Henri Dagonet. Les sentiments et les passions dans leurs rapports avec l’aliénation mentale. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), 8esérie, t. II, juillet 1895, pp. 5-32.

Henri Dagonet. Les sentiments et les passions dans leurs rapports avec l’aliénation mentale. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), 8esérie, t. II, juillet 1895, pp. 5-32.

 

Henri Dagonet (1823-1902). Médecin aliéniste. Président de la la Société médico-psychologique (1885). Fils de Grégoire Dagonet, lui même médecin aliénéniste et fondateur de l’asile de Châlons-sur-Marne. A l’ouverture de l’asile Sainte-Anne en 1867, il est nommé médecin en chef de la division des hommes.

Il est l’auteur d’un Traité élémentaire et pratique des maladies mentales, qui connut deux éditions. La seconde de 1876, a cela de remarquable qu’elle fut la première publication psychiatrique à faire appel à la photographie. Mais aussi :
— Du rêve et du délire alcoolique. Extrait des « Annales médico-psychologique », 7e série, T. IX, 47e année, 1889, pp. 193-208 et 7e série, T. X, 47e année, 1889, 337-354. [en ligne sur notre site]

Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – L’image du portrait de l’auteur a été rajoutée par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 5]

LES SENTIMENTS ET LES PASSIONS DANS
LEURS RAPPORTS AVEC L’ALIÉNATION MENTALE

Par le Dr H. DAGONET

Les auteurs ont pris, en général, comme base de classification des maladies mentales, les troubles que l’on observe du côté de l’intelligence. De là les principales formes caractérisées par les anomalies que l’on rencontre au point de vue de l’association des idées, celles qui ont pour symptôme prédominant l’incohérence des idées et lenr association vicieuse, la manie et les délires systématisés, celles enfin qui reposent sur l’affaiblissement, la suspension ou l’excitation des facultés intellectuelles.

L’observation vulgaire montre cependant que chez les aliénés, on observe tont aussi bien les troubles de la sensibilité morale, des sentiments et des passions; que même l’altération, dans quelques cas, est plus pro­ fonde, plus accentuée de ce côté, qu’elle peut être [p. 6] véritablement prédominante, l’intelligence proprement dite restant en quelque sorte intacte. Ces faits sont parfaitement connus des médecins aliénistes ; mais les troubles de la sensibilité morale sont ordinairement d’une appréciation difficile, ils ne sont pas apparents comme ceux que présentent les facultés intellectuelles. Il faut en effet, pour les découvrir, un tact particulier et une véritable expérience ; ils se confondent souvent avec ce que l’on observe à l’état physiologique.

On comprend donc comment la classification qui repose essentiellement sur la forme même que revêtent les manifestations délirantes, a dû être facilement acceptée. C’est évidemment là une classification arbitraire, car elle n’est basée que sur un seul symptôme, le délire. Pour être complète, elle devrait comprendre un ordre de faits plus étendu et envisager l’individu atteint d’aliénation mentale, non seulement au point de vue de l’altération de l’intelligence, mais encore à  celui des facultés morales, C’est dans ce but qne nous voulons résumer les observations suivantes.

SENSIBILITÉ MORALE

La sensibilité morale domine en quelque sorte la vie psychique de I’individn. Dans le langage habituel, ou rattache à cette faculté primordiale les émotions et les mouvements passionnels qui nous agitent. Les émotions que nous éprouvons déterminent, on le sait, dans l’organisme, un trouble particulier, un retentissement dont on ne peut nier l’évidence : les fonctions sont entravées, la respiration, la circulation deviennent difficiles, le sang s’accumule dans les organes intérieurs, le visage pâlit ou se colore à la suite des impressions plus ou moins agréables, l’expression des traits indique suffisamment la nature des émotions ressenties.

Suivant Condillac, les idées, la réflexion, le jugement [p. 7] ne seraient que des sensations transformées dont elles seraient elles-mêmes le principe et l’origine : Nihil est in intellectu quod non fuerit in sensu,

Sans examiner ce que cette doctrine peut avoir d’absolu, nous nous bornerons à constater l’influence incontestable que les troubles de la sensibilité morale viennent imprimer au développement des manifestations délirantes. L’état de la sensibilité, le degré d’impressionnabilité qui en dépend, varient suivant certaines conditions et sui vant les individus, Il nous parait inutile d’insister à ce sujet. Ce qu’il importe de constater c’est que la plupart des aliénés présentent, au point de vue moral, des désordres plus on moins étendus, qui tantôt précèdent l’explosion du délire et contribuent souvent alors à en déterminer la forme, ou bien lui succèdent, sont déterminés par lui : dans ce dernier cas, il nous permettent souvent d’expliquer les erreurs, les idées fixes, les hallucinations qui en sont la conséquence.

SENTIMENTS. PASSIONS. — On se sert du mot sentiment pour désigner l’impression qu’éprouve le moi, lorsque les phénomènes dépendant de la sensibilité se sont accomplis. Les passions résultent de l’exagération des sentiments et provoquent les mouvements impulsifs plus on moins irrésistibles. Quelle que soit la multiplicité des sentiments qui agitent l’homme, on peut, d’après Renaudin (Études méd.-psychologiques, p .. 82), les ramener à trois chefs principaux : le sentiment de la personnalité, les sentiments affectifs et le sentiment religieux.« Ce sont moins des types, dit-il, que les divers degrés du développement psychique. » Rappelons aussi que Georget avait voulu ranger les affections morales en quatre classes suivant qu’elles se rapprochaient de la joie, de la colère, de la frayeur et du chagrin. [p. 8]

La classification de Renaudin nous parait suffire pour le point de vue auquel nous nous plaçons.

I. — Sentiment de la personnalité. — Le sentiment de la personnalité est, à l’état normal, celui qui nous donne la conscience de notre propre existence, des qua­ lités morales et physiques qui nous caractérisent, de notre force, de notre courage, de notre jugement, de notre intelligence, etc.

Vagne dans son principe, mieux raisonné par la suite, il a pour première manifestation ce qu’on est convenu d’appeler l’amour-propre: « C’est le degré le plus élémentaire de l’orgueil ; il en est pour ainsi dire l’instinct. Il se concentre d’habitude sur certains points, sur certaines idées. Chacun a l’amour propre d’exceller dans telle ou telle partie ; il a, sous ce l’apport, son idée fixe qu’il doit contrebalancer avec soin s’il ne vent pas subir sa domination au détriment du jugement et de la saine raison. » (Renaudin,op. cit., p. 83.)

L’amour-propre joue dans la vie de l’homme un rôle considérable, il personnifie ou exagère l’individualisme, il produit l’émulation ou l’orgueil et l’envie, etc.

Exagération du sentiment de la personnalité. — L’orgueil est l’exagération simple du sentiment de la personnalité. Porté à un certain degré, il rend l’individu tenace, aveugle sur ses propres erreurs, finissant par se convaincre lui-même et persistent, malgré les meilleurs conseils, dans la voie dans laqnelle il s’es engagé. Il donne souvent à l’individu une confiance illimitée en lui-même, qui sera poussée quelquefois jusqu’à la témérité, et ne tiendra compte sans aucun souci des dangers encourus.

A l’état pathologique, dans les périodes de surexcitation, il détermine une sorte d’ivresse sous l’influence de laquelle se développent les erreurs de perception, les hallucinations et les idées fixes. [p. 9]

L’individu se croit riche, puissant, il peut atteindre un pouvoir surnaturel ; le sentiment de sa personnalité s’exagère jusque dans les éléments qui caractérisent le délire. L’idée fausse le passionne exclusivement, il ne peut plus la juger avec impartialité ; elle devient d’autant plus absurde que l’individu est moins intelligent on plus aliéné.

Le délire ambitieux n’est pas, à proprement parler, une transformation, mais une exaltation d’un état physiologique. On sait que ce délire se rencontre dans les formes mentales les plus diverses.

Suspension du sentiment de la personnalité. — Sous le nom de stupeur, stupidité, démence aiguë, on désigne une affection principalement caractérisée par la suspension plus ou moins complète des fonctions psycho-cérébrales et, par conséquent, du sentiment de la personnalité. « Dans cet état, disait un malade d’Esquirol, mon intelligence est nulle, je ne pense pas, je ne vois et n’entends rien ; si je vois, si j’apprécie les choses, je garde le silence, n’ayant pas le conrage de répondre; mes sensatioos sont trop faibles pour qu’elles agissentsurma volonté. »

Georget admettait également pour cette affection la suspension des facultés cérébrales, la contusion des idées et l’obtusion de l’intelligence. Les malades dont il cite l’observation ont déclaré que, pendant l’état étrange dans lequel ils se tronvaieut, ils ne pensaient à rien ; que les idées leur venaient quelquefois à l’esprit en grand nombre, mais si confusément, qu’il leur était impossible d’en exprimer aucune.

La suspension du sentiment de la personnalité est pour nous la cause fondamentale de cette affection. Il existe, en effet, dans quelques-unes de ses variétés, un chaos, une confnsion au milieu de laquelle les malades ne peuvent se reconnaître ; comme l’a fait remarquer Baillarger, [p. 10] il y a, chez eux, perte de la conscience du temps, des lieux, des personnes et, même, suspension de la volonté. Tout indique le défaut de spontanéité qui est le signe distinctif de ce trouble psychique ; dans quelques cas, on voit le malade se livrer à des actes qui le font ressembler à un véritable automate, il répète les mouvements qu’il voit faire, emboîte le pas d’un malade qui le précède, s’arrête en même temps, etc. Il existe une insensibilité plus ou moins marquée, qu’il s’agisse de stimulants d’ordre moral et intellectuel, on encore de stimulants d’ordre physique. Au milieu de la confusion des impressions de toutes sortes, internes on externes, dont ils sont le jouet, il leur est impossible de faire aucune distinction, tout se mêle et se confond dans leur esprit. Les manifestatious délirantes qui en résultent sont elles-mêmes marquées an coin de la confusion la plus extrême, elles rappellent l’état de rêve. Chez le rêveur comme chez le stupide, il y a suspension de la personnalité et de la volonté, (Voir Dr Chaslin. La confusion mentale primitiue, 1895.)

Affaiblissement du sentiment de la personnalité.L’affaiblissement, la diminution, la perte du sentiment de la personnalité s’observent dans différentes affections mentales : dans l’hypochondrie, dans certaines variétés de la paralysie générale, dans le délire mélancolique, plus ou moins systématisé, que l’on a décrit sous le titre le délire de négation, etc.

Cette perte peut être partielle ; l’individu affirme que telle on telle partie de son corps n’existe plus, qu’elle est transformée en un objet quelconque, en bois, en carton, eu caoutchouc, etc. ; c’est là une chose inerte, et il cherche à en donner la preuve en se mutilant. Dans ce cas, comme l’a si justement fait remarquer Ribot (Maladies de la personnalité, p. 106), il existe des troubles de la cénesthésie (sens du corps), qui se présentent [p. 11] avec les formes les plus variables. Quelques malades ont le sentiment. de n’avoir plus de poids, d’être très légers ; beaucoup ont perdu la sensation de la résistance et ne reconnaissent plus avec le tact la forme des objets. Ils se croient « séparés de l’univers », leur corps est comme enveloppé de milieux isolants qui s’interposententre eux et le monde extérieur.

L’altération du sentiment de la personnalité se joint dans ce cas aux troubles de la sensibilité. générale. Le sensations anormales que l’altération des sens de la vue, de l’ouïe, du goût et de l’odorat viennent provoquer, contribuent à développer les éléments d’une nouvelle personnalité. Les malades disent eux-mêmes qu’ils ne sont plus en état d’apprécier la nature de leurs sensations nouvelles, qu’ils sont devenus une autre personne.

Esquirol cite l’observation d’une jeune fille qu’il soignait à Charenton ; elle était persuadée qu’elle n’avait plus de corps ; elle allait sans cesse comme une personne égarée à la recherche de son corps, elle le demandait pendant la visite et répétait continuellement : « Je n’ai plus de corps. Que vais-je devenir ? Rendez-moi mon corps. » Une autre croyait que le diable avait emporté son corps ; la surface de la peau était complètement insensible. Foville cite également un fait analogue ; un soldat, à la suite d’une blessure grave, prétendait qu’un boulet avait emporté son corps ; ce que l’on prétendait voir ce n’était pas lui, mais une mauvaise machine faite à sa ressemblance.

Les causes des anomalies de la sensibilité générale qui semblent présider au développement de ce délire sont difficiles à apprécier ; certaines modifications obscures de la sensibilité musculaire donnent naissance à ces conceptions délirantes.

Griesinger a insisté snr un phénomène particulier à [p. 12] quelques aliénés, une anesthésie psychique qui enlève à I’intelligence la perception de la sensation. On entend des mélancoliques dire : « Je vois, j’entends, je ressens, mais je ne peux percevoir la sensation, c’est comme s’il y avait un mur entre moi et le monde extérieur. »

Les hallucinations sont une des conséquences les plus fréquentes de la transformation et de l’affaiblissement du sentiment de la personnalité. Une hystérique, citée par Baillarger (Ann. méd.-psych., 1re série, t. VI, p. 151), entend une voix qui commente ses paroles, les critique, les tourne en ridicule. Le ton de cette voix, quand « l’esprit parle, diffère toujours un peu et même quelquefois totalement de la voix ordinaire de la malade, et c’est pourquoi celle-ci croit à la réalité de l’esprit ».

Ledélire des négations, particulièrement étudié par Cotard, se rattache surtout à l’affaiblissement plus on moins considérable du sentiment de la personnalité. Cotard a dit qu’il s’agissait d’un manque de l’énergie psycho-motrice. « Des états de dépression psycho­motrice, ajoute-t-il, dérivent une disposition morale pénible, un abattement, un désespoir qui s’expliquent plutôt par la perte de l’énergie motrice que par des troubles de la sensibilité. Le délire des négations auquel aboutissent les formes graves, s’explique ainsi par des troubles moteurs. (Ann. méd.-psych.,oct. 1891, p. 328.)

  1. Falret a fait remarquer que ce délire a une évolution progressive, c’est d’abord une sorte d’hypochondrie morale, puis les conceptions délirantes les plus diverses, les idées de ruine, de culpabilité, d’indignité et de damnation surviennent. Plus tard, à une période avancée, apparaissent les idées délirantes réellement absurdes. (Ann. méd.-psych., décembre, 1892, p. 369.)

D’une manière générale, dit Ribot (op. cit., p. 148), sous I’influence de ces états pathologiques, il existe une [p. 13] aliénation de la personnalité, l’ancienne est devenue étrangère, aliena,pour la nouvelle. L’individu finit par ignorer sa première ; quand on la lui rappelle, il la contemple objectivement, comme séparée de lui. Le malade parle de lui à la troisième personne. L’anxiété est l’un des caractères habituels de cette altération de la personnalité qui se montre aussi à la suite d’autres états, démence, paralysie générale, etc.

(Voir J. Dagonet, Bulletin de la Société de méd. mentale de Belgique, 1892.)

Nous n’insisterons pas davantage sur les troubles nombreux de la personnalité ; nous les avons résumés avec tous les détails nécessaires dans notre Traité des mal. ment., 1894, p. 77 ; nous nous bornerons à constater que le sentiment de la personnalité subit, chez un grand nombre d’aliénés, une transformation profonde. La conscience ne perçoit plus de la même manière les impressions que l’organisme lui transmet et celles qui proviennent du monde extérieur. Les objets et les choses ont une signification toute contraire à celle qu’ils avaient autrefois, de là les idées délirantes des formes particulières d’aliénation mentale et les déterminations qui, sans cela, nous paraîtraient inexplicables.

1 — Troubles de la sensibilité morale proprement dite (sentiments affectifs). — La sensibilité morale proprement dite, source des sentiments et des passions, présente une perturbation profonde dans la plupart des formes d’aliénation mentale. Dans le langage habituel, on rattache à cette faculté tous les mouvements qui se succèdent si rapidement en nous, les émotions diverses qui s’accompagnent d’un sentiment de plaisir ou de peine, en un mot tout ce qui nous agite pendant le cours de notre existence. Les sentiments affectifs, à l’état normal, se développent sous les formes les plus diverses ; ils entraînent la sympathie ou l’antipathie à l’égard des [p. 14]personnes avec lesquelles nous nous trouvons en relation, et les individus présentent sous ce rapport une aptitude qui se développe avec l’âge et que peuvent modifier l’éducation et surtont le milieu ambiant et les intérêts de toutes sortes qui deviennent le principal stimulant.

Les sentiments affectifs, sons l’influence de la folie, se modifient profondément ; on observe de ce côté l’exagération, l’affaiblissement on la perversion. On a déjà remarqué que le caractère subissait une transformation considérable, à la période prodromique de l’affection mentale. Tantôt les traits saillants du caractère sont exagérés, comme on l’observe dans quelques variétés de la mélancolie, et quelquefois même la folie ne présente d’autre symptôme paychiqne apparent que l’exagération du caractère primitif, tantôt ou en observe la transformation complète. L’individu de caractère droit et franc devient dissimulé ; à la douceur, on voit succéder l’irritabilité ; les antipathies remplacent les sentiments affectifs les plus développés.

Dans la paralysie générale, cette modification se présente longtemps avant l’apparition des manifestations délirantes et des troubles moteurs. Le malade se livre à des excès, que l’on considère plus tard connue la cause de la paralysie générale, alors qu’ils n’en étaient que les premiers symptômes ; sa moralité a baissé, il n’a plus aucun sentiment d’honneur, il vit dans la débauche la plus crapuleuse, etc.

De nouvelles passions surgissent chez un grand nombre d’aliénés, ils deviennent d’une impressionnabilité très grande, leurs sentiments affectifs se transforment plus on moins ; ils prennent en aversion les personnes qu’ils chérissaient le plus, ou du moins s’ils ne leur témoignent pas les marques d’un profond mépris, ils n’ont plus pour elles qu’une indifférence complète. « Cette perversion [p. 15] morale, dit Esquirol, est si constante, qu’elle me paraît un caractère essentiel de l’aliénation mentale. Il est des aliénés dont le délire est à peine sensible ; il n’en est pas dont les passions, les affections morales ne soient désordonnées, perverties ou anéanties. »

Toutes les passions peuvent prendre chez quelques aliénés un développement extraordinaire. Elles ont une énergie plus ou moins en rapport avec la forme même du délire qu’elles contribuent souvent à déterminer.

C’est ainsi que les passions expansives, celles qui expriment le contentement, le bien-être, la satisfaction de soi­ même, constituent, par leur exagération, le caractère spécial du délire systématisé ambitieux et de certaines phases de la paralysie générale ; les passions dépressives, celles qui expriment le chagrin, la crainte, la frayeur, se rencontrent dans les diverses variétés de la mélancolie et de la stupidité. (Nous reviendrons plus loin sur les particularités que présentent certaines passions au point de vue de la forme spéciale des manifestations délirantes.) Chez les individus atteints de manie et d’excitation maniaque, les passions présentent comme les idées qu’elles déterminent une remarquable instabilité. Elles se succèdent les unes aux autres avec une mobilité que rien n’explique. Le malade passe sans transition de la joie la plus vive à toutes les manifestations de la douleur la plus profonde ; il ne garde aucune mesure dans les sentiments de haine, de vengeance qui l’animent tout à coup et qui font brusquement place aux expressions contraires d’une amitié sans bornes.

Dans l’état de raison, entre le mouvement impulsif passionnel et la détermination, intervient la conscience, principe régulateur des fonctions psychiques ; l’acte commis engage nécessairement la responsabilité de celui qui l’a commis : chez l’aliéné, la conscience estabsente ; elle ne vient pas apporter d’obstacle à [p. 16] l’accomplissement de déterminations regrettables, c’est là, on peut le dire, une règle générale, un principe vrai dans la majorité des cas.

Perversion morale (folie morale, impulsive).— La perversion morale caractérise certaines formes d’aliénation mentale. Les maniaques, dans quelques variétés de leur maladie, sont poussés à des actes de méchanceté ; comme l’a fait observer Esquirol, ils se plaisent à faire le mal, ils injurient, ils calomnient, ils rient du mal qu’ils font et de celui qu’ils voient faire, et., Il existe une forme remarquable que l’on a désignée sous le nom de folie morale impulsive qui est en quelque sorte systématisée et qui se caractérise par une perversion profonde, sans manifestations délirantes bien apparentes. Nous ne devons pas y insister longuement.

La folie morale est une affection particulièrement caractérisée par l’exagération passionnelle des sentiments les plus pervers et l’affaiblissement de la volonté, plutôt que par le trouble même des facultés intellectuelles, en d’autres termes par un entraînement souvent irrésistibleaux actes blâmables ou dangereux ou par la perturbation du sens moral et des tendances instinctives. Prichard a donné à cette forme d’aliénation le nom de moral insanity.Mandsley a admis que, comme l’intelligence, le sens moral peut être affecté isolément ; mais, ainsi que l’observe Flemming, tontes les facultés étant étroitement liées les unes aux autres, on ne saurait facilement comprendre qu’une faculté vînt à rester isolément troublée sans entraîner une lésion plus ou moins générale du reste de l’entendement. « Tous ceux, dit Maudsley, qui ont écrit sur l’aliénation mentale, sont contraints, par l’observation des faits, à reconnaître qu’il est, pour cette affection, des variétés où le délire n’existe pas, une folie où il y a principalement insanité du sentiment et de la conduite. Ainsi dans les deux [p. 17] grandes divisions primaires appelées la mélancolie et la manie, on distingue une mélancolie sans délire et une manie sans délire.»

Les individus atteints de cette forme d’aliénation, dit Trélat, sont fous, mais ne le paraissent pas parce qu’ils s’expriment avec lucidité. Ils sont fous dans leurs actes plutôt que dans leurs paroles. Ils savent parfaitement se contenir devant les personnes étrangères ; une fois abandonnés à eux-mêmes, chez eux, dans leur intérieur, on les voit se livrer aux actes les plus désordonnés, aux actions les plus noires et les plus méchantes.

L’auteur que nous citons a rapporté entre autres les observations suivantes : Mlle X… est presque périodiquement sujette à des accès maniaques pendant lesquels elle frappe à coups redoublés tout ce qui est à sa disposition, déchire ses vêtements, ses draps, ses couvertures et ses matelas, brise ses meubles et tout ce qu’elle peut trouver sons la main. Pendant ce temps et jusqu’au milieu de sa plus grande violence, elle conserve et possède toute son intelligence et répond toujours juste aux questions qu’on lui adresse ; si on lui reproche ses violences et ses actes de méchanceté, elle affirme qu’elle ne peut pas faire autrement. Comme autre exemple de ce qu’il appelle les maniaques lucides, il cite une autre malade qui de temps à autre, un mois sur deux, est prise d’un accès de manie morale. Elle devient nuisible et dangereuse pour ses voisines ; elle les pousse, les pique, les pince, elle s’empare de leur ouvrage, le coupe, le salit et le remet bien vite en place. Si on lui reproche les actes qu’elle a commis, si on lui montre la preuve, elle ne dit rien, sa figure demeure immobile, Elle est toujours lucide et conserve dans ses accès l’apparence du calme le plus profond (1). [p. 18]

Nous ne décrirons pas, à propos de la folie morale et impulsive, les nombreuses impulsions que 1’on observe sous l’influence de cet état morbide ; elles sont connues sous les noms de folie homicide, suicide, kleptomanie, pyromanie, dipsomanie, etc., et ne sauraient constituer une infraction punissable, quelles que puissent être les apparences du discernement. Les aliénés impulsifs, lorsqu’on les interroge sur les motifs qui leur sont reprochés, ne peuvent faire connaître de mobile sérieux ; ils répondent tous de la même manière ; c’est une impulsion violente contre laquelle ils ont en vain lutté, qui les a sollicités.

L’aliénation mentale n’est certainement pas une passion, mais un état pathologique nettement caractérisé.

III. — Passions affectives ; leurs rapports avec laforme d’aliénation mentale — Les passions, comme leur étymologie l’indique : pâtir ou souffrir, sont les émotions qui viennent troubler notre sensibilité intérieure ; on les a encore appelées des mouvements contre nature. La passion absorbe les autres affections, elle devient exclusive. Les individus doués d’une sensibilité vive et exaltée, d’une imagination ardente, sont les plus susceptibles de ressentir et de transmettre les passions. Si les passions sont l’excitant le plus puissant des fonctions intellectuelles, on peut, d’autre part, affirmer que l’intelligence peut, à elle seule, dominer la passion ; chez les aliénés, on observe de ce côté, en l’absence de toute raison, les dérèglements les plus remarquables.

An nombre des facultés affectives prédominantes, nous devons placer la crainte et la frayeur, qni en est l’exagération. Non seulement elle donne à la forme d’aliénation un cachet véritablement particulier, mais elle peut momentanément suspendre l’exercice des fonctions intellectuelles.

Si la nuit vous êtes seul, dans un endroit écarté, pour [p. 19] peu que vous soyez dans une disposition nerveuse particulière et que la peur vous saisisse, vous voyez alors surgir les fantaisies les plus sombres ; les conceptions les plus singulières s’emparent de votre esprit, l’idée fixe que des voleurs, des assassins peuvent être cachés dans les sentiers obscurs que vous traversez, tous les souvenirs en rapport avec cette idée, avec vos croyances, la danse des morts, les feux follets, etc., font leur apparition en traits de feu devant l’imagination troublée. Une volonté énergique vous permet de vous ressaisir et de chasser comme par un souffle ces images. Mais elles n’en démontrent pas moins que tonte cette création d’idées fixes et d’illusions a été produite par le trouble moral dans lequel vons vous êtes accidentellement trouvé.

La crainte est une dépression de la sensibilité qui donne à l’esprit l’idée d’un mal ou d’un péril plus ou moins grave et plus on moins prochain. Elle provoque chez les aliénés des souffrances intolérables. Elle exerce sur les fonctions organiques I’influence la plus fâcheuse, et donne à l’individu une attitude humble et suppliante, les genoux fléchissent, les muscles se relâchent, le visage pâlit, la respiration s’embarrasse, la lèvre inférieure tremble, une sueur froide parcourt tout le corps. Elle développe la série des passions dépressives qui isolent l’individu de plus en plus. Sous son influence, la notion du sens moral se perd et l’individu se livre aux actes que sa conscience réprouve ; de là, les regrets, les remords qui caractérisent certaines formes de délire lypémaniaque. (Renaudin, op. cit., p. 93.)

La frayeur, qui est le degré le plus élevé, peut déterminer un véritable état de stupeur. Rien n’est contagieux comme la peur et la frayeur, dont l’effet est désastreux sur les masses, Elles peuvent contribuer au développement de certaines névroses et de l’aliénation ; [p. 20] sous leur action naissent les erreurs de perception, lesillusions les plus singulières et souvent les hallucinations les plus pénibles. Au point de vue religieux, les égarements de la conscience qui caractérisent le remords sont la cause de manifestations délirantes multiples, d’autant plus qne la volonté des malades est déprimée et que la diminution de leurs forces physiques a favorisé l’état de prostration contre lequel échoue tout effort de réaction.

Mélancolie anxieuse. — Une forme bien remarquable, la mélancolie anxieuse, panophobique, se caractérise par des angoisses, des inquiétudes vagues, des terreurs ; les conceptions délirantes plus on moins systématisées peuvent ne pas exister.

C’est une crainte vague, indéfinissable, qui saisit l’individu à certains moments et qu’il ne peut ni maîtriser, ni expliquer. « J’ai peur, dit le malade, et je ne sais pas pourquoi. » Cette angoisse morale peut présenter tous les degrés, depuis la simple crainte jusqu’aux terreurs les plus violentes. Sous leur influence les malades poussent des lamentations sans fin et d’affreux gémissements ; puis le délire se formule d’une manière plus ou moins caractéristique. Leur physionomie est caractéristique, elle révèle au premier abord les anxiétés qui les torturent ; le regard est profondément triste et désespéré ; on observe de l’oppression et, même des accès de suffocation (mélancolie précordiale). Quelques malades, sous l’influence de la frayeur qu’ils éprouvent, sont dans une agitation extrême, ils courent sans but, d’une place à l’autre, renversent les obstacles qui s’opposent à leur passage. Cet état porte le nom de melancholia agitata, errabunda, activa.

Nous avons observé un malade atteint d’accès intermittents de stupeur panophobique, dont il avait la conscience. Il décrivait ainsi dans une de ses lettres [p. 21] cette triste maladie : « J’ai une singulière maladie ; je suis trois semaines bien et trois semaines en délire. La fièvre me prend, je tremble, je bégaie, je regarde tout autour de moi avec effroi, avec une impression pénible ; tout me fait peur, le feu, l’eau. Le corps entier et la tête me pèsent ; je suis dans un accablement profond ; puis tout disparaît comme par enchantement, etc. »

Les délires phobomaniaques. — Sous ce nom ou celui de phobies, on désigne les manifestations délirantes qui reposent essentiellement sur le sentiment de la crainte, de la peur et de la frayeur.

L’alcoolisme aigu est un type de cette forme de

trouble mental. Ce délire très caractéristique présente, pour ainsi dire, une même physionomie chez tous les malades ; ce qui lui donne un cachet tout particulier, ce sont les terreurs qui se développent, les hallucinations de la vue et de l’ouïe qui en sont la conséquence, de là l’expression d’hallucinations terrifiantes. Le trouble sensoriel est le phénomène prédominant, et le plus apparent, celui qui frappe le plus l’esprit du malade et dont il conserve, surtout pendant les premiers jours de sa maladie, le souvenir le plus vivace. Il offre souvent le caractère d’un délire systématisé aigu, suivant l’expression des auteurs allemands, en ce sens qne les récits des malades s’enchaînent avec une certaine logique, malgré la rapidité des scènes effrayantes qui se déroulent devant eux. Le malade crie an feu, appelle au seconrs, il veut fuir les flammes, sauver les personnes du danger ; il fuit les brigands, les voleurs, Ies animaux qui veulent le dévorer. Il se précipite par toutes les issues et quelquefois, en raison du trouble des facultés qui dénature les objets extérieurs, il donne de la tête contre les murs, se jette par la fenêtre, dans la, rivière, etc.

Cependant, au milieu même de l’excitation la plus désordonnée, au plus fort du délire, la conscience est [p. 22] rarement anéantie. En interpellant vivement le malade, en lui parlant haut et sur le ton de l’autorité, on peut presque toujours fixer son attention et interrompre le délire. Mais le calme est momentané et l’excitation ne tarde pas à revenir.

La frayeur et l’angoisse, qui sont l’un des phénomènes de l’accès d’alcoolisme aigu, présentent des degrés variables. L’individu peut être effrayé par ce qu’il sent comme par ce qu’il perçoit ; mais, parfois aussi, il a des frayeurs qui ne sont nullement motivées ; il ne sait pas pourquoi il a peur ; il reste immobile, à la même place, sans pouvoir indiquer la cause de sa terreur. C’est seulement lorsque celle-ci est portée au plus haut degré qu’on voit ces malheureux marcher et courir devant eux, sans savoir où ils vont, brisant les obstacles qui s’opposent à leur fuite. Dans quelques circonstances, on les voit se rendre au poste pour réclamer de l’autorité aide et protection.

Les phobies s’observent surtout chez les neurasthéniques,

Morel avait donné le premier à ce trouble mental le nom de délire émotif (Archives générales de médecine., 1866).

Dans le délire panopbobiqne que nous venons d’indiquer, les terreurs des malades sont généralisées ; mais elles peuvent être limitées et porter sur un objet particulier, de là les différentes formes de cette affection. Dans l’agoraphobie (la peur des espaces), une idée obsédante domine le malade, elle lui fait croire qu’il ne peut traverser une place sans être accompagné ; cette idée produit chez lui une angoisse croissante et peut déterminer le vertige. La claustrophobie (peur des espaces fermés), la syphiliophobie, la bacillophobie, la peur des épingles. etc… forment les varietes des phobies.

Les malades ont conscience de leur état ; une distraction passagère, tout ce qui détourne leur attention suffit [p. 23] dans un grand nombre de cas pour empêcher la crise de se produire. Ce qui les tourmente, c’est qu’on puisse les considérer comme aliénés ; cependant pour peu que cette situation pénible se prolonge, on comprend que les manifestations délirantes ne tardent pas à se produire. Ces obsédés une nue certaine propension à écrire ; ils mettent, avec une satisfaction relative, leur médecin au courant de leurs angoisses, de leurs émotions et de leurs aventures, mais ils diffèrent des hypochondriaqnes qui, dans la description de leurs souffrances imaginaires, se livrent à toutes les exagérations de langage. On a indiqué pour la genèse de cette affection, en dehors de la prédisposition héréditaire, des causes déterminantes multiples, généralement de nature débilitante, telles que le travail exagéré, les préoccupations morales très vives, les excès vénériens, toutes les causes en un mot de l’épuisement nerveux.

Hypochondrie. Instinct exagéré de la conservation. — L’hypochondrie, qui est une des formes phobomaniaqnes les plus remarquables, a été aussi considérée comme une des variétés du délire mélancolique systématisé. L’exagération maladive du sentiment de la conservation, la préoccupation incessante de I’individn au sujet de sa ssntè en est le caractère principal. Elle détermine chez lui la terreur extrême d’être affecté de maladies dangereuses, incurables, susceptibles de le conduire au tombeau ; elle l’oblige à concentrer sans cesse toute son attention sur les opérations matérielles qui se passent en lui, elle finit par lui procurer des sensations qui ne reposent sur aucune altération réelle, et par lui faire croire qu’il est réellement atteint de la maladie qu’il redoute le plus. Elle le rend insociable, lui fait abdiquer tout respect des convenances sociales, le rend esclave d’habitudes absurdes et le conduit souvent par une sorte de contradiction an dégoût de la vie. [p. 24]

L’hypochondriaque présente en même temps des sigues de perversion morale, ses idées revêtent un caractère obsédant et deviennent à un certain degré de la maladie véritablement délirantes.

Folies érotiques. L’amour (Renaudin, op. cit. p. 124) est le complet développement du sentiment affectif ; il exalte la sensibilité générale à un tel degré que rien ne peut la stimuler en dehors de cette préoccupation exclusive. Le caractère, les habitudes, l’aptitude intellectuelle sont asservis à ce sentiment qui devient le principal régulateur de l’existence.

L’influence de l’amour sur la vie de l’homme varie suivant la période de son existence et les conditions qui président à son développement. On connaît le changement profond que subit l’individu sous l’influence de la puberté ; à cette époque, les penchants subissent une métamorphose profonde, il se produit une véritable invasion de sentiments et d’instincts nonveanx, L’ardente passion que produit l’amour détermine dans le caractère et les déterminations les effets les plus remarquables. Elle rend l’avare prodigue, le timide audacieux ; exalte l’imagination, rend l’homme éloquent et le porte à des actions parfois éclatantes, au mépris du danger et an péril de la vie.

Dans les cas de prédisposition on voit surgir des désordres qui se caractériaeut par des sentiments érotiques, comme par des aberrations fâcheuses ; dans tous les cas, les formes d’aliénation présentent un cachet particulier. Il n’est pas de médecin qui n’ait en l’occasion d’observer des exemples plus on moins remarquables d’aliénation, déterminés par des chagrins d’amour ; mais c’est surtout la lecture assidue d’ouvrages romanesques, érotiques qui doit être considérée de nos jours comme une des causes puissantes d’excentricités maladives. Une littérature plus propre à pervertir le sens moral qu’à fortifier [p. 25] l’intelligence, en surexcitant les passions, tend à exalter l’imagination, à fausser le jugement, à déplacer les affections naturelles et légitimes ; elle développe, par suite, une disposition marquée à la folie.

Nous retrouvons chez un grand nombre d’aliénés la manifestation de la passion érotique. La manie érotique est une variété de manie caractérisée surtout par les idées lascives. Les organes sexuels sont l’objet d’une surexcitation marquée, qui porte les malades à des habitudes d’onanisme ; ces excès à leur tour aggravent le délire. L’excitation sexuelle peut être poussée jusqu’à ce désordre effroyable qu’on a désigné sous le nom de nymphomanie chez les femmes, de satyriasis chez les hommes, et qui caractérisent le degré le plus élevé de la manie érotique, Quelqnes malades peuvent conserver la conscience de leur pénible situation ; mais, à un degré plus élevé, ils sont impuissants à dominer les impulsions irrésistibles qui les entraînent aveuglément à la satisfaction de leurs désirs.

Sons le nom d’hallucinations génitales, on a décrit le délire sensoriel qui a pour siège une irritation morbide des organes génitaux : « Il faut attribuer, dit Ball (Mal. Ment. p. 81), à ces sortes d’hallucinations les récits des sorciers qui croyaient se rendre au sabbat pour avoir commerce avec le diable, et les légendes où figurent des démons incubes et succubes ; il faut leur rapporter enfin les plaintes des aliénées qui prétendent avoir été violées pendant leur sommeil par des individus qu’elles désignent nominativement et qu’elles choisissent habituellement dans leur entourage. »

Sous le nom de mégalomanie érotique, monomanie érotique d’Esquirol, on a désigné une forme curieuse de délire systématisé chronique, caractérisée par un amour excessif, tantôt pour un objet connu, tantôt pour un objet imaginaire, et dans laquelle les [p. 26] idées restent fixes. Chez ces malades érotiques on remarque toujours le contentement de soi-même, l’exagération du sentiment de la personnalité ; ils sont heureux, contents et adressent leurs hommages à des personnes placées dans les conditions sociales les plus élevées, qu’ils croient éprises de leurs avantages personnels et de leur rare mérite. Cet amour exclusif, romanesque, s’observe plus souvent chez les femmes que chez les hommes.

Une mégalomane érotique que nous avons observée, mère de famille et âgée de plus de cinquante ans, remettait à l’interne chargé du service, des lettres dans lesquelles elle lui exprimait les sentiments les plus tendres. Nous extrayons d’une de ces lettres les passages suivants : « O Amour, quel est ton charme ? Tu donnes de la vie, du sentiment à un être froid comme le marbre. Je crois sentir encore un cœur vibrer en moi, mais ce cœur sec et froid fait, hélas ! de vains effort…. Comme une nouvelle Héloïse, j’étreins une ombre, je la combats après, je la quitte pour la ressaisir de nouveau, mais sans en obtenir plus de bonheur… Qui ne comprend pas le bonheur d’aimer et d’être aimé, est pour moi un être incompréhensible, car l’amour élève, agrandit l’âme. L’amour répand un charme sur tout ce qui nous environne, et par ce charme, on voit les choses les plus objectes de la nature sous une antre forme, une antre couleur ; on est porté à aimer tout ce qui nous environne ; si l’amour était complet, comme il devrait l’être, quel être pourrait se trouver malheureux, dut-on même ne jamais posséder l’objet de nos désirs, etc. » (Dagonet, Traité des maladies mentales, p.392.)

Sentiment religieux. Folies mystiques.— Le senti­ ment religieux, ce besoin de croire à une vie future et à l’intervention de forces occultes et surnaturelles [p. 27] dans la vie présente, exerce en général chez les hommes une influence à laquelle il est difficile de se soustraire. « Si ce sentiment conduit aux résolutions les plus sublimes, dit Renaudin (op, cit., p. 104), il vient, lorsque la raison ne le dirige plus, anéantir le sens moral. L’homme s’isole alors dans nne extase permanente, il perd peu à peu toute initiative ; le sentiment de la personualité s’efface chez lui, il n’est plus que l’instrument passif d’un pouvoir surnaturel qui le domine. »

Le fanatisme, qui est l’exagération du sentiment religieux, est contagieux et il peut déterminer des accidents nerveux graves.

Dans le nord de l’Irlande, en pays protestant, une épidémie de délire mystique se manifesta, à la suite de prédications destinées à amener le réveil religieux ; les jeunes filles et les enfants étaient les premières victimes, présentaient des phénomènes névropathiqnes divers que le peuple désignait sous le nom de religion hystérique (hysterical religion). Dans l’Orient musulman, on trouve encore des adorateurs dn diable (les yézidis) dont les sectes donnaient lieu à des réunions tumultueuses. Parmi les violences que peut exercer l’aliéné religieux, les plus fréquentes sont celles qu’il exerce sur lui-même. L’une des plus fréquentes est la castration et l’on sait qu’il existe en Russie une secte assez nombreuse, les Skoptzi, pour lesquels l’extirpation complète on non des parties génitales est un acte de foi. (Ball. Maladies mentales, p. 592, 594, 602.)

Le délire religieux se présente sous deux formes principales, la forme dépressive et la forme expansive. La forme dépressive s’accompagne ordinairement d’une perversion profonde de la sensibilité morale ; elle revêt le plus souvent une forme anxieuse, les angoisses qui tourmentent les malades s’expriment par des idées fixes de nature religieuse. Ce sont des frayeurs qui partent [p. 28] d’une conscience timorée, des scrupules qui n’ont aucune raison d’être et des craintes de damnation (démonomanie). Le délire d’humilité est poussé chez quelques aliénés jusqu’à la plus extrême exagération. Une de nos malades refuse lesaliments par esprit de pénitence : « Mon bon père, écrit-elle à un ecclésiastique, ne me retirez pas vos conseils spirituels : je suis détachée des biens de cette terre, autant que de l’affection particulière aux créatures, et depuis huit mois, je jouis du bonheur inexprimable de cette liberté d’esprit que donne le dégagement des soins personnels de mon propre corps. » La pauvre malade ne souffrait en effet l’autres vêtements sur elle que des haillons sordides, et si quelquefois elle consentait àmanger, c’était quand elle pouvait trouver elle-même le rebut des aliments les plus grossiers, Elle croyait, dans l’exaltation du sentiment qui la dominait, devoir expier jusqu’à la satisfaction intérieure que procure l’accomplissement d’œuvres charitables et d’actes empreints de l’abnégation la plus pure. « Encore une fois, ajoutait-elle, est-ce péché que de se nourrir ou de se vêtir de la manière dont je l’ai fait ? »

Le sentiment religieux se manifeste aussi chez les aliénés dans des conditions toutes différentes, sous la forme expansive ;c’est la mégalomanie religieuse, la théomanie des auteurs anciens. L’exagération du sentiment de la personnalité s’associe, dans ce cas, à l’exaltation du sentiment religieux. « Les individus atteints de cette forme, dit Esquirol, se croient des dieux, ils prétendent être en communication avec le ciel, assurent qu’ils ont une mission céleste ; ils se donnent pour prophètes, pour divins, etc. On les a. appelés théomanes. » (Esquirol, t. II, p. 6.)

Sous l’influence de l’exaltation spéciale qui les domine, les sentiments affectifs disparaissent, et se [p. 29] pervertissent, et l’histoire a enregistré les crimes auxquels le fanatisme a pu conduire.

Les idées délirantes sont innombrables chez ces sortes de malades qui prédisent les événements futurs et emploient, lorsqu’ils parlent, le style biblique. Les interprétations des faits qui se passent sous leurs yeux sont en rapport avec cette disposition psychique et les hallucinations de la vue et de l’ouïe qui souvent finissent par se développer viennent accompagner et étendre leurs conceptions délirantes et les confirmer dans la conviction qu’ils sout de véritables prophètes,

L’extase est une des complications de la théomanie ; elle a pour caractères la suspension plus ou moins complète des sens et du mouvement, la concentration de toutes les facultés sur un objet unique, la jouissance infinie de l’idéal qui absorbe l’intelligence tout entière et toutes les affections ; la physionomie revêt l’expression très vive de l’idée dominante. Dans l’état extatique, le malade perd la perception du monde extérieur : il nesent plus, n’entend plus, il n’éprouve plus qu’un vague sentiment de l’existence matérielle. Pendant l’extase, on voit parfois survenir des convulsions de la face, quelquefois de tout le corps.

En résumé, le sentiment religieux devient le principe générateur des troubles sensoriaux et des aberrations mystiques. Il développe une exagération maladive de la sensibilité, sous l’influence de laquelle la moindre émotion suffit pour déterminer, surtout chez les hystériques, des convulsions violentes.

CONCLUSIONS.

Nous avons rapidement examiné l’influence que les sentiments et les passions viennent exercer, non seulement pour développer l’aliénation mentale, mais encore pour en déterminer la forme particulière. [p. 30]

Il suffit de l’examen le plus superficiel pour constater le principe de solidarité qui existe entre les sentiments et l’origine des idées. Sentir et concevoir nous représentent le premier phénomène que nous désignons sons le nom d’entendement. C’est de cette corrélation que résulte la formation des idées. Ribot (Loc. cit., p. 131) fait, d’autre part, remarquer que toute idée fixe est au fond un sentiment ou une passion.

C’est un désir, un amour, une haine qui soutiennent l’idée et lui donnent son intensité, sa stabilité, sa ténacité. Les idées, quoi qu’on dise, sont toujours au service des passions. L’aptitude intellectuelle, quelle qu’elle soit, puise son énergie dans l’état de la sensibilité, des sentiments et des passions.

Nous avons vu comment peuvent se développer, même brusquement, à la suite d’un état moral accidentel, les erreurs de perception, les illusions, les hallucinations et les idées fixes. Comme l’a dit excellemment Guislain, c’est toujours par la passion que débute la folie. C’est une disposition morale particulière, la crainte de la maladie, qui est au fond des idées fixes de l’hypochondriaqne ; c’est la terreur religieuse qui fait redouter au mélancolique les châtiments de l’enfer, etc. En un mot, l’impression morbide, l’angoisse, la sensation douloureuse que la crainte, la frayeur déterminent chez quelques malades, ne tardent pas à créer les manifestations qui constituent le délire ; ce sont les phénomènes réflexes qne l’impression morale détermine sur les centres nerveux. L’homme passionné se crée presque toujours des idées qu’il systématise, et chaque jour il apporte à sa combinaison de nouveaux éléments. La formation desidées et leur association sont donc, dans la généralité decas, dans un rapport intime avec les sentiments et les passions. On doit cependant admettre que, dans quelques circonstances, l’idée exerce à son tour une action[p. 31] prédominante sur la sensibilité morale. Ainsi, rien n’est plus fréquent et plus connu, comme l’observe Ribot (p. 13l), que la confiscation momentanée de la personnalité par une idée fixe et intense. La poursuite obstinée d’un problème, l’invention, la création sous toutes ses formes, représente un état mental où la personnalité tout entière semble disparaître au profit d’une seule idée. On est, comme dit le vulgaire, distrait, c’est-à-dire automate. C’est là un état anormal, une rupture d’équilibre plus ou moins momentanée. Les transformations de la personnalité par l’effet d’une idée ne sont pas très fréquentes ; ceci confirme ce que nous avons déjà dit, ajoute l’auteur que nous citons, la personnalité vient d’en bas, celle qui vient de haut en bas, dont le point de départ est l’idée, est en quelque sorte superficielle, précaire, momentanée. C’est ce que l’on constate pour l’hypnotisme, etc. (Ribot, p. 134.)

Les transformations des formes de délire sont, à ce point de vue, des plus intéressantes à étudier. Elles nous paraissent se rattacher particulièrement à la situation morale plus ou moins durable de l’individu, c’est le sentiment de bien-être on le sentiment contraire de malaise et d’inquiétude qui vient produire la forme expansive ou dépressive du délire. C’est une personnalité nouvelle qui se crée et transforme profondément la manière de penser et de sentir de l’individu.

La classification des maladies mentales, pour être rationnelle, devrait donc comprendre tous les éléments pathologiques qui caractérisent non seulement la folie, mais encore la forme spéciale du délire. C’est avec raison qu’on a admis des folies mentales et impulsives dontle trouble de l’intelligence, l’association plus ou moinsvicieuse des idées, n’est pas le symptôme prédominant. C’est justement aussi que l’on indique le caractère affectif de certaines formes de délire systématisé. Les [p. 32] troubles de la personnalité pourraient, de leur côté, constituer une forme principale d’aliénation mentale. La classification des maladies mentales semble difficile à modifier dans l’état actuel de la science ; ce que nous avons voulu faire ressortir, c’est que l’élément passionnel est un signe clinique dont il faudrait tenir plus grand compte, lorsqu’il s’agit de déterminer nettement la forme particulière que revêt l’affection mentale.

Note

  • Trélat, Folie lucide, 297 et 302.

 

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