Georges Hervé. Le Sauvage de l’Aveyron devant les observateurs de l’homme (avec le rapport retrouvé de Philippe Pinel). Partie 2. Extrait de la « Revue anthropologique », (Paris), vingt et unième année, 1911, pp. 441-454.

Georges Hervé. Le Sauvage de l’Aveyron devant les observateurs de l’homme (avec le rapport retrouvé de Philippe Pinel). Partie 2. Extrait de la « Revue anthropologique », (Paris), vingt et unième année, 1911, pp. 441-454.

Article en deux parties. Les deux parties sont en ligne sur notre site.

Georges Henri Hervé  (1855-1933). Médecin, professeur à l’École d’Anthropologie, membre de la Société d’anthropologie de Paris et à la Société française d’histoire de la médecine. Il enseigna dans le cadre de celle-ci l’histoire de l’ethnologie. On lui doit de nombreux articles sur cette histoire et, surtout, l’édition de textes provenant de la Société des observateurs de l’homme. Il adhéra au mouvement du Matérialisme scientifiques. Il fut l’ondes douze rédacteurs de la revue L’Homme de Gabriel de Mortillet.
Quelques travaux :
— (avec Abel Hovelaque). Précis d’anthropologie. Paris, A. Delahaye et E. Lecrosnier, 1887. 1 vol. Dans la Bibliothèque anthropologique.
— Les débuts de l’ethnographie au XVIIIe siècle (1701-1765), Revue de l’école d’anthropologie, 1909, pp. 345-366, et pp. 381-401.
— Les premières armes de Péron, Revue anthropologique, vol. XXIII, 1913, pp. 1-16.
— Un anthropologiste français chez les Serbo-Croates au lendemain de 1870, publié en 1915.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – L’image est celle de l’article original, hors la photographie de l’auteur. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 441]

LE SAUVAGE DE L’AVEYRON
DEVANT LES OBSERVATEURS DE L’HOMME
(AVEC LE RAPPORT RETROUVÉ DE PHILIPPE PINEL)

Par Georges HERVÉ

PHILIPPE PINEL – RAPPORT SUR LE SAUVAGE DE L’AVEYRON

[p. 442]

… plusieurs traits caractéristiques communs avec plusieurs enfants dont les fonctions des sens ou les facultés morales sont plus ou moins lésées et qui sont condamnés à végéter tristement dans nos hospices, comme non susceptibles d’aucune culture ; dès lors la marche à suivre est simple c’est de commencer par décrire l’état moral actuel du prétendu Sauvage, de faire succéder des notices détaillées sur un certain nombre d’enfants dont les fonctions organiques ou les facultés morales sont plus ou moins lésées. L’autre partie du mémoire, qui sera réservée pour une autre séance, sera destinée à faire le rapprochement des faits antérieurement exposés, et à rapporter les inductions qui en sont la suite naturelle.

I. — État actuel des fonctions organiques et des facultés morales de l’enfant connu sous le nom de Sauvage de l’Aveyron.

Ses yeux ne semblent se fixer avec une certaine attention que sur les objets de sa subsistance, ou sur les moyens d’évasion qui lui sont offerts lorsqu’il est dans une chambre ; dans toute autre circonstance, il laisse errer vaguement sa vue et sans montrer une intention directe, excepté pour tout ce qui excite un moment sa surprise. Une camée (sic) fixa un jour sa vue, et il appliqua sur elle ses lèvres pour la baiser, mais, l’instant d’après, on la lui montra vainement à plusieurs reprises. Se mirer dans une glace, comme il l’a fait quelquefois, est-ce s’élever au-dessus de l’instinct animal, et ne voit-on pas faire la même chose à un chat, à un singe ? Sa vue est si peu exercée, qu’il ne parait pas distinguer un objet en peinture de celui qui est en relief, et il porte également sa main sur l’un comme sur l’autre pour le saisir.

Quoique privé de l’organe de la parole, il est loin d’être affecté de surdité. Qu’on pousse un cri derrière lui, qu’on produise un bruit intense, il se retourne aussitôt, mais ce n’est que pour la première fois, et lorsque la surprise se joint à l’impression faite sur l’organe de l’ouïe ; car si ensuite le même bruit se répète, il n’y fait plus attention. Une impression plus légère suffit pour le faire regarder en arrière, lorsqu’elle se rapporte à ses besoins physiques, comme lorsqu’il entend casser une noix ; mais il est entièrement insensible à toute sorte de musique, et il est sur ce point beaucoup au-dessous de plusieurs individus renfermés dans nos hospices. Doit-on craindre même de dire que les éléphants ont à cet égard sur lui un avantage marqué ?

L’odorat est le sens sur le témoignage duquel il s’en rapporte le plus pour juger des bonnes ou mauvaises qualités des aliments, et c’est là sans doute une suite de la vie agreste qu’il a menée dans les bois. Qu’il ouvre un armoire (sic), qu’il y trouve de la viande, ou des racines potagères cuites ou crues, il les flaire aussitôt avant de les porter à la bouche et, s’il est à portée d’un brasier, il y jette ces comestibles, les retire aussitôt, et les flaire de nouveau avant de les manger. Mais cette préparation grossière des aliments est-elle autre chose que l’effet d’une habitude automatique et contractée depuis qu’il vit dans la société ? On pourrait supposer que l’odorat [p. 443] est en lui très délicat et très cultivé, si on ne savait point d’ailleurs qu’il est d’une saleté dégoûtante, et qu’il fait ses ordures dans sa couche même, ce qui semble le mettre au-dessous de l’instinct de presque tous les animaux, soit sauvages, soit domestiques.

La suite de ses progrès dans le choix et la préparation grossière de certains aliments, à mesure qu’il a été témoin des procédés suivis dans les cuisines, montre moins une sorte de culture dans l’organe du goût qu’une imitation automatique de ce qu’il a vu faire, imitation provoquée par les besoins physiques.

Suivant les premiers rapports qu’on a eus sur son état, il ne mangeait que des pommes de terre, des châtaignes crues et du gland il a vu ensuite qu’on faisait cuire les pommes de terre, et, depuis cette époque, il s’est borné à une ébauche grossière de ce procédé, c’est-à-dire qu’il s’est contenté de les mettre un moment sur la braise et de les retirer aussitôt. Cette sphère s’est encore agrandie pour lui, et il a appris à manger du pain de seigle, du potage, des légumes, des noix, des pommes de terre à demi brûlées, enfin de la viande crue ou cuite. On peut voir, dans la notice historique qu’on a donnée sur sa vie, la série des progrès successifs que son instinct pour sa subsistance a faits jusqu’à ce jour ; mais ces limites sont encore très étroites, puisqu’il se borne à fouiller dans l’armoire de la cuisine, et que, sans aucun discernement pour les viandes crues ou cuites, il les porte indistinctement sur la braise, les enlève au même instant, les flaire et les porte à sa bouche. Son industrie n’a pas pu même s’élever jusqu’au point de couper du pain avec un couteau, et c’est un effort suprême et une combinaison inouïe de force et d’adresse qui semble le confondre, puisqu’il en laisse toujours le soin à une autre personne. On a dit avec raison que le tact est le sens de l’intelligence, et il est facile de voir combien il est imparfait dans le prétendu Sauvage de l’Aveyron. Il est loin de consulter cet organe pour juger des diverses formes des corps, et d’appliquer industrieusement les phalanges de ses doigts autour d’eux pour mieux les palper ; il montre, au contraire, beaucoup de gaucherie dans la manière dont il saisit avec la main les divers comestibles dont il use ; ses doigts restent allongés, et l’organe du tact absolument sans action. Il est par conséquent très éloigné de faire servir cet organe pour rectifier les erreurs de sa vue, puisqu’il ne parait pas distinguer un objet peint sur une surface plane d’un objet saillant et en relief, et puisque en même temps qu’il porte sa main sur un objet pour le saisir, i détourne ailleurs sa vue, ou la laisse errer de côté et d’autre, sans aucune intention directe. On remarque donc en lui une sorte de dissonance entre l’exercice de la vue et celui du tact, et c’est là un caractère que je remarque dans les hospices, parmi les enfants sans intelligence.

Quel autre moyen peut-on avoir de juger de la nature des idées d’un individu de l’espèce humaine, que par des gestes d’un certain ordre, certaines inflexions de la tête et du tronc, ou bien l’usage de la parole ? Or l’enfant dont nous parlons est dépourvu de tous ces avantages extérieurs, puisqu’il ne peut parler, et que tous ses gestes et toutes ses inflexions du [p. 444] corps sont insignifiants, ou bien ils se rapportent simplement à ses moyens de subsistance. Dès lors, comment peut-on s’assurer s’il a des idées d’une certaine nature, et n’est-on point fondé à présumer qu’il n’a que celles qui sont relatives à l’instinct purement animal ? N’est-on point porté à faire les mêmes conjectures par la manière incomplète dont les organes de ses sens sont affectés par les impressions des agents extérieurs ? Il paraît que sur tout ce qui ne se rapporte point à sa subsistance ou à ses moyens d’évasion, cet enfant ne conserve aucune idée, ou que, dépourvu d’attention, il n’a que des idées fugaces, et qui disparaissent aussitôt qu’elles sont produites.

Dans quelles bornes étroites n’est point d’ailleurs renfermée la faible combinaison d’idées qui se rapportent à sa nourriture ou aux moyens de vivre dans l’indépendance ! Que quelqu’un lui arrache une pomme de terre qu’il tient entre ses mains, il s’approche de lui pour la lui enlever à son tour; mais que cet autre monte sur une chaise pour mettre la pomme de terre hors de sa portée, le prétendu Sauvage n’a pas même l’instinct de monter sur une chaise voisine pour s’élever au niveau de l’objet, et il ne s’y détermine qu’après qu’on lui en a donné l’exemple. C’est-à-dire qu’il ne parait agir que par une imitation automatique. Quand il est enfermé dans une chambre avec d’autres personnes, il se rappelle très bien qu’il faut tourner la clé de la serrure dans un certain sens pour ouvrir la porte ; mais, depuis plusieurs mois que je l’observe, il n’est pas encore parvenu à savoir imprimer le léger mouvement de rotation à la clé de la serrure, et, étonné de la haute difficulté de l’entreprise, il conduit une personne vers la porte pour lui faciliter sa sortie.

On pourrait attribuer à une forte réminiscence, ou à un essor d’une imagination vive, ces accents aigus, ces éclats de rire immodérés, qui se renouvellent brusquement par intervalles, sans aucune cause connue, et qui animent parfois les traits de son visage ; mais je puis assurer qu’on observe le plus souvent ces rapides élans d’une hilarité vague et délirante, dans plusieurs enfants ou adultes tombés dans l’idiotisme, et renfermés dans nos hospices ce sont des saillies vives et spontanées, qui se renouvellent soit le jour, soit la nuit, sans aucune cause connue, et je les regarde depuis longtemps comme des accès passagers de manie et d’extravagance, et quelquefois même comme le partage d’une absence totale d’idées, comme j’en donnerai des exemples dans la suite de ce mémoire. Rien ne peut faire soupçonner, dans ces accès momentanés, aucune réminiscence, aucune expression d’une sensation agréable dont l’imagination soit encore bercée.

Les affections morales dont il paraît doué sont encore très bornées, et ne s’étendent guère au delà du plaisir que lui donnent des aliments de son goût, ou bien des mouvements de colère qu’il manifeste lorsqu’on les lui enlève ou qu’on l’irrite. N’est-ce point une faible ébauche de sentiment que le léger sourire qu’on obtient quand on lui fait des prévenances ?

Les organes sexuels sont encore sans développement, et il est entièrement étranger à la violence des désirs qui se manifesteront peut-être à [p. 445] l’époque de la puberté. Il serait peu sage de vouloir juger des circonstances de cette époque orageuse, et du degré d’influence qu’elle pourra exercer sur les facultés morales. Cette période de la vie offrira sans doute un objet piquant pour un esprit observateur ; mais, eu se bornant à l’état présent qui est beaucoup moins problématique, tout annonce que cet enfant est très peu susceptible de s’affectionner même pour les personnes qui lui rendent de bons offices, et comment peut-on séparer ces marques d’affection d’avec les dispositions favorables qu’il manifeste pour tout ce qui se rapporte à sa subsistance ?

Nous venons de remplir le simple rôle d’historien, et nous nous sommes renfermé dans l’exacte exposition des faits, pour donner une idée précise des facultés intellectuelles et affectives de l’enfant connu sous le nom de Sauvage de l’Aveyron. Avant de nous permettre aucun jugement ultérieur, aucune sorte d’induction, nous allons rapporter, comme objet de comparaison, les traits principaux de plusieurs enfants ou adultes de l’un et l’autre sexe, détenus dans les hospices, titre d’un état plus ou moins complet d’idiotisme ou de démence.

II. —Notices sur plusieurs enfants ou adultes dont les facultés intellectuelles ou affectives sont plus ou moins lésées.

Les bornes de ce mémoire ne peuvent permettre que de donner de simples notices de plusieurs enfants, ou plutôt de plusieurs infortunés d’une organisation vicieuse ou mutilée, dont on a recueilli avec soin les histoires particulières, et nous allons d’abord parler des enfants mâles, dont l’état peut offrir des rapprochements plus ou moins marqués avec celui de l’enfant de l’Aveyron.

Un des premiers est privé de l’usage de la parole par un vice physique, c’est-à-dire que sa langue est très courte, et qu’il ne peut absolument s’en servir pour articuler aucune syllabe ; il ne fait entendre qu’un son guttural et obscur ; mais d’ailleurs il parait plein d’intelligence, et on ne remarque aucune sorte de lésion dans ses facultés morales.

A côté de cet enfant, on peut en citer un autre qui est sourd et muet, et qui, sans avoir eu aucun maître, rend ses idées d’une manière plus ou moins incomplète par des gestes ; ce dernier aussi est plein de discernement et susceptible de culture. On voit que M. Sicard doit le réclamer comme entrant dans son domaine.

Un troisième enfant, âgé de neuf ans, est l’image même de l’idiotisme ; il rit ou pleure par une pure imitation automatique, et il n’est sensible qu’aux besoins physiques. Il fait servilement tout ce qu’on lui commande, et ne répond que par ont et par non, et sans discernement, aux questions qu’on lui propose. Sent-il l’aiguillon de la faim, il demande des aliments, et il s’oppose aux efforts qu’on fait pour les lui enlever ; mais, sans prévoyance pour l’avenir, il ne met rien en réserve.

Un quatrième enfant, âgé de dix ans, porte tous les caractères d’un albinos peau fine et blanche, cheveux et sourcils blancs comme [p. 446] neige, les yeux colorés d’un rose pâle, et très sensibles à la lumière, le globe de l’œil, de côté et d’autre, est très saillant, et dans une mobilité continuelle. Cet enfant jouit d’ailleurs des autres fonctions des sens, et ses idées sont bornées aux objets de première nécessité.

Un cinquième enfant, ou adolescent, âgé de seize ans, possède aussi un entendement très borné, et qui n’excède point le cercle des besoins physiques des attaques réitérées d’épilepsie ont porté l’atteinte la plus funeste à ses facultés morales ; il s’isole sans cesse des autres enfants, et passe sa journée à jouer seul avec de petits cailloux. Il jouit cependant d’un faible degré de mémoire, relativement à sa nourriture ou aux traitements durs qu’on lui fait éprouver.

Un sixième adolescent, âgé de dix-neuf ans, et attaqué d’épilepsie, parait au contraire entièrement privé de la mémoire sur certains objets, et oublier avec la même facilité les mauvais traitements comme les bons offices qu’on cherche à lui rendre. Sous d’autres rapports, il a quelque faible degré d’intelligence, et il lie l’idée de ses besoins avec celle des objets propres à les satisfaire ; il connaît même la valeur de certaines pièces de monnaie, et dans quelques circonstances il est très irascible, mais il reçoit aveuglément toutes les impulsions qu’on lui communique ; il articule faiblement les sons, et si on lui dit de chanter, il répète éternellement le même couplet comme une machine automatique, à moins qu’on ne l’oblige de cesser ; il ne distingue point encore la différence des sexes.

Un septième adolescent, âgé de vingt et un ans, et attaqué aussi d’épilepsie, mais doué de l’usage de la parole, est remarquable par son inertie apathique, la pâleur de son teint, et une physionomie sans expression. Réduit un jour à pleurer dans un coin, il fut interrogé sur la cause de ses pleurs, et il répondit qu’il n’en savait rien ; un instant après, il pousse des éclats de rire en voyant un autre enfant faire des gambades. Tout objet lui est indifférent s’il n’a du rapport à sa nourriture, et, s’il ne se sentait pressé par la faim, il resterait toujours assis ou couché, et dans une attitude immobile. L’avenir est d’ailleurs pour lui comme s’il ne devait point exister, et on ne remarque en lui aucun témoignage de prévoyance.

Je me hâte de passer à d’autres objets de comparaison, pris parmi quelques jeunes filles de l’hospice de la Salpêtrière.

L’une de ces filles, âgée de sept ans, annonce au premier aspect tous les attributs de la santé et de l’intelligence, couleurs vermeilles, cheveux et sourcils noirs, regard vif et animé ; elle fixe les objets avec un air d’assurance et une sorte d’attention ; mais elle est absolument privée de l’usage de la parole, et ne fait entendre par intervalles qu’un son sourd et guttural. Entièrement insensible aux caresses comme aux menaces, et dans une sorte d’état de stupidité, même pour les besoins physiques, elle reçoit les aliments qu’on lui donne sans manifester un air satisfait, et les laisse enlever sans aucune opposition. Elle ne rit jamais, et si on la pince, ou qu’on la blesse, elle crie et pleure, mais sans chercher à écarter l’objet nuisible. La seule nuance d’un sentiment agréable qu’elle a manifestée, a [p. 447] été lorsqu’un autre enfant a fait retentir dans son oreille le son d’un chalumeau.

Un peut mettre presque sur la même ligne d’idiotisme une autre fille, âgée de dix ans ; constitution délicate, visage coloré, le regard vif et animé. Elle fut attaquée de convulsions dès sa naissance, et elle a été toujours privée de la locomotion. Chaque jour elle a des accès convulsifs d’environ un quart d’heure, et elle exerce des mouvements si singuliers avec le tronc et les membres qu’on ne peut mieux les comparer qu’à ceux d’un pantin. Elle est insensible aux menaces comme aux caresses, ne distingue personne, ne met aucune opposition, ne témoigne aucune répugnance quand on feint de lui enlever ses aliments ; elle laisse échapper par intervalles des éclats de rire immodérés et sans cause, des élans passagers d’une gaîté délirante ; elle ne peut articuler aucun son ni prononcer aucune syllabe, quoique sa langue ait ses dimensions et sa mobilité ordinaires; elle pousse seulement des sons confus par instants, mais quelques gestes qu’on emploie, quelques objets qu’on lui présente, elle ne donne aucun signe de sensibilité ni d’intelligence, et tout annonce en elle une absence totale d’idées.

Une troisième jeune fille, âgée de onze ans, peut être encore mise au niveau des deux précédentes. Elle avait été bien portante jusqu’à l’âge de sept ans, et paraissait douée de tous les attributs de l’entendement qu’on peut attendre de cette période de la vie. La deuxième dentition donna lieu bientôt après à des convulsions, et, dès lors, elle perdit l’usage de la parole et le libre exercice des fonctions intellectuelles. Des attaques d’épilepsie, qui continuent encore, ont entraîné les changements les plus remarquables elle a un air d’étonnement et ses yeux sont presque toujours dirigés au hasard ; réduite à une sorte d’engourdissement, elle reste toujours accroupie dans son lit, la colonne vertébrale un peu pliée, et les membres dans un état de flexion. Lorsqu’on la contrarie, elle pousse un cri aigu, et fait avec son bras un mouvement automatique, mais en frappant l’air au hasard, et sans aucune intention directe. Elle ne parait, d’ailleurs, avoir aucune réminiscence, et le sentiment confus de la vengeance cesse avec celui de la douleur. Elle parait entendre les sons, mais elle ne peut prononcer aucune syllabe, et est entièrement privée de l’usage de la parole. Je ne dois point omettre de parler d’une autre épileptique âgée de quatorze ans, qui ne peut prononcer aucune syllabe, quoiqu’elle conserve les fonctions de l’ouïe ; elle met une vive résistance aux efforts qu’on fait pour lui enlever ses aliments, mais elle semble tout oublier aussitôt qu’ils sont éloignés de sa vue. Il lui arrive souvent de pousser des cris aigus sans aucune cause, de se livrer à des éclats de rire immodérés et à une explosion brusque d’une gaîté délirante, mais elle ne témoigne aucune sensibilité pour les bons offices qu’on lui rend. Ce qui marque surtout un état de stupidité, c’est qu’elle se salit de la manière la plus dégoûtante, et qu’elle ne manifeste aucune répugnance de se vautrer dans ses ordures.

On peut placer à un degré un peu plus élevé trois autres jeunes personnes, dont les facultés morales offrent cependant des lésions manifestes. [p. 448]

La première, âgée maintenant de vingt ans, annonce, au premier aspect, tous les attributs d’un entendement sain petite taille, teint brun, regard animé, cheveux noirs et épais. Son égarement semble tenir à un amour malheureux ; elle prononce souvent le nom de Debreuil, mais sa raison est tellement troublée qu’elle applique indistinctement ce nom à toute personne, soit homme, soit femme, qui se présente à sa vue ; elle passe avec la rapidité de l’éclair d’un langage tendre et affectueux aux invectives les plus grossières, elle parle nuit et jour, et ses affections morales, même les plus disparates, se succèdent ou s’alternent sans ordre, sans suite, sans aucune cause connue.

La deuxième dentition a produit encore un effet plus profond sur une autre personne, maintenant âgée de quarante ans. Elle fut alors attaquée de convulsions, ce qui fut suivi de la perte presque totale des fonctions de l’entendement. Son extérieur, d’ailleurs, se rapporte à son état moral ; elle répond tour à tour oui ou non à la même question, avec un sourire niais, et toute la sphère de ses connaissances semble se borner à satisfaire ses premiers besoins. Elle parait d’ailleurs insensible aux mauvais traitements comme aux prévenances qu’on lui fait. On lui demandait un jour si elle voulait sortir des loges ; elle répondit qu’elle voulait être écartelée : c’est qu’elle répétait automatiquement cette dernière phrase, qu’ele venait d’entendre d’une de ses compagnes.

Je placerai enfin en dernière ligne, et à un degré au-dessus de l’enfant de l’Aveyron, une personne qui a maintenant vingt-huit ans, et dont la mère éprouva la frayeur la plus vive au moment de l’accouchement. Elle reste constamment à la même place, sans pouvoir presque articuler aucun son, quoique les organes de la parole ne manifestent aucune lésion physique. Elle prononçait autrefois la voyelle a, seule, et ce n’est que par des essais réitérés qu’elle est parvenue à faire entendre les voyelles e, o ; mais il n’a pas été possible d’en faire autant pour les voyelles i, u. Un élève avait été charge d’essayer de lui faire articuler quelques syllabes, en lui faisant examiner la position et les mouvements qu’il fallait donner aux lèvres et à la langue. Mais on n’a pu parvenir, après des essais multipliés, qu’à lui faire prononcer les syllabes pa, ba. Elle obéit d’ailleurs servilement à tout ce qu’on lui commande, sans distinguer si ses actions sont sages, extravagantes ou absurdes. Une sorte d’habitude, contractée depuis longtemps par la crainte, lui fait éloigner avec soin toute sorte d’ordures, et personne n’est d’une propreté plus recherchée. Au défaut de l’usage de la parole, les organes de la voix sont doués d’une justesse rare, quoique les sons ne soient formés que par la voyelle a ; elle chante quand on le lui ordonne, ou qu’elle entend chanter quelqu’un, et, dans ce dernier cas, elle prend tout de suite l’unisson ou l’octave de la voix qu’elle entend. Si on accélère la mesure, si on change de ton, ou si on appuie sur quelques notes, elle en fait de même, presque avec autant de perfection qu’un écho mais que, dans ce même moment, elle entende une autre personne chanter un air plus animé, ou qui lui soit plus agréable, elle abandonne le premier et s’attache à celui qui fait sur elle une impression plus vive. Ses facultés affectives [p. 449] paraissent d’ailleurs oblitérées, et tous les mouvements actifs se rapportent uniquement a sa subsistance.

Je viens d’exposer les faits et les objets de comparaison qui peuvent conduire à la solution de la question proposée. Dans l’autre partie du mémoire, qui sera exposée dans une autre séance, j’examinerai les vérités qui doivent en résulter, et j’indiquerai si le prétendu Sauvage de l’Aveyron peut être soumis, avec un espoir fondé, à une sorte d’institution et de culture, ou bien s’il faut abandonner cette riante perspective, et s’il faut le confiner simplement dans nos hospices, avec les autres victimes infortunées d’une organisation incomplète et mutilée.

III. — Comparaison entre l’exercice des facultés physiques et morales de l’enfant de l’Aveyron et des enfants réduits à la démence ou à l’idiotisme.

La vivacité du regard de l’enfant de l’Aveyron est une preuve très équivoque d’un discernement propre à être cultive, puisque la plupart des idiots des hospices ont les mêmes apparences extérieures, et que très peu sont réduits à avoir une physionomie sans expression. Un enfant de sept ans, dont j’ai déjà parié, et qui est réduit à un idiotisme complet, est remarquable par une extrême vivacité du regard, et de vaines apparences d’un entendement sain on dirait même qu’il a une sorte d’avantage sur l’enfant de l’Aveyron, puisque son attention n’est pas seulement réveillée par ses moyens de subsistance, mais que souvent il fixe ses doigts et s’amuse à les croiser, ou à diversifier leur position avec une apparence d’air méditatif. Une autre fille de vingt ans, réduite aussi à une démence complète, est remarquable par des yeux noirs pleins de vivacité, et une figure très animée. Le peu d’accord qui règne d’ailleurs entre l’exercice de la vue et celui du toucher de l’enfant de l’Aveyron ne doit-il point inspirer une juste défiance ? Qu’on lui présente un objet nouveau, soit peint, soit en relief, il y porte quelquefois sa main, mais d’une manière très gauche, et de sorte que l’axe de la vision n’est nullement dirigé sur cet objet ; au contraire, son regard est errant, et se tourne en général vers la fenêtre ou la partie la plus éclairée de la chambre. C’est ce que j’ai remarqué à plusieurs reprises dans le temps même qu’on traçait son portrait. D’un autre côté, quelques enfants ou adultes idiots savent très bien mettre de l’accord entre l’exercice de la vue et celui du toucher, même pour des objets qui ne se rapportent point à la subsistance. Un d’entre eux passe une partie de la journée à compter de petits cailloux avec une sorte d’attention. Un autre, dont j’ai déjà parlé, conserve des épingles et d’autres petits objets dans un étui qu’il ferme et rouvre à volonté avec toutes les preuves d’une vraie réminiscence. Une autre idiote, bien plus avancée que l’enfant de l’Aveyron, est parvenue à calculer les nombres jusqu’à 16, mais elle n’a jamais pu concevoir que deux doigts de sa main droite, ajoutés avec deux autres doigts de sa main gauche, formaient le nombre 4.

La privation de l’usage de la parole, qu’on pourrait prendre comme le résultat d’un défaut d’exercice des organes de la voix, à la suite d’un long [p. 450] isolement, est encore un point de rapprochement de plus avec plusieurs idiots, qui n’éprouvent aucune affection nerveuse. Une jeune fille réduite à l’idiotisme n’est capable d’articuler aucune syllabe, quoique l’organe de l’ouïe paraisse dans un état sain, et que la langue exécute librement tous ses mouvements ; elle ne fait entendre, non plus que l’enfant de l’Aveyron, que des sons inarticulés et, par intervalles, des cris plus ou moins perçants ; il en est de même d’un enfant de sept ans qui jouit de tous les attributs de la santé, mais qui est entièrement privé de l’usage de la parole, et qui laisse seulement échapper de distance en distance un son sourd et guttural. Quel avantage enfin n’a pas sur l’enfant de l’Aveyron une fille de vingt-huit ans, qui semble seulement éprouver une lésion partielle des organes de la voix, et qui n’est parvenue que par des efforts multipliés à prononcer certaines voyelles, répétant d’ailleurs avec une précision et une justesse extrême tous les airs et les cadences qu’on lui fait entendre !

Il existe une disparité remarquable entre l’enfant de l’Aveyron et les idiots des hospices relativement aux objets de subsistance. Ces derniers, sans aucune sollicitude pour l’avenir, sans aucun concours d’efforts, reçoivent à des heures fixes leurs aliments préparés, et sont à cet égard dans une sorte d’état passif, sans connaître, qu’à un très faible degré, l’aiguillon de la faim. L’entant de l’Aveyron, réduit pendant longtemps à une vie errante et vagabonde, soit dans les bois, soit dans les hameaux, et pressé souvent par une faim dévorante, a dû encore prendre l’habitude de se nourrir des aliments les plus grossiers, et juger d’abord par l’odorat de leur qualité salutaire ou nuisible. Ramené ensuite au sein de la société, son organe du goût a acquis une sorte de développement et lui a appris à rechercher des mets plus soigneusement préparés : de là l’usage progressif du gland, des racines, des pommes de terre crues, puis de noix, de châtaignes, de pommes de terre cuites, de légumes, de la viande ; mais n’est-ce pas là plutôt le résultat simple du principe de l’imitation que les preuves d’un discernement cultivé ? Ne voit-on pas, même parmi les idiots, des différences qui les mettent les uns au-dessous, les autres au-dessus de l’enfant de l’Aveyron ? Un enfant que j’ai souvent sous les yeux possède à un degré si borné l’instinct relatif aux premiers besoins, qu’il ne sait pas même saisir les aliments qui sont à sa portée, quoiqu’il sente vivement la faim ; il ne fait alors aucun geste, aucun effort pour les atteindre, et il avance seulement la tête et les lèvres pour les saisir lorsqu’on les lui offre à une très petite distance de la bouche. Un antre enfant réduit à l’idiotisme, mais capable d’articuler les sous, nomme les objets de ses besoins, et marque ses désirs par des caractères extérieurs, au lieu que l’enfant de l’Aveyron n’en a que la simple réminiscence, qu’il ne peut les désigner ni par des sons articulés, ni par des gestes, qu’il ne fait que les reconnaître à la simple vue, c’est-à-dire que la sensation actuelle ne fait que lui rappeler une sensation antérieure. Un autre idiot regarde son dîner avec satisfaction lorsqu’on le lui apporte, et il le mange avec avidité ; si même alors on feint de vouloir le lui enlever, il pousse un cri aigu et fait des gestes menaçants ; mais aussitôt que son appétit est assouvi, il voit avec indifférence [p. 451] enlever les restes de son dîner, sans marquer aucune prévoyance pour l’avenir, ce qui le met au-dessous de l’enfant de l’Aveyron, qui met des aliments en réserve pour le retour de l’appétit. Enfin on doit mettre dans un degré bien supérieur à ce dernier, une fille idiote qui indique par des sons articulés les objets de ses premiers besoins, qui conserve avec soin les restes de ses repas, et s’irrite même quand on veut les lui enlever, qui sait même que l’argent fournit les moyens de s’en procurer, qui met à contribution les étrangers et apporte à sa fille de service, comme un tribut de reconnaissance, les pièces de monnaie qu’on lui donne; mais toute la sphère de ses connaissances se réduit aux objets de première nécessité.

Ne doit-on pas regarder comme insoluble le problème de l’absence totale ou de la non-absence d’idées relativement à l’enfant de l’Aveyron, puisqu’il ne peut s’exprimer ni par des sons articulés ni par des gestes, et que tout ce qu’il fait semble se rapporter uniquement au principe de l’imitation ? Peut-on d’ailleurs faire valoir en sa faveur le penchant servile qu’il manifeste à imiter ce qu’il a vu faire relativement au choix ou à la préparation très grossière des aliments, puisque plusieurs animaux domestiques sont susceptibles, sous ce point de vue, d’une sorte d’éducation, et que d’ailleurs on trouve cette faculté plus ou moins perfectionnée parmi les idiots des hospices, même pour des objets qui ne se rapportent point à la subsistance ?

C’est ce qu’on remarque sur une fille qui parle sans ordre et sans suite, mais qui change brusquement ses propos incohérents au moment qu’un objet nouveau la frappe ; elle a même un chant très agréable et elle exécute des danses avec les gestes les plus passionnés. Une autre fille, réduite à un idiotisme complet, est dominée par le penchant le plus marqué et le plus irrésistible pour l’imitation, puisqu’elle simule aussitôt tout ce qu’elle voit faire, ou qu’elle répète automatiquement tout ce qu’elle vient d’entendre sans juger nullement des convenances, et sans distinguer si elle parle bien ou mal ; elle retient avec une extrême facilité une suite de couplets qu’elle entend chanter une fois, mais sans attacher aucun sens aux paroles qu’elle prononce. La faculté imitative est si entrainante, pour une autre fille dont j’ai déjà parlé, qu’au milieu d’une réponse qu’elle fait elle mêle d’autres mots qu’elle entend prononcer, et qui n’ont aucun rapport avec l’objet primitif dont elle paraissait occupée.

Le penchant à l’imitation est bien plus faible dans l’enfant de l’Aveyron, puisqu’il se borne aux objets de première nécessité, et à des essais informes relatifs à la préparation des aliments ou aux moyens de s’échapper ; encore même est-il circonscrit, sur ces objets, dans des limites très étroites, et n’a-t-il pu encore parvenir ni à couper du pain avec un couteau, ni à tourner la clé d’une serrure dans un certain sens pour ouvrir la porte. Les éclats de rire immodérés, les accès d’une gaité vive et folâtre que manifeste l’enfant de l’Aveyron à différentes heures du jour ou de la nuit, loin d’être un signe favorable, ne sont qu’un point de rapprochement de plus qu’on peut établir entre lui et certains idiots des hospices. Une jeune [p. 452] fille de dix ans dont j’ai déjà parlé, passe quelquefois des heures entières dans des cris inarticulés entremêlés d’éclats de rire, sans qu’on puisse leur assigner d’autre cause déterminante qu’une sorte d’excitation nerveuse et purement automatique. Une fille de quatorze ans réduite à un état complet de stupidité, et entièrement privée de l’usage de la parole, éprouve par moments ces brusques saillies d’une hilarité vaine et délirante ; elle pousse par intervalles, soit le jour, soit la nuit, des cris perçants qui semblent exprimer tantôt le malaise, tantôt une situation agréable.

Dans d’autres personnes affectées d’idiotisme ou de démence, ces accès passagers se prolongent plus ou moins, et prennent même le caractère d’accès maniaques. Une idiote, âgée de vingt-six ans, éprouve tous les matins une semblable excitation nerveuse de très peu de durée, mais durant laquelle elle peut exercer des actes de la plus grande violence. Les faibles nuances de sensibilité que marque l’enfant de l’Aveyron aux prévenances qu’on lui fait, le mettent sans doute au-dessus de certains idiots des hospices, qui ne paraissent sensibles ni aux menaces ni aux caresses, et qui ne marquent par aucun signe extérieur leur reconnaissance pour les bons offices qu’on leur rend; mais on en peut citer d’autres qui manifestent une sensibilité plus ou moins vive pour ce qu’on fait en leur faveur, et une d’entre elles ne se montre-t-elle pas bien supérieure à cet égard à l’enfant de l’Aveyron, puisqu’elle témoigne un attachement pour la fille de service qui prend soin d’elle, et qu’elle lui rapporte en tribut de reconnaissance les pièces de monnaie qu’elle recueille des personnes qui visitent l’hospice ?

IV. — Inductions que font naitre les ressemblances et les points de conformité observés entre l’enfant de l’Aveyron et les enfants des hospices réduits à l’idiotisme ou à la démence.

Un naturaliste distingué a cherché à fixer l’opinion publique au sujet du Sauvage de l’Aveyron (1) soit en communiquant le résultat de ses observations sur cet enfant confié quelque temps à ses soins, soit en remontant a des époques antérieures, d’après des relations qu’il a recueillies. Il a cru d’ailleurs devoir rapprocher de ces détails historiques certains fragments qui nous restent sur les relations de quelques autres enfants égarés dans leur bas âge, et retrouvés dans les déserts, loin de la société des hommes. Nous ne ferons point ici la critique de ces recherches, et nous nous bornerons à remarquer seulement que les objets de comparaison que prend ce naturaliste sont très loin d’avoir été transmis avec des détails assez circonstanciés et une exactitude propre à faire cesser les incertitudes. Ce ne sont que des notices vagues, recueillies dans des dictionnaires, des journaux, ou des ouvrages de littérature, et peut-on citer un seul de ces prétendus sauvages dont l’organisation, les mœurs et les [p. 453] habitudes aient été approfondis et analysés avec un esprit observateur ? Quel avantage, des lors, peut-on retirer d’un semblable rapprochement ? Veut-on prendre le mot de sauvage dans une acception plus déterminée et seulement d’après les relations les plus authentiques des voyageurs qui nous ont fait connaître les premiers degrés de civilisation des divers peuples de la terre ? Les objets de comparaison sont alors beaucoup plus fixes et plus précis, mais il n’en peut résulter aucune sorte de lumière relativement à l’enfant de l’Aveyron, puisqu’on ne trouve presque aucun point de conformité entre lui et les individus qui composent les hordes sauvages, Il ne faut, pour s’en convaincre, qu’une simple lecture d’un recueil qu’on vient de publier sous le titre de Voyages chez les peuples sauvages, ou l’homme de la nature.

Il a fallu donc reprendre cet objet de recherches sous un autre point de vue, ou plutôt chercher à vérifier les soupçons d’imbécillité que Bonnaterre avait déjà formés sur l’enfant de l’Aveyron. « Cet état d’imbécillité, dit ce naturaliste, se manifeste dans ses regards, il ne les fixe sur aucun objet ; dans les sons de sa voix, ils sont discordants, inarticulés, et il les fait entendre la nuit et le jour ; dans sa démarche, il va toujours au trot ou au galop ; dans ses actions, elles sont sans but et sans détermination. » Ces soupçons n’ont pu que se confirmer par une considération attentive des mœurs et des habitudes de cet enfant à diverses époques, et du défaut d’un nouveau développement de ses facultés morales depuis son arrivée à Paris. Ses actes extérieurs, bornés à une sorte d’instinct animal, nous ont donné l’idée de le comparer avec les enfants et les adultes dont les facultés morales sont plus ou moins lésées, et qui, incapables de pourvoir à leur subsistance, sont confinés dans les hospices nationaux. L’histoire des uns et des autres a rendu saillants tous les points de conformité qui peuvent exister entre eux. Les objets de comparaison sont ici sous nos yeux, chacun est le maître de venir examiner, étudier, constater les faits sur lesquels nous nous sommes fondés. Quelques-uns des enfants réduits dans nos hospices un état d’idiotisme ou de démence, sont inférieurs, pour les facultés morales, à feulant de l’Aveyron ; d’autres, comparés à ce même enfant, lui sont égaux ou même supérieurs. N’avons-nous donc pas les plus grands degrés de probabilité pour penser que l’enfant de l’Aveyron doit être assimilé aux enfants ou adultes réduits à un état de démence ou d’idiotisme ?

Quelles sont maintenant les circonstances qui ont amené l’enfant de l’Aveyron à cet état d’idiotisme ? Ici nous manquons de détails authentiques, et rien ne parait d’abord pouvoir dissiper à cet égard nos incertitudes. Les parents sont inconnus ; l’enfant est privé de l’usage de la parole, et de l’avantage de se faire entendre par des gestes. Le passé est pour lui comme s’il n’avait point existé, et nous n’avons aucune autre source certaine de lumières ; nous ne pouvons ici nous diriger que par l’analogie des faits, en recherchant quelles sont les causes ordinaires qui produisent la démence ou l’idiotisme dans l’enfance. Or, en excluant de cet état une complication avec l’épilepsie, ou un vice rachitique, ces causes se réduisent [p. 454] à trois points principaux : 1° une vive frayeur éprouvée par la mère pendant la grossesse ou l’enfantement ; 2° une frayeur ou des convulsions survenues durant l’enfance par des affections vermineuses ; 3° le travail pénible et orageux de la première ou deuxième dentition. Rien ne peut déterminer laquelle de ces trois causes a pu agir sur l’enfant de l’Aveyron, et porter une atteinte funeste à ses facultés morales ; mais quelle que soit celle des trois qu’on adopte, on peut conjecturer que des parents inhumains ou réduits à un état de disette ont abandonné cet enfant comme incapable de culture, vers l’âge de neuf à dix ans, à une certaine distance de leur demeure, et que l’aiguillon du besoin l’a porté à se nourrir des aliments grossiers que la nature lui faisait trouver sous sa main, sans d’autres moyens de juger de leur qualité salutaire ou nuisible que les impressions faites d’abord sur l’organe de l’odorat, puis sur celui du goût. Il parait être ainsi resté errant et vagabond, dans les bois ou dans les hameaux, les années suivantes, toujours réduit à un instinct purement animal, et uniquement occupé des moyens de pourvoir à sa subsistance et d’échapper aux dangers dont il était menacé.

On connait tous les autres détails de sa vie depuis qu’il est entré dans ]a société ; mais son discernement toujours borné aux objets de ses premiers besoins, son attention uniquement fixée par la vue des substances alimentaires, ou sur les moyens de vivre dans un état d’indépendance dont il a fortement contracté l’habitude, le défaut total de développement ultérieur de facultés morales pour tout autre objet, n’annoncent-ils point qu’il doit t être entièrement rangé parmi les enfants atteints d’idiotisme et de démence, et qu’on n’a aucun espoir fondé d’obtenir des succès d’une institution méthodique et plus longtemps continuée ?

(1) Notice historique sur le Sauvage de l’Aveyron et sur quelques autres individus qu’on a trouvé dans les fôrêts à différentes époques, par J. Bonneterre ; Paris, an VIII.

 

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