Georges Surbled. Le Rêve.Étude de psycho-physiologie. Partie 3. Extrait de la revue « La Science catholique », (Paris), 9eannée de la Deuxième n°8, 15 juin 1895, pp. 677-688.

Georges Surbled. Le Rêve.Étude de psycho-physiologie. Partie 3. Extrait de la revue « La Science catholique », (Paris), 9eannée de la Deuxième n°8, 15 juin 1895, pp. 677-688.

 

Absent de la bibliographe de La Science des rêves de Freud. – Troizième partie d’une série de trois dont les deux premiers sont déjà sur notre site.

Georges Surbled (1855-1913). Médecin polygraphe défenseur du spiritualisme traditionnel, il participe à des nombreuses revue, en particulier dans La Revue du Monde Invisible fondée et dirigée par Elie Méric, qui parut de 1898 à 1908, soit 10 volumes et La Science catholique, revue des questions sacrées et profanes… dirigée par J.-B. Jauget et dirigée par l’abbé Biguet de 1886 à 1910.
Quelques unes de ses publication :
— Le Rêve. Étude de psycho-physiologie. Partie 1. Extrait de le revue « La Science catholique », (Paris), 9e année, n°6, 15 mai 1895, pp..481-491. [en ligne sur notre site]
— Puissance de l’imagination. Sueur de sang et Stigmates sacrés. Extrait de la « Revue des questions scientifiques », « Louvain », deuxième série, tome XIV, juillet 1898, juillet, pp. 34-53. [en ligne sur notre site]
— Le mystère de la télépathie. Article parut dans la « Revue du monde invisible », (Paris), première année, 1898-1899, pp. 14-24. [en ligne sur notre site]
— Le diable et les médiums. Partie 1. Extrait de la revue « La Science catholique »,  treizième année, 3e année de la Deuxième série – 1898-1899., n°1, 15 décembre 1898, pp. 61-71. [en ligne sur notre site]
— 
Le diable et les médiums. Partie 2.  Extrait de la revue « La Science catholique »,  treizième année, 3e année de la Deuxième série – 1898-1899., n°2, 15 janvier 1899, pp. 113-123. [en ligne sur notre site]
— La stigmatisée de Kergaër. Article parut dans la revue « Le Monde invisible », (Paris), 1899, pp.104-107. [en ligne sur notre site]
— 
Obsession et possession.] Article paru dans la « Revue des sciences ecclésiastique- Revue des questions sacrées et profanes… Fondée par l’abbé J.-B. Jaugey, continuée sous la direction de M. L’abbé Duflot », (Arras et Paris, Sueur-Charruey, imprimeur-libraire-éditeur), n° 15, décembre 1897, pp. 46-58. [en ligne sur notre site]
— 
Crime et folie. Extrait de la revue « La Science catholique », (Paris), 15 octobre 1900, p. 997-1005. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 677]

LE RÊVE.

ÉTUDE DE PSYCHO-PHYSIOLOGIE. –

(3earticle).

Les organes viscéraux, et particulièrement l’estomac, les intestins, le cœur, le poumon exercent dans certains cas une influence positive sur les rêves. Cette influence est-elle normale ? En d’autres termes, l’action des viscères sur les songes est-elle incontestable chez l’homme en bonne santé ? Il est permis d’en douter, comme il serait téméraire de le nier. Où commence, où finit l’état de santé ? Qui est absolument bien portant ? Qui ne souffre pas de quelque organe ou même, sans souffrir, n’y présente pas une altération sourde et latente, un trouble léger et transitoire ? Personne n’échappe aux maladies, encore moins aux malaises et aux incommodités de l’existence, et tout le monde sait qu’à certains jours les rêves ont paru dépendre, dans une certaine mesure, du fonctionnement des organes.

Les rêves d’origine gastrique sont les plus connus et les plus fréquents. Les indigestions provoquent de l’agitation et des cauchemars. Les terreurs nocturnes des enfants, qui alarment si vivement les familles, [p. 678] pas d’autre cause. Si les troubles d’estomac ont une action positive sur les songes, il est moins certain que le simple besoin la partage. On a dit que la faim provoque des rêves sympathiques et on a cité à l’appui l’exemple fameux du baron de Trenck qui, torturé par les angoisses de la faim au fond de son cachot, voyait en rêve des tables couvertes de mets délicieux. Cet exemple ne nous paraît pas probant, le prisonnier souffrant huit et jour de la faim et pouvant très bien repasser dans son sommeil les images et les pensées de la veille sans tirer immédiatement son rêve du besoin organique. Le cas de Maury assistant en songe a un banquet splendide alors qu’il gardait une diète rigoureuse appelle la même observation. Un autre rêve du même auteur est plus démonstratif. Un jour que Maury éprouvait des tiraillements d’estomac, accompagnés d’une saveur aiguë dans la bouche, il s’endormit sur son fauteuil. Il vit alors un plat couvert d’un ragoût à la moutarde d’où s’exhalait une odeur qui lui rappela la sensation gustative éprouvée peu auparavant (1).

Max Simon souffrant un jour de l’estomac s’endort et voit en songe des œufs sur un plat d’argent (2). Il n’est pas besoin, de remarquer que ces différents rêves se rattachent à la maladie, à des troubles gastriques. Les affections respiratoires, surtout la bronchite, l’asthme, l’emphysème ont une autre influence : elles donnent au dormeur une sensation plus ou moins vive de compression, d’étouffement et peuvent même provoquer de pénibles cauchemars.

« G…. Jean, 45 ans, emphysémateux, fait toujours le même rêve. Il est poursuivi par des gendarmes ; il veut fuir, mais il ne peut ; il ressent un grand poids sur la poitrine, il est oppressé. Il se réveille alors tout haletant. » (3).

Les cardiaques ont un sommeil agité : leurs rêves sont troublés par la peur, par l’anxiété et s’accompagnent quelquefois d’hallucinations visuelles. Mais n’insistons pas sur ces rêves étranges qui tous appartiennent à l’ordre pathologique et revenons au domaine de la somnolence normale, où les obscurités sont déjà assez étendues et assez épaisses pour donner ample matière aux investigations de la science.

V.

Comme les sensations externes, les impressions organiques ne créent les rêves physiologiques que d’une manière restreinte, exceptionnelle. Tout au plus contribuent-elles, en certains cas, à en modifier le cours ou [p. 679] la nature. Il est incontestable- que les impressions venues de l’estomac ou de l’intestin d’une part, les excitations lumineuses vives qui arrivent à la rétine à travers les paupières fermées de l’autre peuvent, vers la fin du sommeil, se mêler aux images internes et diversifier le rêve matinal. Mais ce n’est là qu’une influence indirecte, qui ne change rien aux conditions essentielles du rêve. « Dans ces cas divers, et dans une foule de cas analogues, dit très bien M. Lélut, le moi subit ou emploie ces éléments externes du rêve, comme il en subit ou emploie les éléments internes, les mêlant les uns aux autres, mais les mêlant surtout à un ordre de matériaux dont il nous reste à parler.

« Ce qui constitue plus particulièrement le rêve, ou plutôt ce qui lui donne son caractère le plus essentiel et en apparence le plus extraordinaire, ce sont des sensations fausses relatives aux sens externes, œuvre de l’imagination qui veille, quand l’attention, la réflexion, la conscience sont à moitié, mais ne sont qu’à moitié endormies. Il n’est personne qui n’ait étudié ou pu étudier sur soi-même ces fausses sensations du sommeil, et, qui ne sache combien quelquefois elles sont vives, nettes, bien ordonnées, et en apparence aussi réelles que les sensations de la veille la plus active. » (4)

Il y a dans cette page du savant philosophe une grande vérité que nous aimons d’autant mieux à relever et à dégager qu’elle est plus gravement méconnue par nombre d’auteurs. Les sensations internes, produits directs des sens externes, jouent un rôle important, occupent même le premier rang dans nos songes ; mais elles ne constituent pas à elles seules le rêve, elles ne sont que des éléments d’action, elles restent essentiellement

surbordonnées à l’imagination, faculté qui nous séduit par son éclat, mais qui a autant de fécondité que de vivacité. La somnolence lui donne libre essor, et c’est la folle du logis, comme l’appelait si justement Malebranche, qui domine la scène morphéique. Ne nous étonnons plus qu’on ait tant de fois rapproché et comme confondu ces deux états si différents, l’aliénation et le rêve : l’imagination est leur trait d’union.

L’imagination est la seule ordonnatrice, la véritable ouvrière du rêve : elle le conçoit, l’agencent le développe. Les nombreux éléments mis en œuvre lui viennent en dernière analyse par les sens ; mais c’est à la mémoire qu’ils s’empruntent directement. Ce n’est donc pas la sensibilité externe qui est la grande pourvoyeuse des songes, c’est la mémoire.

La participation des cinq sens à l’élaboration morphéique est très [p. 680] inégale. Deux d’entre eux, le goût et l’odorat, paraissent rarement d’une manière appréciable, ou du moins leur souvenir ne marque pas. Que de rêves en effet où nous participons à des banquets, ou les plats les plus savoureux nous sont servis, où nous nous promenons dans des jardins enchanteurs, embaumés du parfum des fleurs ! Il semble que ces impressions soient à peine perçues ou plutôt qu’elles soient dominées et en quelque sorte absorbées par les impressions plus vives de la vue. Maine de Biran attribuait la rareté des sensations du goût et de l’odorat à la nature essentiellement affective de ces sensations qui s’oppose, dans l’état, de veille, à leur reproduction volontaire ; mais son sentiment est des plus contestables, et il est plus probable que le phénomène est dira la faiblesse de la mémoire gustative et odorante. Les impressions de là vue et de l’ouïe se gardent beaucoup mieux que celles du goût et de l’odorat ; et cette différence paraît en rapport avec leur degré d’importance. Odeurs et saveurs ne jouent dans notre existence qu’un rôle effacé, secondaire, intermittent : elles n’intéressent pas directement la vie de relation, ne lui servent guère, elles concourent seulement à la nutrition. Leur absence gênerait cette dernière fonction, mais se ferait très peu sentir. Il y a des hommes très capables, très intelligents que la nature ou les accidents ont privés du sens du goût ou de celui de l’odorat : leur infirmité est très supportable et passe, inaperçue.

Le toucher, l’ouïe et la vue sont manifestement les trois sens qui contribuent à la lucidité fictive et fantastique des rêves. La part du toucher dans les scènes imaginaires qui se déroulent dans le cours du repos morphéique est considérable, mais malaisée à définir. Pourquoi ? Parce que le sens du tact est encore primé par celui de la vue. C’est la sensation du mouvement qui domine la scène, et accapare l’esprit du spectateur. On touche et on est touché, on frappe et on est frappé ; mais l’ébranlement est à peine senti en comparaison de celui qui nous arrive par la vue. Il y a là deux sensations concurrentes, dont, l’une efface l’autre, au moins dans le souvenir. Les mouvements les plus divers se suivent, se combinent, s’enchevêtrent : on marche, on court, on tombe, on se relève, on nage, on vole même ; et dans cette vie désordonnée, dans ce tourbillon imaginaire, on coudoie, on renverse les autres, mais le tact ne se sépare pas nettement de l’action générale. L’ouïe prend une part plus décisive, plus essentielle aux drames de nos nuits. Le dormeur perçoit très bien des paroles suivies, avec le timbre et la tonalité des sons, il y répond souvent, et sa parole, mentale lui apparaît si nette, si précise qu’il se figure répondre à haute voix. De véritables conversations s’engagent ainsi, des discussions se poursuivent [p. 681] sans qu’on doute un instant de leur réalité : l’illusion est entière et vraiment saisissante. Nous n’entendons pas seulement la voix banale pendant le repos morphéique, nous goûtons encore l’harmonie des sons, nous apprécions, avec le goût que la nature ou la culture ont départi à chacun de nous, le chant et la musique. Que de concerts délicieux dans le silence de nos nuits ! Que de mélodies douces et suaves ! Que d’enivrantes jouissances pour l’artiste épris de son art et plus disposé que tout autre à en semer ses rêves ! On croît percevoir aussi distinctement qu’à l’état de veille les accords les plus variés et les plus complexes, le rythme le plus parfait, et on ressent une impression vive, agréable, qui semble profonde, mais qui n’est que superficielle, puisqu’elle est fugitive et comme mort-née. L’illusion est si complète qu’on se délecte dans le plaisir et qu’on est navré au réveil dose dire : Ce n’est qu’un rêve !

C’est à la vue qu’appartient incontestablement le premier rang dans nos perceptions morphéiques. Les tableaux se succèdent, se multiplient, se pressent devant nous avec une instantanéité frappante ; et chacun d’eux, tout rapide qu’il soit, est vu, saisi au vol en quelque sorte et nous parait plein d’intérêt. On y embrasse d’un seul coup l’ensemble et les détails, le premier plan et le fond, l’attitude, la physionomie et le caractère des personnages, la nature et le ton des couleurs, le relief des figures et surtout la variété des mouvements. Autour des perceptions visuelles dominantes viennent se grouper naturellement les perceptions tactiles et auditives qui les complotent si heureusement qu’elles ont une force, une clarté, une harmonie capables de les assimiler, pour le songeur, aux plus nettes perceptions de la veille. Il en résulte des scènes si saisissantes par leur lucidité et leur vraisemblance que l’esprit s’y laisse prendre et qu’il a parfois beaucoup de peine, au réveil, à reconnaître leur fausseté.

Les tableaux qui se succèdent devant l’esprit du dormeur n’ont pas d’ordinaire de lien logique : on les a comparés à ceux de la lanterne magique. Il est incontestable que, dans bien des cas, aucune relation n’existe entre deux images morphéiques qui se suivent, et l’explication scientifique de cette incohérence, reste à trouver. Mais ce serait une erreur de croire que le désordre préside nécessairement à nos rêves : ils présentent certes bien des hiatus, bien des contradictions, mais il y a souvent entre eux des affinités, des rapports d’analogie qui révèlent des associations d’images.

Alfred Maury rêve à une foule de têtes grimaçantes. Or, il voit d’abord les traits d’une personne qui lui avait rendu visite deux jours auparavant et dont la physionomie ridicule l’avait frappé. Puis il voit sa propre [p. 682] figure très distincte qui disparaît ensuite pour faire place à une nouvelle. Il se rappelle, au réveil, que la veille il s’était longtemps regardé dans un miroir (5).

L’association, des images n’est pas contestable ici, mais elle est rarement aussi manifeste. Beaucoup d’auteurs lui attribuent une importance exagérée et s’efforcent en vain de la mettre en évidence, quand tout le rêve dépend simplement de la mémoire. Le Dr Tissié a été victime de cette méprise et nous en fournit le sincère témoignage :
« Dans la nuit du 10 novembre 1889, je fis un rêvé étrange. Je vis deux cercueils ouverts, et dans chacun un cadavre allongé. A côté de chaque cercueil était déposée une caisse semblable à celles qui renferment les pièces anatomiques dans les musées forains. Dans chaque caisse se trouvait la reproduction en cire des têtes des deux cadavres. Fait qui me surprit, ceux-ci étaient placés bout à bout, opposés l’un à l’autre par les pieds et sur une même ligne ; je vis ensuite les cercueils se rapetisser, en s’élargissant, et les têtes des morts devenir énormes. Puis elles prirent vie : les poitrines eurent un mouvement d’inspiration très lent, mais très marqué, les yeux roulèrent dans les orbites. Je me dis alors, me rappelant l’étude que je faisais sur les rêves : « La transformation des deux cercueils en boites semblables à celles qui sont placées à côté d’eux est probablement due à une association d’idées. L’idée principale est celle de « boîte ». Pourtant, je ne saisis pas la cause occasionnelle de ce rêve, que je trouvai étrange au réveil. Le soir seulement, j’eus tout-à-coup le mot de l’énigme. J’étais entré, cinq jours auparavant, dans une baraque de la foire où j’avais vu deux moulages en cire : « Cléopâtre mordue par un serpent, et un zouave blessé sur un champ de bataille, » placés bout à bout, dans de longues boîtes vitrées ; leur poitrine était mue par un mouvement de soufflet, et leurs yeux jouaient dans les orbites » (6). On ne voit pas dans ce rêve le travail d’association, mais simplement la réminiscence plus ou moins fidèle d’une scène contemplée quelques jours auparavant.

Souvent lé travail n’est pas compliqué et consiste uniquement dans le rapprochement, nous allions dire la soudure de deux images distinctes, comme le prouve le fait suivant :

Max Simon rencontre un jour une personne de petite taille avec laquelle il cause. Elle avait un costume original. La nuit même, il vit en rêve un personnage de même taille et de même costume que son [p. 683] interlocuteur ; seulement il avait de gros yeux qui sortaient des orbites, alors que ceux de la personne rencontrée étaient fort beaux. Dans la matinée, il avait considéré assez longuement une statuette représentant un monstre japonais ayant précisément ces yeux (7).

Ce rêve est des plus simples, les images visuelles y ont une place prépondérante, presque exclusive. Mais la généralité des cas est beaucoup plus compliquée et réclame, avec le concours des sens, l’action souveraine de l’imagination Créatrice.

VI

Les rêves comportent des associations diverses ; mais l’association la plus commune, la plus facile est certainement celle qui se fait par les mots. Maury en a signalé quelques exemples, personnels caractéristiques.

Il rêve qu’il fait un pèlerinage à Jérusalem ; puis, qu’il se retrouve rue Jacob, chez M. Pelletier, chimiste, lequel lui donne une pellede zinc. Ces trois scènes principales sont manifestement liées par un même mot pel: (pèlerinage, Pelletier, pelle).

Il rêve encore de kilomètres ; il se trouve sur une route, puis sur les plateaux d’une balance, chez un épicier qui prenait son poids au moyen de kilos. Cet épicier lui dit qu’ils n’étaient pas à Paris, mais dans l’île Gilolo ; puis il arriva successivement à voir la fleur de lobélia, le général Lopez dont il avait lu, quelque temps avant, la déplorable fin à Cuba, et se réveille finalement en faisant une partie de loto(8). La racine loest ici le lien des différentes images visuelles (kilomètreskilos, Gilolo, Lopez, loto).

Dans ces exemples, choisis à dessein, les images s’enchaînent logiquement, se succèdent les unes aux autres par similitude ou analogie ; mais l’association est loin de présenter toujours cette simplicité. Que de fois les images ne se groupent-elles pas par un mode tout opposé, par contraste ou opposition ! Que de fois aussi leur filiation échappe à toute explication, à tout classement ! L’association des images, à l’état morphéique comme à l’état de veille, se fait suivant des modes divers, et dont le fond nous échappe. La vue mentale d’une image peut amener à sa suite une foule d’images qui s’y rapportent de près ou de loin,et l’évocation de chacune de ces images n’est soumise à aucune loi actuellement déterminée. Parmi les rêves les plus incohérents en apparence, [p. 684] l’analyse arrive à retrouver parfois un fil logique, comme dans l’exemple suivant.

Gruithuisen (9) rêva une fois qu’il montait un cheval qui se transforma en bouc, celui-ci en veau, puis en chat, en jeune fille et enfin en vieille femme ; l’arbre sur lequel le chat s’était mis à grimper devint une église, et celle-ci un jardin ; l’orgue d’église devint une guimbarde dont jouait le chat, puis le chant de la jeune fille. « Certes, observe le Dr Tissié, qui rapporte le cas, voilà un rêve incohérent ! et pourtant on peut trouver quelques relations entre les diverses représentations. D’abord l’idée dominante est celle du chat qui revient trois fois, puis celle de la jeune fillequi revient deux fois. La relation entre un chat, et une jeune fille s’établit facilement (?), soit que celle-ci ait la grâce féline, ou que le chat comme la femme reste au foyer, etc., etc. ; la tournure d’esprit du rêveur crée l’association. — Cheval, bouc, veau et chats emblent être apparus sous l’idée principale d’animal à quatre pattes ; l’orgue et la guimbarde sont deux instruments de musique. A noter aussi que la représentation auditive réveillée par la représentation visuelle des instruments s’enchevêtre avec celle-ci. La mémoire du chat qui domine la scène s’associe à celle de la guimbarde ; puis, comme le chat s’est transformé en fille un moment avant, cette mémoire réapparaît et c’est la jeune fille qui remplace le chat (8). » Ce rêve est singulier et vraiment extravagant. Les analogies et les rapports qu’y découvre notre confrère ne sont pas bien établis et ne seront pas admis par tous. L’imagination vigile trouve facilement des filiations, maison sait qu’elle est assez féconde, assez riche pour inventer une chaîne qui n’existe pas dans la réalité des faits ; et il faut avouer, que certains rêves se distinguent, comme celui que nous venons de rapporter, par l’inextricables complications. Leur incohérence est frappante, inexplicable : il est impossible de réunir et de concilier les différentes phases du drame morphéique.

Comment rendre raison de pareilles difficultés avec la seule théorie de l’association ?Est-il possible de comprendre sous le nom d’association une opération mystérieuse qui assemble des images disparates et étrangères ? Assurément non. Il est certain que souvent des images surgissent, spontanément dans, le champ de la conscience (morphéique ou vigile) sans avoir été aucunement provoquées par les tableaux précédents et sans se relier à ceux qui suivent. Elles sont suscitées par une cause [p. 685] sensible; par le jeu inconscient et ignoré des cellules nerveuses : nul ne le conteste. Mais qui nous dira le merveilleux mécanisme grâce auquel apparaissent ainsi les images accumulées dans la mémoire par le cours des ans ? Qui nous apprendra les lois qui président à leur évocation et à leur agencement ? Il est prématuré d’imaginer une théorie quand les bases scientifiques manquent complètement, et il est sage d’avouer, son ignorance en face du mystère.

Le rêve n’est pas seulement exposé à une incohérence sans égale, il est plein d’anachronismes. Nous perdons la notion du temps en dormant. Nous confondons, dans nos rêves, le présent et le passé, les vivants et les morts, nos impressions d’enfance, de jeunesse et d’âge mur, nos pensées d’hier et d’aujourd’hui. N’insistons pas sur ce fait, que tout le monde connaît et peut vérifier. Il serait téméraire d’en fournir l’explication physiologique qui se dérobe encore, et nous citerons, sans y souscrire, celle que donne le Dr Tissié et qui est au moins originale.

« Les impressions reçues, analysées, classées et emmagasinées par notre cerveau, dit cet auteur, ont deux origines : elles sont splanchniqueset sensorielles. Le grand sympathique est chargé de mettre notre système viscéral en communication avec le cerveau, tandis que ce rôle est dévolu aux nerfs sensitifs pour les organes des sens et pour la musculation. Les impressions reçues constituent des mémoires qui se localisent dans les centres psychiques. Ces mémoires sont d’autant plus nombreuses et d’autant plus profondes que les organes collecteurs et l’organe récepteur, le cerveau, sont plus délicatement développés. On peut admettrealors que le « moi » se dédouble, qu’il se subdivise en un « moi splanchnique » et en un « moi sensoriel. » D’où des impressions différentes, c’est-à-dire des mémoires splanchniques et des mémoires sensorielles, celles-ci pouvant s’effacer avec la cause qui les a provoquées, celles-là existant forcément toute la vie puisqu’elles sont une conscience de l’état présent. Les impressions viscérales sont fournies par le cœur, les poumons, le foie, les intestins, etc., et le cerveau, car cet organe, qui emmagasine les impressions venues des autres parties du corps, agit de même à son égard, en se reflétant sur lui-même. Le cerveau a la conscience de son existence propre, avant d’avoir la conscience de l’existence des autres viscères et du monde extérieur. Les impressions sensorielles sont fournies par les organes du sens.

« L’équilibre entre les fonctions des deux « moi », splanchnique et sensoriel, constitue le « moi » physiologique et psychique tel qu’on le comprend à l’état de veille ; la rupture de cet équilibre constitue le moi à l’état de sommeil. [p. 686]

« A l’état de veille le « moi » est en contact intimé avec le monde extérieur. Il y a échange de tous les instants par voie centripète, et par voie centrifuge. Qui dit échange, dit mouvement ; or le mouvement est la condition même du changement; D’autre part, il n’y a pas de perception sans mouvement si faible qu’il soit. Tous nos organes sont en mouvement à l’état de veille, ce qui nous permet d’avoir la conscience du « moi » complet, viscéral et sensoriel.

« A l’état de sommeil, tout est modifié, car l’équilibre est rompu. Le « moi » est dédoublé en « moi splanchnique » et en « moi sensoriel ». Le moi splanchnique a conscience de lui-même, grâce au travail des organes qui fonctionnent sans cesse (cœur, poumon, cerveau, foie, etc.) Le « moi » sensoriel existe à peine, car les sens ne fonctionnent plus ou presque plus ; il semble replié sur lui-même. Tout mouvement étant suspendu, il n’y a plus attention et perception, car l’affaiblissement du mouvement amène l’affaiblissement de l’attention. Cependant il n’en est pas absolument ainsi, car, même dans le sommeil le plus calme, un ou plusieurs organes sensoriels peuvent être impressionnés et provoquer alors les rêves d’origine sensorielle. Le rêve d’origine sensorielle est la partie épisodique de l’état de conscience établi par la fonction du moi splanchnique.

« Le « moi » splanchnique a la notion de tonalité, mais il n’a pas celle du temps, car celle-ci ne peut exister qu’autant qu’il y a comparaison ; or, pour comparer, il faut au moins deux termes : celui du mouvement et celui du repos. Le second terme n’existe pas pour le « moi splanchnique », puisqu’il fonctionne sans arrêt jusqu’à la mort ; il n’a donc que la notion du mouvement par alternance d’impressions plus ou moins vives selon la fonction de l’organe. Cette alternance lui donne la conscience de son existence dans le moment même, mais non dans le passé. Tandis que le moisplanchnique fonctionne nuit et jour, le moisensoriel se repose pendant la nuit. Toutes les combinaisons sont possibles entre les mémoires substratum du « moi splanchnique » et les mémoires épisodiques du « moi sensoriel ». Quand les organes sensoriels sont en plein repos, celui-ci se repose ; les mémoires qui le constituent ne sont plus en communication avec les sens qui ne fonctionnent plus, ne peuvent plus les exciter ; il n’y a pas de rêve ; c’est ce qui arrive généralement vers le milieu de la nuit. Quand, pour une cause ou une autre, les organes sensoriels sont excités, le réveil du moi sensoriel est plus ou moins prononcé, les mémoires épisodiques reparaissent pour s’enchevêtrer entre elles et avec la mémoire substratum. C’est le rêve avec toutes ses incohérences, le rêve du soir, en s’endormant, car la fonction [p. 687] des organes sensoriels n’est pas complètement supprimée, et le rêve du matin, au moment où cette fonction reprend » (11).

L’hypothèse du Dr Tissié ne tient pas devant les faits. Il n’y a pas deux moi, il n’y en a qu’un. La conscience est toujours une, mais elle est plus ou moins vive, plus ou moins entière. Le dédoublement qui s’opère pendant le sommeil n’est pas celui du moi, c’est celui des organes encéphaliques, ce qui est bien différent la motilité et la sensibilité générale se suspendent pendant que l’imagination travaille, les passions se calment et la volonté perd son empire alors que la mémoire se déploie avec toute la richesse de ses trésors. Le repos morphéique amène un changement profond dans le jeu des organes encéphaliques et dans l’orientation de nos facultés, mais il ne change pas notre conscience qui reste identique à elle-même dans l’état de sommeil comme dans l’état de veille. Ne dites pas au dormeur que sa conscience vigile n’est pas celle de son rêve : il vous démentirait avec l’énergie que donne l’évidence, et il aurait raison. Le Dr Tissié se trompe gravement quand il admet la dislocation de la conscience. Les merveilles du rêve ne s’expliquent pas plus dans sa théorie que ses incohérences et que ses anachronismes. Mieux vaut avouer son ignorance.

Les imperfections du rêve nous sont connues ; mais ce serait une grave erreur de croire qu’il répond à la conception des matérialistes et n’est qu’un chaos d’images rapides et confuses. Il est temps de dire ses qualités remarquables qui le rattachent à l’ordre psychique. Le rêve ne se résume pas dans un assemblage d’images, c’est souvent une combinaison d’imagés et d’idées qui s’agencent et se déroulent avec ordre, qu’on suit avec facilité et intérêt : l’esprit humain s’y révèle avec ses incomparables ressources. C’est surtout le matin que l’intelligence est le mieux ouverte et que la suite des rêves est plus grande. Il y aurait lieu, selon nous, de diviser la somnolenceou sommeil avec rêves en deux états : la somnolence proprement dite, caractérisée par l’incohérence des images morphéiques, et l’assoupissement, état intermédiaire entre cette somnolence et la veille, où l’imagination travaille encore en maîtresse, mais où l’esprit est assez éveillé pour suivre le fil de ses idées et avoir quelque raisonnement. C’est alors qu’on constate, chez le dormeur des rêves plus ou moins accentués, des interjections, des paroles mêmes, quelques mouvements, du frémissement musculaire, etc. Nous reviendrons un jour sur ce point important, que nous avons voulu seulement indiquer en passant. [p. 688]

Si l’esprit participe dans une certaine mesure aux rêves, il faut reconnaître que la volonté n’y prend qu’une part faible ou nulle. L’attention est absente ou à peine appliquée pendant le sommeil, et quand elle veut au réveil ressaisir les divers incidents de nos songes, elle ne retrouve que des bribes de souvenirs décolorés et incertains. Si l’on remarque que cet affaiblissement de l’attention coïncide avec la diminution de la vie affective, avec apathie que nous avons notée, on se rangera à notre doctrine qui établit une connexion intime entre la volonté et les passions et attribue le repos morphéique à l’asthénie périodique ou inhibition transitoire du cervelet, organe des appétits (12).

Le rêve est un état psycho-physiologique qui déroute tous les savants ; et j’ai songé avec une satisfaction profonde qu’en présence de ses merveilleuses complications, les matérialistes rendaient les armes. Reconnaître que l’esprit demeure vivant au fond des opérations sensibles du rêve, que ces opérations ne se réduisent pas sous le scalpel en des éléments appréciables, que la mémoire dépasse infiniment nos facultés d’analyse, n’est-ce pas le commencement de la sagesse ? Et c’est arriver à son terme et suivre la voie logique que d’avouer l’impuissance des théories physiques en face de l’esprit immortel qui domine la matière et de saluer dans cet esprit l’étincelle divine qui accuse son Créateur, sa Providence et sa fin. — Les savants courbant enfin le front devant ces deux évidences qui s’imposent, Dieu et l’âme, quel triomphe et quelle joie !…

Hélas ! ce n’était qu’un rêve !

Dr SURBLED.

Notes

(1) Maury, Le sommeil et les rêves, page 6.4.

(2) Le monde des rêves, p. 237.

(3) Tissié, Op.. cit. p. 65.

(4) Art. Sommeil, Dict. sc. philos., p, 1645, col. 2.

(5) Nouvelles observations sur lesactes analogues des phénomènes du rêve et de l’aliénation mentale, Annales médico-psychologiques, 1853, t. v, p. 420

(6) Op. cit., p. 37-38.

(7) Le Monde des rêves, p. 7.

(8) Loc. cit., Annales médico-psychologiques, 1853, t. v, p. 410.

(9) Burdach, Traité de physiologie, t. v, p. 211.

(10) Op. cit., p. 41-42.

(11) Op. cit., p. 23-33.

(12) V. nos études sur le Sommeil, Roger et Chernoviz, 1893, et sur la Volonté, Sueur-Charruey, 1894.

 

 

 

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