Georges Lapassade. La possession. Communications faites au Colloque de Tours. Extrait de « L’Homme et la société », Paris), n°26, Art littérature créativité, 1972, pp. 237-239.

Georges Lapassade. La possession. Communications faites au Colloque de Tours. Extrait de « L’Homme et la société », Paris), n°26, Art littérature créativité, 1972, pp. 237-239.

Georges Lapalissade (1924-2008). Philosophe et sociologue, très influencé par la psychanalyse (il fitt une première analyse avec Elsa Breuer et une seconde avec Jean Laplance), et par Georges Canguilhem pour l’histoire des sciences. Il introduisit en France l’éthnométhodologie et se spécialisa des les états modifié s de conscience.
Quelques uns de ses travaux :
— Les Chevaux du diable, Delarge, 1974
— Essai sur la transe, Éditions universitaires, 1976
— Les États modifiés de la conscience, PUF, Paris, 1987,
— La Transe, PUF, 1990.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons renvoyé les notes in texte en find’article.
 – Les images ont été ajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 237]

La possession

GEORGES LAPASSADE

Il y a maintenant un siècle, en 1872, Nietzsche publiait son premier livre, sur la naissance de la tragédie grecque. De cet ouvrage, on a gardé l’idée d’une opposition entre la religion apollinienne et la religion dionysiaque, opposition correspondant à une réalité historique essentielle : à savoir que la religion dionysiaque était celle des femmes et des esclaves, tandis qu’Apollon, d’abord dieu de la geste, était devenu le dieu des hommes libres qui gouvernaient la Cité. Nous savons encore, et depuis longtemps déjà, que l’idée fondamentale du dionysisme, c’est la transe et c’est la possession. C’est le délire divin des Bacchantes.

En 1950, un hélléniste, Henri Jeanmaire, publie un ouvrage sur Dionysos qui renouvelle la question à la lumière des recherches ethnographiques sur les cultes dits de possession. Dans ces cultes, le moment central du rituel comporte l’entrée en transe, puis la venue des dieux qui descendent et que les initiés reçoivent dans leur corps. A la lumière des recherches sur le vaudou haïtien, étudié par A. Métraux, sur le culte des saints musulmans, analysé par E. Dermenghem, ou encore en examinant la religion des Zar chez les Ethiopiens de Gondar, avec Michel Leiris, H. Jeanmaire relit les textes anciens. Il montre que ce qu’ils décrivent est l’équivalent de ce que nous pouvons observer et même vivre, aujourd’hui encore, au Brésil ou en Afrique du Nord…

La thèse de Nietzsche pourtant, n’a pas fonctionné comme un « modèle ». Nous ne savons pas voir qu’il nous parle du destin de notre culture, de la rationalité occidentale et de la répression de Dionysos, à l’origine de notre civilisation. Ces phénomènes de transe et d’extase collectives ont mystérieusement disparu de notre culture et tout cela semble oublié.

Cet oubli est-il complet et définitif ? C’est la question que se posaient les participants au colloque qui s’est tenu à Tours en janvier 1972 sur les phénomènes de possession. Les organisateurs de cette rencontre, Jean Duvignaud et le Docteur Luthler, voulaient interroger des « spécialistes », en deux temps. On se proposait d’abord, d’établir les faits dits de possession, de produire ensuite à partir de ces faits, une définition générale de ces phénomènes. On examinerait enfin certaines manifestations contemporaines de contre-culture en y cherchant de nouvelles formes des vieux rites dionysiaques. [p. 238]

Tel était donc, le projet central de cette rencontre et son fil conducteur. La première partie du programme se voulait nécessairement interdisciplinaire. On se proposait d’interroger à la fois des sociologues et des ethnologues, mais aussi des psychiatres et des psychanalystes, et de chercher dans cette confrontation, à saisir l’essence du phénomène, à tous les niveaux : du corps, de l’imaginaire, du symbolique et de l’institution. Mais les psychiatres invités se sont abstenus ; on s’est ainsi retrouvé entre sociologues, chacun apportant son information et son analyse sur les faits qu’il a pu observer et interpréter. Ainsi, Georges Balandier a repris la description du n’doep wolof (Sénégal) tandis que Jean Ziègler et Roger Bastide, présentaient leurs plus récentes observations et conclusions sur le candomblé de Bahia et que Jean Rouch, au cours d’une soirée, présentait et commentait ses films : Les Maîtres Fous, ainsi qu’un court métrage tourné au Niger pendant un culte de possession.

Tous ces cultes sont maintenant assez bien connus. La difficulté commence lorsqu’on veut passer à la synthèse, même si on estime qu’à travers les monographies « commence à se dégager une logique des corps… qui obéit à des règles et dont quelque jour sans doute on élaborera la grammaire » (1). Cette mise au point de R. Bastide résume bien l’état de la question. Nous en sommes toujours à l’étape de la « description empirique ethnie par ethnie » même si, à l’intérieur de chaque description, les auteurs avancent, assez souvent, des hypothèses pour une théorie plus générale, même si un auteur comme Michel Leiris consacre une étude à la mise à jour des phénomènes de théâtralité saisis à travers le culte des Zars, mais observables ailleurs, c’est-à-dire, partout où la possession est organisée en rite et institutionnalisée.

Cette situation d’attente dure, on l’a rappelé en commençant, depuis maintenant un siècle, depuis le premier ouvrage de Nietzsche. Ce n’est qu’au début de notre siècle, que les recherches sur le terrain ont commencé, avec les travaux de Nina Rodriguez, à Bahia, sur le candomblé. Au Brésil, à partir de cette première impulsion, une école de Bahia s’est développée, avec son institut de recherches et un progrès a été fait dans l’exploration, marqué par les noms de A. Ramos, R. Bastide, P. Verger. Dans une zone voisine, à Haïti on étudiait le Vaudou, avec Price Mars, Louis Mars, A. Métraux. En 1911, le major Tremearne ouvrait un autre champ de recherche avec l’étude du Bori au Niger et dans les pays du Maghreb, notamment la Tunisie et la Libye, où ce culte a été transporté par les esclaves venus en Afrique du Nord à travers les pistes sahariennes (2). Il est d’ailleurs remarquable que les cultes de possession du Maghreb soient aujourd’hui encore, moins connus, moins explorés que ceux d’Afrique ou d’Amérique latine, malgré quelques ouvrages importants comme celui d’E. Dermenghem sur les cultes maghrébins (3).

Mon propos n’est pas de faire ici un inventaire de la littérature traitant de la possession. Je veux rappeler simplement le développement inégal des recherches consacrées jusqu’à ce jour à ces phénomènes. Cela permettra peut-être de comprendre pourquoi, au Colloque de Tours, le Maghreb était absent, malgré la richesse de ses rites, comme il était absent, en 1965, au Colloque de Dakar, lors du Premier Festival Mondial des Arts Nègres. Il faut le dire, pour prendre l’occasion d’ouvrir peut-être une réflexion sur le refoulement [p. 239] de la recherche dans les pays d’Afrique du Nord, qui se manifeste comme un désintérêt des sociologues dont l’alibi consiste généralement à affirmer que ces phénomènes marginaux ne méritent pas le temps précieux de la recherche, au moment où les problèmes de développement et de modernisation sont essentiels et doivent « mobiliser » tous les efforts…

Revenons à Tours. Nous n’avons pas, cette fois encore, élaboré la théorie générale de la transe, nous n’avons même pas entrevu le plan d’un ouvrage qui ferait, pour la possession, un travail analogue par exemple, à celui que Freud a fait pour le rêve. Mais nous avons essayé de voir ce qui pourrait ressembler, dans nos sociétés, à ces phénomènes observés ailleurs. On a réfléchi essentiellement sur deux matériaux : d’abord, I. Badin a présenté ses premières observations sur « les bals populaires » (4) ; ensuite, à l’occasion d’un film tourné en Californie, D. Desanti a présenté ses observations et commentaires sur certaines communautés américaines, consacrés notamment, à la question des drogues. On n’a pas évoqué, sinon par allusion, tout le mouvement qui nous vient également des Etats-Unis, sous les noms de « groupes de rencontre » et « d’expression corporelle », avec déjà toute une littérature consacrée à ces nouvelles recherches. Or, dans ces groupes, on observe également des phénomènes de transe. Enfin, R. Bastide a pu attester qu’il a assisté, à Paris, dans un cabaret célèbre, à des transes, ce qui tend à établir que la possibilité d’entrer en transe, sinon d’être possédé (5), est quelque chose qui sommeille encore, peut-être, en chacun de nous et qui peut être réveillé.

Ces dernières réflexions orientent vers les problèmes des contre-institutions et de la « contre-culture ». Déjà, des phénomènes de possession comme celui du Tromba, étudié à Madagascar par G. Althabe, prennent dans leur société, une signification contestataire qui les situe du côté de la contre-culture (6).

Dans notre société occidentale, de même, la transe réapparaît chez les dominés, les marginaux, les déviants. Cela ne doit pas nous étonner. Nous savons que Dionysos, le dieu grec de la transe, était le dieu des dominés, comme cela a été rappelé déjà. Faut-il voir dans quelques signes repérés chez nous, l’annonce que Dionysos peut « ressusciter » ? N’est-il pas préférable de chercher du côté des rapports entre la transe et les moments chauds de la révolution sociale ?

La rencontre de Tours a rencontré, du moins indirectement, cette question. On n’y a pas répondu.

NOTES

(1) Roger Bastide, Préface à l’ouvrage de J. Monfaga Nicolas, Ambivalence et cultes de possession, Editions Anthropos, Paris, 1972.

(2) Tremearne, The ban of the Bori, 1911. Cet ouvrage qui est un classique de la question n’a toujours pas été traduit en français.

(3) E. Dermenghem, Le culte des saints dans l’Islam maghrebin, NRS, Paris, 1950. Pour le Niger, on n’oublie évidemment pas le récent ouvrage, déjà cité, de J. Mounfaga-Nicolas, sur le Bori, et de J. Rouch sur la religion des Songhai.

(4) Cf. son essai sur cette question dans La Cause commune, N. 2.

(5) Rappelons la distinction, nécessaire, entre la transe et la possession. La transe est un état psycho-physiologique dans ses manifestations, qui peut aller jusqu’à l’extase, avec « dépossession » de soi, état second plus ou moins complet. La possession est définie par la réception d’une entité à la­ quelle on prête son corps, et dont on devient ainsi le réceptacle, ou, comme on dit souvent en langage initié, le « cheval ». La possession suppose la transe. Mais il existe des rites avec transe, mais sans « possession », comme par exemple, ceux des Aissaqua (bien que ces derniers « jouent, dans le rite, des rôles d’animaux, il ne s’agit pas de « possession »).

(6) Oppression et libération dans l’imaginaire, Maspero, Paris. Ce livre a été commenté par R. Lourau pour L ‘Homme et la Société. On remarquera cependant qu’une religion telle que le Kimbanguisme, au Congo, fonctionne comme une contre-institution, sans impliquer, pour autant la possession.

 

LAISSER UN COMMENTAIRE