Georges Surbled. Le Rêve. Étude de psycho-physiologie. Partie 1. Extrait de le revue « La Science catholique », (Paris), 9e année, n°6, 15 mai 1895, pp..481-491.

Georges Surbled. Le Rêve. Étude de psycho-physiologie. Partie 1. Extrait de le revue « La Science catholique », (Paris), 9e année, n°6, 15 mai 1895, pp..481-491.

Absent de la bibliographe de La Science des rêves de Freud. – Première partie d’une série de trois bientôt sur notre site.

Georges Surbled (1855-1913). Médecin polygraphe défenseur du spiritualisme traditionnel, il participe à des nombreuses revue, en particulier dans La Revue du Monde Invisible fondée et dirigée par Elie Méric, qui parut de 1898 à 1908, soit 10 volumes et La Science catholique, revue des questions sacrées et profanes… dirigée par J.-B. Jauget et dirigée par l’abbé Biguet de 1886 à 1910.
Quelques unes de ses publication :
— Le Rêve. Étude de psycho-physiologie. Partie 1. Extrait de le revue « La Science catholique », (Paris), 9e année, n°6, 15 mai 1895, pp..481-491.
— Le mystère de la télépathie. Article parut dans la « Revue du monde invisible », (Paris), première année, 1898-1899, pp. 14-24. [en ligne sur notre site]
— Le diable et les médiums. Partie 1. Extrait de la revue « La Science catholique »,  treizième année, 3e année de la Deuxième série – 1898-1899., n°1, 15 décembre 1898, pp. 61-71. [en ligne sur notre site]
— 
Le diable et les médiums. Partie 2.  Extrait de la revue « La Science catholique »,  treizième année, 3e année de la Deuxième série – 1898-1899., n°2, 15 janvier 1899, pp. 113-123. [en ligne sur notre site]
— Le diable et les sorciers. in « La Science catholique – Revue des sciences sacrées et profanes », 12eannée, n°8, n°15 juillet, 1898, pp. 673-685, et 12eannée, n°9, n°15 août, pp. 794-804. [en ligne sur notre site]
— La stigmatisée de Kergaër. Article parut dans la revue « Le Monde invisible », (Paris), 1899, pp.104-107. [en ligne sur notre site]
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Obsession et possession.] Article paru dans la « Revue des sciences ecclésiastique- Revue des questions sacrées et profanes… Fondée par l’abbé J.-B. Jaugey, continuée sous la direction de M. L’abbé Duflot », (Arras et Paris, Sueur-Charruey, imprimeur-libraire-éditeur), n° 15, décembre 1897, pp. 46-58. [en ligne sur notre site]
— 
Crime et folie. Extrait de la revue « La Science catholique », (Paris), 15 octobre 1900, p. 997-1005. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 481]

LE RÊVE 

ÉTUDE DE PSYCHO-PHYSIOLOGIE 

De tous les phénomènes psycho-physiologiques, le rêve est peut-être le plus instable, le moins important, mais c’est à coup sûr le plus obscur, celui qui déconcerte le plus les chercheurs. On n’en pénètre ni le mécanisme ni la nature. On le connaît si mal qu’on n’en peut donner encore l’exacte, mesure, toujours porté à en diminuer ou à en grandir l’importance. Bien que tous les penseurs aient prétendu s’en rendre compte, aient voulu en fournir la définition, aucun n’en a donné la véritable formule, aucun ne peut se prévaloir d’un succès incontestable. Aristote appelait le rêve un débris de sensation, sans voir que c’est mieux et plus que cela. Dans un sens opposé les modernes s’ingénient à exagérer sa valeur, et le savant qui en a fait la plus récente étude ne craint pas de le définir « la pensée de l’homme endormi » (1). C’est aller trop loin et méconnaître les qualités essentielles de l’intellect. II y a lieu de chercher entre ces deux sentiments opposés un moyen terme qui les concilie et que la science puisse ratifier. Assurément le rêve n’est pas une pensée, du moins une pensée consciente et raisonnable ; mais ce n’est pas non plus un résidu sensible.  [p. 482] La conscience n’y est pas entière, mais l’inconscience n’y préside pas non plus, comme plusieurs l’ont prétendu. C’est un état psycho-sensible que caractérise une demi-conscience, et où se trouvent étrangement mêlées les idées et les images, sans que la raison en fasse lé partage, sans que l’esprit y projette sa pleine lumière. Essayons, après tant d’autres, d’en pénétrer la nature ou du moins d’en faire l’intéressante et complexe étude.

I

Le rêvé est particulier au sommeil : et chacun sait qu’on rêve en dormant. Mais il ne faudrait pas conclure trop vite et confondre les deux états ensemble. Rêve et sommeil ne sont pas synonymes. Le rêve n’est qu’un épisode passager du sommeil : il n’occupe qu’une partie restreinte du repos morphéique. En d’autres termes, le dormeur ne rêve pas toujours, il présente deux états successifs et distincts : l’un, le sommeil plein, est absolument inconscient et exempt de rêve, l’autre, la somnolence, est caractérisé par le rêve et sert de transition entre le sommeil plein et la veille. Cette somnolence, nous le verrons, à des degrés variés, elle confine parfois étrangement à l’état vigil et peut survenir en plein jour, pendant les grandes chaleurs, ou après le repas : c’est l’assoupissement, où, il semble qu’on rêve tout éveillé.

Tous les auteurs ne se rendent pas à l’opinion que nous venons d’émettre, et qui est non seulement la plus vraisemblable, la mieux fondée, mais la plus répandue. C’est aussi la plus modérée, la seule capable de concilier les opinions extrêmes qu’il nous reste à examiner. Certains nient le rêve. On passerait brusquement de la veille au sommeil profond, de l’état conscient à l’inconscience absolue. Des historiens respectables comme Hérodote, Plutarque, des savants comme Pline rapportent des exemples de sommeil sans rêves ; et de nos jours Lessing affirme n’avoir jamais rêvé. Ces cas sont singuliers ; et, en les supposant authentiques et normaux, ils ne sauraient suffire à établir la thèse, ils ne tiennent pas surtout devant l’expérience commune. Nous l’avons dit, personne n’échappe au rêve en dormant ; et, si plusieurs contestent l’existence des rêves ou ne s’en rendent pas compte, ne peut-on pas facilement expliquer leur erreur par l’amnésie aussi complète que rapide des songes ? Que l’état des dormeurs soit très variable, nul ne le conteste ; que certains sommeils soient très profonds et même exempts de rêve, on peut l’admettre ; mais il faut reconnaître que généralement on rêve plus ou moins dans le cours du sommeil.

Une thèse opposée à la précédente soutient qu’il n’y a pas de sommeil sans rêves. Elle a été défendue par beaucoup d’auteurs et tout récemment [p. 483] par le professeur russe Serguéyeff (2) ; mais nous refusons d’y souscrire. Elle n’est pas fondée sur les faits, et l’argument philosophique dont elle se prévaut à défaut d’autres ne nous paraît pas recevable.

L’observation vulgaire démontre que les rêves sont fréquents dans le sommeil, mais qu’ils n’en constituent pas la trame, qu’ils n’en remplissent pas toute la durée. Le professeur Serguéyeff reconnaît lui-même que la mémoire ordinaire ne dépose pas en faveur de sa thèse, et il en est réduit à faire appel à des mémoires étranges, extraordinaires, impeccables, invoquant le curieux, mais peu sûr témoignage d’un auteur anonyme français « dont la mémoire postmorphéique se trouvait développée d’une manière au premier chef insolite. Désireux d’enrichir son album, il s’applique dès l’âge de treize ans à garder le souvenir intégral de ses rêves, y réussit à la longue avec une facilité de plus en plus grande, constate de la sorte l’absence, dans la chaîne fantastique, de toute interruption réelle, et arrive enfin à conclure qu’il ne saurait exister un sommeil sans rêves, non plus qu’un état de veille sans pensées » (3). Ce témoignage isolé n’a pas de valeur, et le professeur Serguéyeff lui-même avoue qu’il ne saurait suffire. À supposer que l’auteur anonyme ait réussi, par un prodigieux tour de force, à garder le souvenir intégral de ses rêves, il n’a jamais constaté, quoiqu’il dise, l’absence d’une interruption réelle entre ses rêves : il a pu rêver souvent et longtemps, il n’a pas rêvé toujours. Les songes ne remplissent pas toute la durée du repos morphéique : leur amnésie est constante, et elle est si rapide qu’on a peine à se souvenir de tous. Comment se souviendrait-on des périodes d’inconscience absolue qui les séparent ?

Les tenants du « rêve perpétuel » ont d’autres arguments à nous opposer. Brierre de Boismont par exemple, voit dans les rêves mimés et parlés la preuve que l’homme ne dort pas sans rêver. « On a objecté contre le rêve, dit-il, qu’il manquait très souvent, et qu’une foule de personnes se réveillaient sans avoir rêvé. Cette objection n’est pas l’ondée. Une expérience décisive ne laisse aucun doute à cet égard. Si vous êtes entouré d’individus qui dorment, et si le sommeil ne peut approcher de vos, paupières, vous serez témoin de gestes, de paroles, d’actes qui sont autant d’indices révélateurs des rêves, et il suffira de les rappeler à ceux qui prétendent n’avoir rien rêvé pour les mettre sur la voie » (4). Le professeur Serguéyeff rapporte avec plaisir cette opinion et y adhère [p. 484]

sans réserve : il n’hésite pas à croire « que l’amnésie du réveil porte d’ordinaire sur les périodes de sommeil profond, et que c’est précisément au cours de ces mêmes périodes que se produisent avec le plus de fréquence les rêves parlés et mimés. » L’argument ainsi présenté est spécieux, mais sans fondement, comme nous allons le montrer.

Le Sueur – Le songe de saint Bruno.

Les rêves parlés et mimés sont exceptionnels et ne sauraient entrer en ligne de compte dans l’étude du rêve normal. Il est évident que le sommeil agité confine au cauchemar, et qu’il n’est ni constant ni physiologique. Le vrai sommeil, celui que nous avons tous observé, est calme et tranquille, caractérisé par une inertie cadavérique ; celui dont Brierre de Boismont a été témoin existe quelquefois, mais ne constitue qu’une aberration du repos morphéique. Les mouvements violents, les paroles incohérentes qui échappent au dormeur sont essentiellement passagers et d’ordre anormal : ils n’indiquent pas un simple rêve, ils traduisent un trouble profond de l’encéphale. Comment faire fond sur d’aussi étranges phénomènes pour établir la nature physiologique du sommeil ? Cette nature est par elle-même assez obscure, assez difficile à pénétrer, sans qu’on complique à plaisir la tâche en s’égarant dans les dédales inexplorés de la pathologie.

Ce n’est pas tout. M. Serguéyeff émet une opinion absolument gratuite quand il affirme que les rêves parlés et mimés appartiennent aux périodes de sommeil profond. Selon nous, le sommeil profond est caractérisé par une inconscience absolue et dépourvu de rêves : de nombreux faits en témoignent. Mais pourquoi insister ? Les rêves parlés ne se présentent que rarement pendant le sommeil des mêmes individus : par conséquent, en admettant même qu’ils existent d’ordinaire et ne soient pas d’ordre anormal, ils prouvent l’inconstance des rêves, loin d’établir leur perpétuité. Cette perpétuité s’appuie, au dire de Serguéyeff, sur une meilleure preuve. « L’esprit veille toujours, écrit-il, parce qu’il est démontré que, dans l’ordre psycho-sensoriel, le cerveau fonctionne sans cesse ni trêve ». Il est impossible de ne pas voir là une franche pétition de principe : on déclare démontré ce qui est précisément douteux et en question. Les fonctions cérébrales sont multiples et d’ordre différent. Que l’organe soit soumis à une rénovation continue de ses éléments pendant le sommeil comme pendant la veille, que le fonctionnement de la vie végétative y soit continu comme dans tous les organes, rien de plus sûr, rien de moins contesté. Mais, dans l’ordre psycho-sensoriel, quelles fonctions sont perpétuelles ? Est-ce le mouvement ? Non. Est-ce la sensation ? Pas davantage. En fait, le fonctionnement de l’encéphale est peut-être continu, mais il s’exerce dans des directions variables : il donne lieu au sommeil avec ou [p. 485] sans rêve. Le sommeil et le rêve, on ne doit pas l’oublier, sont également deux états psycho-sensoriels : sont-ils exclusifs l’un de l’autre ou au contraire intimement liés ? Voilà le problème qui se pose et que la science physiologique n’a pu encore résoudre.

Ce difficile problème, qui décourage encore les savants, n’a pas rebuté les anciens philosophes. Ils l’ont résolu sans la moindre hésitation. Des penseurs éminents, comme Descartes, Leibnitz, affirment qu’il n’y a pas de sommeil sans rêve. Ils n’appuient pas leur opinion sur l’observation des faits. Leur raison est d’ordre purement psychologique et se donne comme irréfutable : l’homme endormi doit toujours rêver, parce que l’esprit est actif par nature et qu’il ne saurait connaître le repos. Et ce qui est étrange, c’est que des philosophes contemporains n’aient pas compris la nature physiologique du rêve et aient épousé l’idée de Descartes, en l’exagérant même. « On doit admettre, déclare Lélut, que dans le sommeil le plus profond et en apparence le plus insensible, il n’y a pas plus suspension complète de l’exercice des facultés de l’âme et même de la volonté, qu’il n’y existe une semblable suspension des fonctions du corps. On doit reconnaître, en d’autres termes, avec Descartes, avec Leibnitz, avec les hommes qui ont le plus creusé ce sujet, qu’il n’y a pas de sommeil sans rêves, quelques légers, quelque agréables, quelque peu fatigants qu’on veuille les faire dans l’intérêt du repos de l’esprit. » (5)

Comment concilier ce repos de l’esprit, attesté par tant de preuves, avec l’activité supposée ? En imaginant simplement que l’action n’interdit pas le repos et que l’esprit se repose en agissant. Citons les propres paroles de notre auteur :« Le sommeil, c’est donc le repos de, la pensée. Comment la pensée se repose-telle ? Comment peut-elle se reposer ? Est-ce en se suspendant complètement, bien que momentanément ? Non, car alors elle ne serait plus la pensée. Descartes, ici, avait raison. La pensée, quand elle ne pense pas, n’est pas. La pensée pense toujours ; c’est là sa nécessité, son essence. Elle pense ou agit beaucoup, modérément, peu, très peu, dans ses divers éléments, ses diverses facultés ; elle se repose, mais ne se suspend complètement dans aucun de ses éléments, dans aucune de ses parties, dans aucune de ses facultés. Cela nous paraît incontestable. » (6).

Cette vue de l’esprit est absolument hypothétique, ne repose sur aucun fait. Comment admettre que l’esprit soit actif en se reposant ? Comment croire à une activité psychique, latente et inconsciente, qui ne s’accuse [p. 486] par aucun phénomène ? M. Lélut reconnaît «  qu’il est des états de sommeil, et ce sont de beaucoup les plus nombreux, qui ne laissent après eux aucune trace des sensations et des idées mêmes les plus in cohérentes, » et il ajoute aussitôt : « Mais on ne saurait conclure de là que ces sensations et ces idées n’y aient pas eu lieu. » Pourquoi conclure avec lui qu’elles ont eu lieu ? Parce que la théorie l’exige, à défaut des faits. On professe la nécessité du rêve, parce qu’on » y voit une nécessité de l’âme humaine, parce qu’on y rattache la cause même de la philosophie, le sort du spiritualisme tout entier. Nier la constance du rêve, ce serait peut-être se rendre à l’évidence de la vérité scientifique, mais ce serait surtout détruire les fondements de la philosophie traditionnelle, ce serait nier l’esprit… qui doit agir toujours ou qui n’est pas. Il faut donc maintenir avec force, avec opiniâtreté, quand même, la perpétuité du rêve, à « moins de renoncer à l’âme, à Dieu, à toutes les grandes vérités, du spiritualisme. L’alternative qui nous est ainsi posée est cruelle, mais purement imaginaire. Grâce à Dieu, nous pouvons croire à l’intermittence des rêves que révèle la science sans renier aucun des principes qu’enseigne la saine philosophie et qui se rattachent si étroitement à notre foi. La difficile question du rêve ne met pas en jeu les intérêts sacrés du spiritualisme, elle concerne le seul fonctionnement de l’encéphale. Il ne s’agit pas ici d’établir la spiritualité de l’âme, que nous considérons comme acquise et indiscutable, il s’agit d’étudier.la nature du rêve et ses relations avec le sommeil. Or le rêve n’est pas une faculté psychique, on ne saurait trop le répéter, c’est une fonction physiologique, commune à l’homme et aux animaux : la sensibilité seule y est directement intéressée. Ne suivons donc pas les philosophes sur les hauteurs vertigineuses des dissertations métaphysiques et prions les de revenir avec nous au terre-à-terre des faits, au domaine physiologique du rêve.

II

Les animaux ont un sommeil analogue au nôtre ; ils rêvent comme nous. Le rêve est d’ordre sensible et constitué un rapprochement frappant entre nous et les bêtes. Leurs songes ne sont pas toujours calmes, fermés à toute manifestation extérieure : ils sont parfois agités comme les nôtres, et c’est à cette particularité précieuse, que nous devons d’en, connaître l’existence. Une observation presque vulgaire jette un jour révélateur sur la nature de ces rêves sensibles : pendant le sommeil, les chevaux hennissent, les chiens aboient, les unes braient, ils ont les membres pris de secousses convulsives, mais de tels cauchemars sont rapides et s’encadrent dans un repos torpide et réparateur [p. 487]  Il est clair que ces animaux repassent en songe les images cérébrales dont l’évocation suffit parfois à provoquer les cris et l’agitation. Après une preuve aussi saisissante, l’existence du rêve chez les bêtes ne saurait être mise en doute.

Est-il besoin d’observer que nous n’avons garde de confondre le rêve de l’homme avec celui de l’animal ? Nous faisons entre l’un et l’autre une grande différence, mais nous leur reconnaissons une nature analogue et une base commune. L’imagination est l’élément fondamental du rêve ; mais, chez nous, l’esprit participe dans une certaine mesure aux songes et leur donne une portée et une valeur considérables et supérieures. Le rêve animal est purement sensible ; le rêve humain est d’ordre psycho-sensoriel. Nous reviendrons plus loin sur le rôle incontestable, quoique secondaire, de l’intelligence dans les songes ; mais nous avons tenu, à le marquer nettement dès maintenant, tout en reconnaissant à ces songes une base essentiellement sensible.

La sensibilité, qui prend une part prépondérante aux rêves, est interne, latente ; et ce n’est qu’exceptionnellement qu’elle donne lieu à des manifestations extérieures, à des gestes, à des cris, à des paroles incohérentes. C’est ce qui rend l’étude du rêve si précaire et si difficile. Elle est impraticable chez l’animal. Pour connaître le rêve, pour en saisir les caractères, les phases, les relations, il n’y a vraiment qu’un moyen : l’observation intime et personnelle, auquel vient se joindre le témoignage plus ou moins sûr d’autrui. Assurément de telles sources d’informations sont loin d’être parfaites. Quelle conclusion certaine tirer d’une mémoire aussi fragile, aussi infidèle que celle des songes, mémoire à l’excès faillible dont on a pu dire qu’« elle est une faculté qui oublie ? » Il y a là des renseignements précieux, mais qui n’atteindront jamais la valeur et la certitude de l’observation vigile. Toutefois sans en nier l’imperfection, n’exagérons pas la faiblesse du souvenir morphéique et ne le déclarons pas à l’avance suspect, ainsi que le fait Serguéyeff. Le docte confrère est comme nous : il n’a pas d’autre moyen de se renseigner sur les obscurs phénomènes du sommeil. Il faut bon gré, mal gré, se contenter de l’introspection.

Le rêve varie beaucoup suivant les âges ; et l’on peut dire qu’à l’origine de la vie, chez les tout jeunes enfants, il manque complètement. Le jeune bébé dort souvent et longtemps, il semblé ne s’éveiller que sous les pressantes instigations du besoin et s’endort sur le sein de sa nourrice, dès que sa faim est apaisée. Sa vie est d’abord purement végétative; mais peu à peu, sous les excitations du dehors, elle se complète et s’initie à la sensibilité et au mouvement. La somnolence ne tarde pas [p. 488] alors à s’ajouter au sommeil plein : les rêves apparaissent. L’imagination se trouve assez développée pour fournir un riche canevas aux songes, qui prennent vite une large place dans lé sommeil infantile.

Mais quelle est la nature des rêves chez les enfants ? En s’appuyant sur les plus vieux souvenirs et en s’autorisant de la logique des faits, il est permis de croire que cette nature se rapproche beaucoup de celle des rêves animaux. Les cauchemars si fréquents dans le jeune âge ne laissent pas de doute à cet égard : ils se rattachent à la vie sensible et accusent toujours l’image grossie ou travestie des impressions simples de la veille. Les associations d’images semblent donc présider aux premiers rêves. L’esprit n’y participe que peu à peu, à mesure que la sensibilité se développe, et avec elle les facultés psychiques.

Au déclin de l’existence les conditions de la vie cérébrale sont bien différentes de celles qu’on observe à ses débuts : elles leur sont presque opposées. Le vieillard dort peu et rêve souvent. Les périodes de somnolence l’emportent de beaucoup sur les périodes de sommeil plein. La sensibilité est affinée et se suffit à elle-même : l’imagination et la mémoire sont riches des acquisitions accumulées d’un long passé et fournissent aux rêves une ample moisson de motifs. Mais d’un autre côté, par suite de l’usure des organes, delà diminution des échanges nutritifs, du ralentissement de l’activité nerveuse, les nécessités du repos morphéique sont réduites à leur minimum : le sommeil du vieillard est très court, il n’embrasse souvent qu’une durée de trois ou quatre heures, et les longues nuits participent plutôt de l’assoupissement et de la veille même que de la vraie somnolence.

À tous les degrés de l’âge, les rêves varient beaucoup suivant les sujets et dépendent, de plusieurs conditions : du tempérament, des conditions de la nutrition, de l’état de santé ou de maladie, etc. Il semble aussi que le travail journalier exerce sur la nature du sommeil une grande influence. Les travailleurs manuels, ceux qui levés dès l’aurore ont peiné tout le jour et fatigué leurs muscles, s’endorment aussitôt couchés et rêvent peu ou point : leur sommeil profond, calme et régulier, est qualifié souvent de sommeil de plomb, c’est un sommeil plein. Au contraire, chez les gens du monde, qui mènent une vie oisive et désœuvrée, qui se couchent et se lèvent à des heures tardives, par habitude, et sans les pressantes sollicitations du besoin, la somnolence garde toujours la prééminence sur le sommeil plein et le rêve est très fréquent. Mais ce ne sont là que des règles générales qui laissent place à de nombreuses exceptions. Les différences individuelles sont profondes et encore mal expliquées : il faut en tenir compte. Telle personne rêve habituellement ; [p. 489] telle autre ne connaît que le sommeil plein. Un dormeur, très songeur d’ordinaire, voit peu à peu, sous l’influence de l’âge, du régime, des voyages, etc., les rêves disparaître de ses nuits. Celui-ci, qui avait naguère le sommeil du juste, est hanté chaque nuit par des songes incessants, fatigants, parfois même par de pénibles cauchemars. La science’ ignore encore la cause, de ces variations.

La substitution de la somnolence au sommeil plein paraît s’expliquer, dans bien des cas, par le soulèvement des passions et l’agitation du cœur. L’apathie est la condition du sommeil, au moins du sommeil plein. Les émotions violentes de tout ordre, joie, peur, colère, douleur, amour, éloignent à jamais le repos de notre couche ou nous ballottent dans un sommeil anxieux et plein de rêves. C’est au trouble des passions qu’il faut attribuer les nuits agitées et angoissantes qu’on appelle si justement des nuits blanches. La surexcitation nerveuse ne met pas absolument obstacle à la somnolence, elle nous prive seulement de sommeil plein. Les rêves qui naissent alors sont souvent déréglés, pénibles et dégénèrent facilement en cauchemars.

L’observation attentive des rêves démontre qu’ils ne constituent pas à eux seuls le sommeil, en d’autres termes qu’ils sont passagers et intermittents. Chacun de nous sait bien que sa nuit n’est pas complètement absorbée dans le rêve. Sans doute les images que nous percevons ainsi dans la pénombre de la conscience paraissent aussi nombreuses que brillantes ; et l’esprit, au réveil, encore impressionné par elles et séduit par tant d’éclat, grossit leur importance et s’imagine qu’elles ont une place en rapport avec cette importance supposée. La multiplicité des tableaux, la variété des scènes, la complication des situations et des personnages, tout jusqu’au rapprochement des époques et à l’évocation simultanée des vivants et des morts induisent en erreur sur la durée du rêve ; mais l’expérience commune apprend d’une manière indubitable que ce rêve, avec toutes ses phases, en dépit de tous les incidents, a la rapidité de l’éclair.

Entre la longue durée que nous supposons au rêve et sa durée effective, véritable, qui est à peine mesurable, tant elle est fugitive, il y a une disproportion énorme, éclatante. Preuve évidente que le sommeil ne se résume pas dans le rêve et qu’il comprend des périodes d’inertie, et d’inconscience absolues. Citons, à la suite des auteurs, les exemples les plus caractéristiques.

Le comte de Ségur se trouve en prison sous la Terreur. Il s’endort au moment où sonnent les premiers coups de minuit. Mille scènes horribles se succèdent dans son rêve, qui réclameraient au moins cinq à six heures [p. 490] entières pour se dérouler dans la réalité. Un bruit le réveille en sursaut : c’est la sentinelle qu’on vient relever, et il constate que son long rêve avait tout juste duré quelques fractions de minute (7).

Maury, étant souffrant, fit le rêve suivant, tandis que sa mère veillait à son chevet. Il rêva qu’il assistait à une scène de la première révolution. Poursuivi, arrêté, emprisonné et conduit devant les juges, il avait été condamné à mort. Il assista aux préparatifs de son exécution, il fut traîné jusqu’à l’échafaud, il monta sur la fatale plate-forme, plaça sa tête dans la lunette, et .se sentit guillotiné. Il se réveilla tout-à-coup : c’était la flèche de son lit qui venait de tomber sur son cou. L’impression tactile avait provoqué un rêve de quelques secondes qui avait duré plusieurs jours (8).

Le Dr Tissié, de Bordeaux, a eu la bonne fortune de pouvoir lui-même mesurer très exactement un de ses rêves. « Je rêve un matin, écrit-il, que je me trouve en plein Océan, sur un paquebot ; la traversée durait depuis un temps que je ne pouvais apprécier. Le navire en accosta un autre en rivière. Je transbordai ; il était chargé d’émigrants. M’y revis des types connus, ayant navigué jadis ; puis je descendis par l’échelle du commandant, dans un petit bateau à vapeur plein de monde. Le bateau, étant trop chargé, menaçait de couler. Je sautai dans un petit canot, mais il allait sombrer aussi ; je me jetai à l’eau, sans éprouver pourtant de cauchemar. La rivière s’était rétrécie, je touchais le fond avec les pieds ; je marchai ainsi jusqu’à la berge et je me trouvai à Paris sur le bord de la Seine, courant, essoufflé, vers un ponton de bateau à vapeur. Le ponton avait deux étages. À l’étage supérieur se tenaient les employés délivrant des billets de passage ; à l’étage inférieur, où je descendis, toujours en courant, je m’égarai à travers des machines à vapeur fonctionnant. J’avais hâte d’arriver au petit bateau qui sifflait, pourtant je ne pouvais retrouver mon chemin ; je le demandai à un employé qui me l’indiqua ; j’arrivai au moment où le bateau s’éloignait du ponton en sifflant de nouveau. Je me réveillai soudain. J’entendis vraiment le sifflet d’un bateau à vapeur qui manœuvrait en rivière. Ma demeure est à un kilomètre environ de la Garonne. Les sifflets que j’entends durent au plus de cinq à dix secondes. Ce rêve m’avait laissé l’impression d’une durée de trois mois » (9).

L’extrême rapidité des rêves a été constatée par chacun de nous, mais sans une certitude suffisante pour faire la conviction. Ici elle trouve sa [p. 491] vérification complète et ne saurait plus être contestée. Elle ne permet pas dès lors d’admettre la pleine continuité des songes pendant le sommeil et confirme notre division du repos morphéique en deux phases : le sommeil plein ou sommeil sans rêves et la somnolence ou sommeil avec rêves.

Court et fugace, le rêve n’est presque jamais unique dans la nuit du dormeur. Les songes se succèdent d’ordinaire, sans se ressembler, dans le cours du sommeil. Seulement, comme on peut facilement l’observer, ils sont toujours intercalés entre des périodes de sommeil plein. En, d’autres termes, les alternatives de somnolence et de sommeil plein se suivent un plus ou moins grand nombre de fois pendant la durée de la nuit : des rêves différents, variés peuvent ainsi occuper nôtre imagination vagabonde.

Le rêve sert manifestement de transition naturelle et nécessaire entre, la veille et le sommeil plein, et c’est encore lui qui ménagé le passage normal de ce sommeil au réveil. Les périodes de rêve et de sommeil plein alternent en proportion variable chez le dormeur ; et on peut toujours traduire son sommeil de la façon suivante :

Rêve ou somnolence — Sommeil plein — Rêve— Sommeil plein — Rêve — Sommeil plein—Rêve = Réveil.

Il y a entre l’état de veille et l’état de sommeil plein un contraste si tranché, si absolu qu’on comprend la nécessité d’un lien pour les joindre. Ce lien, c’est le rêve. Le passage du plein sommeil à la veille, et réciproquement serait impossible sans l’intermédiaire de là somnolence, où l’inconscience absolue du premier état et la vraie conscience du second se rapprochent et se fondent insensiblement dans, une demi-conscience. L’existence des deux phases du repos morphéique n’est pas seulement attestée par l’observation du sommeil normal, elle l’est encore par celle du sommeil anesthésique qui offre avec le normal une analogie frappante. Que les psychologues se rendent un matin à l’amphithéâtre d’un hôpital, et ils assisteront à un spectacle des plus instructifs. Les malheureux qui sont là, couchés sur la table d’opérations et soumis aux inhalations du chloroforme, ne passent pas instantanément au sommeil plein à l’insensibilité absolue, ils présentent toujours préalablement une phase d’excitation et de loquacité plus ou moins longue qui accuse des rêves agités. Sans doute, ces rêves tumultueux ne sont pas semblables aux rêves ordinaires pas plus que le sommeil anesthésique n’est identique au sommeil normal ; mais il y a dans la succession constante des phases morphéiques qui se répète dans les deux cas une indication relative et utile à relever.

Dr SURBLED.

 (À suivre)

NOTES

(1) Dr Tissié, Les Rêves, 1890, p. 5.

(2) Physiologie de la veille et du sommeil, 1890.

(3) Op. cit., t. II, p. 917.— L’ouvrage anonyme a pour litre : Les Rêves et les moyens de les diriger. Paris, 1867.

(4) L’Identité du rêve et de la folie.

(5) Art. Sommeil, Dictionnaire des sciences philosophiques, p. 1645.

(6) Loc. cit., p. 1644.

(7) Lemoine, Du sommeil au point de vue psychologique, 1854.

(8) Max Simon, Le Monde des rêves, p. 33.

(9) Tissié, Les Rêves, p, 8-9.

 

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