Haureau. Les filles du Diable.] extrait du « Journal des Savants », (Paris), 1884, pp. 225-228.

[B. H.] Haureau]. Les filles du Diable.] extrait du « Journal des Savants », (Paris), 1884, pp. 225-228.

Yves-Plessis : n°167.

 

Jean-Barthélemy Hauréau (1812-1896). Historien, journaliste et administrateur. Il fut rédacteur en chef de la revue le « Journal des savants » et membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Quelques publications :
Histoire de la philosophie scolastique. Paris, Durand et Pedrone-Lauriel, (1863-1880) 3 vol.
Bernard Délicieux et l’Inquisition albigeoise. Paris, Hachette, 1877.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité, les notes de bas de page ont été renvoyées en fin d’article. – L’image a été rajoutée par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 225]

LES FILLES DU DIABLE.

Giraud le Cambrien, ou plutôt (car tel était son vrai nom) Gérald de Barri, dont la commission anglaise que préside le maître des rôles aura bientôt achevé de publier les œuvres complètes, est un conteur plein d’agrément ; mais ses fréquentes allusions aux personnes, aux choses, aux mœurs, aux fables de son temps, ne sont pas toujours claires. Il faut les interpréter, et c’est là ce qu’on a trop négligé de faire dans plusieurs volumes de l’édition nouvelle. La note qui va suivre a pour objet d’expliquer un passage du Speculum Ecclesiæ, dist. II, chap. XII.

Au temps, dit Gérald, où Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion étaient aux prises, guerroyant sans trêve et dévastant l’un après l’autre, au pas de course, les plus riches provinces de la vieille France, un saint homme, Foulques de Neuilly, résolut de s’employer à réconcilier les deux rois. S’étant donc rendu, dans ce dessein, auprès de Richard, il lui fit, sur les avantages de la paix, le plus touchant sermon. Mais ce fut en vain ; avec son arrogance et sa dureté naturelles, Richard déclara très nettement qu’on n’obtiendrait rien de lui. « Roi, dit alors, sur le ton de la [p. 226] colère, le négociateur offensé, vous avez trois filles qui ne vous permettront pas, tant qu’elles resteront près de vous, de recouvrer la grâce de Dieu : Orgueil, Luxure et Convoitise. — Ces trois filles, répliqua lestement le roi, depuis longtemps, je les ai mariées : Orgueil aux templiers, Luxure aux moines noirs, Convoitise aux moines blancs. »

Que le récit de Gérald soit faux ouvrai, notre remarque est qu’il offre deux allusions successives, l’une continuant l’autre, à la légende des filles du Diable. Foulques, faisant la première, est, à l’égard d’un roi, d’une familiarité fort irrévérencieuse ; Richard, faisant la seconde, est, en la présence d’un prêtre, d’une impiété presque cynique.

Cette légende des filles du Diable a eu le sort de beaucoup d’autres ; on l’a tout à fait oubliée. Mais elle était, au moyen âge, très populaire. Elle a fourni matière a deux petits poèmes français, dont l’un est conservé dans le n° 3 142 de l’Arsenal (1) l’autre dans le n° 24 Fairfax, à la bibliothèque Bodléienne. Notre confrère, M. Paul Mever, nous en signale, en outre, une version provençale dans le n° 17920 (addit.) du Musée britannique (2). Pour notre part, nous l’avons rencontrée en des sermons qu’on ne lit plus, qu’on est excusé de ne plus lire, quoique les auteurs de ceux que nous allons citer, Eudes de Shirton ou Sherrington, Jacques de Vitry, Guy d’Évreux, Adam de La Vacherie, aient été, de leur temps, réputés gens d’esprit,

Avant d’être chassé du ciel, l’ange déjà rebelle, le Diable, avait pris l’Iniquité pour femme, et d’elle il avait eu plus ou moins de filles six, suivant les uns ; suivant d’autres, sept, huit et même neuf, nommées Orgueil, Simonie, Hypocrisie, Rapine, Usure, Fraude, Faux-Service, Sacrilège et Luxure. On n’est pas, disons-nous, d’accord sur leur nombre. On ne l’est pas toujours non plus sur la condition des personnes auxquelles le Diable, en bon père, les a plus tard mariées. Comme il n’est mention de ces mariages sur aucun registre, aucun diplôme, il faut bien s’en rapporter, en ce qui les concerne, à des témoignages. Eh bien, ces témoignages ne sont pas tous conformes. Ainsi, lorsque Richard prétend que l’aînée, Orgueil, fut conjointe aux templiers, il émet une opinion toute particulière. Il avait eu sans doute à se plaindre des templiers, les ayant trouvés, dans leurs entreprises, communes, en Terre sainte, des alliés plus fiers que dociles ; mais voici, sur ce point, de tout autres informations. Orgueil fut mariée, dit le frère Mineur Aubert, aux grands clercs, aux prélats de haut rang (3). C’est ce que dit aussi maître Adam de [p. 227] La Vacherie (4). Mais un frère Prêcheur de plus grande autorité, Guy d’Evreux, assure que le père d’Orgueil la maria simultanément aux princes de l’Église et aux princes du siècle. Quant à Simonie, ce double mariage ne pouvait avoir lieu ; aux clercs seuls le Diable l’avait colloquée: archiepiscopi, episcopis, abbatibus et ejusmodi, dit Eudes de Shirton (5) ; ce qui veut dire, comme le fait observer Jacques de Vitry, aux clercs de tout rang, prælatis et clericis (6) ; ce qu’il exprime encore plus énergiquement par ce terme collectif : clero (7). Au sujet d’Hypocrisie, de Rapine, d’Usure, de Fraude, de Faux-Service, de Sacrilège, il y a bien, à la vérité, quelques assertions diverses, mais il n’y en a pas de contradictoires. Eudes de Shirton, Jacques de Vitry, Adam de La Vacherie et d’autres (8), rapportent qu’Hypocrisie fut livrée par son père aux moines blancs, aux moines noirs, aux religieux de toute robe. Mais Rapine, ajoutent-ils, fit un bien plus beau mariage, ayant épousé les chevaliers. Aux chevaliers, dit certain professeur d’éloquence, qu’on ne manque pas de joindre les prévôts et les baillis, qui, chargés de maintenir la paix, font la guerre à tout le monde ; qui, protecteurs jurés des biens de chacun, les pillent à l’envi les uns des autres. Les bourgeois eurent ensuite Usure en partage, les marchands Fraude, les domestiques Faux-Service, et les paysans Sacrilège. Usure et bourgeois, Fraude et marchands, Faux-Service et domestiques, voilà sans doute, pense-t-on, des époux assortis ; mais on ne comprend pas bien sur quels indicés particuliers fut alors constatée l’alliance conjugale des paysans et de Sacrilège. Une explication est donc nécessaire. Eh bien, la voici telle qu’elle nous est donnée par Jacques de Vitry. Le crime appelé sacrilège n’est-il pas de porter une main profane sur les choses sacrées ? Or qui le commet plus fréquemment, ce crime, que ces paysans qu’on voit partout, avec la même audace ou la même astuce, disputer, dérober à l’Église son patrimoine incontestable, la dîme de tous les fruits de la terre ? Il ne restait à placer que Luxure. Richard l’assigne aux moines noirs. Soit ! mais, dans tous les sermons cités, le trait est plus malin. Quand il s’agit, lisons-nous, de marier Luxure, on lui proposa des maris de toute sorte, mais elle n’en voulut aucun en propre, préférant avoir en commun tous les individus de l’espèce humaine ; en effet dit Adam de La Vacherie, hæc est pestilentia onibus communis, quæ intratcastra militum seu nobilium, subintrat muros monachorum penetrat cameras clericorum, senes infestat, juvenes inquietat, ita ut non sit qui se absconday ab squalore ejus. [p. 228]

Voilà la légende des filles du Diable. Ayant pris soin d’en abréger le récit, nous n’y voulons rien ajouter. Et pourtant n’y manque-t-il pas quelque chose ? Ne croit-on pas entendre les princes, les évêques, les moines, les chevaliers, les marchands, les domestiques, les paysans et le reste, s’écrier d’une seule voix : mais le Diable eut encore une fille appelée Calomnie, qu’il maria, dites-le donc, aux prédicateurs.

J. H.

Notes

(1) Franc. Michel, Chants des Saxons, t. I, p. LXXI.

(2) Archives des missions, 1866, p. 310.

(3) Bibliothèque nationale, ms. latins, n° 14933, fol. 25 v°.

(4) Bibl. nat., n° 14947, serm. 119.— Hist. litt. de la France, t. XXVI, p. 444.

(5) Ibid., n° 2593, fol. 93.

(6) Bibl. nat., n° 17509, fol. 140.

(7) Ibid., n° 15972, fol. 31 v°.

(8) Ibid., n° 3723, fol. 224 v°.

 

 

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