychologie de Georges Dumas. T. V. Paris, Félix Alcan, 1936. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., pp. 305-404. 5/3/97
—  Les grands mystiques chrétiens. Nouvelle édition. Paris, Presses Universitaires de France, 1938. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., XIX p., 470 p., 1 fnch.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les notes en bas de page ont été renvoyées en fin d’article. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 61]

LE DÉVELOPPEMENT DES ÉTATS MYSTIQUES
CHEZ SAINTE THÉRÈSE
(1)

Dans cette vie de sainte Thérèse, qui aspire à conquérir l’éternité, qui veut installer dans le temps l’imago de l’éternité, ce n’est pas l’immobilité qui règne, mais bien le devenir ; un mouvement continu la porte à travers une suite d’états qui sont la réalisation progressive de la présence divine. Nous l’avons vu : la distinction qu’elle fait entre ces états, ces demeures, n’a rien de verbal ; on ne tarde pas à apercevoir sous les noms des différences irréductibles. Ce mysticisme ne consiste pas dans un état unique, éternel, statique ; ou contraire il est essentiellement une suite, un enchaînement d’états, une succession de formes qui s’appellent, se commandent, se transforment ; un développement véritable, dont le sens peut être dégagé ; l’extase, c’est-à-dire l’anéantissement de la conscience personnelle par la suspension de l’activité sensorielle et motrice, en même temps qu’apparaît un état positif, difficile à définir, la conscience de la présence divine, n’est pas la fin dernière, le sommet de celle vie mystique ; sainte Thérèse travaille à reconstruire ce que l’extase détruit, à réaliser une synthèse plus ample, qui contient dans une unité plus puissante un plus grand nombre d’éléments. [p. 62]

La vie mystique proprement dite ne commence qu’à la conversion de 1555 ; le moi se renonce ; tout le travail antérieur disparaît sous un afflux de passivité ; l’effort cesse. Devant ces états qui surviennent sans qu’il les ait voulus, sans qu’il puisse résister, sans qu’il ait conscience de les construire, sans qu’il voie leur relation avec sa conscience ordinaire, le sujet admet immédiatement que c’est Dieu qui les produit à son gré, qu’ils sont la manifestation d’une puissance étrangère et supérieure, la réalisation progressive en lui d’un Dieu intérieur, qui s’empare de lui, le pénètre et le transforme. Et c’est bien ainsi — à la théologie près — que le psychologue entend les choses : il accorde pleinement au mystique que cette force interne qui le dirige n’est point sa volonté consciente ; que cette intelligence qui ordonne sa vie n’est point son intelligence réfléchie ; ses états dès lors sont bien la manifestation d’une puissance étrangère à sa conscience et supérieure, la réalisation progressive en lui d’un Dieu intérieur qui s’empare de lui, le pénètre et le transforme : mais ce Dieu n’est qu’un Dieu intérieur, ce divin c’est le θείον έν ήμιν, le divin en lui ; il est encore de la nature et de l’activité psychologique : ce qui dépasse la conscience ordinaire, ce sont les forces subconscientes, qui peuvent prendre figure divine, au sens religieux du mot, lorsqu’elles unissent et la fécondité créatrice et la richesse morale et la conformité à une tradition religieuse extérieure. Que cete subconscience serve de véhicule à une action vraiment extérieure, à la grâce d’un Dieu transcendant — hypothèse que formulait déjà Maine de Biran et qu’ont reprise bien des apologistes au courant des travaux de la psychologie — c’est une autre affaire ; c’est un problème de critique de la connaissance et de métaphysique ; la psychologie n’y incline point ; elle ne connaît point de subconscient ontologique ; en recourant au subconscient, elle met à profit un moyen d’explication qui a déjâ fait ses preuves ; elle opère comme toute bonne science doit opérer, par réduction de l’inconnu au semblable déjà connu. [p. 63]

Sainte Thérèse.

Sur la teneur psychologique des faits mystiques, qui seule nous importe maintenant, le psychologue est d’accord avec le mystique qui décrit, avec le théologien qui prend cette description pour point de départ ; l’interprétation et le langage seuls diffèrent. Nous reviendrons ailleurs sur ces questions : qu’il nous suffise de dire dès maintenant que l’objectivité apparente des états mystiques n’est point contradictoire avec leur subjectivité foncière et réciproquement, c’est-à-dire qu’elle n’est point contradictoire avec l’hypothèse d’une activité subjective qui les organise et les produit, pourvu que l’on entende bien que cette activité subjective n’est pas la volonté consciente et l’intelligence ordinaire L’inconscient au contraire, l’activité qui s’ignore s’apparaît à soi-même sous la forme de l’extériorité. Lorsque nous emploierons des termes qui laissent supposer que sous la passivité des faits mystiques il y a de l’activité, c’est une activité de ce genre que nous entendrons.

Dans une première période de cette seconde vie, sainte Thérèse cherche l’union avec Dieu à travers différents degrés d’oraison dont le sommet est l’extase et le ravissement : quiétude, union, extase, ravissement, apparaissent l’un après l’autre, étroitement enchaînés. Nous n’insisterons pas longuement sur ces divers états, puisque notre objet n’est pas d’étudier les états mystiques en eux-mêmes, mais seulement leur développement ; nous indiquerons seulement à grands traits leurs éléments principaux et leurs caractères différentiels. Dans la quiétude il y a conservation et de « l’exercice des sens et des puissance », c’est-à-dire de l’activité sensorielle et motrice ; tout au plus une légère torpeur ; un état affectif de recueillement involontaire (un état intellectuel assez complexe) : la pensée s’empare de cet état affectif, le contemple et travaille alentour ; l’idée dominante, c’est que cet état est lié à Dieu ; il y a parfois comme une illumination de l’intelligence. Mais encore qu’elle soit principalement concentrée sur l’état affectif et l’idéo do la présence [p. 64] divine, elle n’y est pas absorbée tout entière ; il y a parfois des distractions de la mémoire et de l’imagination : c’est-à-dire que des idées ou des images étrangères à cette idée centrale défilent dans l’esprit.

Dans l’union, les sens et les puissances sont engourdis davantage ; l’activité sensorielle et motrice se relâchent plus encore qu’au degré précédent. L’élut affectif est plus intense : sa qualité propre c’est la joie, l’abandon. L’intelligence se concentre encore : les images superficielles et vaines disparaissent par « stupéfaction de l’entendemen ». Il y a du reste diverses formes d’union : l’une d’entre elles laisse subsister, sous celte grande absorption au dedans, l’activité extérieure.

Dans l’extase il y a des modifications importantes des fonctions organiques, suppression ou diminution considérable de la motricité, de l’activité sensorielle et mentale. L’état affectif est constitué par une jouissance profonde : la conscience de la présence divine, de l’unité avec Dieu occupe l’intelligence. Il y a, surtout à la période terminale de l’extase, des visions intellectuelles et imaginaires. Ainsi dans l’extase la conscience personnelle, la conscience du moi et du monde extérieur disparaît presque totalement ; l’état positif que nous venons de décrire envahit toute la conscience. Il peut aller jusqu’au seuil de l’inconscience à force d’être impersonnel, à force de dépasser les limites dans lesquelles s’enferment d’ordinaire, pour se retrouver, la conscience et la mémoire.

Le ravissement diffère de l’extase surtout par sa brusquerie et son intensité ; à la première période c’est un raptus violent et subit, quasi irrésistible qui s’accompagne de profondes modifications organiques et qui s’exprime dans la conscience par un état d’effroi, par le sentiment d’être le jouet d’une force toute puissante, d’être détaché brusquement de soi-même et de son corps. A la seconde période, catalepsie. Après le ravissement une période de résolution et de torpeur. A tous ces degrés, [p. 65] l’activité sensorielle est très diminuée et presque abolie : l’inconscience totale semble extrêmement rare.

Ces états d’oraison, qui sont au fond des variétés d’une même espèce et comme les degrés d’une hypnose sacrée, diffèrent par leurs modalités, par les phénomènes psychiques et physiologiques qu’ils suppriment ou qu’ils produisent, mais ils ont tous un double élément commun, qui est la fin mémo de ce développement ; ils abolissent progressivement la conscience personnelle, le sentiment du moi et de l’univers et ils réalisent intérieurement pour un temps très court la conscience à la fois affective et intellectuelle de la présence divine. Ce développement est du reste favorisé par diverses influences que l’histoire démêle ; il est à son terme avant 1560. C’est une possession discontinue de Dieu qui laisse subsister la séparation habituelle de la contemplation et de l’action et la distinction ordinaire du divin et de l’humain.

Dans une deuxième période, après celle où l’extase est arrivée à son plein épanouissement, survient un état que sainte Thérèse décrit avec précision, et dont elle souligne l’importance, que ses biographes sont loin d’avoir remarquée (2) ; c’est une peine extatique, une extase douloureuse (et ceci même est à noter, car beaucoup de psychologues insuffisamment informés supposent que la joie est l’état affectif par excellence de l’extase mystique), une extase négative où elle sent que Dieu, si on peut [p. 66] dire, lui est donné absent. Elle est, comme le ravissement, imprévue et soudaine ; c’est un complexus affectif de désir, de douleur et de délices. La pensée est concentrée sur Dieu absent et transcendant à l’expérience la plus intime qu’il donne de soi, sur la vie dont l’essence est d’être séparation d’avec Dieu, détresse et solitude infinie ; cette contradiction est appréhendée dans l’unité d’une intuition ; et cette intuition douloureuse et délicieuse, négative et affirmative, est enveloppée du cortège de phénomènes qui accompagnent le ravissement : altitude cataleptique, anesthésie sensorielle plus ou moins profonde, etc. Au lieu que dans l’extase précédente la conscience personnelle s’anéantissait à tel point que l’âme s’oubliait en Dieu et se perdait à force de se sentir intimement unie à lui, dans cette extase de séparation et d’absence, l’âme a conscience à la fois de la présence de Dieu et d’elle-même, de l’union et de l’obstacle à l’union ; elle sent entre Dieu et elle la vie qui se refuse au divin et elle aspire à la mort qui seule doit rendre possible l’union qui s’offre et se dérobe. Cet état nouveau montre combien le précédent était superficiel encore et impuissant à résoudre le problème de l’union du divin et de l’humain et celui de la contemplation et de l’action. Le moi, dont l’extase précédente abolissait un moment la conscience, reparaît et s’y montre inconciliable — autrement que par une transformation continuelle et totale — avec le divin ; la vie, que l’extase modifiait profondément et qu’elle pénétrait pour un temps de son énergie salutaire, revient du fond de l’extase comme l’obstacle à l’extase, comme une réalité étrangère que le divin ne saurait pénétrer jusque dans ses profondeurs et qu’il faut dépouiller pour arriver au divin. Cet état est nettement postérieur aux formes d’oraison précédemment signalées ; il est postérieur également aux visions dont nous étudierons plus tard le rôle. Il importe de remarquer qu’il ne succède pas à l’état précédent seulement dans l’ordre logique ; il y a vraiment succession chronologique — encore [p. 67] que les états de la période extatique reparaissent souvent à la période de la peine extatique. C’était au moment où sainte Thérèse écrivait sa vie, son état le plus ordinaire (3).

Nous arrivons enfin à la troisième période, à l’état que, dans le Château, sainte Thérèse a désigné sous le nom de mariage spirituel. Il s’agit ici d’une transformation radicale et totale de l’âme et de la vie par la possession divine continue, permanente et consciente. L’âme ne possède plus le divin dans une intuition brève pour se retrouver elle-même hors de cette intuition ; mais elle l’étend, pour ainsi dire, sur toute sa vie ; du même coup cette intuition prend la forme de la vie. Au lieu que l’extase supprimait momentanément la vie en suspendant les puissances, c’est-à-dire l’ensemble des fonctions psychologiques, et qu’elle absorbait tout l’esprit dans la contemplation du divin, enchaînant le corps par la catalepsie, la paralysie et la contracture, ici les puissances ne sont plus suspendues, mais seulement étonnées quand elles font retour sur le divin qu’elles appréhendent. Le divin ne détruit plus la conscience de soi et du monde, mais au contraire il se donne à travers elle. Il y a pleine identification de l’âme avec Dieu ; l’âme, identifiée à Dieu, se sent divine jusqu’à ses actes ; elle sent profondément que toutes ses actions naissent, émanent de ce divin ; que toute sa vie, toutes ses pensées jaillissent de cette source. Tout en elle lui apparaît sur un fond de plénitude et d’indifférence divine. Elle n’a plus d’être, [p. 67]

elle ne se connaît plus (4) ; le moi n’est plus que l’action divine. En même temps qu’elle se sent pleinement libre à l’égard de tout le créé, pleinement détachée de tous les objets, elle sent, dans son action même, son plein abandon à la volonté de Dieu et son absolue dépendance ; de là, la conscience d’un contrôle supérieur qui s’exerce sur toute la vie, un sentiment d’automatisme à la fois et de liberté, créé par la réduction de la conscience personnelle à l’opération divine. C’est ici une sorte de possession continue de l’âme parle divin, une sorte de « théopathie » au sens même où l’on parle de démonopathie : le Dieu senti à l’intérieur, fait chair de la chair et conscience de la conscience, devenu le principe irrésistible de la volonté, auquel on s’abandonne sans résistance. Les forces hostiles, les états démoniaques, la nature même ont disparu ; les premiers mouvements ont cessé. La sainte se sent toute gouvernée par Dieu qui la possède ; c’est une possession continue et tranquille, qui s’est substituée aux faveurs momentanées, impétueuses et incomplètes (5). C’est une opération qui s’exprime continuellement en actes. «  Ce mariage spirituel n’est destiné qu’à produire incessamment des œuvres pour sa gloire. » La véritable vie spirituelle est l’utilisation de la force divine qui pénètre jusqu’au corps, la conquête du monde et la conquête des âmes. La vie est alors pleinement acceptée parce que cette présence active et universelle la consacre pleinement ; elle cesse d’être l’obstacle à la possession divine, puisqu’elle en devient le moyen ; elle est affirmée et aimée comme divine. En même temps les grâces, la présence divine cessent d’être l’obstacle à la vie (6).

Par suite, cet état est propre à lever les contradictions que les [p. 69] autres suscitaient nécessairement. La contemplation et l’action  coexistent dans l’âme déifiée, à la fois divine et humaine. Il est intéressant de constater que cet état n’est pas seulement un degré supérieur atteint par un mouvement de logique interne, par la tendance à dépasser sans cesse ce qui a été déjà obtenu, par le besoin de se dépasser continuellement soi-même dans les états extraordinaires ; nous le voyons s’organiser chez sainte Thérèse à partir du moment où les nécessités de la vie pratique se font plus impérieuses. Sa conscience pratique organise la vie intérieure et se crée dans l’action l’objet de la contemplation. En effet, ce mysticisme tend à des actes. Sainte Thérèse ne se contente pas de savourer des délices ; elle a voulu servir le Seigneur dans la justice avec force d’âme et humilité ; les révoltes mêmes de sa nature l’ont aidée à la perfection ; en même temps que s’accomplissait en ele cette systématisation vers le divin dont nous avons décrit les étapes, il s’esquissait en elle un processus inverse, qui reste toujours à l’état d’ébauche, une série d’obsessions et d’attaques démoniaques, qui ne parvinrent pas à constituer une possession diabolique ; mais, au milieu de ces troubles, elle sentait parfois se réveiller en elle toutes les vanités et les faiblesses de sa vie passée ; le seul retour de pareilles pensées lui semblait une preuve que le démon était l’auteur de tout ce qui s’était passé en elle. Cette crise morale la conduisit à fonder en 1562 le monastère de Saint-Joseph d’Avila, où elle voulait faire plus étroite pénitence et s’offrir avec ses compagnes pour réparer les fautes du monde ; mais son autorité réformatrice et conquérante ne s’arrêta pas là : quelques années après elle commençait sa vie apostolique, portant son ardeur dans toute l’Espagne, créant partout des monastères de la Réforme, luttant de toute son opiniâtreté et de toute sa finesse contre les [p. 70] carmes mitigés, engagée dans les négociations les plus difficiles, déployant un véritable génie pratique et organisateur (7). C’est alors que se développe cet état nouveau qui rend possible en même temps l’action et la contemplation, cet état définitif où Dieu même est principe d’activité et d’humanité. Dès 1562, elle éprouve en elle quelqu’un qui la gouverne et en qui elle vit ; elle a la sensation interne de cette personne intérieure. Elle a l’impression que la vie est un songe, tant elle est détachée de ce qu’elle vit, tant elle se sent libre à l’égard des choses ; mais si hors de soi qu’elle se sente, la vie lui est parfois encore un cruel martyre ; la conscience personnelle ne s’est pas encore fondue dans le divin ;cette synthèse définitive est l’œuvre de longues années.

En même temps que s’installe cet état nouveau, les autres régressent visiblement : plus d’extase, ni de ravissement, ou, du moins, ces phénomènes deviennent fort rares. Ces violents ravissements qui la saisissaient même en public, et auxquels sa pudeur délicate ne s’était jamais tout à fait accoutumée, se dépouillent de leurs manifestations extérieures. Il n’en reste que les phénomènes internes, qui étaient, il est vrai, l’essentiel. Le cortège des anesthésies, des amnésies, des attaques, de la catalepsie, des paralysies et des contractures, tout ce qu’il y avait de visiblement nerveux, s’évanouit ; soit que l’âge, comme il arrive souvent, ait atténué ces accidents ; soit que le progrès même de la vie mystique les ait éliminés peu à peu comme inutiles et même embarrassants. Ce qui persiste c’est, nous l’avons dit, la partie positive des états extatiques, la conscience calme de la divinité toujours présente, mêlée à tous les actes, intérieure à toute la personne ; cette stabilité a pris la place de toutes les instabilités antérieures, de ces grandes oscillations qui allaient des ravissements, des attaques divines aux attaques [p. 71] démoniaques, de l’extase, de l’union et de la quiétude aux sécheresses et à la stupeur ; cette situation, définitivement établie, échappe aux variations, inséparables de ces grands mouvements, ainsi l’état théopathique s’est affranchi de ce double inconvénient des états antérieurs, l’incompatibilité avec la vie ordinaire, à cause de l’inhibition de toutes les fonctions d’extériorisation et de relation et de l’arrêt de la conscience sur le divin, et l’instabilité, qui livrait la vie intérieure à de grands mouvements de direction contraire. Seul il peut opérer le rapprochement, la synthèse de l’action et de la contemplation ; c’est en vain que les étais antérieurs s’y étaient essayés. Dans la quiétude agissante, dans l’union active, l’âme est en réalité partagée entre la contemplation intérieure et l’occupation extérieure (8). Elle ne dispose pas pour l’action de toutes ses facultés ; la meilleure partie d’elle-même est ailleurs. C’est seulement dans cet état théopathique « que les deux opérations cessent de se gêner l’une l’autre (9) » que toute la vie apparaît comme opération divine, que l’activité pratique réalise vraiment le divin et l’épuisé par son infinité constructive, de sorte qu’il ne reste plus en dehors de la vie divine rien de divin à appréhender. Nous suivons cette évolution à travers les textes dont les dates la jalonnent : nous voyons sainte Thérèse arriver à la septième demeure, à cet état dernier et définitif, synthèse des précédents, qui est au-dessus de l’extase et qui répand sur toute l’âme et sur toute la vie ce que l’extase enfermait en un moment éternel vécu pour ainsi dire au-dessus de la vie. La septième demeure est la déification de la vie.

Telle est, avec l’approximation qu’impose tout schéma, la première loi de révolution mystique de sainte Thérèse. Lo Dieu ineffable et confus, auquel aspirent tous les mystiques, [p. 72] le Dieu sans forme, vécu en sa vie même, dans son éternité vivante et dans son présent infini, s’est réalisé progressivement à travers ces trois moments. Sa présence, de rare est devenue continue ; sa transcendance que l’extase faisait parfois immanente et que la peine extatique montrait transcendante dans l’immanence même, est devenue immanence ; il a pris possession de tous les états de l’âme, et toute la précision de la vie extérieure semble jaillir de l’imprécision du Dieu intérieur. L’intuition intellectuelle, pourrait-on dire, si ces termes n’étaient pas tout à fait étrangers à sainte Thérèse, est devenue Raison pratique.

Mais à côté de ce développement, il en est un autre, assez différent, mais tout aussi important. Les états d’oraison se compliquent d’autres phénomènes qui leur sont liés; en même temps que son oraison devenait plus fréquente et plus profonde, jusqu’à envahir toute sa vie, apparaissaient des états d’une autre espèce, des états distincts, paroles intérieures, visions intellectuelles et imaginaires. La conversion de 1555 avait apporté à son âme des faveurs nouvelles et un accroissement d’énergie ; elle recevait très ordinairement l’oraison de quiétude et souvent celle d’union qui durait beaucoup. Mais comme, vers ce temps, l’Inquisition avait condamné des femmes, victimes d’oraisons illusoires, sainte Thérèse prit peur sur son état, ses amis l’effrayèrent ; c’est alors qu’elle se mit sous la conduite des Pères de la Compagnie de Jésus et qu’elle fit les exercices de saint Ignace. Ainsi, au moment où elle doutait de son oraison et d’elle-même, où elle hésitait sur la valeur des états où le Dieu mystique semblait se communiquer, il s’opéra en elle comme un dédoublement : certaines images s’exaltèrent et s’extériorisèrent : la parole intérieure s’objectiva, lui sembla venir d’un être étranger. L’émotivité, provoquée par ses propres doutes et ceux des autres sur son oraison, l’état d’indécision et de division où elle se trouvait, en même temps que le progrès [p. 73] de son activité subconsciente, favorisèrent la division de conscience qui organisa à côté d’elle un personnage étranger à qui elle les rapportait, exprima par ce processus à la fois le trouble profond qui bouleversait tout son être et l’énergie réparatrice qui tendait à la rassurer et à la remettre en état ; ses visions se rattachent à son oraison comme leur justification, comme leur garantie. En même temps elles marquent une nouvelle étape dans la conquête de la vie par l’activité subconsciente ; une force intérieure ordonnatrice, une intelligence impérative gouverne sa conduite ; « ses propres desseins, avec leurs objets précis s’extériorisaient à ses yeux et lui revenaient sous forme de commandements divins (10). » Il est juste d’ajouter que cette excitation des images mentales et celte dissociation psychologique étaient préparées par cet « état de nervosisme grave » que même les plus prévenus de ses biographes sont contraints de reconnaître (11). Cette tendance au dédoublement, cet état d’absence et d’automatisme favorable à l’irruption des phénomènes subconscients dans la personnalité ordinaire, se rattachent au même fond que les troubles de toute nature qui accompagnent l’extase ; l’état hallucinatoire, l’état de rêve où sont données les paroles et les visions est comparable à l’hémisomnambulisme. Mais il faut bien voir aussi quelle finalité profonde gouverne cet automatisme, et avec quel art l’activité pratique de nos mystiques utilise, pour unifier supérieurement, les dissociations pathologiques ; l’automatisme ici n’est pas — sauf de très rares [p. 74] exceptions — une activité de déchet et de répétition ; c’est un processus actif, qui sous les traits d’une personnalité étrangère, construit sous le contrôle de ce qu’il y a de plus vivant et de plus raisonnable dans la personne même.

Ainsi, pendant que se déroulait l’évolution interne qui réalisait en elle le Dieu confus, le divin au delà de toute forme, il s’organisait au dehors le Dieu objectivé, le Dieu qui parle et qu’on voit, le Dieu qui est le Dieu de l’Écriture, et qui, par l’autorité immense de la tradition et de l’Église, garantit de sa précision l’indistincte intimité divine.

Les paroles vinrent d’abord ; puis celte vision intellectuelle qui est la sensation do la présence actuelle, au dehors, du Dieu vivant ; à peine cette sensation extérieure d’un Dieu objet était-elle installée en regard de toutes les sensations, de tous les états internes qui l’ont préparée, qu’il se dégage d’elle comme si elle les avait contenues, comme si elle en avait été le germe, les visions imaginaires qui traduisent en images visuelles les préoccupations intellectuelles et les mouvements du sentiment. Toutes ces visions d’ailleurs ont le même caractère ; elles développent au dehors le Dieu personne, le Dieu précis.

Le premier processus que nous avons signalé aboutissait à résoudre, par une conciliation harmonieuse, une double antithèse, celle de l’action et de la contemplation, celle de la vie divine et de la conscience personnelle ; le second aboutit à la formation que nous venons de décrire. Il y a entre ces deux résultats une contradiction apparente : l’antithèse du Dieu personnel, représentable, doué d’attributs, vivant, qui a une histoire, et du Dieu interne, confus, infini, que n’exprime aucune image et aucune forme, qui est, au delà de l’être même, un néant divin.

Mais cette opposition, c’est, dans sa complexité et dans son unité à la fois, la vie même, le sens de la vie chez sainte Thérèse. C’est une mystique singulièrement orthodoxe, dont le [p. 75] christianisme extraordinaire arrive à rejoindre, à retrouver le christianisme ordinaire ; orthodoxe même dans les plus secrets tressaillements de sa subconscience ; et c’est pourquoi elle a édifié au dehors le Dieu précis de l’Écriture, en même temps qu’elle édifiait au dedans le Dieu confus du Pseudo-Aréopagite, l’unité du néoplatonisme. Le premier lui est le garant orthodoxe de l’autre et l’empêche de se perdre dans une indistinction qui n’est plus chrétienne. Le Dieu interne et confus est fort dangereux ; et souvent (l’histoire du mysticisme en fournirait de nombreux exemples) il a entraîné les mystiques hors du christianisme, parfois même de toute religion ; qu’on se rappelle les remarques si intéressantes de Bossuet dans son Instruction sur les États d’Oraison ou encore celles de Nicole dans ses Visionnaires ou dans sa Réfutation du Quiétisme. Sainte Thérèse a su éviter ce péril ; et servie par sa riche vie subconsciente, par l’exaltation de ses images mentales, et par sa faculté de dédoublement d’une part, de l’autre par une rare puissance d’unification, elle a réalisé simultanément un état double où les deux Dieux se garantissent, se consolident et s’enrichissent mutuellement ; telle est la vision intellectuelle de la Trinité dans la septième demeure.

Nous verrons chez d’autres mystiques des tendances semblables et une systématisation analogue. Si original que soit le développement que nous venons d’exposer, il n’est pas unique. Il est vrai que parmi les mystiques chrétiens, beaucoup n’ont pas atteint les degrés supérieurs du mysticisme, qui déterminent une complication supérieure ; beaucoup n’ont pu, comme sainte Thérèse, concilier des éléments contradictoires ; beaucoup se sont arrêtés dans les premières demeures. Néanmoins — et toute la suite de notre travail essaiera de l’établir — il est vrai de dire que nous avons, dans la vie mystique de sainte Thérèse, un cas particulier d’une expérience plus générale. A côté du petit mysticisme fruste et intermittent, il y a un grand mysticisme systématisé, chronique et progressif. [p. 76]

Nous avons exposé ce processus comme s’il avait été gouverné par une loi interne, comme s’il avait échappé presque entièrement aux influences étrangères. Si l’on examine les ouvrages que la sainte a connus, le milieu où elle a vécu, les personnages avec qui elle a été en relation, on est amené à une conclusion analogue ; l’extérieur n’a guère été qu’une occasion, une sollicitation ; la construction interne est prépondérante. Les lettres de saint Jérôme, les confessions de saint Augustin, Cassien et saint Grégoire le Grand ne lui ont certainement pas tracé le plan qu’elle a suivi (12). Les traités de l’Oraison, familiers [p. 76] à son époque, les bons livres traduits en castillan, ne lui ont guère fourni que la distinction depuis longtemps classique entre la méditation, oraison discursive où l’âme travaille, et la contemplation, oraison intuitive qui ne dépend pas du vouloir ; çà et là l’esquisse de distinctions plus subtiles, mais rarement. Ne doit-on pas faire exception pour un ouvrage dont elle se réclame elle-même, l’Abécédaire spirituel de François do Osuna (13). C’est à la troisième partie de cet ouvrage qu’elle attribue son entrée dans l’oraison de quiétude ; et en effet cette partie qui traite de l’oraison de recueillement est [p. 78] riche en remarques et en descriptions d’états mystiques ; il n’est guère douteux qu’elle y ait trouvé des expériences qui pouvaient éclairer et susciter la sienne. Mais les renseignements que donne sa Vie nous la montrent singulièrement disposée à ces états avant même qu’elle ait lu Osuna ; d’elle-même elle avait trouvé le type affectif d’oraison qui, étant donné sa nature, la devait conduire tôt ou tard à la quiétude. D’autre part, la plus grande partie de son mysticisme est pleinement indépendante des descriptions et des conseils d’Osuna : la peine extatique, l’union transformante, la progression des étals mystiques, et aussi le rapport que nous avons signalé entre les deux séries, interne et externe.

En second lieu on pourrait être tenté de croire qu’elle a dû beaucoup à ses directeurs. Mais d’abord elle attendit longtemps un maître qui la guidât. On a même vu, à tort je crois, dans son mécontentement de ses directeurs, une incapacité pathologique d’être satisfaite ; or son reproche est bien fondé ; ses premiers confesseurs ne lui demandaient pas assez, et laissaient inappliquée son énergie religieuse (13) ; d’autres plus lard lui proposèrent des remèdes « qui ne convenaient qu’à une âme plus parfaite que la sienne (14) ». D’autres enfin lui ont fait beaucoup de mal par leur excès de défiance, en rapportant au démon ses oraisons extraordinaires et ses visions (15). Ce sont les Pères de la Compagnie de Jésus qui ont vraiment compris et fait avancer son âme. Elle s’est mise à partir de 1555 sous la direction de Padranos, de François Borgia, de Balthasar Alvarez et elle a fait les Exercices spirituels. Mais sur ce dernier point il ne faut pas oublier que ce traité et cette méthode n’ont rien de mystique ; l’œuvre de saint Ignace est un traité de méditation [p. 79] caractérisé par l’ordre, la méthode, la suite claire et progressive qu’il propose à l’entendement ; le mot de contemplation, qui y est rarement prononcé, n’est même pas pris au sens mystique ; il n’y signifie pas autre chose que méditation. C’est, comme on l’a montré fort bien, une méthode avant tout pratique, qui dirige les âmes dans le choix de la vocation, les assouplit, les rend propres à collaborer aux fins à la fois mondaines et religieuses que se propose la Compagnie de Jésus (16). D’autre part les démêlés qui ont eu lieu dans la Compagnie de Jésus en 1576, les violentes attaques qu’eut à subir ce même Balthazar Alvarez, accusé d’introduire dans l’Ordre un mode d’oraison opposé à celui de saint Ignace soulignent encore ce fait (17). Enfin ce mode d’oraison, Balthazar Alvarez ne l’avait pas enseigné à sainte Thérèse ; il l’avait plutôt appris d’elle, puisqu’il n’y a été élevé qu’en 1567 après son départ d’Avila (18). Est-ce à dire que sainte Thérèse ne doit rien à l’esprit de la Compagnie de Jésus ; cette affirmation serait également erronée (19). Nous croyons que sur trois points importants elle a subi son influence : 1° Les Jésuites l’ont ramenée à la méditation de l’humanité de Jésus-Christ, dont elle s’était un peu écartée, portée qu’elle était à une oraison éminente et confuse (20) ; 2° l’application des sens et les colloques que saint Ignace réclame de ceux qui font ses Exercices ont pu favoriser chez elle l’éclosion des paroles [p. 80] et des visions qui ont paru peu après ; 3° ils ont appelé son attention sur la valeur de la mortification.

En tous cas, cette direction des Jésuites s’est exercée à l’époque de germination et d’efflorescence des grâces mystiques, et l’influence personnelle d’un grand nombre de ces religieux a été grande sur elle. Elle disait du Père Alvarez « qu’il était la personne à qui son âme devait le plus en cette vie et qui l’avait le plus aidée à avancer dans le chemin de la perfection (21). «

Quant au franciscain Pierre d’Alcantara, il semble qu’il ait surtout contribué à l’éclairer sur sa vie intérieure et à l’aider dans l’œuvre de la réforme du Carmel.

Dans les dernières années de sa vie, à partir de 1575, c’est le Père Jérôme Gratien qui prit la direction souveraine de son âme. Elle s’engagea à le considérer en tout, tant pour l’intérieur que pour l’extérieur, comme tenant la place de Dieu même.

Les influences que nous rencontrons n’ont jamais été capitales ni décisives ; dirigée, sainte Thérèse est en même temps directrice ; elle est plus directrice que dirigée. Nous avons déjà montré la collaboration de sa conscience réfléchie, de sa subconscience et des hommes d’expérience et de science à qui elle se confie. On a l’impression bien nette que tout en s’éclairant de conseils, elle s’aide avant tout elle-même : et surtout qu’elle obéit au courant intérieur qui la porte. L’échelle mystique dont elle gravit les degrés, le château intérieur dont elle habite successivement les demeures de plus en plus secrètes et somptueuses, c’est elle-même qui les a édifiés ; non par des opérations réfléchies, conscientes et volontaires, dans son moi humain, mais par l’inspiration et la poussée d’une énergie très sage et très puissante, d’une âme ignorée, envahissante, conquérante et contraignante et qui lui apparaît sous la forme de Dieu.

Notes

(1) Une partie de ce chapitre a paru dans le Bulletin de la Société française de Philosophie (6° année, n° 1, Janvier 1900).

(2) Voir une description très analogue. Vie de la mère Françoise Fournier (Paris, 1685), cité par Poulain, p. 147. Comparer Antoinette Bourignon, Œuvres, XIV, p. 239 : « Je suis aussi en peine de savoir si Dieu peut bien demander d’une âme deux choses contraires. Il m’a souvent enseigné à aimer la solitude et le silence, et m’a dit cent et cent fois au fond de l’âme, que je n’aurais jamais sa conversation aussi longtemps que je désire celle des hommes. Cependant la chose qu’il demande de moi, m’oblige à traiter avec les hommes. C’est ce qui me fait aucune fois désirer la mort. Car d’une part si je demeure en solitude, je crains de m’opposer à ce que Dieu prétend sur moi ; et d’autre part je vois du danger pour la perfection de mon âme d’entreprendre des choses si grandes. »

(3) Vie, 194. « Auparavant je dois faire observer ceci : cet état est postérieur de beaucoup à toutes les visions et révélations dont je ferais le récit, postérieur aussi à cette époque où Nôtre-Seigneur me donnait d’ordinaire dans l’oraison des faveurs et des délices si grandes. Il est vrai, il daigne encore de temps en temps me les prodiguer ; mais l’état le plus ordinaire de mon âme, c’est d’éprouver cette peine dont je vais traiter. » Cf. 199. « Il ne faut pas oublier que les transports de cette peine me sont venus après toutes les grâces rapportées avant celle-ci, et après toutes celles dent ce livre contiendra le récit ; j’ajoute que c’est l’état où je me trouve maintenant. Cf. Château, VI, ch. XI, p. 569.

(4) Lettre à l’évêque d’Osina, III, 3a8.

(5) « Cet adorable maître vivant maintenant en elles, il leur suffit d’être avec lui, et elles ne recherchent plus des faveurs, des consolations, des goûts. » Lettres, III, 601.

(6) « Depuis huit jours, je suis comblée de tant de grâces que, si cela [p. 69] durait, il me serait difficile de m’occuper de toutes les affaires de la réforme. » Lettres, 1577 (éd. Grégoire de Saint-Joseph, 1, 28).

(7) Voir tout le livre des Fondations.

(8) Chemin, ch. XXXII ; Vie, ch. XVII.

(9) Poulain, Grâces d’oraison, p. 189.

(10) Boutroux, in Bulletin de la Société française de philosophie, p. 16.

(11) P. Grégoire de Saint-Joseph : La prétendue hystérie de sainte Thérèse, Lyon 1895, p. 54. Dr Goix : Les Extases de sainte Thérèse, Annales de philosophie chrétienne, 1896. Il serait sans intérêt de discuter longuement ici les objections faites du côté catholique, au Père Hahn, pour avoir admis l’hystérie de sainte Thérèse. Aussi bien, cette discussion perd-elle son principal intérêt du fait, que les catholiques sont contraints d’admettre, comme nous le disons dans le texte, « un état de nervosisme grave chez sainte Thérèse. Que cet état soit ou non d’origine infectieuse (et cela parait bien peu probable) il n’importe pas ici.

(12) Garnier de Cisneros dans ses Exercices spirituels (1500) qui ont eu tant de succès, étudie la contemplation après l’oraison. Il la définit : Union d’amour sans qu’il soit besoin d’aucune considération de l’Entendement. Il cite l’Aréopagite. Dans cet état, l’âme agit moins qu’elle ne reçoit. La contemplation entre dans l’âme par la volonté et l’amour et peut aller jusqu’aux ravissements et aux extases ; c’est un état spirituel indépendant de toute imago corporelle et sensible, inexprimable par des paroles. Cet état ne dépend pas de l’industrie humaine ; il est bref, il est accompagné d’illumination intérieure et de ravissement ; il peut être accompagné ou non de visions imaginaires ou corporelles. Dans la contemplation, l’âme perd le souvenir de toutes choses ; toutes les actions et les pensées cessent et « comme il arrive lorsque l’on est comblé d’une joie extrême ou que l’on dort. » Si ces actions ne cessent pas tout à fait, l’âme néanmoins est si fortement attachée à son objet, que ces considérations et affections n’en sont nullement interrompues ou empêchées, l’art, IV, ch. V. Ce sublime degré de contemplation demande une entière application de l’entendement et de la volonté, L’expérience montre que cette attentive application n’est pas impossible (la réflexion, les artistes, Archimède). L’âme peut donc éloigner de soi les pensées inutiles «  et par ce moyen tendre à l’unité et à la simplicité, à laquelle elle parviendra si elle ne pense à autre chose qu’aux moyens de s’unir à son Créateur, qui est son centre, sa fin et son amour. » Part. IV, ch. XLVI. Je crois que sainte Thérèse fait allusion à ce passage au début du chapitre XXII de sa Vie.
Le traité de Jean d’Avila, Audi filia et Vide, est consacré presque entièrement à la méditation. Saint Pierre d’Alcantara, Traité de l’Oraison et Méditation (1534), étudie après la méditation la contemplation : vue pure et simple de la vérité, abandon du discours. Se renfermer en soi-même, demeurer attentif et se laisser saisir par le sommeil spirituel. L’âme reçoit alors une paix qui surpasse tout sentiment. «  Il s’en trouve qui sont tellement engloutis et absorbés en Dieu, non seulement en l’exercice de l’oraison, mais aussi en étant hors qu’ils perdent la mémoire de toutes choses pour l’amour de lui jusqn’à s’oublier eux-mêmes », p. 208 de la trad. française, Paris, 1606. Sainte Thérèse avait coutume de dire que ce livre était le fruit d’une expérience [p. 77] consommée. V. P. Courtot, Vie de Saint Pierre d’Alcantara, 1675. Louis de Grenade, dans son Traité de l’Oraison, définit aussi la contemplation.
I. François de Osuna. « In familia fratrum minorant doctrina et pictate paticis comparandus superiore vixil sacculo… Quo lamcn proficere magis in publicum visus est, studium fuit lucubrationes doctissitnas et piissimas in vulgus proferendi, et posterorum memoriac fructitiquc consecrandi.
Abecedario Espiritual de las circumslancias de la Pasion de Christo Nucstro Senor y o tros mysterios [5 vol. : le 1er en 1528, le 5e en 1541].

Abecedario hoc, sive ejus terliant partem, commendat ut ceredimus pietatis amatoribus sapientissima virgo Thercsia de Jesu. » Antonio, Bibliotheca hispana novo, I, 454. Chaque volume de l’abécédaire est divisé en traités qui ont pour texte un court verset et la succession en est alphabétique. Les trois abécédaires, dit Osuna dans son prologue, traitent des trois points principaux de la perfection humaine : 1° de la considération de la souffrance du Seigneur ; 2° la prière ; 3° le fruit des deux premiers, la marche sur le chemin de l’amour.

Le 3° abécédaire traite de l’oraison de recueillement (recojer e congregar lo disperso). Osuna étudie longuement comment et pourquoi cet état s’appelle recueillement : dans cet état les yeux se ferment, les membres perdent leur force ; quelquefois on se trouve paralysé pour un temps ; c’est une « sublimada operazion » qui au milieu du repos de l’imagination et des sens fait éprouver les œuvres spirituelles de la divinité, les puissances se taisent, l’âme « endiosada e unida a su molde » se transforme en Dieu et savoure son amour. Dans cet état l’âme est plus passive qu’active. Du reste le recueillement est accompagné de phénomènes physiques involontaires (mouvements, cris, automatismes sensoriels) ; et beaucoup sont mis dans cet état qui n’en savaient rien et n’y aspiraient pas. Osuna emploie parfois les expressions « Robo » (ravissement) et « salir de si ». Il distingue différents degrés de recueillement. L’humanité de Jésus-Christ ne trouble pas le repos du recueillement. Le livre d’Osuna est riche en documents psychologiques sur l’oraison et les phénomènes associés à l’oraison.

(13) Vie, 239.

(14) Château, VI, ch. I. Sur les conditions que sainte Thérèse exige d’un directeur, V.

(15) Chemin de la perfection, V ; Château, V, ch, iI ; VI, ch. VIII et IX ; Vie, XXVI, 417.

(16) P. Watrigant. La Gnose des Exercices Spirituels de saint Ignace. Études religieuses des Pères de la Compagnie de Jésus, 1897.

(17) Louis du Pont. Vie du P. Balthazar Alvarez (trad. Bouix), ch. XL et suiv. « Ils le soupçonnaient de mépriser le mode de prier par discours et par méditations, qui se pratique dans la compagnie et qui est approuvé par les Saints, et de vouloir conduire les nôtres par d’autres modes d’oraison singuliers et dangereux », 465.

(18) Louis du Pont, o. c., p. 129 et suiv..

(19) «  Comme ces Pères avaient formé mon âme, le Seigneur m’a accordé la grâce qu’ils aient implanté leur esprit dans nos monastères. » Sainte Thérèse, Lettres, 1568 (éd. G. de Saint-Joseph), 1, 37. Il est vrai que cette lette parait suspecte à l’éditeur. Mais cf. Vie, 37, 235, 244 ; 490.

(20) Vie, ch. XXII

(21) Louis du Puni, o. c., ch. XI. « Ce Père-ci fut celui qui lui aida le plus. » Ribera. Vie, ch. XI.

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