Georges Dumas. La stigmatisation chez les mystiques chrétien. Extrait de la « Revue des Deux Mondes », (Paris), tome 39, 1907, pp. 196-228.

Georges Dumas. La stigmatisation chez les mystiques chrétien. Extrait de la « Revue des Deux Mondes », (Paris), tome 39, 1907, pp. 196-228.

Georges Dumas (1866-1946). Médecin, psychologue, philosophe, fidèle disciple de Théodule Ribot, spécialiste des émotions. Il est chargé de cours à la Sorbonne et en 1912 professeur titulaire de psychologie expérimentale et pathologique. Il fonda des instituts à Buenos Aires, Santiago du Chili et à Rio de Janeiro l’Institut franco-brésilien. Avec Pierre Janet, à qui il succèdera à la Sorbonne, il fonde la Journal de psychologie normale et pathologique en 1903. Il est surtout connu pour son Traité de Psychologie (1924) en 2 volumes et son Nouveau Traité de psychologie en 10 volumes (1930-1947), tous deux réunirent de prestigieux collaborateurs. Nous renvoyons pour sa biographie et sa bibliographie aux nombreux articles sur la question. Nous n’en retiendrons que quelques uns :
— Les états intellectuels dans la mélancolie. Paris, Félix Alcan, 1895. (Thèse de médecine). 1 vol.
— La tristesse et la joie. Paris, Félix Alcan, 1900. 1 vol.
— Odeurs de sainteté. Journal de Psychologie, quatrième année, 1907, pp.456-459 La Revue de Paris, 1907, pp. 531-552.
— La plaie du flanc chez les stigmatisés chrétiens. Journal de Psychologie, (Paris), quatrième année, 1907. [En ligne sur notre site]
— Comment les prêtres païens dirigeaient-ils les rêves ? Journal de psychologie normale et pathologique, (Paris), cinquième année, 1908, pp. 447-450. [En ligne sur notre site]
— Comment on dirige les rêves. La Revue de Paris, (Paris), XVI année, tome 6, novembre-décembre 1909, pp. 344-366. [En ligne sur notre site]
— Les loups-garous. « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), 1907. pp. 225-239, puis, quelques mois après, dans La Revue du Mois, (Paris), 2e année, n° 16, tome III, quatrième livraison, 10 avril 1907, pp. 402-432.  [En ligne sur notre site]
— La plaie du flanc chez les stigmatisés chrétiens. Journal de psychologie normale et pathologique, (Paris), quatrième année, 1907, pp. 32-36. [En ligne sur notre site]
— Contagion mentale. Revue philosophique. 1911.
— La contagion des manies et des mélancolies. Article paru dans la « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), trente-sixième année, tome LXXII, juillet à décembre 1911, pp. 561-583. [En ligne sur notre site]
— Qu’est-ce que la psychologie pathologique ? Journal de psychologie normale et pathologiques, (Paris), 1915, p. 73-87. [En ligne sur notre site]
— La contagion de la folie. Revue philosophique. 1915.
— Troubles Mentaux et Troubles Nerveux de Guerre. Paris, Félix Alcan, 1919. 1 vol.
— Le refoulement non sexuel dans les névroses. L’Encéphale, (Paris), dix-huitième année, 1923, p. 200. [En ligne sur notre site]
— L’expression de la peur. « L’Encéphale », (Paris), vingt-septième année, n°1, janvier 1933, pp. 1-9 + 3 planches hors texte. [En ligne sur notre site]
— Le surnaturel et les dieux d’après les maladies mentales. (Essai de théogénie pathologique). Paris, Presses Universitaires de France, 1946. 1 vol.
— La vie affective. Physiologie. – Psychologie. – Socialisation. Paris, Presses Universitaires de France, 1948. 1 vol.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article en français. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire des originaux, mais avons rectifié plusieurs fautes de composition.
 – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 196]

La stigmatisation chez les mystiques chrétiens.

par Georges Dumas.

J’ai essayé de montrer, dans un article récent, de quelles inclinations humaines, tendresse, piété filiale et pitié, le mysticisme chrétien était fait et comment le mystique, en tournant vers son Dieu le faisceau de ses affections terrestres, trouvait un équilibre et une paix que la terre lui refuse. Pour opérer cette conversion, l’âme n’a besoin que de l’ascétisme et de l’idée chrétienne de Dieu ; il lui suffit d’une discipline et d’une foi pour conquérir le bien vers lequel elle aspire et c’est pourquoi, tant qu’il ne s’agit que de sentimens, les mystiques peuvent s’entendre souvent avec la psychologie positive sur la nature de leur amour et la réalité de leur bonheur.

Mais ils ne se bornent pas à conter leurs efforts, leurs espérances et leurs joies ; tous sont persuadés qu’ils reçoivent, par voie surnaturelle, des pouvoirs et des lumières d’un ordre supérieur qui sont comme la consécration de leur vie nouvelle. Dans l’ordre intellectuel, ils prétendent voir le vrai face à face par l’extase ou le connaître indirectement par révélation ; dans l’ordre pratique, beaucoup ont cru faire des miracles ou en être les objets ; [p. 197] vivant en Dieu, ils ont pensé qu’ils participaient à quelque chose de sa nature.

Aussi leurs biographies sont-elles pleines de faits merveilleux qu’ils ont eux-mêmes contés ou que leurs historiens rapportent. Sainte Thérèse (1), par exemple, nous dit dans ses Mémoires qu’elle a été plusieurs fois élevée au-dessus du sol par une force mystérieuse (2) ; sainte Marie d’Oignies aurait violé de même les lois de la pesanteur et traversé la Sambre en marchant sur les eaux, si l’on en croit ses biographes (3) ; saint François-Xavier, d’après Surius, put un jour, sans quitter le vaisseau qui le conduisait en Chine, apparaître à des matelots perdus sur une chaloupe et les rassurer (4) ; saint Philippe de Néri (5), d’après Jacopo Bacci, devenait lumineux tandis qu’il priait ; quelques-uns, comme le tertiaire Bartole, qui vivait vers l’an 1300 (6), auraient répandu de leur vivant ou après leur mort une odeur suave de sainteté. D’autres, comme sainte Lydwine, auraient jeûné sans inconvéniens pendant des mois et des années (7) ; un certain nombre auraient présenté sur leurs corps les marques mêmes des souffrances endurées par Jésus-Christ.

Sans mettre en doute la bonne foi des mystiques ou de leurs exégètes, on a le droit de penser qu’une partie de ces faits sont illusoires ou légendaires, et que d’autres mériteraient au moins quelques confirmations de plus ; mais, dans bien des cas, les témoignages sont si concordans, les affirmations tellement précises, qu’on ne peut, sans parti pris, se contenter de cette attitude d’attente et qu’on est tenu d’y regarder de près ; c’est ce que je voudrais faire aujourd’hui pour la stigmatisation.

I

On donne le nom de stigmates, dans le langage des mystiques, à ces marques et à ces douleurs caractéristiques de la Passion [p. 198] que certains d’entre eux auraient présentées ou ressenties sur ces mêmes parties du corps par lesquelles Jésus souffrit depuis sa condamnation jusqu’à sa mort. Il y aurait eu ainsi des stigmates correspondant au couronnement d’épines, à la flagellation, à la pesée de la croix sur l’épaule et au crucifiement.

La plupart du temps, ces stigmates, invisibles au dehors, se seraient traduits seulement par des souffrances locales ; d’autres fois aussi, ils se seraient manifestés hors de la sensibilité par une modification visible et permanente du corps, et, si l’on en croit les historiens du mysticisme, ces stigmates merveilleux auraient été constatés à plusieurs reprises dans des conditions qui ne permettraient pas le doute.

Catherine de Raconisio (8), dont Razzi a écrit la vie, d’après les manuscrits de Jean-François Pic de la Mirandole, a présenté, entre autres stigmates, celui de la croix et de la couronne avec une netteté particulière. Au cours d’une contemplation, elle avait vu Jésus lui mettre à deux reprises sa croix sur une épaule, et la seconde fois elle avait accepté ce fardeau avec résignation. Elle en garda toute sa vie une épaule plus basse que l’autre et comme chargée d’un poids trop lourd.

La même Catherine, âgée de dix ans, avait reçu de Jésus deux couronnes, l’une de fleurs, l’autre d’épines, et elle n’avait voulu accepter que la seconde ; mais elle n’en devait porter les marques sanglantes que beaucoup plus tard.

Jean-François Pic de la Mirandole, qui eut l’occasion de les observer, les décrit en ces termes : « Elle avait, tout autour du crâne, un cercle formé par un enfoncement assez large et assez profond pour qu’un enfant pût y mettre le petit doigt et autour duquel étaient des bourrelets où il y avait du sang ramassé. Elle me raconta qu’ils saignaient souvent et abondamment. Je l’ai vue moi-même souffrir, à cause de cette couronne, les douleurs les plus violentes ; et ses yeux se couvraient d’un nuage sanglant (9). »

Görres raconte, d’après le Ménologe de saint François (10), qu’une mystique de Sicile, Archangèle Tardéra (11), qui vivait vers 1568, avait obtenu de Jésus, entre autres marques de sa Passion [p. 199], celles de la flagellation et qu’elle restait souvent étendue, respirant à peine, le corps tout disloqué, rayé de meurtrissures, de contusions et d’enflures, tandis qu’elle se sentait frappée de verges et de fouets.

Enfin Jeanne-Marie de la Croix (12) présentait, d’après ses biographes, en même temps que des plaies passagères des pieds et des mains, une plaie permanente du côté gauche : « Sur les pieds et sur les mains, » dit Weber, on pouvait voir de temps à autre des empreintes de clous qu’elle prenait bien soin de cacher. C’étaient des points bleus, semés de taches de sang, ressemblant à des têtes de clous que recouvrait une pellicule très mince… Il s’était formé au-dessous du cœur, » ajoute le même Weber, ci une ouverture semblable à la blessure de Jésus-Christ et qu’elle prit également soin de cacher à tous les regards. Cette ouverture était large d’un doigt et demi, longue de trois doigts, recouverte d’une pellicule transparente semée de taches bleues où l’on apercevait comme des gouttes de sang caillé qui s’y étaient depuis longtemps ramassées (& »). »

Tous ces stigmates variés, depuis celui de la croix jusqu’à celui de la lance, nous montrent dans quel sens étendu et précis à la fois les mystiques ont compris la stigmatisation ; mais si nous voulons faire une analyse et une critique sérieuses des faits, nous avons tout avantage à laisser de côté les énumérations de ce genre pour étudier, chez tel ou tel mystique déterminé, des cas de stigmatisation aussi complets et aussi garantis que possible ; or nous en connaissons quelques-uns.

Le premier en date, celui qu’on ne peut pas se dispenser de citer quand on étudie la stigmatisation, est le célèbre cas de saint François d’Assise (14). Dans sa vie si remplie, François avait toujours fait une part égale à l’action et à la prière et, pour méditer plus à l’aise, il faisait de temps à autre des retraites sur le mont Alverne, dans les Apennins ; mais lorsqu’il eut atteint ses quarante-deux ans, en 1224, il crut pouvoir renoncer tout à fait à l’action pour ne plus penser qu’à son salut et à sa mort qu’il sentait prochaine. Il pouvait espérer que son œuvre vivrait et durerait sans lui ; l’ordre qu’il avait fondé avait été reconnu par le pape Honorius III ; la règle qu’il avait donnée à [p. 200] ses disciples passait pour la conception la plus parfaite de la vie monastique ; satisfait de la tâche accomplie, il s’était démis du généralat entre les mains de Pierre de Catane et il avait gagné l’Alverne pour y vivre dans l’ascétisme et la contemplation. Le sujet familier de ses méditations avait toujours été la Passion du Christ, qui, dans cette solitude, se présentait souvent à lui sous les traits du Crucifié ; François souffrait les mêmes souffrances et prenait part au même supplice. Mais, dans cette retraite de 1224, il se trouva, dit un de ses biographes, « plus absorbé que de coutume par son ardent désir de souffrir pour Jésus et avec lui. Ses journées se passaient partagées entre les exercices de piété, dans l’humble sanctuaire bâti sur la montagne, et la méditation, au milieu des forêts. Il lui arrivait même d’oublier l’église et de rester plusieurs journées seul dans quelque antre de rocher, à repasser dans son cœur les souvenirs du Golgotha. D’autres fois, il demeurait de longues heures au pied de l’autel, lisant et relisant l’Évangile et suppliant Dieu de lui montrer la voie qu’il devait suivre. Le livre s’ouvrait presque toujours au récit de la Passion, et cette simple coïncidence, bien explicable pourtant, suffisait presque toujours pour le troubler. La vision du Crucifié s’emparait d’autant mieux de toutes ses facultés que l’on approchait de l’Exaltation de la Sainte-Croix (14 septembre), fête aujourd’hui reléguée à l’arrière-plan, mais célébrée au XIIIe siècle avec une ardeur et un zèle bien naturels pour une solennité que l’on pourrait qualifier de fête patronale de la croisade.

François redoublait ses jeûnes et ses prières, « tout transformé en Jésus par amour et par compassion, » dit une de ses légendes. « Il passa la nuit qui précéda la fête seul en oraison, non loin de l’ermitage (15). »

Le matin venu, il eut une vision que Thomas de Célano raconte en ces termes : « Il aperçut un homme de Dieu, une sorte de séraphin, qui avait six ailes et se tenait au-dessus de lui, les mains étendues, les pieds réunis, comme cloué à une croix. Deux ailes s’élevaient au-dessus de sa tête, deux se déployaient pour voler, deux enfin cachaient le corps tout entier. A cette vue, le bienheureux serviteur du Très-Haut fut rempli d’admiration ; mais il ignorait le sens de cette vision, et il était plein de [p. 201]joie quand il considérait la beauté du séraphin, plein de tristesse lorsqu’il pensait à son supplice et à ses douleurs. Et il sortit de sa contemplation, ballotté entre la tristesse et la joie qui alternaient dans son âme. Or, tandis qu’il réfléchissait, avec inquiétude, à ce que cette vision signifiait, et qu’il s’angoissait à ne pouvoir la comprendre, les marques des clous commencèrent à se montrer (cœperunt apparere) sur ses pieds et sur ses mains (16)… » Au côté droit était une plaie qui semblait avoir été faite par un coup de lance.

Après ce récit, Thomas de Célano décrit les stigmates : « Ses mains et ses pieds étaient percés de clous dans le milieu ; les têtes des clous, rondes et noires, étaient en dedans des mains et au-dessus des pieds ; les pointes, un peu longues, paraissaient de l’autre côté, se recourbaient et surmontaient le reste de la chair dont elles sortaient. Le côté droit était comme percé d’une lance et le sang s’échappait souvent de la cicatrice (17). »

Tel est le fait que rapporte, d’après des témoignages contemporains, le disciple de saint François qui fut son premier historien (18), et, si l’on veut le contrôler par un témoin oculaire, on peut se reporter soit à la note écrite par frère Léon sur un manuscrit autographe de saint François qui est conservé à Assise, soit à la lettre adressée le lendemain de sa mort à l’ordre des franciscains par frère Elie de Cortone : « Je vous annonce, disait-il, une grande joie et un miracle tout nouveau. Jamais le monde n’avait vu un signe pareil sinon dans le Fils de Dieu qui est le Christ Dieu. Car longtemps avant sa mort notre Frère et notre Père apparaît crucifié, ayant en son corps cinq plaies qui sont vraiment les stigmates du Christ, car ses mains et ses pieds portaient comme des clous en dessus et en dessous et formaient des sortes de cicatrices ; quant au côté, il était comme percé d’un coup de lance et souvent il en suintait un peu de sang. »

Véronique Giuliani (19) est presque aussi célèbre que saint [p. 202] François dans les annales de la stigmatisation ; elle naquit en 1660 à Mercatello, dans le duché d’Urbin, et elle était encore toute jeune lorsque sa mère mourante la fit venir avec ses quatre sœurs près de son lit et plaça chacune d’elles sous la protection d’une des cinq plaies de Jésus. Véronique, vouée à la plaie du côté, en fit dès lors l’objet de ses méditations continuelles et lorsqu’elle atteignit ses dix-sept ans, elle entra comme novice au monastère des Capucines de Citta del Castello.

Elle avait trente-trois ans, et elle vivait depuis longtemps dans l’ascétisme et la contemplation lorsqu’elle vit, dans une extase, Jésus lui offrir un calice d’amertume. Bien qu’elle fût décidée à accepter ce calice, elle éprouva, dit son biographe Salvatori, « de grandes répugnances dans la partie inférieure de son âme. » Elle ne put en effet sans de douloureux combats, soumettre sa nature à son désir de souffrance : « Je ne m’y fiais point encore, dit-elle dans son Journal, car je sentais qu’elle n’était pas matée. Quant à ma volonté, elle a toujours souhaité vivement de boire le calice de mon Sauveur, d’en savourer l’amertume ; enfin d’accomplir la volonté de Dieu (20). »

A partir de ce jour, les visions du calice se répètent et obsèdent Véronique ; quelquefois elle le voit déborder sur elle et elle se sent pénétrée d’une flamme qui la consume ; d’autres fois, tandis qu’elle mange, elle voit une goutte de liqueur tomber du calice sur ses alimens et cette goutte se brise pour se transformer en épées étincelantes qui lui percent le cœur de part en part.

Ce ne fut qu’après bien des obsessions et des luttes que Véronique se sentit capable de boire à la coupe d’amertume et dès lors commencèrent pour elle les tourmens de la Passion. Le 4 avril 1594, pendant la semaine sainte, Jésus lui apparaît couronné d’épines. « Mon bien-aimé, lui dit-elle, daignez me faire part de ces épines, c’est à moi qu’elles sont dues et non à vous, la Sainteté même (21). » A peine a-t-elle achevé ces paroles que Jésus lui répond avec un regard chargé de tendresse : « Oui, ma bien-aimée, je viens pour te couronner. » « Alors, dit-elle, il ôta sa couronne de dessus sa tête et la mit sur la mienne ; la douleur que je ressentis en ce moment fut telle que je ne me souviens pas d’en avoir éprouvé de plus grande ; mais Notre Seigneur [p. 203] me fit connaître que c’était le signe manifeste de son alliance avec lui et qu’en partageant ses tourmens, je devenais l’épouse du Dieu crucifié. Quand je revins à mon état ordinaire, je m’aperçus que ma tête était tout enflée ; de plus, les violentes douleurs que j’y ressentais m’ôtaient les forces à tel point que je pouvais à peine me tenir debout. »

Les médecins qui entreprirent de guérir Véronique de son stigmate et de ses souffrances sur l’ordre de l’évêque Eustachi, purent en constater la réalité en même temps |que leur impuissance, et la sœur Florida Céoli, chargée par ses supérieurs d’examiner les marques de la couronne, affirma plus tard sous serment : « J’ai vu au-dessus du front, tantôt un cercle rouge, tantôt de petits boutons de la grosseur d’une tête d’épingle qui faisaient le tour de sa tête (22). » Ce cercle et ces boutons persistèrent jusqu’à la mort de Véronique, c’est-à-dire l’espace de trente-cinq ans.

Trois ans plus tard, le jour de Noël, elle reçoit le stigmate du côté, image de la plaie de Jésus sous la protection de laquelle elle a vécu. « Jésus enfant m’apparut, » dit-elle, « tout brillant de gloire, m’appelant son épouse et s’offrant à remplir tous mes désirs. Je lui répondis donc en lui donnant le doux nom d’époux : Je ne veux, je ne désire que vous, et tout ce que je vous demande, par vos mérites et ceux de votre Bienheureuse Mère, c’est la conversion des pécheurs…

« En disant cela, je m’aperçus que le saint enfant tenait une baguette d’or en haut de laquelle était une flamme et dont la partie inférieure était faite d’une petite lance de feu. Il mit la baguette sur son cœur et la pointe de la lance dans le mien qui, au même instant, fut traversé de part en part… Revenue à moi, je sentis une vive douleur au cœur et, ayant mis un linge à cet endroit, je le retirai plein de sang (23). »

Avant de la quitter, Jésus lui avait annoncé qu’elle recevrait les stigmates de ses cinq plaies le Vendredi Saint de l’année suivante, qui devait tomber le 5 avril ; elle les reçut en effet à la date fixée et elle rapporte tout au long, dans son Journal, la scène de sa stigmatisation. Elle eut d’abord plusieurs ravisse-mens successifs au cours desquels elle vit son ange confesser devant Jésus tous les péchés qu’elle avait commis ; pénétrée de [p. 204] remords et de confiance, elle suivait cette confession en s’écriant sans cesse : « Encore plus de souffrances, encore plus de croix ! » Mais, à mesure qu’elle passait d’une extase à l’autre, elle se sentait plus près de Jésus, et comme, au cours de la dernière, il lui demandait par trois fois : Que désires-tu ? trois fois elle lui répondit que c’était d’être crucifiée avec lui : — Je te l’accorde, dit Jésus, mais je veux aussi que tu me sois toujours fidèle à l’avenir et je te donne la grâce dont tu as besoin pour cela par le moyen de ces plaies dont je grave l’empreinte en ton corps comme signe du don que je te fais (24)… « Dans ce moment, raconte Véronique, je vis sortir de ses plaies sacrées cinq rayons lumineux qui s’arrêtèrent sur moi et se transformèrent en autant de petites flammes. Dans l’une était la lance, brillante comme l’or, mais toute en feu ; dans les quatre autres étaient les clous. La lance me transperça le cœur d’outre en outre et les clous percèrent mes pieds et mes mains, ce qui me causa une douleur fort sensible. Revenue à moi, je me trouvai les bras étendus en forme de croix ; tous mes membres étaient raides et engourdis ; de violentes douleurs se faisaient sentir aux pieds, aux mains et surtout au côté dont la blessure ouverte rendait de l’eau et du sang (25). »

Les stigmates des cinq plaies persistèrent trois ans pendant lesquels bien des témoins eurent loisir de les approcher.

Le tribunal de l’Inquisition romaine voulut savoir s’ils étaient dus à quelque grâce surnaturelle ou s’ils étaient simplement le fait d’une odieuse supercherie ; il chargea Eustachi, évêque du diocèse, de les examiner et de contrôler la sincérité de Véronique. Toutes les épreuves qui auraient dû, en cas d’artifice, percer à jour son imposture lui furent favorables. Elle apparut à l’évêque et aux religieux qui l’assistaient, comme réellement stigmatisée par Jésus-Christ ; le rapport qu’ils rédigèrent de concert et qui proclame la bonne foi de Véronique contient une description précise de ses stigmates qui offre toutes les garanties de la véracité : « Les plaies des pieds et des mains étaient de forme ronde, de la grandeur d’une petite pièce de monnaie et recouvertes d’une cicatrice de même dimension quand elles étaient fermées. Elles étaient profondes et larges quand elles étaient ouvertes ; un peu moins larges sur la plante des pieds et [p. 205] dans la paume des mains qu’à la partie supérieure ; la plaie du côté était longue de cinq doigts et large d’un doigt au milieu ; elle était toujours rouge et ouverte ; le sang en sortait souvent (26). »

Avec saint François d’Assise et Véronique Giuliani, on pourrait citer plusieurs cas de stigmatisation complète, également garantis par des témoins dignes de foi, celui de Catherine de Raconisio par exemple, de Catherine de Ricci (27), de Jeanne de Jésus-Marie (28) et quelques autres auxquelles nous ne nous ferons pas faute d’emprunter les détails qui nous paraîtront particulièrement intéressans. Mais il nous suffira des deux cas précédens pour appuyer l’ensemble de nos critiques et de nos explications.

II

Et d’abord, nous avons à peine besoin de dire quel sens symbolique et profond tous les mystiques stigmatisés attachent au fait même de leur stigmatisation.

Porter les marques de la croix, de la couronne d’épines, de la lance et des clous, c’est être jugé digne par Jésus de compatir à ses souffrances ; c’est, suivant les propres paroles d’un historien du mysticisme, « gravir avec lui le Calvaire du crucifiement, avant de monter avec lui le Thabor de la Transfiguration (29). » Aussi tous les mystiques souffrent-ils, dans leurs stigmates, des douleurs violentes qu’ils tiennent pour la partie essentielle de leur stigmatisation, et sans lesquelles leurs stigmates visibles ne seraient à leurs yeux qu’un vain décor. Ils éprouvent sous la croix, sous la couronne, sous les clous, sous la lance, les mêmes souffrances que Jésus ; ils râlent et meurent vraiment avec lui ; ils participent à sa Passion de toute la puissance de leurs nerfs. Nous avons vu François et Véronique souffrir dans leurs extases toutes les douleurs du crucifiement ; ainsi font-ils tous : Catherine de Raconisio éprouvait de violentes douleurs sous la couronne de sang qu’elle laissa voir à Jean-François de la Mirandole ; [p. 206] Archangèle Tardera semblait sur le point de rendre l’âme pendant la scène de sa flagellation ; et Catherine de Ricci, en sortant du ravissement où elle fut marquée, « apparut à ses consœurs si amaigrie et si livide qu’elle leur fit l’effet d’un cadavre vivant (30). »

A souffrir ainsi, les mystiques se persuadent non seulement qu’ils se rapprochent de Jésus, mais qu’ils sont admis, par une sorte de grâce divine, à perpétuer le sacrifice de leur Dieu, à expier comme lui des fautes dont ils sont personnellement innocens. Ces douleurs cuisantes des épines, ces souffrances lancinantes des clous et de la lance ne sont pas, dans leur esprit, des douleurs perdues pour les hommes ; elles rachètent des péchés ; elles constituent des gages de salut ; elles sont pour eux la forme religieuse et métaphysique de la charité : « Ces âmes réparatrices qui recommencent les affres du Calvaire, » dit un mystique contemporain, « ces âmes qui se clouent à la place vide de Jésus sur la croix, sont donc en quelque sorte des sosies du Fils ; elles répercutent en un miroir ensanglanté sa pauvre face ; elles font plus : elles donnent à ce Dieu tout-puissant la seule chose qui cependant lui manque, la possibilité de souffrir encore pour nous ; elles assouvissent ce désir qui a survécu à son trépas, car il est infini comme l’amour qui l’engendre (31). » Les stigmates sont, pour ces nouveaux crucifiés, la notification extérieure de leur transformation en Jésus-Christ ; ils proclament qu’Archangèle Tardera, que Véronique Giuliani, que Catherine de Ricci sont si semblables à leur Dieu qu’elles lui succèdent dans la souffrance ; ils sont le sceau visible de leur sainteté.

L’Eglise catholique ne saurait, sans manquer à sa propre philosophie du christianisme, contester aux mystiques ce caractère ennoblissant et sanctifiant de leurs douleurs, et c’est bien sur leurs souffrances imméritées et volontairement subies qu’elle fonde, comme eux, une partie de leurs mérites ; mais elle est loin d’avoir pour leurs stigmates le respect absolu auquel ils prétendent, et elle se montre en général assez méfiante, lorsqu’il s’agit de fonder une canonisation sur ces signes matériels d’élection.

Elle n’ignore pas en effet que les stigmates de la couronne, de la croix, [p. 207] des clous et de la lance se sont montrés depuis saint François chez bien des femmes qui ne se recommandaient pas nécessairement par la pureté de leur vie. Ignace de Loyola, consulté un jour au sujet d’une jeune stigmatisée, répondit que les marques qu’on lui décrivait pouvaient aussi bien être l’œuvre du diable que celle de Dieu (32) et l’abbé Migne a pu écrire en des termes différens, mais dans le même sens : « La Charpy de Troyes était stigmatisée, la Bucaille de Valogne était stigmatisée, Marie Desvallée de Coutances était stigmatisée, et combien d’autres encore ! Nous en avons connu qui ne méritaient rien moins que le nom de saintes qui leur était attribué par un public railleur ou crédule (33). »

Conclure des stigmates à la pureté sans autre information précise serait donc s’exposer à de graves mésaventures ; l’abbé Migne conseille de les éviter en jugeant de la valeur des stigmates d’après la moralité des stigmatisées, et c’est à cette solution prudente que s’arrête Benoît XIV dans son traité de la Canonisation des saints. C’est la subordination du merveilleux mystique à la morale, et Benoît XIV se trouve d’accord sur ce point non seulement avec les auditeurs de rote chargés d’instruire, un siècle auparavant, le procès de sainte Thérèse, mais avec saint Paul lui-même : « Et quand même j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, si je n’ai point la charité, je ne suis rien (34). »

Telle est l’interprétation prudente du catholicisme ; la psychologie expérimentale n’en a-t-elle pas de plus positive à nous offrir ?

Elle se posera, avant toute analyse, un certain nombre de questions dont le première sera celle de l’authenticité des stigmates.

Sans doute beaucoup d’enquêtes bien conduites témoignent en faveur de cette authenticité. Frère Léon avait vu les stigmates de saint François d’Assise comme les médecins qui soignèrent Véronique constatèrent les siens, et nous n’avons aucune raison sérieuse de mettre en doute tant d’affirmations concordantes apportées par les témoins oculaires des faits de stigmatisation. [p. 208]

Mais, quelque confiance qu’on puisse avoir dans la véracité d’un frère Léon, d’un évêque Eustachi ou d’un autre témoin, on a bien le droit de penser que tous ces croyans, une fois convaincus de l’origine divine des stigmates, ont été portés involontairement à exagérer dans leurs descriptions la ressemblance de ces marques avec les plaies de Jésus-Christ. Qu’ont-ils vu en somme, si on distingue le fait de l’interprétation qu’ils y ont jointe et que le terme de stigmate implique déjà ? Ils ont vu, suivant les cas, des érosions sanguinolentes, de petites plaies plus longues que larges, des durillons charnus, des taches bleuâtres ou rougeâtres, c’est-à-dire des modifications très diverses de la peau qu’ils n’auraient vraisemblablement pas remarquées si elles n’avaient apparu aux endroits mêmes où Jésus fut blessé de la lance et percé des clous. Du moment qu’on parle de stigmates, on doit nécessairement exagérer les analogies réelles, et cette exagération était à peu près inévitable pour des esprits qui ne séparaient pas la stigmatisation de l’explication théologique à laquelle ils croyaient tous. Rien n’est plus instructif sur ce point que de comparer la description des stigmates chez un auteur du moyen âge et chez un médecin moderne. Tandis que Thomas de Célano décrit, d’après les témoignages contemporains, les têtes rondes et noires des clous qui perçaient les mains de saint François et leurs pointes qui dépassaient de l’autre côté, le docteur Warlomont constate chez Louise Lateau de petites plaies dorsales et palmaires qui reposent sur de légères indurations mobiles (35). C’est très vraisemblablement le même phénomène de part et d’autre, mais l’observateur impartial voit « de légères indurations mobiles, » là où le croyant voyait avec une entière bonne foi des têtes et des pointes de clous. On a donc le droit de négliger quelques-unes des ressemblances merveilleuses et précises que les historiens des mystiques ont signalées dans les faits déjà si étranges de la stigmatisation ; mais, à cette réserve près, on ne peut douter qu’ils aient vu les faits qu’ils rapportent, et, à vrai dire, ce n’est pas de cette authenticité matérielle que la psychologie a jamais douté.

Ce qui la préoccupe beaucoup plus, c’est la bonne foi des stigmatisés eux-mêmes. Ont-ils vu réellement ces stigmates éclore sur leur peau ? Ne se seraient-ils pas ouvert la paume des mains [p. 209] et la plante des pieds ou fendu le côté dans le désir d’établir leur sainteté sur quelque signe extérieur bien apparent aux yeux de tous ? Avant de chercher une explication scientifique, ne doit-on pas penser à la supercherie ?

On le doit toujours quand on a affaire à des stigmatisés qu’on ne connaît que parleurs stigmates ; à plus forte raison, quand on se croit autorisé par ailleurs à soupçonner leur moralité ; et l’on a pu voir bien souvent les événemens justifier cette méfiance préalable. C’est ainsi que M. Alfred Maury cite plusieurs exemples de mystificateurs qui, dès le moyen âge, se seraient imprimé sur les pieds et les mains les stigmates de Jésus pour exciter l’admiration de leurs contemporains, et dans des temps plus modernes, Rose Tamisier aurait fait par le même artifice de nombreuses dupes (36). Mais, à dire vrai, si des enquêtes de ce genre s’imposent avec Rose Tamisier, elles n’ont pas grand intérêt quand il s’agit d’un saint François d’Assise ou d’une Véronique Giuliani, et l’on ne peut, sans contradiction, soupçonner d’une basse comédie un mystique dont on connaît par ailleurs la conviction profonde et la haute moralité.

On pourrait, avec plus de vraisemblance, invoquer une sorte de supercherie inconsciente et supposer que les stigmatisés, qui sont tous des extatiques et par suite des névropathes, se font, dans des états de demi-conscience ou d’inconscience complète, des blessures dont ils oublient l’origine quand ils reviennent à l’état normal et dont ils sont très sincèrement étonnés et ravis. Les faits de ce genre sont fréquens dans l’hystérie, et l’on a vu souvent, au cours de cette névrose, des sujets préparer, pendant un état de somnambulisme, des scènes compliquées dont ils étaient, après leur réveil, les premières dupes ; pourquoi les stigmatisés ne seraient-ils pas sincères comme ces hystériques et dupes comme eux ? Tous ont le même désir de souffrir avec Jésus-Christ, de participer à son supplice, et il suffit d’une diminution dans la vie consciente et personnelle pour que ce désir provoque des actes que la conscience morale désapprouverait si elle pouvait les connaître. L’explication a séduit quelques psychologues, entre autres M. Alfred Maury, qui a écrit ici même : « On peut supposer que dans ces cas d’extase qui mettent l’imagination hors d’elle-même et font perdre au moi [p. 210] conscience de ses actes, les stigmates ont été souvent imprimés par le mystique sans qu’il ait eu connaissance de ce qu’il faisait. »

On ne saurait écarter a priori une hypothèse que la psychologie des hystériques justifie dans une assez large mesure, mais encore faudrait-il l’appuyer sur des faits bien constatés de supercherie inconsciente dans le cas particulier de la stigmatisation. Or les faits de ce genre manquent encore dans la littérature médicale, ou du moins ceux que l’on connaît avec précision ne permettent guère que des raisonnemens par analogie. Nous savons par exemple que la jeune Meb (37), qui recevait il y a six ans de menus cadeaux de sainte Philomène, se préparait, à l’état de somnambulisme, tous les envois dont elle s’émerveillait ensuite avec sa famille ; c’est elle-même qui, sous la direction de son médecin, a pu retrouver le souvenir de ces artifices et les lui révéler ; mais quand M. Alfred Maury parle de simulation inconsciente chez les stigmatisés, il ne fait qu’une supposition qui aurait besoin d’être confirmée par des épreuves incontestables et qui, dans les temps où l’on ignorait presque tout des phénomènes hystériques, ne l’a jamais été suffisamment.

Tout ce que l’on peut dire, c’est que, chez certains stigmatisés, les stigmates du Christ ont pu avoir cette origine et qu’il a suffi dans ce cas de blessures inconscientes et pourtant volontaires, avivées par le frottement au cours des grandes crises, pour donner au mystique l’illusion du miracle et de la grâce ; mais, même en faisant la part la pins large aux explications de ce genre, on ne saurait les étendre à la totalité des faits depuis qu’on a pu constater de visul’apparition spontanée des stigmates chez des mystiques extatiques, Louise Lateau (38) et Madeleine X… (39). Déjà, dans son enquête sur Véronique Giuliani, l’évêque Eustachi avait fait enfermer les mains de la stigmatisée dans des gants que l’on scellait ensuite, et il avait constaté que les plaies, au lieu de guérir, devenaient plus larges encore ; en 1843, le Père Debreyne tenta sur une autre stigmatisée une épreuve analogue et il put s’assurer que le pied observé saignait le vendredi, [p. 211] sans que le bandage qui le recouvrait eût été dérangé ou touché (40)  ; mais ni le Père Debreyne ni l’évêque Eustachi n’avaient vu se former les plaies, ce qui eût été l’essentiel, et ni l’un ni l’autre ne les avaient protégées contre toute espèce de frottement. C’est pour éviter ce dernier reproche que le docteur Warlomont enferma la main gauche de Louise Latenu dans un globe de cristal assujetti au poignet par cinq cachets de cire, après s’être assuré que les ongles coupés très ras étaient parfaitement inoffensifs ; comme le stigmate saignait chaque vendredi, il posa son appareil le jeudi 21 janvier 1874 à deux heures de l’après-midi et il constata que les plaies cicatrisées de la paume et du dos de la main ne laissaient échapper, ce jour-là, aucun liquide sanguinolent ; le lendemain il les trouva saignantes et il recueillit le sang liquide qui était tombé dans le globe de cristal (41).

Avec Madeleine X… le docteur Janet a été plus heureux encore puisque, sur une peau, déjà amincie il est vrai par des stigmatisations antérieures, il a vu les stigmates se former. Sous l’appareil de cuivre, de caoutchouc et de verre qui avait été scellé sur la face dorsale du pied droit, l’épiderme s’est soulevé, sans aucune action extérieure apparente ; des bulles se sont formées qui ont crevé peu après et donné issue pendant quelques jours à une sérosité sanguinolente (42).

Après des expériences de ce genre, on ne peut guère soutenir que les stigmates du Christ ont toujours été dus à l’artifice inconscient des stigmatisés ; on doit même aller plus loin et reconnaître que si deux épreuves bien conduites, comme celles de MM. Warlomont et Janet, n’ont réussi à établir, pour deux exemples pris au hasard, que la sincérité des stigmatisés et l’origine spontanée des stigmates, c’est dans ce sens qu’on doit conclure équitablement pour la majorité des cas ; et ce sera notre première conclusion. [p. 212]

III

Si le fait est réel, comment l’expliquer ? C’est ici que les difficultés commencent.

Elles s’évanouiraient d’elles-mêmes, ou tout au moins diminueraient beaucoup si les stigmates étaient tous d’ordre musculaire. Nous, savons, en effet, par toute la psychologie du XIXe siècle, quel rapport étroit unit l’image et le mouvement ; sans cesse j’associe des gestes à demi consciens ou tout à fait inconsciens à des représentations ; je me représente vivement un poids lourd et je sens, dans mes muscles, commencer l’effort qui serait nécessaire pour le soulever ; je pense à une saveur désagréable, et je fais une moue de dégoût ; je souris, des yeux et des lèvres, au visage ami que j’entrevois au cours d’une rêverie ; si la sensation véritable provoque nécessairement une réaction motrice, l’image affaiblie de cette sensation la provoque presque toujours.

On ne saurait donc être surpris qu’au cours d’une extase, telle image vive qui s’impose à l’esprit et occupe à elle seule le champ de la conscience puisse déterminer des mouvemens associés ; et si les muscles s’immobilisent dans une altitude, dans un geste ou dans un acte, on a affaire à ces contractions permanentes qu’on appelle des contractures et qui sont si fréquentes dans l’hystérie. Si Catherine de Raconisio, après avoir rêvé dans une extase qu’elle portait la croix de Jésus, garda une épaule basse pendant tout le reste de sa vie, c’est qu’elle avait associé à la sensation d’un fardeau illusoire l’altitude qu’un fardeau réel eût nécessitée. De même Madeleine X… a marché pendant des années sur l’extrémité des orteils depuis qu’elle a été envahie, pendant une extase, par la représentation de son ascension prochaine. Dans un cas comme dans l’autre, il a suffi d’une contracture des muscles abaisseurs de l’épaule ou des muscles extenseurs du mollet, pour provoquer une attitude anormale et durable ; l’explication est aisée.

Mais la plupart des stigmates ne sont pas d’ordre musculaire ; ces durillons, ces escarres, ces hémorragies sont des troubles nutritifs ou circulatoires de la peau qui dépendent du système nerveux de la vie végétative. En temps ordinaire, nous savons [p. 213] bien que les images peuvent agir sur les sécrétions. Les souvenirs pénibles ne provoquent-ils pas, suivant les cas, la sueur ou les larmes ? L’eau ne nous vient-elle pas à la bouche, à la vue d’un fruit que nous aimons ? Nous savons également que, chez les sujets impressionnables, l’idée qu’ils vont rougir suffit pour amener la rougeur ; mais ce sont là des faits très simples de la vie végétative, et la question est justement de savoir si, dans des cas anormaux, une représentation très vive du crucifiement peut déterminer les faits autrement compliqués que nous avons décrits.

Il n’est pas sans intérêt de remarquer que, bien avant que la psychologie pensât à des explications de ce genre, quelques auteurs catholiques s’y étaient plus ou moins arrêtés.

François Pétrarque, dans le livre II de la Vie solitaire, appelle les plaies de saint François les marques merveilleuses des stigmates divins ; mais, dans le livre VIII de sa Correspondance, il écrit : « Sans aucun doute les stigmates de saint François eurent l’origine suivante : il s’attacha à la mort du Christ par de si fortes méditations qu’il la fît passer dans son esprit, se vit crucifié lui-même avec son maître et enfin réalisa dans son corps la pieuse représentation de son âme (43). »

De même Pomponazzi, dans son livre sur l’Incantation (44), pense que les stigmates de saint François peuvent être attribués aux forces naturelles de l’imagination, à moins que l’Eglise n’en décide autrement. Saint François de Sales, dans son Traité de l’Amour de Dieu, reprend et développe la même interprétation : — Cette âme, dit-il, — ainsi amollie, attendrie et presque toute fondue en cette amoureuse douleur, se trouva par ce moyen extrêmement disposée à recevoir les impressions et marques de l’amour et douleur de son Souverain Amant : car la mémoire était toute détrempée en la souvenance de ce divin amour, l’imagination appliquée fortement à se représenter les blessures et meurtrissures que les yeux regardaient alors si parfaitement bien exprimées en l’image présente, l’entendement recevait les espèces infiniment vives que l’imagination lui fournissait, et enfin l’amour employait toutes les forces de la volonté pour se complaire et conformer à la passion du bien-aimé, dont l’âme sans doute se trouvait toute transformée en un second crucifix. Or l’âme, comme [p. 214] forme et maîtresse du corps, usant de son pouvoir sur iceluy, imprima les douleurs des plaies dont elle était blessée es endroits correspondans à ceux esquels son amant les avait endurées ; l’amour est admirable pour aiguiser l’imagination afin qu’elle pénètre jusqu’à l’extérieur ; les brebis de Laban échauffées d’amour eurent l’imagination si forte qu’elle porta coup sur les petits agnelets desquels elles étaient preignes, pour les faire blancs ou tachetés selon les baguettes qu’elles regardèrent dans les canaux esquels on les abreuvait.

« Et les femmes grosses, ayant l’imagination affinée par l’amour, impriment ce qu’elles désirent ès corps de leurs enfans. Une imagination puissante fait blanchir un homme en une nuit, détraque sa santé et toutes ses humeurs. L’amour donc fit passer les tourmens intérieurs de ce grand Amant saint François jusques à l’extérieur, et blessa le corps d’un même dard de douleur duquel il avait blessé le cœur. Mais de faire les ouvertures en la chair par dehors, l’amour qui était dedans ne le pouvait pas bonnement faire. C’est pourquoi l’ardent Séraphin, venant au secours, darda des rayons d’une clarté si pénétrante qu’elle lit réellement les plaies extérieures du crucifix en la chair, que l’amour avait imprimées intérieurement en l’âme (45). »

On ne saurait parler en termes plus heureux de la toute-puissance de l’imagination, et saint François de Sales n’ignore pas de quel secours est le sentiment de l’amour pour provoquer et fortifier les images devant les yeux de l’esprit.

S’il n’élimine pas tout à fait le séraphin, on doit reconnaître qu’il a beaucoup réduit son rôle, et que son analyse est aussi rationnelle qu’il pouvait la donner.

Que le séraphin ne soit plus qu’une simple image, et nous trouvons dans la citation précédente l’explication que M. Alfred Maury devait donner deux siècles plus tard, avec moins de bonheur dans les termes et de précision dans la pensée : « L’imagination fortement excitée peut agir sur nos organes, tantôt pour y développer des maladies, tantôt pour les guérir ; c’est à l’ordre des maladies créées par l’imagination qu’appartiennent les affections bizarres nées sous l’influence du mysticisme chrétien. Quand l’imagination est vivement frappée, elle contraint tout l’organisme à se plier à toutes ses créations ; on concevra donc [p. 215] qu’elle soit capable d’imprimer sur une partie du corps, vers laquelle elle a concentré tout son effort, une marque, une espèce de plaie qui laissera ensuite une véritable cicatrice… Les solitaires de la Thébaïde et quelques visionnaires faisaient voir sur leur peau les marques rougeâtres qu’avait laissées le fouet du démon ou de l’ange qui les avait châtiés… Lorsque les convulsionnâmes prenaient au tombeau du diacre Paris la pose du Christ sur la croix, souvent leurs extrémités devenaient rouges, la paume de leurs mains s’enflammait, une sorte de stigmate passager accompagnait cette méchante parodie de la Passion (46). »

L’explication est très séduisante par son ingéniosité, mais du temps où Pétrarque, Pomponazzi, saint François de Sales et même M. Alfred Maury l’ont formulée, ce n’était encore qu’une hypothèse vraisemblable que n’appuyaient ni l’observation précise, ni l’expérimentation ; or nous sommes bien près aujourd’hui de lui avoir apporté le contrôle favorable des faits.

On a tout d’abord eu l’occasion de constater plusieurs fois, au cours de ces dernières années, que les troubles cutanés qui se localisent chez les stigmatisés aux points d’élection, se manifestent chez beaucoup de névropathes dans les régions du corps les plus diverses. Déjà, en 1859, dans un mémoire célèbre (47), Parrot avait décrit le cas d’une femme névrosée qui, sous l’influence d’un chagrin violent, versa un jour des larmes teintées de sang. A partir de cette époque, elle fut sujette à des hémorragies douloureuses de la peau qui se montraient sur les genoux, sur les mains, sur la poitrine, sur le sillon des paupières inférieures et qui survenaient toujours après une émotion morale compliquée d’une attaque nerveuse où elle perdait le mouvement et la sensibilité : « Elle était torturée, dit Parrot (48), par des douleurs déchirantes qui se montraient alternativement à l’épigastre, aux régions inguinales, aux cuisses, à la tête, sur les parois du thorax. J’observai, à plusieurs reprises, des convulsions très variées et des exsudations de sang sur divers points du corps. Tous les paroxysmes névralgiques s’accompagnaient d’écoulemens sanguins, au niveau des foyers [p. 216] douloureux. » « A diverses reprises, ajoute-t-il, le sang s’échappe de la peau du front et forme comme une couronne autour de la racine des cheveux ; dans le pli des paupières inférieures il coule suffisamment pour qu’on puisse en recueillir plusieurs gouttes. Soit avant, soit après le moment de l’éruption, la peau conserve son aspect habituel, elle ne paraît pas plus injectée sur les points qui saignent que dans le voisinage et l’on n’y distingue aucune tache (49). »

Dans ce même mémoire, Parrot emprunte au professeur Magnus Huss, de Stockholm, la description d’un cas très analogue (50), avec cette différence importante que la malade de Huss, Maria K…, faisait reparaître volontairement ses hémorragies, en se mettant en colère et en déterminant ainsi la crise nerveuse nécessaire à l’apparition de la rosée sanglante.

A côté de ces troubles circulatoires, le professeur Raymond signalait en 1890 des troubles trophiques tout aussi intéressans pour la physiologie des stigmates. Chez une jeune hystérique qu’il présentait à la Société des Hôpitaux le 26 décembre, des ecchymoses s’étaient montrées tout d’abord sur le bord externe du pied droit ; elles survenaient à la suite d’une grande crise, après laquelle la malade restait quatre jours à l’état de sommeil. Cette malade présenta par la suite des phlyctènes à la poitrine, sur les membres supérieurs et sur la face dorsale de la main.

Enfin le docteur Apte, à qui j’emprunte quelques-unes des citations précédentes, décrit dans sa thèse une sorte de gangrène spontanée de la peau qui se manifeste chez les hystériques à la suite d’une légère blessure ou d’une simple émotion et qui s’annonce, tout d’abord, par des douleurs cuisantes, localisées en un point quelconque du corps où surviennent, bientôt après, des vésicules remplies d’un liquide sanguinolent.

« Au bout de quelques jours, » dit-il, « la bulle crève, et il, se forme une escarre en creux ou en saillie ; cette escarre finit par tomber au bout d’un temps assez court, variant entre trois jours ou quelques semaines, et laisse une ulcération rouge garnie de bourgeons charnus qui se cicatrisent lentement (51). »

Ce sont donc des accidens névropathiques connus et observés [p. 217] de près que les troubles cutanés des stigmatisés. Et, si l’on néglige un moment leur répartition si singulière sur la surface du corps, on se trouve en présence de modifications circulatoires ou nutritives qui n’ont rien de particulièrement intéressant ni de mystérieux. Catherine de Ricci, Véronique Giuliani, Ursule Aguir (52), Jeanne de Jésus-Marie, Louise Lateau, Madeleine X… ont présenté des ulcérations, des cicatrices, des hémorragies que beaucoup de névropathes qui ne sont pas mystiques présentent aujourd’hui, et que beaucoup d’autres sans doute avaient présentées avant elles ; mais comment s’est opérée cette localisation si étrange sur les mains, les pieds, le côté, l’épaule, sur toutes les parties du corps où Jésus fut meurtri et blessé ?

Par la suggestion, répondent les neurologistes, et ils nous montrent que, chez beaucoup d’hystériques très suggestibles, on peut déterminer artificiellement par la suggestion verbale ces mêmes lésions de la peau qui se produisent spontanément chez d’autres.

En 1884, un pharmacien de Charmes, M. Focachon, obtient par ce procédé une vésication véritable : « Un jour, raconte M. Beaunis, qu’Elisa F… éprouvait une douleur au-dessus de l’aine gauche, M. Focachon lui suggéra, après l’avoir endormie, qu’il se formerait une ampoule de vésication au point douloureux. Le lendemain, quoiqu’il n’eût rien appliqué, il y avait, au point désigné, une bulle de sérosité. Peu après, il employa le même procédé de la suggestion pour lui enlever une douleur névralgique de la région claviculaire droite, mais cette fois, au lieu de la vésication, il produisit des brûlures en tout semblables à des pointes de feu bien formées et laissant des escarres réelles (53). »

L’année suivante, M. Dumontpallier communique à la Société de biologie des expériences dans lesquelles il a produit par suggestion, chez des hystériques endormis, des élévations locales de température (54). Dans la même séance, MM. Bourru et Burot, professeurs à l’Ecole de Rochefort, font connaître un cas de sueur de sang provoquée par suggestion chez un homme hystérique atteint d’anesthésie et de paralysie sur tout un côté du [p. 218] corps. Un jour, l’un de ces expérimentateurs trace son nom avec un stylet mousse sur les deux bras du patient et lui dit : « Ce soir, à quatre heures, tu t’endormiras et tu saigneras au bras sur les lignes que je viens de tracer. Le soir, sur le côté paralysé rien ne se produit, mais, sur le côté sain, on voit les caractères se détacher en relief et en rouge sur la pâleur de la peau, et des gouttelettes de sang perler en plusieurs points. »

Plus tard, en 1886, le docteur Mabille voit le même sujet, dans des attaques spontanées d’hystérie, se donner à haute voix l’ordre de saigner au bras et présenter, quelque temps après, les mêmes hémorragies (55).

Mrs Binet et Feré, qui rapportent plusieurs cas de ce genre dans leur ouvrage sur le Magnétisme animal, ajoutent qu’à la Salpêtrière, M. Charcot a produit fréquemment, chez des hypnotisés, des brûlures par suggestion, et l’on pourrait citer d’autres faits analogues. On en peut conclure que, si la suggestion est toute-puissante chez les hystériques dans l’ordre musculaire, si elle peut déterminer des paralysies ou des contractures, elle est loin d’être impuissante dans les phénomènes intimes de la nutrition, de la circulation, de la sécrétion, et qu’elle peut non seulement provoquer ces lésions de la peau auxquelles les névropathes sont naturellement sujets, mais encore les localiser à, tel endroit précis du corps que l’expérimentateur a désigné. Or, si la suggestion agit de la sorte sur les phénomènes de la vie végétative, l’explication des stigmates, telle que M. Maury l’a donnée, a beaucoup de chances d’être la bonne, et nous pouvons la reprendre en la précisant.

IV

Un fait, dont il ignorait l’importance et qui cependant est capital, c’est que tous les stigmatisés sont des extatiques et que tous ont reçu, au cours d’une extase, les stigmates dont ils sont marqués.

Est-ce à dire qu’ils furent tous hystériques ? Beaucoup de neurologistes n’auraient pas hésité, il y a vingt ans, devant cette conclusion, parce qu’ils assimilaient volontiers l’hystérie et le [p. 219] mysticisme et tenaient en particulier les extases pour des accidens nécessairement hystériques. J’ai déjà eu l’occasion de dire ici même (56) pourquoi l’assimilation du mysticisme et de l’hystérie ne me paraît pas légitime, et le docteur Léo Gaubert a montré récemment que les phénomènes extatiques peuvent se rencontrer dans d’autres névroses que l’hystérie (57). Mais, quelles que soient les conditions nerveuses de la contemplation extatique, c’est un fait bien établi que, dans tous les états de ce genre, la vie consciente est absorbée par une image unique et toute-puissante autour de laquelle tout rayonne.

Les membres s’immobilisent devant cette image comme si toute la vie organique s’arrêtait pour la laisser régner. Dans ces momens, dit sainte Thérèse, « le corps est comme mort, sans pouvoir le plus souvent agir en aucune façon ; l’extase le laisse dans l’état où elle le trouve ; ainsi, s’il était assis, il demeure assis et, si les mains étaient ouvertes, elles demeurent ouvertes, et si les mains étaient fermées, elles demeurent fermées (58). »

En général, rien n’arrive du monde extérieur qui puisse distraire l’extatique de sa vision ; ses sens sont fermés à la terre, mais en revanche, le tableau qui domine son imagination se détache avec une netteté parfaite ; il occupe la place, toute la place laissée vide par l’es images arrêtées ou par les sensations suspendues ; il se réalise librement dans l’âme, tandis que les sentimens correspondans, joie, tristesse, amour ou pitié, s’attachent à lui pour durer et lui donner en même temps toute l’intensité d’une sensation véritable.

Sainte Thérèse cite elle-même une de ses visions où l’image lui donnait le sentiment complet de la réalité, et où l’émotion d’amour était si forte qu’elle en était troublée jusque dans les dernières libres de son corps immobile et mort. « D’autres fois, dit-elle, la violence de ce transport est si grande, que tout le corps étant comme paralytique, on ne saurait se mouvoir en aucune manière et, si l’on est debout, on se sent comme transporté ailleurs, sans pouvoir même presque respirer ; on pousse seulement quelques gémissemens, mais ils sont intérieurs (59). »

Nous pouvons facilement nous rendre compte de l’influence [p. 220] que prendra dans ces conditions une auto-suggestion que rien ne limite ni n’arrête dans la conscience d’une extatique, et que soutiennent d’autre part les sentimens les plus violens ; tout de même que le ciel se réalise pour le stigmatisé dans des visions de gloire où il croit voir son Dieu face à face, l’entendre et quelquefois le toucher de ses mains, les plaies de Jésus crucifié, qu’il se représente vivement et avec une ardente pitié, finissent par lui être données dans sa chair.

Bien rarement d’ailleurs, c’est au cours d’une première extase, à la suite d’une seule contemplation que le mystique gagne ses stigmates. Pendant longtemps il travaille à les conquérir, à les réaliser à force d’imagination et d’amour ; avant d’être crucifié comme Jésus-Christ, il doit gravir comme lui son chemin de croix.

Nous avons vu que saint François d’Assise aimait à se retirer dans les solitudes de l’Alverne pour méditer sur le supplice du Golgotha ; il avait, pour ainsi dire, l’obsession du Calvaire, il vivait si complètement dans l’idée du crucifiement qu’il signait ses lettres d’un T, symbole de la croix de Jésus, et, dans sa retraite de 1224, il se trouva plus absorbé encore que de coutume par l’objet habituel de sa contemplation. Dans les journées qui précédèrent sa grande extase, il vécut sans cesse, par l’imagination et par la pitié, toutes les souffrances de son maître ; il exaspéra sa sensibilité par le jeûne, et quand le séraphin lui apparut, le matin de l’Exaltation de la Croix, François était prêt à réaliser dans son corps toutes les tortures qu’il avait savourées en esprit. Nous savons aussi que Véronique Giuliani méditait depuis son enfance sur la Passion du Christ, lorsqu’elle le vit lui offrir le calice de fiel ; nous avons signalé chez elle cette obsession du calice, ces gouttes de liqueur qui en tombent pour rejaillir sur elle en dards étincelans.

C’est seulement après ces visions obsédantes qu’elle obtient, beaucoup plus tard, son premier stigmate, la couronne d’épines, puis deux ans plus tard, à force de méditations et de jeûnes, la plaie du côté, et enfin, après une série d’extases que nous avons mentionnées, les stigmates des mains et des pieds.

On pourrait trouver facilement, chez Catherine de Ricci et chez la plupart des stigmatisés, ces mêmes obsessions préparatoires, ce même entraînement de l’imagination, qui se soumet, à la longue, [p. 221] l’esprit et les nerfs de plus en plus dociles et finalement vaincus tout à fait.

Quant à la souffrance que le sujet éprouve réellement dans ses stigmates, même s’ils sont invisibles, elle s’explique bien plus facilement que les stigmates eux-mêmes et ne diffère pas des innombrables variétés de douleurs brûlantes, cuisantes, lancinantes, déchirantes, qu’on peut provoquer par suggestion chez un grand nombre de névropathes. Et si les régions restent douloureuses après les extases, si le moindre contact y provoque des réactions violentes, nous savons trop quelle influence peuvent exercer les idées fixes sur la sensibilité pour avoir à insister longuement sur ce résultat sensible de l’idée de crucifiement. Le fait véritablement rare, étrange, explicable cependant, ce n’est pas la sensibilité douloureuse de la peau dans les régions stigmatisées, ce sont les manifestations extérieures, visibles, matérielles des stigmates.

C’est donc à la toute-puissance des images pendant l’extase qu’il convient d’attribuer les stigmates, mais ce serait une erreur de croire que les mystiques sont passés de l’image à la réalité par la représentation pure et simple d’une plaie. Tous ceux qui nous ont laissé des détails sur la scène de leur stigmatisation nous racontent non seulement qu’ils ont contemplé avec amour les blessures de Jésus, mais qu’ils se sont vus blessés eux-mêmes, soit par une lance de fer et de flamme, soit par des rayons lumineux et sanglans ; à la représentation passive d’une blessure, ils ont substitué d’instinct la vision d’un trait de fer ou de feu qui les blessait, un acte à un résultat, et la puissance suggestive de l’image a été accrue de toute la netteté et de toute l’intensité que le trait pénétrant lui ajoutait. Angèle de la Paix (60) a vu Jésus lui plonger dans le flanc une lance de fer, Catherine de Sienne (61) a vu des rayons de sang s’échapper de ses cinq plaies et venir frapper ses mains, ses pieds et son cœur, Jeanne de Jésus-Marie a été blessée par des rayons de lumière rouge qui partaient des mêmes plaies. « Comme elle était en oraison, » dit son biographe, « le Christ, notre Bien, lui apparut sur sa croix. De ses mains, de ses pieds, de son flanc sortaient des rayons de lumière rouge ; ces rayons resplendissaient comme le feu d’un [p. 222] incendie et, pareils à des flèches, ils allaient frapper ses pieds, ses mains et son côté (62). »

De même Hiéronyme Carvaglio (63), après avoir souhaité pendant longtemps de participer aux souffrances de Jésus, vit descendre du ciel cinq rayons de sang mêlés de feu qui, dirigés vers son corps, lui donnèrent ce qu’elle avait demandé, de sorte qu’elle sentit aux mains et aux pieds la douleur des plaies de son Dieu, mais sans aucune trace extérieure, tandis qu’au côté gauche, s’ouvrait une large blessure qui saignait abondamment, particulièrement le vendredi. Enfin n’avons-nous pas vu, plus haut, Véronique blessée d’abord au cœur par une lance de feu, puis aux mains, aux pieds et au cœur par cinq rayons lumineux qui se transformaient sur la peau en autant de petites flammes ?

Ce n’est pas encore assez cependant que ces traits de flamme et de sang pour expliquer les pluies des stigmatisés ; on doit admettre que les images visuelles ont été soutenues et renforcées par des images plus profondes et tout aussi intenses, ces douleurs multiples qui, du fond de l’être, montaient, pour ainsi dire, à la rencontre de la lance et des clous et que les patiens ont si souvent décrites comme la partie essentielle de leur stigmatisation. Tandis que Jésus posait sa couronne d’épines sur le front de Véronique, elle éprouvait d’atroces douleurs, et quand Marguerite Ebner raconte sa passion, elle se souvient surtout de ses souffrances ; il y a dans les cas de ce genre une collaboration si intime du sens de la vue et de la sensibilité générale, que le mystique souffre en même temps qu’il voit. L’illusion est si complète qu’elle égale la réalité, et la théorie psychologique gagne ici en vraisemblance tout ce qu’elle gagne en précision.

On pourrait s’y tenir, sans plus de commentaires, si un détail très curieux, et en général passé sous silence, ne nous permettait d’entrer plus avant dans le mécanisme de la stigmatisation. Quand on parcourt la liste des stigmatisés, on s’aperçoit qu’ils portent tantôt sur l’épaule gauche, tantôt sur l’épaule droite, la marque de la croix et de préférence sur le côté gauche la marque de la lance. Qu’ils aient hésité pour l’épaule et se soient décidés au hasard, rien de plus facile à comprendre, puisque l’Évangile ne dit pas sur quelle épaule Jésus a porté sa croix et qu’aucune [p. 223] tradition ne nous renseigne ; mais il n’en est pas de même pour la blessure du côté, bien que saint Jean, le seul évangéliste qui en parle, n’ait rien spécifié à ce sujet. De bonne heure en effet, l’Eglise voulut voir, dans l’eau et le sang qui coulèrent de la blessure, l’eau du baptême et le sang de la communion et, dans l’interprétation symbolique qu’elle donna de la Passion, elle se plaça à droite de Jésus pour recevoir le précieux liquide tandis qu’elle laissait la place de gauche à la Synagogue moins favorisée. On peut donc assurer que, depuis saint François jusqu’à nos jours, les stigmatisés ont vu Jésus porter à droite son coup de lance dans toutes les représentations picturales de la Passion et dans tous les crucifix ; dès lors, c’est une question de savoir pourquoi nous trouvons parmi eux, à côté de quelques « droitiers » fidèles à la tradition, un nombre très considérable de « gauchers » qui s’en écartent. Saint François par exem6le est droitier, et l’on peut citer avec lui, parmi les droitiers célèbres, Marguerite Colonna (64), Angèle de la Paix et Catherine Emmerich (65). Mais Véronique Giuliani est une stigmatisée de gauche comme Catherine de Ricci, Catherine de Sienne, Jeanne de Jésus-Marie, Passidée de Sienne (66) Louise Lateau, Madeleine X… et bien d’autres qu’on pourrait nommer. D’où vient que tant de stigmatisés n’ont pas tenu compte d’une tradition consacrée, sur un point qui devait leur paraître capital ?

Quelques-uns d’entre eux ont été marqués à gauche parce qu’ils ont substitué mentalement l’idée du cœur à l’idée du flanc ; c’est dans l’organe de leur amour qu’ils ont reçu le stigmate et Jésus lui-même leur est apparu comme frappé au cœur malgré les tableaux, les crucifix et la tradition qui plaçait sa blessure à droite. « Jésus, dit Véronique, mit la baguette de flamme sur son cœur et la pointe de la lance dans le mien (67). » De même Catherine de Raconisio voit dans une extase saint Pierre lui prendre le cœur, le présenter à Jésus qui le purifie de toute souillure et le remettre à sa place ; elle ressent une grande douleur et pendant longtemps la peau reste enflée et douloureuse dans toute la région du cœur (68) ; c’est également de leur cœur [p. 224] et non de leur côté que parlent d’autres mystiques qui, comme Véronique et Catherine de Raconisio ont été blessés à gauche ; mais cette explication ne vaut pas pour la majorité des stigmatisés de gauche qui se sont bien représenté, dans leurs extases, Jésus blessé au flanc droit et non au cœur. Ils l’ont vu crucifié, le côté droit percé et saignant, et pourtant c’est à gauche, un peu au-dessous du cœur ou sur le cœur, qu’ils ont reçu le coup de lance.

Pourquoi ont-ils ainsi transposé sa blessure, en y participant ? Très manifestement parce que, placés en face d’un crucifix, d’une peinture de la Passion ou d’une représentation mentale de Jésus crucifié, ils devaient recevoir à gauche les rayons, les flammes, les lances de feu qui s’échappaient en ligne droite de sa plaie. Voilà pourquoi Jeanne de Jésus-Marie a été blessée à gauche, bien qu’elle ait vu des rayons ardens partir du côté droit de Jésus, ou plutôt parce qu’elle les a vus partir du côté droit, et l’on pourrait donner une explication analogue pour la plupart des stigmatisées de gauche que nous avons citées.

D’ailleurs, lorsque les stigmatisés de gauche sont amenés à s’interroger sur cette anomalie, c’est à la même explication qu’ils arrivent, et rien n’est plus précis sur ce point que les détails donnés par Catherine de Sienne à Raymond de Capoue, son directeur. « J’ai vu, — dit-elle, — des rayons sanglans sortir des plaies sacrées de Jésus et percer mes pieds, mes mains et mon cœur ; alors je m’écriai : O Seigneur mon Dieu, je vous en supplie, que mes cicatrices ne paraissent point au dehors, — et aussitôt la couleur sanglante se changea en la couleur de l’or et cinq rayons de lumière percèrent mes mains, mes pieds et mon cœur. » Raymond de Capoue lui demande alors : « Il n’y a donc pas eu de rayon sur votre côté droit ? — Non, réplique-t-elle, mais bien sur le côté gauche, directement sur le cœur, parce que le trait lumineux et resplendissant qui sortait du côté de mon Sauveur tombait sur moi en ligne droite (69). »

Catherine de Ricci, qui fut également blessée à gauche, ne nous a pas laissé sur la scène de sa stigmatisation des renseignemens aussi précieux ; mais nous savons par tous ses historiens que, dans sa longue extase de la Passion, elle reproduisait exactement par imitation ce qu’elle voyait faire à l’image de [p. 225] Jésus : « Tandis que, dans ses extases ordinaires, » dit le Père Bayonne, « elle demeurait privée de l’usage de ses sens, le corps immobile et les yeux fixes, ne trahissant ses émotions que par la couleur de son visage qui pâlissait ou rougissait suivant les sentimens qui agitaient son âme ; dans l’extase de la Passion, par une exception merveilleuse, son corps sortait de son immobilité pour se conformer aux gestes, aux altitudes, aux mouvemens divers du corps de Jésus-Christ dans le cours de ses douleurs. Elle présentait ses mains comme lui quand on le chargeait de liens, se tenait majestueusement debout comme lui quand on l’attachait à la colonne de la flagellation et reproduisait tous les mouvemens qu’elle lui voyait accomplir sous les coups dont on l’accablait. Pendant le couronnement d’épines, elle penchait doucement sa tête tantôt sur une épaule, tantôt sur l’autre, selon que les exécuteurs poussaient celle de Jésus à droite ou à gauche ; à l’heure du crucifiement, elle étendait sa main droite, puis sa main gauche, puis enfin posait ses pieds l’un sur l’autre tout comme faisait Jésus quand on le clouait sur la croix (70). » Comme elle regardait Jésus de face on peut présumer, suivant une loi bien connue de la psychologie nerveuse, qu’elle faisait de l’imitation en miroir. Elle levait le bras gauche quand Jésus levait le bras droit, elle penchait la tête à droite quand il la penchait à gauche, et, dans ces conditions, le stigmate de la lance ne pouvait apparaître que sur le côté gauche, comme il apparut en effet après une longue série d’extases.

Mais si notre explication est la vraie, pourquoi quelques stigmatisés portent-ils à droite, comme le Christ, la plaie du côté ? pourquoi font-ils exception à la règle ? On pourrait répondre qu’ils ont reçu les rayons sanglans ou ardens en ligne oblique, et c’est ainsi que les choses se sont peut-être passées quelquefois. Mais bien peu ont pensé à rectifier de la sorte l’illusion du miroir, et s’ils ont été frappés à droite, c’est tout simplement parce que, dans l’extase où ils ont été marqués, ils ne se sont pas placés en spectateurs dociles devant les cinq plaies de Jésus ; ils ont voulu se transformer en lui pour mourir à sa place, être crucifiés ou blessés comme lui, jouer quelque chose de son rôle et, dès lors, ils ont pu être frappés à droite comme lui.

Sans doute saint François d’Assise a eu une vision, mais si [p. 226] l’on se reporte à nos citations, on pourra constater qu’il est placé au-dessous et non en face du séraphin crucifié, qu’il ne s’absorbe pas dans la contemplation de ses blessures, qu’il n’en voit sortir aucun rayon lumineux ou sanglant qui vienne frapper son flanc, ses pieds ou ses mains, qu’il ignore même le sens précis de sa vision, et qu’il ne peut, à l’encontre de ses nombreux successeurs, se représenter une stigmatisation dont il ne connaît pas d’exemple ; aussi pour mourir avec Jésus, pour être crucifié avec lui, pour se transformer en lui par amour et par charité, a-t-il pu se mettre réellement à sa place sans être passivement gouverné par la représentation visuelle de ses plaies.

De même Angèle de la Paix, une autre stigmatisée de droite, n’a pas reçu ses stigmates en contemplant les cinq plaies du Christ. « C’était le Jeudi Saint 1634, » dit son biographe, « et la vingt-quatrième année de son âge ; enfermée dans sa cellule, elle contemplait les tourmens de la Passion de son Seigneur, et quand elle arriva à ce cruel coup de lance qui lui fut donné par un soldat qui s’acharnait contre son cadavre, elle se sentit fondre de douleur. Alors apparut dans sa bienheureuse cellule l’Enfant Jésus assis sur le trône d’ivoire que lui faisait le sein virginal de sa mère, ayant, bien que tout petit, la poitrine ouverte… Elle lui dit : — O puissé-je, mon Dieu, être frappée profondément par toi comme tu l’as été pour moi ! Alors elle vit le petit enfant prendre de sa main débile une lance enflammée et brillante et la frapper avec tant de violence sur le côté droit qu’il atteignit le cœur et le perça d’une large et profonde blessure (71). »

La lance atteint le cœur, parce qu’une tradition veut que Jésus lui-même ait eu le cœur atteint par la lance, mais la blessure d’entrée est à droite chez Angèle de la Paix comme chez Jésus. La stigmatisée, affranchie de la représentation visuelle des cinq plaies, a pu rester fidèle comme saint François et pour les mêmes raisons à la tradition orthodoxe de l’Eglise.

Ce n’est donc pas au hasard, mais par une sorte de nécessité psychologique, que le stigmate de la lance apparaît tantôt à gauche, tantôt à droite. Même quand il se croit transporté par l’extase hors de l’espace et du temps, le mystique obéit aux lois les plus simples de l’optique, et ses stigmates varient dans leur [p. 227] distribution suivant qu’il a été crucifié avec Jésus, blessé par Jésus ou spectateur ému du crucifiement.

Le fait est d’autant plus intéressant qu’on y peut voir, sans exagération, une confirmation inattendue de la théorie psychologique de la stigmatisation, et une preuve de la bonne foi des stigmatisés.

Si la distribution des stigmates se modifie suivant la forme que revêt la représentation de la Passion, n’est-ce pas une raison de plus de penser que la représentation est la véritable cause des stigmates, comme Pétrarque, Pomponazzi et quelques autres l’avaient fait bien avant nous ; et si les stigmatisés de gauche ont toujours la vision des cinq plaies ou du cœur présente devant eux au moment de leur stigmatisation, tandis que les stigmatisés de droite voient se dérouler une scène très différente, n’est-ce pas une raison de croire à la sincérité des uns et des autres ?

Si les stigmatisés de gauche avaient imprimé eux-mêmes sur leur corps les marques de la Passion, n’auraient-ils pas eu le bon sens de placer la plaie de la lance à droite, pour avoir au moins le mérite de la fidélité dans l’imitation ? Auraient-ils surtout décrit, avec tant de précision dans le détail, la constante représentation des cinq plaies et des rayons de lumière ou de sang qui concorde si parfaitement avec la répartition de leurs stigmates ? Et les stigmatisés de droite auraient-ils su qu’ils ne devaient pas parler de la vision obsédante des cinq plaies, bien que la plupart de leurs prédécesseurs l’aient décrite avant eux et lui aient donné comme l’autorité d’une tradition ? Si l’on veut s’en tenir au scepticisme absolu dans cette difficile question des stigmates, on se heurte non-seulement à des enquêtes ecclésiastiques et médicales qui méritent crédit, mais à la logique interne et profonde qui gouverne le jeu de nos images mentales, leur développement et leur rapport avec les phénomènes du corps.

Il y a donc eu et il y a encore très vraisemblablement des stigmatisés de par le monde chrétien. Leurs stigmates nous apparaissent comme suffisamment expliqués ; ils relèvent de lois connues et notre explication dit assez que la psychologie ne peut suivre les mystiques dans le sens symbolique et religieux qu’ils leur attribuent. Mais si nous expliquons aujourd’hui les stigmates, nous pouvons cependant, sans aucune difficulté, nous rendre compte de l’émotion religieuse que bien des croyans ont pu ressentir au moyen âge et dans des temps plus récens devant un [p. 228] phénomène étrange où ils retrouvaient le sceau même de la Passion de Jésus-Christ. Ils voyaient une religieuse, Catherine de Ricci par exemple, vivre pendant des années dans les mortifications et les jeûnes, tendre vers un idéal de souffrance et de sainteté par toutes les forces de son âme, et faire l’admiration des autres religieuses par la pureté de sa vie. Elle se sentait si près de son Dieu que tous les vendredis elle le voyait mourir, et croyait elle-même mourir de sa mort. Un jour, au sortir d’une extase, elle apparaissait marquée de cinq plaies sanglantes, et chaque semaine elle rafraîchissait ses blessures à sa vision. Que pouvait-on penser de ces marques étranges quand on ignorait tout de la physiologie nerveuse et que les mystiques présentaient, par contre, une explication théologique cohérente et claire ? Il fallait toute l’intelligence d’un Pétrarque, d’un Pomponazzi ou d’un saint François de Sales, pour pressentir l’explication rationnelle que la psychologie devait donner un jour.

La théologie, que l’on classe aujourd’hui parmi les sciences d’autorité, passait alors pour la plus expérimentale des sciences. Non seulement Dieu était partout présent dans son œuvre, mais dans les phénomènes de la vie nerveuse il se manifestait sans cesse par des apparitions, des révélations, des stigmatisations, c’est-à-dire par tout le merveilleux dont l’âme croyante du mystique tissait glorieusement et douloureusement sa sainteté.

G. DUMAS.

NOTES

(1) 1515-1582.

(2) Autobiographie, ch. XX.

(3) Histoire de la Vie, Miracles et Translation de sainte Marie d’Oignies, par Buisseret, 1609, liv. III.

(4) Sa vie, dans Surius.

(5) 1515-1595. Cf. sa Vie, par J. Bacci, liv. III, ch. I, p. 235.

(6) Görres, La Mystique divine, naturelle et diabolique, I, 343, d’après le Menologiumd’Huber, p. 2316.

(7) 1380-1433. Acta Sanctorum, 2 avril.

(8) 1486-1547.

(9) Jean-François Pic de la Mirandole, Diario Dominicano de Marchese, V, 40.

(10) 2 sept. p. 1810. Görres, op. cit., II, 228.

(11) 1539-1599.

(12) 1603-1673.

(13) La vénérable J. Marie de la Croix et son époque, p. 361.

(14) 1182-1226.

(15) Vie de saint François, par Paul Sabatier, p. 339, 1re édition.

(16) Acta Sanctorum, octobre, t. II, p. 709.

(17) Id., ibid., p. 709.

(18) M. Paul Sabatier reconnaît que le récit de Thomas est trop précis pour ne pas faire songer à une leçon apprise par cœur, mais il ajoute que la nouveauté même du miracle dut amener les Franciscains à le fixer en une sorte de récit canonique et comme stéréotypé. Voyez toute sa discussion au sujet des stigmates, op. cit., p. 401 et suivantes.

(19) 1660-1727.

(20) Salvatori, Vie de Véronique Giuliani, p. 110.

(21) Journal, ibid., p. 120-122.

(22) Journal, ibid., p. 124.

(23) Id., ibid., p. 156.

(24) Journal, ibid., p 162.

(25) Id., ibid., p. 164.

(26) Journal, ibid., p. 165.

(27) 1522-1589.

(28) 1584-1630.

(29) Görres, op. cit., t. II, p. 189.

(30) Sa vie, par Sandrini, liv. I, ch. XX, p. 69. « Ella pareva uno cadavere spirante, tanta erà la pallidezza. ».

(31) J.-K. Huysmans, Sainte Lydwine, p. 101.

(32) Vie d’Ignace de Loyola, liv. V, ch. 10, par le Père Ribadenayra.

(33) IIe Encycl. Theol., t. XXV, p. 1066.

(34) Saint Paul, Corinthiens, II, 13. Cf. sur ce point le docteur A. Goin, Psychologie du Saint, p. 10-11. Bourges, 1905, chez Tardy-Pigelet.

(35) Louise Lateau, par le docteur Warlomont, p. 44. Paris, 1875.

(36) Revue des Deux Mondes, 1854, t. IV, p. 477.

(37) Communication de M. Pierre Janet, à la Société de Psychologie, — séance de décembre 1901.

(38) 1850-1883.

(39) Vivante.

(40) Essai sur la Théologie morale dans ses rapports avec la Physiologie et la Médecine.

(41) Louise Lateau, par Warlomont, p. 42-45.

(42) Pierre Janet, Une extatique, Bulletin de l’Institut psychologique de juillet 1901.

(43) Lettre à Thomas de Garbo, médecin florentin.

(44) Chap. VI et VII.

(45) Traité de l’Amour de Dieu, liv. VI, chap. XV.

(46) Article cité, Revue des Deux Mondes, 1854, t. IV, p. 457.

(47) Étude sur la sueur du sang et les hémorragies névropathiques. Paris, Masson, 1859.

(48) Op. cit., p. 3.

(49) Parrot, op. cit., p. 3-4.

(50) Archives générales de médecine, août 1857, p. 165 et suiv.

(51) Maurice Apte, les Stigmatisés. Paris, 1903.

(52) 1554-1608.

(53) Beaunis, Vésication par suggestion hypnotique ; le Somnambulisme provoqué, p. 30-31.

(54) Séance du 11 juillet 1885.

(55) Cf. Binet et Feré, le Magnétisme animal, p. 147.

(56) Voyez la Revue du 15 septembre 1906.

(57) Léo Gaubert, la Catalepsie chez les mystiques. Thèse, Paris, 1903.

(58) Autobiographie, ch. XX.

(59) Id., chap. XXIV.

(60) 1610-1662.

(61) 1347-1380.

(62) Nueva Maravilla de la gracia descubierla en la vida della venerabile Madre Sor Juana de Jesu-Maria. Madrid, 1674, par F. de Ameyugo.

(63) † 1585.

(64) 1284.

(65) † 1774-1824.

(66) 1564-1615.

(67) Op. cit., p. 156.

(68) Diario Dominicano, Marchese Sept, p. 27.

(69) Vie de sainte Catherine de Sienne, par Chavin de Mallan, p. 217.

(70) Vie de Sainte Catherine de Ricci, par H. Rayonne, I, p. 146.

(71) Marchese, Diario Dominicano. Vità della serva di Dio Suor Angela della Pace, t. V, p. 526.

 

 

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