Freud et la philosophie morale. Le Disque vert. Par Ramon Fernandez. 1924.

RAMONFREUD0001Ramon Fernandez. Freud et la philosophie morale. Article paru dans la publication « Le Disque vert », (Paris-Bruxelles), deuxième année, troisième série, numéro spécial « Freud », 1924, pp. 129-136.

Ramon Fernandez [Ramon Maria Gabriel Adeodato Fernandez] [1894-1944] fut un des grands critiques de la revue le N.R.F. Deux de ses romand, Pari (prix Fémina en 1932) et Les Violents, roman paru deux ans plus tard et qui est la suite du premier eurent un grand succès. Son principal ouvrage, en ce qui npus concerne fut :  De la personnalité. Préface de Louis Martin-Chauffer. Paris. Au Sans Pareil, 1928.  Vol. 159 p. Dans la collection «  Le conciliabule des Trente ». Ce texte, dédié au psychanalyste Jean Schlumberger, retint toute l’attention de Jacques Lacan qui en parlait avec beaucoup d’admiration. Nous avns retenu également :
— L’Homme est-il humain ?, Collection blanche,1936.
— À la gloire de Proust ou Proust ou la généalogie du roman moderne, Éditions de la Nouvelle Revue Critique, 1943.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Par commodité nous avons renvoyé en fin d’article la note originale de bas de page. – Les images ainsi que les notes bibliographiques ont été ajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 129]

FREUD ET LA PHILOSOPHIE
MORALE.

Il me semble que le message de Freud à la philosophie est double, que l’on peut distinguer dans son œuvre, d’une part une psychologie de l’affectivité, d’autre part une mystique et une mythologie de l’inconscient (1). La première est singulièrement suggestive et d’une belle qualité dramatique, j’y reviendrai tout à l’heure. Quant à sa mystique, et surtout à sa mythologie de l’inconscient, je les crois très contestables et plutôt nuisibles à la réputation de sa doctrine.

II m’arrive, en lisant Freud, de me croire revenu aux beaux jours du manichéisme ; et quand j’assiste aux manœuvres tortueuses de ce dépositaire de notre réalité, je me prends à penser que tant d’efforts pour nous démontrer que le conscient n’est que de l’inconscient maquillé aboutissent quelquefois à nous faire soupçonner que l’inconscient — du moins celui de Freud— n’est que du conscient qui se déguise pour faire peur aux gens vertueux. Certes, le sens aigu qu’a Freud de la vie affective devait l’amener à constater une disproportion éclatante entre la vie telle qu’elle est définie et la vie telle qu’elle est vécue réellement;; mais il est pour moi hors de doute que sa conception du [p.130] dualisme psychique est par trop simpliste et rigide.

Freud a conçu sa théorie à une époque où la conscience était considérée comme le signe distinctif des phénomènes mentaux; et sans peut-être s’en rendre compte, il a fait de l’inconscient une sorte de conscient retourné, construit avec à peu près les mêmes matériaux psychologiques. C’est le reproche que lui adresse un groupe de psychologues dont les travaux récents réduisent considérablement le rôle de la conscience dans la vie mentale (2). On ne sait ce que c’est, disent-ils, qu’un désir inconscient. Le désir n’est qu’un mot qui sert à désigner un des aspects de notre conduite, une notion analogue à la notion de force en mécanique. L’homme se surprend en pleine activité, dans un tumulte d’actes plus ou moins mystérieux : il fait tout ce qu’il peut pour réaliser un certain état de choses ; souvent il connaît ce qu’il veut obtenir, souvent il ne le connaît pas et prend alors les premières raisons convenables qui lui tombent sous la main. On dit que dans le premier cas le désir de l’homme est conscient, qu’il ne l’est point dans le second. L’éminent philosophe Bertrand Russel pense qu’un désir « inconsdent » est une loi causale de notre conduite : « Le désir inconscient n’est pas quelque [p.131] chose qui existe actuellement, mais simplement une tendance vers un certain comportement » (3). De même, la censure freudienne est expliquée suivant les directives ordinaires de la biologie. Un groupe d’habitudes peut « tomber » un autre groupe d’habitudes ou d’instincts sans qu’il soit nécessaire d’invoquer je ne sais quel pouvoir mystérieux. C’est pourquoi un grand nombre de nos désirs ne sont pas satisfaits. « De tels désirs, écrit le Professeur Watson, n’ont pas besoin d’avoir jamais été conscients et n’ont pas besoin d’avoir jamais été refoulés dans la région inconsciente de Freud… Il n’y a aucune raison d’employer ce terme désir pour désigner de telles tendances » (4).

Il est vrai qu’une pareille explication est tout à fait dépouillée de cette grandeur sombre et émouvante qui plaît tant aux littérateurs. Elle a du moins le mérite de dissiper les mirages nouveaux que ce grand destructeur de mirages fait flotter à notre horizon. Après les illusions roses, il n’est rien de plus redoutable que les illusions noires. Étudiez impartialement et attentivement les tableaux cliniques des freudiens, et je m’étonnerais si vous ne remarquiez pas que l’inconscient du malade est une fonction directe de la conscience du médecin, qu’il ne se réalise que dans cette conscience, laquelle se révèle d’ailleurs singulièrement souple et spécieuse. Ici, un rapprochement s’impose : nous retrouvons ce dualisme, ce même rapport, cette [p. 132] même organisation de l’inconscient par le conscient dans la tradition comique. Mais celle-ci s’efforce de restituer à la conscience son dû légitime, c’est-à-dire l’expérience psychologique que tout homme sain devrait acquérir en s’observant et en observant les autres, tandis que les freudiens s’égarent dans des interprétations mythologiques dont le moins qu’on en puisse écrire est qu’elles ne portent aucune des marques de l’esprit positif. Nous voyons aujourd’hui certains malades plus ou moins travestis en gens bien portants, quand ils ne vont pas jusqu’à porter leur maladie comme une auréole, que réjouit fort le succès d’une doctrine qui découvre chez tous les hommes ce qu’on attribuait jadis à l’état morbide de quelques-uns. Je ne crois pas qu’ils aient bien compris la doctrine de Freud, sans doute parce que celle-ci a besoin d’être rectifiée et mise au point.

Elle a ceci d’excellent qu’elle réduit l’opposition néo-chrétienne du mal et du bien, qu’elle fait du bien l’aboutissement du mal et du mal le passé historique du bien, de sorte qu’il n’y a plus ni mal ni bien mais seulement différents moments d’une même histoire (5). Grâce au schème freudien du développement individuel, nous pouvons considérer les perversions et les inversions des adultes comme des sortes d’anachronismes, des ratés physiologistes ; et les gens sains — c’est-à-dire capables de se développer normalement — peuvent observer et diriger leur évolution [p. 133] personnelle avec une liberté d’esprit, une audace et une confiance bien plus grandes que par le passé. Il suffit de réserver pour les cas morbides nettement caractérisés — beaucoup plus rares qu’on ne l’imagine — ce dialogue équivoque du médecin et du malade qui, dans l’esprit où il est mené par Freud et ses disciples, est condamné aux plus dangereuses déviations métaphysiques, et que seul l’inconscient médical a pu les inspirer (6). Les motifs cachés de la conduite d’un homme normal ne sont jamais aussi complètement inconscients qu’il lui plaît parfois de le croire ; et même cette croyance n’a souvent qu’une valeur de justification. Ces motifs, on les sent presque toujours derrière sa conscience, comme on sent derrière soi dans la rue quelqu’un qui vous regarde et qui vous suit. On les reconnaît sans les connaître, si je puis dire; ce sont eux qui donnent sa nuance spécifique à

chacune de nos actions, et il ne faut qu’un peu d’habitude et de mémoire pour composer, à l’aide de ces nuances, l’histoire véritable de notre conduite (7). [p. 134] Nous sommes tous doubles, pour ne pas dire triples et quadruples, par égoïsme et par éducation : connaître cette duplicité, l’éprouver constamment et la réduire avec prudence, c’est le premier degré de la sagesse. Mais pour l’atteindre, il nous faut une liberté d’esprit et une pratique de l’inconscient que nous ignorions avant Freud (8). Malheureusement, il pétrifie ses principes en les exprimant et transforme en tableaux détaillés et définitifs ce qui devrait demeurer à l’état de schème et de direction très générale de la pensée.

Je voudrais maintenant dire un mot de cette psychologie des sentiments qui me paraît fort remarquable chez Freud. Ce n’est pas qu’ici encore je ne trouve bien des affirmations dogmatiques qui me choquent, bien des idées qui d’être trop appuyées perdent la moitié de leur valeur. Mais il n’est que de comparer

les analyses de Freud à la psychologie affective officielle pour mesurer le progrès réalisé. Certes il ne manquait pas avant Freud d’excellentes, de remarquables monographies sur les sentiments ; mais leurs auteurs appliquaient une méthode de discrimination et de classement purement intellectualiste ; c’étaient des dessins, il y manquait le relief et la couleur. Freud est, je crois, le premier savant qui ait tiré parti d’intuitions très voisines de celles des artistes et des poètes, qui donne l’impression d’avoir éprouvé, par expérience ou [p. 135] par sympathie, la complexité réelle et l’intensité dramatique des sentiments qu’il décrit. Il n’est pas jusqu’à son symbolisme si contestable qui ne soit la marque d’une intuition très profonde de la vie affective, si profonde qu’elle exigerait même, semble-t-il, pour s’exprimer l’imagination d’un artiste plutôt que l’organisation logique d’un savant. Freud nous mène à la source de la vie affective et nous révèle le courant unique, la force originelle qui nourrit et détruit nos sentiments ; il nous décrit le travail sournois et sûr par lequel ces sentiments s’emparent de notre intelligence, de notre volonté ,et bientôt de toute notre vie consciente ; et il nous convainc enfin de la parfaite indépendance de l’évolution individuelle par rapport aux concepts rationnels et sociaux. De telles acquisitions, on ne saurait les estimer assez haut. Et peu nous importe que Freud se soit trompé dans l’application, qu’il ait accordé une prépondérance indue à l’instinct sexuel au détriment des autres instincts : le redressement s’effectue de lui-même, bien plus aisément et naturellement que dans la théorie de l’inconscient.

Le grand mérite philosophique de Freud me semble consister en ceci que sa doctrine touche naturellement et sans intention à presque tous les points essentiels de la philosophie morale actuellement en voie de formation. Cette philosophie, on pourrait l’appeler un romantisme organisateur. La pensée moderne en effet incline à accepter franchement les données humaines notées au hasard et souvent déformées par le romantisme, comme étant celles qui proposent les vues [p. 136] les plus fécondes sur l’homme et son devenir. Seulement, elle entend les organiser, les accorder à la tradition d’équilibre et de sagesse classique, les transformer en puissances de pensée et d’action. Au premier rang des problèmes qu’elle s’efforce de résoudre, il faut compter précisément les schèmes directeurs de la pensée freudienne que nous venons d’indiquer rapidement : le primat de la vie affective considérée dans son originalité et sa puissance spécifique d’expansion ; l’organisation des rapports du conscient et du subconscient ; la vie individuelle conçue comme une histoire soumise à des vicissitudes souvent tragiques, mais susceptible aussi d’un développement indéfini ; enfin l’ancien jugement moral, d’origine chrétienne, remplacé par un jugement historique et, si l’on peut ainsi dire, par une mise au point. Je sais bien que ce dernier problème n’est contenu qu’implicitement dans le freudisme ; mais c’est déjà beaucoup qu’il soit la seule doctrine théorique actuelle qui implique nécessairement un problème dont la solution pourrait bien modifier profondément la morale humaine.

RAMON FERNANDEZ.

NOTES

(1) Je ne m’occupe ici que de philosophie morale, c’est-à-dire, des principes et des idées qui concernent la nature humaine et son développement. Quand Freud aura été convenablement décanté par l’action du temps et des analyses impartiales, je ne serais pas étonné qu’on s’aperçût que c’est surtout en tant que moraliste qu’il a fait une œuvre originale.

(2) Ce sont les adeptes de la psychologie du comportement (behaviour, en anglais). En s’efforçant de définir les faits de l’esprit par des actes, des réflexes et des réactions chimiques, en ne recourant qu’en dernier ressort aux données toujours vagues de l’introspection, la psychologie du comportement nous propose une excellente discipline mentale. Sa critique du freudisme me parait, satisfaire à la fois les exigences de la logique, de l’esprit de finesse et du bon sens.

(3) B. Russel. An Analysis of Mind. Ch. 1. Ce remarquable ouvrage contient un bon exposé de la critique de Freud par les behaviourists.

(4) Cité par B. Russel, Op. cit.

(5) J’ai indiqué cette idée, sous une forme un peu différente, dans une note sur Freud (nouvelle Revue Française. Sept. 1923).

(6) En effet, le médecin s’efforce avant tout de guérir le malade, peu lui importe la valeur de sa méthode. On sait que pour la guérison des désordres nerveux on compte presque autant de méthodes que de médecins. Mais cet utilitarisme technique ne saurait constituer une philosophie, et Freud a précisément commis l’erreur de ne pas tracer une ligne de démarcation assez nette entre ses succès thérapeutiques et ses découvertes psychologiques. Ce dialogue du médecin et du malade, on le retrouve avec un peu d’attention dans ses considérations les plus générales.

(7) Cette habitude, et cette mémoire constituent ce qu’on appelle l’expérience. Pour l’acquérir, ils n’ont nullement besoin recourir au symbolisme freudien.

(8) Nous ne l’ignorions pas complètement, à vrai dire, grâce à la tradition comique. Mais on sait que le romantisme a pris d’étranges et souvent bien regrettables libertés avec cette tradition.

 

MAETERLINCK :
« … Il ne faut pas perdre de vue que notre âme est
souvent, à nos pauvres yeux, une puissance très folle
et qu’il y a en l’homme bien des régions plus fécondes,
plus profondes et plus intéressantes que celles
de la raison ou de l’intelligence…»

 

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1 commentaire pour “Freud et la philosophie morale. Le Disque vert. Par Ramon Fernandez. 1924.”

  1. philippe DescharmesLe jeudi 28 janvier 2016 à 20 h 44 min

    Peut-être y – a-tl comme pour Lacan, une grammaire de l’inconscient, pour Freud, plutôt des mythes, et pour Jung, des fonctions archétypiques. Mais, quoique qu’il en soit, le désir, tout comme la haine, tout comme l’amour, ou l’exécration, prouvent, non pas un manichéisme, là, je suis en désaccord, mais l’ambivalence, n’est pas certaine, il y a des degrés de sentiments, comme de sensations et perceptions. Ceci n’a rien à voir avec une échelle de valeurs, ou une gradation, mais en une multiplicité, qui existe dans les rapports de l’être, de son essence et de la société.