Gonzague Truc. Les états mystiques négatif. Article paru dans la « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), trente-septième année, LXXIII, janvier à juin 1912, pp. 610- 628.

TRUCACEDIE0001Gonzague Truc. Les états mystiques négatif. Article paru dans la « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), trente-septième année, LXXIII, janvier à juin 1912, pp. 610- 628.

Gonzague Truc (1877-1972). Essayiste et critique littéraire. Il s’intéressa beaucoup plus à la politique et fut très proche de l’Action française et influencé par Charles Maurras.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les notes en bas de page ont été renvoyées en fin de texte. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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LES ÉTATS MYSTIQUES NÉGATIFS

(LA TIÉDEUR —L’ACÉDIA — LA SÉCHERESSE)

L’État de Grâce (1) trouve son corrélatif et son contraire dans le « dégoût » et la « sécheresse » mystiques. Il les y trouve tant au point de vue théologique qu’au point de vue psychologique et, malgré l’opposition d’apologistes professionnels qui voudraient tout ramener ou tout maintenir à leur point de vue, on peut relever des traces humaines en des phénomènes qui ne cessent pas d’être humains, faisant abstraction de la cause suprême et du contenu transcendant de ces phénomènes, en élucider le mécanisme, l’aspect, le développement. Dieu même permet, sauf pour les ultra de son parti, de s’occuper des voies et des moyens par lesquels il agit en nous, pourvu qu’on ne s’en affecte point trop et qu’on n’y prenne pas des armes contre lui. Nous sommes à l’abri de ces périls et c’est pourquoi nous rechercherons dans le négatif du mysticisme la confirmation de ce que nous en a montré le positif et ce qui pourra nous éclairer sur sa nature dernière. Nous le rechercherons, quoi qu’en pensent les contradicteurs « sans haine, sans amour » et tout au plus avec cette sympathique curiosité qui vivifie l’étude.

Les états mystiques dits « états d’épreuve » n’affectent pas tous une forme aiguë et diffèrent, sinon par la nature, du moins quant à l’intensité. On peut établir une gradation de la simple tiédeur, au dégoût, puis à la sécheresse, comme du moindre au pire. Mais qu’on prenne bien garde qu’il ne s’agit nullement là d’une suite chronologique, ni d’une « évolution ». Si ces trois formes de [611] morbidesse spirituelle marquent parfois autant d’étapes, ce fait n’a pas de signification générale le plus souvent, au contraire, on les voit subsister indépendants et, de prime abord, dans des personnalités différentes, ou en des temps divers et indépendants dans la même personnalité. Toutefois la hiérarchie qui les classe ainsi reste légitime si l’on considère leur valeur propre, si l’on veut marquer de l’un à l’autre le progrès en essence commune de variétés d’espèce identique, et si leur rapprochement enfin vaut surtout pour la méthode.

Le sens du mot « tiédeur » pour s’appliquer à la mystique doit se spécialiser quelque peu. On entend en général sous ce vocable une manière d’être à la fois très superficielle et très précise qui consiste proprement dans le manque de zèle, l’inapplication aux exercices religieux, accueillis en corvées plutôt qu’en devoirs dont on puisse se réjouir, une sorte de réserve paresseuse là où l’on devrait tout entier se donner. Le tiède, « vomi » par Jésus, est le chrétien modéré, celui qui se dérobe au feu dévorant de l’amour, et ne court pas aux consommations des sacrifices, celui qu’on a nommé le libéral ou le mondain. On arrive à le voir surtout du dehors et on l’accuse moins de ne pas accroître sa vie intérieure que d’en manquer à peu près complètement. A ce degré Ignace de Loyola distingue avec raison la tiédeur des « sécheresses » et des « aridités (3) » et semble la rejeter justement dans l’existence commune du fidèle. Mais elle a son importance aussi dans le développement spirituel. Elle est là le piège que l’égoisme tend à l’amour, la forteresse où le moi résiste à l’invasion de l’esprit. « Ils veulent bien, dit le Verbe à Madeleine de Pazzi, ‘ils veulent bien mon esprit, mais ils le veulent comme il leur plaît et quand il leur plaît et ils se rendent ainsi inhabiles à le recevoir (4). » II parle ainsi de ceux qui sont éloignés de lui et il ajoute : « Quelques autres, qui me touchent de plus près, opposent un obstacle qui ne me déplaît pas moins…, c’est cette maudite tiédeur qui leur fait croire qu’ils me servent, tandis qu’ils ne vivent que pour eux-mêmes sans s’en apercevoir (5). » Et le remède qu’il donne entre bien dans la signification du mal qu’il signale, puisqu’il conclut en propres termes : [p. 612] « Pour renverser l’obstacle de la volonté propre, vous prendrez une volonté morte jusqu’au point de ne pas me désirer. Moi-même, si ce n’est suivant mon bon plaisir (6). » Et voilà bien un vice d’une autre portée qu’un vague défaut, puisqu’il « ruine et détruit l’édifice spirituel dans les âmes (7) ».

La tiédeur dépasse donc l’habitude et la nonchalance pour atteindre à la vie même de l’âme. Elle se marque par l’insuffisance ou le ralentissement. Ce qu’elle cache au fond c’est la sourde résistance de l’instinct aux forces qui prétendent l’assujettir. Elle garde encore en ce sens une valeur positive. Le moi répugne à une « désappropriation » à laquelle, par principe, il a consenti. Engagé par la volonté superficielle de l’esprit et les poussées d’un sentiment qui ne règne pas sans conteste, il n’ose faire de l’opposition directe, mais organise une défense inconsciente, et, comme tous les faibles, oppose au vouloir étranger l’inertie. Cette considération pourrait nous amener à transporter la tiédeur hors des états mystiques négatifs, puisqu’enfin elle paraît simple gêne dans l’ascension spirituelle, qu’elle semble devoir passer sous l’action de plus en plus puissante des émotions, qu’elle élude une vivacité qui finit par l’emporter sur tout obstacle, et que, de fait, elle progresse plus souvent vers le zèle qu’elle ne tombe à la sécheresse. Mais les choses ne sont pas toujours aussi simples, et outre qu’elle peut souligner un simple affaiblissement ou une réaction, elle introduit sous sa forme la plus élémentaire dans la vie mystique cet élément de paresse initial et essentiel, que nous allons voir s’y développer (8).

L’acédia, ce mal curieux qui séduisait le flair psychologique de Sainte-Beuve (9), sous sa forme un peu spéciale montre le premier degré de la sécheresse mystique et inaugure pour ainsi dire l’aridité, C’est le « dégoût » des théologiens. Mais à ce terme, à la fois trop large et insuffisant, il vaut mieux préférer la dénomination première. Bien que saint Jean Damascène l’interprète d’après une erreur d’étymologie (10), elle rend exactement le caractère et la physionomie de la chose. [p. 613]

Saint Thomas, d’après Cassien et saint Grégoire, donne une description complète de l’acédia pour laquelle il rédige un chapitre entier (11) et il applique à ce sujet sa méthode, abusive souvent, toujours subtile, et profonde parfois, de psychologie spéculative. II range le vice qu’il étudie parmi ceux opposés à la charité, entendez toujours en théologie charité par amour de Dieu, et il le dresse devant le bien de Dieu comme il dresse l’envie contre le bien du prochain. C’est d’abord une manière de défaut corporel, se faisant sentir à heure fixe, vers midi, par suite de la privation de nourriture et de l’excès de chaleur. Il se place entre les passions (au sens aristotélicien d’impressions) de l’appétit sensitif et ressortit à la tristesse (2). Il provient, dit Cassien « de ce qu’un religieux gémit de ne posséder aucun fruit spirituel et de ce qu’il exalte les monastères éloignés qu’il n’habite pas ». Il abat tout courage dit Damascène et supprime tout l’agrément d’agir. Tous les auteurs cités par saint Thomas insistent sur une répugnance à l’action de même origine. Il y a dégoût pour saint Isidore quand on cherche un repos illégitime. Et on lit enfin en propres termes : « Sed acedia non movet ad agendum sed magis retrahit ab agendo ».

L’acédia paraît donc, dans son principe, une impression de lassitude et une réaction contre un état sentimental d’intensité anormale. Son « propre » étant de « s’attrister du bien divin dont la charité (amour) se réjouit » elle s’oppose à la joie spirituelle et la suit comme naturellement la fatigue suit l’excitation. A ses débuts dans le temps ce mal mystique fut sans doute quelque chose d’assez particulier. Ses premiers médecins, par la même occasion ses premiers historiens, y voient surtout un malaise occasionné par un état physiologique dont les effets portent assez loin dans l’ordre moral. C’est, à peu près, la langueur des après-midi, et nous verrons ce que cela veut dire. De bonne heure, sans doute, il gagna en étendue et en imprécision. Il voisine trop avec la sécheresse pour [p. 614] ne pas s’y mêler et, d’autre part, on n’établit que par abus d’analyse des subdivisions dans cette vie intérieure de fond homogène, si bien appelée vie unitive, dont il marque simplement une tonalité passagère. Saint Thomas, avec cette profondeur de vue qu’atteint le théologien quand il se double d’une grande intelligence, en place la source dans l’appétit sensitif et les mouvements de la chair. Quelquefois, écrit-il, le mouvement se fait sentir seulement dans les sens à cause de la guerre contre le corps (propter repugnantiam carnis ad spiritum). Il a raison, tant il faut ramener à des mutations de l’être intime les aspects de conscience les plus négatifs. Et d’après son principe, et d’après ses manifestations, et d’après les effets que nous en éprouvons sous une autre forme, voici comment l’on peut se figurer l’acédia.

Tristesse et lassitude. Le cœur et l’esprit se sont fatigués de veiller, de prier, le corps s’abat, rompu, sous la discipline. On a cherché dans la pleine ardeur les routes qui mènent à Dieu, on a, par des échappées, entrevu la terre promise des extases. Du temps a coulé sans qu’on s’en doutât, et voici qu’un rideau d’un gris impénétrable se tire devant les yeux déçus. Les lèvres prient seules désormais ; l’imagination s’excite en vain. L’on s’arrête, et c’est pour retomber dans la vie que jamais on n’a vue si terne. Les pensées avouent leur impuissance, les actes leur inanité. Dieu, trop loin, on ne voit plus à l’horizon la flamme fidèle de sa sollicitude et le monde se perd dans la nuit. On n’a plus la force d’implorer. C’est dans l’âme comme un de ces jours d’hiver où une tenture de cendres tapisse le ciel et semble effacer jusqu’au souvenir du soleil. Tristesse et lassitude. Rien n’est plus de rien. Pas même le courage de s’indigner contre soi. Et l’ennui, le morne et sombre ennui, règne solitaire, immense et tout-puissant sur les ferveurs dévastées.

La sécheresse diffère de l’acédia en ce qu’elle présente un ton à la fois plus négatif et plus accusé d’un sentiment à peu près analogue. Elle s’y rejoint par sa cause première et s’en différencie par les nouveaux états de conscience qu’elle instaure. C’est, pour ainsi dire, une paresse active. Alors que dans le dégoût l’âme s’abandonnait à la nonchalance, se refusait à la pensée et pouvait croire dans son inertie échapper au regret, qu’elle se plongeait dans l’inconscience d’un demi-sommeil et ne prenait pas la force de [p. 615] revenir sur soi, elle se réveille ici pour se retrouver face à face avec elle-même dans son isolement, et subir la souffrance et le remords. Elle dresse alors le bilan de ses pertes, constate son dénûment et se demande, anxieuse, si elle pourra jamais récupérer quelques fonds. Le Bien souverain, vers la conquête duquel la vie s’orientait tout entière, l’étoile fixe des marches certaines, la nourriture suprême que se flattait d’obtenir une faim insatiable et qui, plus d’une fois, s’était approchée de la bouche, s’éloigne, disparaît, laisse le fidèle désemparé, sans guide ni soutien, au milieu d’une campagne aride et sans route. L’existence morale sans son contenu coutumier ne peut se poursuivre. Le principe et la fin de l’être se retirent de l’être, qui se demande par quels crimes il justifie la terrible sentence, et voyant ses supplications et ses larmes sans fruit, s’affole, tente de ressaisir et de poursuivre sa voie par ses propres moyens, s’abîme enfin dans l’impuissance et le désespoir.

On a fait tant de commentaires de la sécheresse, les mystiques eux-mêmes ont pris soin de la décrire si minutieusement, qu’il ne sera pas utile de s’attarder sur son aspect ni sur ses effets. Sainte Thérèse, prenant le mal dans son ton habituel et sa portée générale, en parle en ces termes :

« De temps en temps, assez rarement toutefois, bons sentiments, ferveurs, visions, tout disparaît et s’efface même de mon souvenir. J’ai beau faire, il ne m’en reste rien. Et cet état dure trois, quatre, cinq jours. Tout cela me fait alors l’effet d’un rêve, ou du moins je ne puis me le remettre en mémoire. Les souffrances physiques m’assaillent toutes à la fois mon esprit se trouble, je ne puis m’appliquer aux choses de Dieu ; je ne sais plus sous quelle loi je vis. Si je lis, je ne comprends pas ce que je lis. Je me vois pleine de défauts et sans aucune ardeur pour la vertu, et, loin d’avoir ce grand courage qui m’est ordinaire, je me sens incapable de soutenir le moindre blâme qui me serait infligé par le monde. Il me vient alors à l’esprit que je ne suis bonne à rien et je me demande pourquoi je sors de la vie commune. Je suis triste, je crois avoir trompé tous ceux qui pensent favorablement de moi. Je voudrais me cacher dans un endroit où je ne serais vue de personne, et ce désir de la solitude ne vient pas de vertu, mais de pusillanimité. Je me sens prête à quereller tous ceux [p. 616] qui voudraient me contredire. Telle est la guerre que j’endure (13). » Encore y-a-t-il dans un tel état quelques points positifs, quelques mouvements précis d’irritation ou de regret par lesquels l’âme peut se repérer. Mais il est des formes pires de la sécheresse, une atonie telle de l’esprit et du cœur que le corps seul semble survivre à la ruine de toute sensibilité. Selon leur tempérament et leur fougue les écrivains mystiques permettraient de graduer les divers plans de la dépression spirituelle. Pour arriver tout de suite à son terme et en posséder de ce fait l’essence, pénétrons-nous de ces lignes merveilleuses où Huysmans peint, sous les transes d’un héros fictif, une expérience personnelle.

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« Il cherchait à tâtons son âme et la trouvait inerte, sans connaissance, presque glacée, il avait le corps vivant et sain, toute son intelligence, toute sa raison et ses autres puissances, ses autres facultés s’engourdissaient peu à peu et s’arrêtaient. Il se manifestait, en son être, un effet tout à la fois analogue et contraire à ceux que le curare produit sur l’organisme, lorsqu’il circule dans les réseaux du sang les membres se paralysent, l’on n’éprouve aucune douleur, mais le froid monte ; l’âme finit par être séquestrée toute vive dans un cadavre ; là, c’était le corps vivant qui détenait une âme morte.

« … Malgré la terreur qui le galopait, il se pencha, fasciné, sur ce trou et, à force de fixer dans le noir, il distingua des apparences ; dans un jour d’éclipse, dans un air raréfié, il apercevait au fond de soi le panorama de son âme, un crépuscule désert, aux horizons rapprochés de nuit ; et c’était, sous cette lumière louche, quelque chose comme une lande rasée, comme un marécage comblé de gravats et de cendres ; la place des péchés arrachés par le confesseur restait visible, mais, sauf une ivraie de vices sèche qui rampait encore, rien ne poussait (14). »

Quelle raison et quelle cause les intéressés eux-mêmes attribuent-ils à ces peines qui, selon sainte Thérèse « demandent plus de courage que bien d’autres tribulations qui se rencontrent dans le monde (15). » C’est, précisément pour elle, un désir de Dieu impuissant [p. 617] à se réaliser, un arrêt, par la douleur, des puissances de l’imagination (16), une défaillance à la fois de l’acte et de l’amour (17). C’est pour saint Jean de la Croix l’éloignement de l’Époux, une tristesse sensible qui « découle de la tristesse qui est dans la volonté pour se répandre dans l’imagination et l’appétit sensitif (18) ». Molinos y voit nettement un défaut d’impression sensible, et, (19) malgré le sophisme théologique par lequel il établit la nécessité de cet effacement de la sensibilité humaine pour rendre libre l’action de Dieu, le fait doit se retenir (20). Pour tous enfin, elle est une épreuve dangereuse par quoi l’âme se purifie et prélude parfois aux joies de la béatitude et de l’extase.

A ses divers degrés, et pour nous en tenir au point exact où les victimes se placent, la sécheresse paraît donc un ralentissement ou un arrêt de la ferveur mystique. C’est, pour reprendre une expression célèbre, Dieu cessant d’être « sensible au cœur ». La divinité, pour le fidèle, intervient directement et consciemment dans les actes de la vie individuelle comme dans les mouvements de la vie cosmique. Elle se donne et se retire selon ses desseins cachés. Le degré de présence qu’elle accorde à ses élus règle précisément leur capacité spirituelle dont elle reste le principe et la matière. Et il arrive qu’ils connaissent à la lettre l’essence même de la vie morale dans l’extase, et qu’ils subissent la mort, par inhibition ou privation, dans la complète nuit des aridités.

II

Même en admettant, d’un point de vue rigoureusement orthodoxe, que Dieu seul agit en l’âme humaine dans les états mystiques, on ne se condamne point à écarter du coup toute interprétation psychologique de ces états. Quelle que-soit la volonté divine, elle ne se manifeste point en dehors des moyens par elle-même voulus, et, d’un mot, opère dans l’être par les voies de l’être l’intuition, le [p. 618] changement organique, l’association des idées. Je ne comprends donc pas la mauvaise humeur des théologiens, dès qu’avec tout le respect qui lui est dû, écartant par une légitime abstraction la cause suprême, inattengible, on s’ingénie à retrouver tout au moins ses moyens d’action, et je continue de prétendre que sous un aspect, je ne dirai pas seulement psychologique, mais encore humain, on peut prendre une certaine idée des phénomènes de la vie spirituelle, et, plus généralement, de la vie morale de l’homme. Je l’ai montré pour l’état de grâce, je voudrais le montrer pour des états qui lui paraissent opposés.

Les mystiques eux-mêmes ne craignent point de caractériser en termes précis les sentiments que la sécheresse engendre en eux. Saint Thomas, rapprochant l’acédia de la tristesse, en indique l’origine et la condition actuelle, la fixe à un fond commun. Car cette tristesse, à quoi ressortissent plus ou moins tous les états mystiques négatifs, n’est pas une forme abstraite, une simple catégorie. Elle désigne un consensus moral d’ensemble, apte à se diversifier, auquel se joint explicitement, pour le cas de l’acédia, une altération corporelle, et qui doit toujours supposer une dépression organique. Par son contraste avec les joies de l’extase et l’heureuse plénitude de la ferveur, elle dévoile sa cause et sa nature. Elle intervient, en effet, dès que diminuent ces tendances euphoriques, et, soit que par lassitude, soit que par réaction, l’intuition cesse d’agir, elle marque et accompagne le ralentissement ou l’arrêt de la vie mystique. C’est donc initialement, comme par les effets, un sentiment de regret et d’impuissance, à son terme extrême le désespoir de récupérer une félicité perdue ou d’atteindre jamais un bonheur escompté. Tel du moins apparaît le phénomène si on le détermine d’après l’émotion qui l’étoffe, et par son caractère pour ainsi dire passif. Mais, du coté positif de l’action, nous rencontrons des données analogues. Si la sécheresse est, d’une part, défaut de sensibilité, elle se caractérise d’une autre par une insurmontable paresse. Déjà, par les négligences de la tiédeur, cet élément s’introduit dans la sensibilité qu’elle émousse peu à peu. Il devient avec l’acédia une manière d’incapacité physique et prédomine enfin dans les formes aiguës de l’atonie spirituelle qu’il semble devoir perpétuer par l’obstacle qu’il apporte à toute tentative d’affranchissement. Le fidèle, désemparé, s’excite vainement à retrouver [p. 619] des grâces éteintes. II s’agite, et Dieu qui vient de l’abandonner ne répond point à ses appels. Et il s’agite a froid. II sent que le devoir est d’aimer le Créateur, dont au moment même, la main le châtie, et que ce devoir, il ne peut pas, malgré son vouloir, l’accomplir. Il s’afflige de ne point s’affliger, et il ne peut s’affliger. Et il ne se dit pas que, de fait, l’on s’impose un devoir, et jamais, l’ombre du sentiment d’un devoir. Ce qu’il pleure au fond, c’est son impuissance.

Sans nous prononcer encore sur cette impuissance, ni même rechercher les causes ou les effets d’ordre humain qu’elle suppose, nous trouvons dans les circonstances où elle se produit des renseignements notables sur ses origines et peut-être sur sa nature. Elle réside ou dans l’impossibilité initiale de réaliser un degré d’émotion que l’on s’est par avance et un peu arbitrairement fixé, car enfin il n’y a d’expérience que de l’expérimenté, ou, plus souvent, de l’arrêt, par lassitude ou changement, de la vie mystique. Elle est enfin incapacité de réaction. Dans le premier cas elle ressortit à l’imagination, qui devançant le sentiment lui montre des fins où il ne peut atteindre, et rêve l’éternel rêve d’égaler au rêve la réalité, dans l’autre elle manifeste le chagrin, plus positif et plus amer, que nous cause le souvenir des joies passées quand la fatigue ou l’inévitable écoulement des heures nous en ont privés, croyons-nous, à jamais.

Sous cette dernière forme la sécheresse s’affirme particulièrement émouvante et précise. Le sujet sait là ce qu’il regrette et ne bâtit pas en l’air sous l’impulsion d’un excès de désir. Ses souhaits restent précis pour avoir été exaucés déjà. Il demande à coup sûr, et demande le possible. Mais aussi l’avenir est pour lui. S’il souffre davantage, il peut espérer plus. Des grâces lui reviendront, c’est-à-dire des forces. Je ne voudrais pas être irrespectueux et toutefois pense malgré moi au dégoût qui suivant un trop bon repas finit avec son effet, ou à ces lendemains d’excès qui font illusion sur la possibilité de connaître encore le désir. Ne sent-on pas dans cette sécheresse par épuisement, celle d’une sainte Thérèse, la sécheresse des voluptueux, de ceux qui n’ont besoin que de se refaire ? Leur vrai malheur consiste moins dans la privation momentanée de leur bien, que dans la faiblesse qui les empêche de goûter une espérance à laquelle ils ont droit, et, théologiquement, je dirai qu’ils pèchent, non par manque de zèle, mais par défaut de confiance, [p. 620] et contre l’espérance même. « Ils ont déjà reçu leur récompense » et ils la recevront encore. Et peut-être ces autres que nous venons d’écarter, dont les souhaits dépassent toujours les réalisations et pour qui tout n’est que misère au regard des richesses qu’ils rêvent, connaissent-ils moins expressément, mais plus lamentablement, la stérilité, puisque, pour se la reprocher sans cesse, ils n’en sortent jamais.

La sécheresse se ramène donc, tout au moins par son mécanisme, à une forme initiale d’impuissance accompagnée d’un état affectif plus ou moins caractérisé, proprement le regret ou le remords, et, de ce point de vue, à condition qu’on n’en borne pas là le tout, prête à une description d’ordre psychologique et même psychophysiologique. Cette description, on la trouve résumée en termes précis dans le petit ouvrage de M. Murisier sur Les Maladies du sentiment religieux. Elle est nécessaire, je ne dis pas qu’elle soit suffisante, et j’insisterai sur son insuffisance. Mais l’incomplet ne suppose pas toujours l’inexact et M. Murisier écrit avec une parfaite exactitude : « Cet abattement, cette instabilité et cette impuissance dont se plaignent amèrement tant de saints et de saintes, ne sont d’ordinaire que des variations de la conscience organique. Ces variations sont si brusques et si fréquentes qu’ils ne se reconnaissent plus eux-mêmes (21). »

Il aurait pu s’appuyer ici sur Bourdaloue qui dit sur le même propos : « Vous voyez combien je suis différent de moi-même d’une heure à une autre, et de quelles vicissitudes je suis continuellement agité (22). »

Il note avec une égale légitimité les concomitants physiologiques de l’excitation mystique phénomènes de dépression, insomnies, hémorragies, etc. Il cite justement Maine de Biran qui souhaitait de se délivrer des « états de corps » et il aurait dû se rappeler qu’Ampère définissait le pessimisme « une hallucination du sens du corps ». Il ne montre point que le retour des grâces coïncide, bien curieusement pour sa thèse, avec le retour de l’énergie. Et tout cela de l’extérieur, éclaire de façon parfaite le jeu de l’action mystique, et tout cela dit tout et ne dit rien.

Car enfin, serons-nous longtemps dupes des explications [p. 621] anallytiques et croirons-nous toujours connaître une machine pour l’avoir démontée ? Je sais par quelles et peut-être au moyen de quelles données physiologiques se traduisent les impressions d’un sentiment, puis-je croire, de ce fait, pénétrer ce sentiment dans sa portée primitive et son origine réelle ? L’organe, si l’on peut se permettre cette tautologie, rend la sensation sensible ; se met-il cependant de lui-même en exercice, et ne hasarde-t-on pas une mauvaise plaisanterie quand on dit que l’on ne pleure pas parce qu’on a du chagrin, mais que l’on a du chagrin parce qu’on pleure ? Cette façon de confondre l’immédiat et le lointain, pour parler sous des apparences métaphysiques, la cause occasionnelle et la cause réelle, le moyen et le principe, non seulement cause les plus grossières confusions, mais encore réduit à des vues de surface et, notamment dans l’étude des manifestations du sentiment religieux, prend des ressorts et des leviers pour la force qui les anime (23). On devrait, quitte à laisser un système commode s’efforcer d’aller plus loin.

Au-dessus ou à l’intérieur des formes de la vie mystique règne la vie mystique elle-même, et dans ses manifestations on retrouve le principe de ses manifestations. Un écrivain l’a conçue comme une manière de « poème de la conscience » dont il demande quelques chants à chacun des protagonistes (24). Je ne saurais dire à quel point cette vue me parait exacte et féconde. Si le sentiment religieux s’appuie sur l’émotion religieuse et la fixe, à son tour il demande à s’organiser. Or, il ne peut à cet égard se contenter de la dogmatique et de la théologie qui ne lui fournissent qu’un cadre intellectuel. Il ne trouve que dans le mysticisme un champ propre à l’exercice de ses forces, et, en ce sens, l’on peut dire, plus rigoureusement qu’on ne croit, que le mystique seul est vraiment religieux et qu’on n’est religieux qu’autant qu’on est mystique. Le sentiment religieux, en un mot, tel qu’on le voit dans les religions, et je doute qu’on le trouve bien sérieusement ailleurs, se confond avec le sentiment de Dieu, la mystique est la passion de Dieu. Elle l’entoure, en effet, d’une affection ardente et d’une sollicitude inquiète, elle exulte à son approche et se désespère de son éloignement. On a remarqué combien les mots dont elle use se rapprochent [p. 622] des chaudes formules employées par l’amour humain. On peut donc l’apprécier comme un sentiment entré dans la période de crise passionnelle et dont précisément la sécheresse marque un point de dépression. Et l’on aboutit ainsi, par une étude impartiale du fait à l’émotion, à la passion, et l’on retombe dans le courant ordinaire de la vie du sentiment.

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D’où provient celui-ci, sous ce genre, et quelle signification son objet prend-il alors, nous n’avons pas à nous adresser cette question qui pose brutalement dans son entier le problème religieux. Mais, du moins, l’examen des états mystiques négatifs nous permet-il de pénétrer un peu dans ce domaine obscur et d’entrevoir l’essence sous la particularisation des phénomènes.

La sécheresse, dans ses divers aspects, admet comme tout sentiment conscient, une assise affective spécialisée soutenant un contenu intellectuel, un fond et une forme. Le fond consiste dans le regret précis d’une plénitude sentimentale que l’on a éprouvée ou que l’on désespère d’atteindre, et donc en une irritation qui n’en peut mais du sentiment contre son impuissance, la forme, dans les contours relativement précis dont le dogme détermine l’objet de l’amour. Dans un sens primitif, cela veut dire que l’individu s’affirme dans sa passion, regrette de ne pouvoir l’étendre au delà de toute limite, de ne point s’identifier avec la puissance suprême, regrette enfin son éternel regret d’être Dieu !

Pour ce but, en effet, ses forces profondes s’unissent, ses tendances contraires se disciplinent, ses appétits se groupent. Le sentiment religieux, comme tous les autres sentiments de portée générale, et mieux qu’aucun parce qu’il va le plus loin, rassemble les énergies de l’être pour le porter au terme de son éternelle ruée vers l’inaccessible infini. La sécheresse vient de constater que ce terme n’est pas le but, de se déprendre un moment de l’illusion de l’effort, la sécheresse vient de l’enseignement amer des vérités. Aussi la retrouverons-nous toutes les fois que nos vouloirs se déroberont sous la tâche, incapables de porter seulement nos désirs, à chaque moment enfin de notre vie morale. Elle figure une tonalité ou un manque de tonalité susceptibles de s’étendre à tous les sentiments. Et c’est pour cela qu’une laïcisation de la sécheresse est possible comme a été possible une laïcisation, disons mieux, une humanisation de l’état de grâce. [p. 623]

III

Cet « état de grâce » après l’avoir défini du point de vue religieux une tonalité psychique acquiesçant dans son entier à l’émotion primitive de l’âme saisie par l’amour de Dieu, nous lui avons donné plus d’ampleur et de généralité pour y voir une loi de convergence affective qui groupe tous les états conscients autour d’un centre initial et donne à la vie du sentiment une unité absolue et passagère. La sécheresse est, non pas son contraire, qu’on trouve dans l’état de péché, mais simplement son absence, son absence sentie, un fond neutre et sans énergie sur lequel rien ne peut s’organiser pour quelque durée. L’état de grâce ne se limite pas au seul domaine du sentiment religieux, les sécheresses ne se tiennent point toutes dans le mysticisme. Déjà, elles rompent chez les fidèles ces ensembles éphémères que l’amour réalise en eux et dispersent sur un sol désertique des éléments désormais sans vie parmi lesquels Dieu lui-même se réduit à une simple conception théorique. Le zèle, le remords, la peur, se hâtent de ramasser ces morceaux qui ne se rejoignent plus. Et, de fait, il ne reste dans l’âme que ces sentiments accessoires, capables seulement d’exciter le regret par le souvenir qu’ils lient à la perte d’un bien qu’ils ne cessent de montrer indispensable et dont ils cherchent en vain l’ombre évanouie. Nous avons dit également de l’état de grâce qu’il était en son fond l’accord de la résolution et du désir, ces deux pôles d’activité qui pourraient se rendre par cette opposition volonté consciente, volonté inconsciente. L’un de ces termes, l’essentiel, disparaît dans la sécheresse. L’ensemble des forces qui se groupant depuis l’inconscient jusqu’à une vue trop claire de leur tendance déterminent en l’être le sentiment et la passion, se désagrège, et laisse retomber dans une inertie passagère la matière qu’il venait d’organiser. Il ne reste plus du plein vouloir agissant que l’idée théorique et sèche que l’esprit en tire pour une complète mise au point, une sûre décision, il ne reste plus, après le sentiment, que cette conception intellectuelle, déterminée par le sentiment, qui en objective le but et perd toute valeur dès qu’elle n’est plus soutenue par lui. Car le sensible est persuasion, alors que l’intellectuel se [p. 624] borne à un résumé cognitif, indifférent et sans puissance. Je ne prétends point par là que la sécheresse ne s’accompagne d’aucune impression, nous avons bien vu le contraire, mais l’angoisse qu’elle cause reste un état négatif, un regret, une émotion née de la fuite irrémédiable d’autres émotions, de celles-là mêmes qui fructifiaient sous la poussée des grâces. L’être enfin, réduit à un vouloir vidé de tout contenu, sent sa misère et se lamente. Il se voit dépossédé de l’essence même de l’être, amputé de ses parties vitales, et il ne conserve plus dans la nette conception d’un idéal en faillite, que le signe vain d’une autorité sans pouvoir. A vrai dire, si l’on examine en leur nature l’état de grâce et la sécheresse, on trouvera que celle-ci, dans son aridité et sa pleine conscience de ce qui lui manque accuse une valeur intellectuelle supérieure c’est précisément ce qui en souligne et en confirme la désolante pauvreté. Le cerveau s’enrichit des détresses du cœur.

Ainsi comprise, la sécheresse ne se borne point au sentiment religieux, mais peut s’étendre à toute la vie morale. Elle ne s’y adapte pas toutefois aussi parfaitement que l’état de grâce et présente une curieuse particularité. Les passions spéciales ou organiques n’y sont point sujettes. Elle n’apparaît par exemple dans l’amour individuel que si tout désir s’efface, et il ne faudrait point confondre alors, par une trop facile analogie, la fin d’un état sentimental avec son ralentissement passager. Elle demeure absente de l’avarice, de l’orgueil, de l’ambition. On s’expliquera d’autant mieux ce fait, si l’on se rappelle qu’elle figure le plus souvent, dans la passion religieuse même, la réaction d’une crise, et que l’ordre d’idées où nous venons de la saisir dans son meilleur jour s’étend à la vie intérieure tout entière. En effet, elle se réfère surtout à l’émotion dont elle suit la généralité, les changements de ton ou d’objet, et dessert le principe d’action que chacun voit sa nature propre et les circonstances instaurer en soi. Il y a d’autres êtres que les croyants et les incroyants ne sont pas démunis d’existence interne, j’ajouterai, n’étant pas théologien, de valeur morale. Il se peut qu’on ne reçoive aucune religion et qu’on accepte un idéal. Il arrive toujours au moins que l’existence prend un caractère particulier pour chacun de nous. De même que le corps groupe un système d’organes, l’esprit résume les impressions qu’il reçoit en une formule, intellectuelle de forme, sentimentale de fond et [p. 625 l’individu, selon l’expression de Nietzsche, montre « un grand système de raison ». Or cet ensemble suppose la réunion de forces naturellement divergentes et qu’on ne maintient pas sans répit dans un assemblage parfait. Il y a des heurts, des discordes, des hauts et des bas. Et cela même fait la vie. Dans cette poursuite de sa réalisation, qui peut être de formes si diverses, l’homme ne suit donc pas un chemin uni. Ayant pris conscience de la voie que sa destinée, sa vraie destinée, sa destinée psychique, lui trace, il y marche tantôt d’un pas sûr et tantôt d’un pas incertain. Tantôt il va dans le sens de la totalité de ses forces, et c’est l’état de grâce, tantôt il se voit emporté par des tendances particulières subitement exaspérées ou tombe dans une complète atonie, et c’est la passion et la sécheresse. Il y a enfin, dans la vie sentimentale, des moments où, soit par excès de fatigue, soit par accident physiologique, soit par ce travail inconscient qui détruit ce que nous croyions avoir de plus solide en nous et prépare dans les ruines les édifices nouveaux, tout devient indifférent, insipide, irritant. Qu’il se joigne à cette impuissance de renouveler en soi les émotions dont on a coutume de faire sa nourriture, la conscience de ne se conformer plus à son destin bu à son devoir et d’y devenir étranger, voilà la sécheresse dans tous ses caractères, et d’autant plus accusée qu’elle se porte davantage vers une attitude morale.

Au fond, les états mystiques négatifs ne présentent que des aspects particuliers dans l’ensemble des manifestations sentimentales, et tout autre groupement émotif leur reste soumis au même titre. Les dénominations ne doivent pas tromper, ni la spécialité qu’un long usage a fini par leur identifier. Il y a autre chose que de la théologie dans les systèmes et les émotions théologiques, et la vie mystique pour réaliser parfois la vie morale entière n’a droit cependant qu’au titre de variété dans la vie morale.

Et n’a-t-on pas vu qu’à travers tous ces avatars cette vie morale restait seule toujours en question ? Par l’exercice du sentiment et de la pensée s’élabore en l’homme un mode d’existence qui souvent s’efface sous la couche superficielle des matérialités et des soucis immédiats, mais n’en constitue pas moins la valeur fondamentale. Pour avoir abusé de la psychophysiologie, pour avoir découvert la dépendance où se tiennent à l’égard de l’organisme [p. 626] les phénomènes mentaux, on vient à dénier toute existence propre au spirituel, par peur de l’accusation d’idéalisme, à craindre même d’en dire le nom. Il a pourtant quelque forme, serait-ce même en fonction du jeu naturel des organes et n’assuma-t-il, comme M. le Dantec le veut pour la conscience, que la consistance d’un épiphénomène, il n’en resterait pas moins un fait évident et capital. Quelle qu’en soit la forme, nous vivons d’une vie intérieure, nous nous déterminons et nous valons par nos sentiments et nos pensées, nous jouissons ou nous souffrons d’un être moral, tout comme l’être physique soumis à des variations de santé. II est des maladies corporelles, des maladies, mentales, il est aussi des maladies psychologiques. L’état de grâce correspond dans l’ordre moral à cette euphorie animale qui suit la pleine santé matérielle, les états mystiques négatifs traduisent des troubles caractérisés du mode intellectuel et sensitif de l’existence. Ce que l’on a si justement appelé le poème de la vie mystique ne doit pas se borner à ce stade particulier de nos mouvements intérieurs, mais s’étendre à tout système par quoi se formule l’action de l’esprit et du cœur.

IV

Avant de conclure d’une façon plus générale, et puisqu’une telle manière de traiter certains aspects du sentiment religieux a soulevé des protestations intéressées, je voudrais insister un moment sur la légitimité de la méthode que j’emploie et montrer qu’elle ne se borne pas à un simple « travestissement » des données théologiques. Et d’abord, qu’on me laisse déclarer, ce dont tout le monde a dû s’apercevoir, que je me place en dehors du point de vue « croyant » en toute franchise, que je traite en profane d’une matière sacrée, que je me montre indifférent à toute confession, et qu’à l’égard en particulier du catholicisme je m’abandonne à une certaine sympathie pour ne le voir plus exercer ses ravages que sur des âmes isolées. Il est donc outré de parler « d’adversaire » puisqu’il n’y a plus combat et peut-être déplacé de trouver du « venin » en certaines phrases où parle simplement le manque de « foi » le moins dissimulé.

Je fais allusion à l’article que M. Eugène Roupain a bien voulu [p. 627] consacrer dans les Études (25) à mon travail sur l’état de grâce et j’en prends, pour appuyer les conclusions de celui-ci les arguments essentiels.

M. Roupain pose d’abord un principe qui semble écarter toute discussion et toutefois supporte quelque tempérament. Si l’on n’admet pas, dit-il, que le surnaturel existe « objectivement » on traite d’une matière « illusoire », on fait « de la psychologie de rêve ». Je n’en suis pas si sûr. Lui-même reconnaît que Dieu pour agir en l’âme n’exclut pas les moyens de l’homme. Son objection vise donc le principe, la cause première, et je m’en tiens essentiellement aux effets, aux raisons prochaines. J’irai jusqu’à prétendre que, sans le péché d’omission, le sujet tel que je le conçois pourrait ne pas sortir de la plus sévère orthodoxie. « La grâce est dans le chrétien une réalité écrit M. Roupain, et j’en suis pleinement d’accord, et je crois même la grâce, pour le chrétien, réalité des réalités. Elle est, ajoute l’auteur « une participation finie de l’essence divine considérée comme nature « , Dieu habitant et animant l’âme. Et, pour le coup, je n’en sais rien et j’ose dire peu m’importe. Car, quelle qu’en soit l’explication dernière, les états que j’ai décrits, tels que je les ai décrits, sont bien ce que je les ai décrits et leur origine n’entrave ni n’explique leur évolution. Dieu, s’il intervient, agit en cause métaphysique et, par là, se récuse dans tout exposé intellectuel. Pour rester au principe, il ne passe point dans la racine. On ne l’aborde qu’en sortant du connaissable et de l’humain. En un mot, pour complaire aux théologiens, j’aurais dû mettre la psychologie au service du Saint-Esprit. Je ne pouvais aller jusque-là. Si j’ai fait plus, si je me suis laissé aller à dire que de l’activité vitale dérivent les états mystiques comme tous les états moraux, il ne faudrait pas m’accuser d’autre chose que d’une naïve tautologie. Je sais très bien que définir la vie par la vie ne signifie rien. C’est pourtant la fin de notre science et je trouve à la base de toute investigation intellectuelle un non possumus dont nulle croyance ne m’offre la clef. Mon affirmation d’agnostique ne vaut rien, évidemment, pour la foi du chrétien, l’affirmation du chrétien ne vaut pas plus pour ma conscience d’agnostique. Toutefois, comme je me tiens à un point de vue relatif et humain, peut-être m’est-il [p. 628] permis d’en partir pour conclure dans le même sens humain et relatif.

La vie de l’être se marque par l’action et par la pensée. Tout autour des mouvements que nécessitent notre conservation et notre développement s’épaissit une atmosphère sentimentale que la conscience n’absorbe jamais en entier. Des émotions et des concepts jaillit un mode de l’existence qui, peu à peu, nous oriente et nous développe en un système personnel. Nous valons enfin par notre vie intérieure et elle nous caractérise. Or, nous connaissons les traverses de cette vie, tout comme l’autre sujette aux vicissitudes et aux maladies. Nous apprenons qu’elle peut fleurir et se dessécher, nous en savons les joies et les heures amères. Et dans les tiédeurs, les ennuis, les sécheresses, les dégoûts, notre âme désabusée ignore les secrètes espérances de la foi.

Il faut se fier à la vie. Elle-même répare les forces qu’elle semblait devoir détruire et s’amuse à les épuiser successivement et à les justifier avant de les anéantir. Elle sait animer notre pensée, qui sommeille engourdie, vers des horizons nouveaux, elle sait ressusciter des sentiments que nous croyions ensevelis à jamais sous l’amertume de l’expérience, elle sait aussi dissiper brusquement les mirages et nous rendre aux sables arides, casser au seuil des espoirs les volontés et les essors. Et ce poème de la vie mystique que tracèrent en signes inoubliables des âmes de choix, c’est le poème délicieux et désespérant qui s’écrit éternellement, dans la tristesse et dans la joie, au fond des consciences humaines.

GONZAGCE TRUC.

NOTES

(1) Revue Philosophique, septembre 1910.

(2) Ignace de Loyola, Exercices spirituels, 1re semaine, 6e méditation supplémentaire.

(3) 1. Z,oe. cil,

(4) Mad. de Pazzi, Œuvres, trad. D. A. Bruniaux, t. I, p. 290.

(5) Id., ibid.

(6) Id., ibid. p. 291.

(7) Id., ibid. p. 473.

(8) Cf. encore relativement à la tiédeur, Bourdaloue, Œuvres, T. III de l’éd. Lefèvre, p. 608. (Retraites spirituelles, de la Tiédeur.)

(9) Sainte-Beuve, Port-Royal, t. I.

(10) L’acédia, dit saint Jean Damascène est une tristesse accablante qui abat tellement le courage qu’on ne trouve plus aucun plaisir à faire quoi que ce soit, semblable en cela à toutes les choses acides qui sont froides en même temps (sicut ea quae sunt acida etiam frigida sunt). Le mot viendrait en réalité de a (privatif) et -~So~ (soin) et se traduirait plus exactement par incurie. Il faudrait voir qui s’en servit une première fois. Je n’ai pas eu le loisir de pousser plus loin cette curiosité philologique.

(11) Saint Thomas, Somme, Secunda Secundae, quest. XXXV.

(12) On sait que saint Thomas distingue quatre passions principales la joie, l’espérance, la crainte, la tristesse.

(13) Œuvres complètes de sainte Thérèse de Jésus, éd. des Carmélites, Paris, Retaux, 1907, t. II, pp. 208-209.

(14) J. K. Huysmans, En Route, pp. 360-361.

(15) Ed. citée, t. I, p. 151.

(16) Id.,ibid., p. 250.

(17) Id.,ibid., p. 73.

(18). Saint Jean de la Croix, Traités des Épines, trad. R. P. Athanase, pas. et not. 4e et 5e classes d’épines.

(19) Id., 6e entretien.

(20) Molinos, Guide spirituel, Bibliothèque théosophique, pp. 37-38.

(21) O. c., p. 33.

(22) Loc. cit., p. 653.

(23) Montmorand, Les États mystiques, Revue Philosophiques, 1905, II.

(24) J. Pacheu, Psychologie des mystiques chrétiens, Paris, 1909, Perrin, éd.

(25) Les Études, revue fondée en 1836 par les P. de la Compagnie de Jésus, nov. 1910, pp. 212 à 228.

TRUCACEDIE0001

Abraham  Bloemaert.

 

 

 

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