Frederic Bérard. Doctrine des rapports du physique et du moral, pour servir de fondement à la métaphysique, 1823, Chapitre X, pp. 594-605.

Frederic Joseph Bérard. Doctrine des rapports du physique et du moral, pour servir de fondement à la métaphysique, 1823, Chapitre X, pp. 594-605.

 

Frederic Joseph Bérard (1789-1828). Médecin et philosophe. Après avoir tenu la chair de Médecine à la faculté de Paris, il occupa la chair d’Hygiène à Montpellier. qui s’opposa aux théories développées par Cabanis, qui sontde développer ses thèses matérialistes sur le lien entre vie psychique et vie physiologique : montrer que les mouvements de l’esprit dépendent de la conformation du corps. Ainsi, un homme bilieux ne pourra-t-il pas avoir une réflexion parfaitement saine et inversement, la nature de la pensée influera sur la nature de la santé. D’ailleurs l’ouvrage dont est extrait le chapitre ici en ligne porte le même titre que celui qu’il combat.quelques ouvrages :
— Doctrine médicale de l’école de Montpellier. Montpellier : impr. de J. Martel aîné, 1819.
— Discours sur les améliorations progressives de la santé publique par l’influence de la civilisation. Paris, Gabon , 1826.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images, ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 594]

CHAPITRE X.

Du Sommeil, des Rêves, du Délire, de l’Aliénation mentale.

§. I. Du Sommeil.

CCCLI.

Quand nous avons exercé un certain temps notre faculté de sentir et notre intelligence, nous éprouvons une impression de fatigue, nous n’avons plus la force d’être attentifs; pour faire cesser cette impression pénible , nous nous décidons à retirer notre attention de tous les objets extérieurs et de nos propres idées ; nous recherchons un endroit écarté, sombre et éloigné du bruit ; nous prenons une position qui exige le moins possible de force musculaire ; nous fermons les yeux, etc. : peu à peu notre attention se sépare des objets ; à la fin nous ne sentons plus : il y a sommeil. On voit donc que le sommeil dépend en partie du moi qui ne prête pas son attention aux objets, et que le sommeil, dans ses rapports avec le moi, peut être considéré comme volontaire. [p. 595]

CCCLII.

Une volonté forte empêche l’établissement du sommeil pendant plus ou moins de temps. La volonté hâte, au contraire, et fixe quelquefois l’heure de son retour. Un phénomène incontestable, et qu’il faut rattacher à cette série de faits que nous présentons ici et à la conclusion que nous en déduisons, c’est que la volonté peut quelquefois nous réveiller à une heure déterminée par avance-elle le peut encore aussi lorsque nous nous le prescrivons, pour arrêter les effets énervans d’un songe lascif. Rien ne prouve mieux que le moi n’est pas toujours entièrement passif dans les rêves. Je n’ai pas besoin de rappeler ici que très-souvent des idées qui nous occupent, même involontairement, empêchent le sommeil ; que la crainte de ne pas pouvoir dormir tient éveillé, etc.

CCCLIII.

On a expliqué le sommeil par des analogies physiques, comme par des compressions du cerveau produites par le sang accumulé, théorie arbitraire et absurde ; par un simple relâchement des fibres qui sont tendues durant la veille, double supposition imaginaire ; par l’épuisement d’un fluide, opinion gratuite en elle-même et qui, [p. 596] en outre, laisse à expliquer comment ce fluide ne se reproduirait pas d’une manière lente, graduée et constante, comme tous les autres fluides de l’économie. On a dit encore que le sommeil était actif, physiologiquement parlant (Barthez) : cela ne nous paraîtrait vrai que moralement parlant et dans le sens que nous l’avons établi. Bichat pense que le sommeil est la cessation ou la suspension , l’intermittence de la vie animale, mais on voit qu’il y a quelque chose de plus.

CCCLIV.

Pour étudier le sommeil sous son véritable point de vue, il faut le considérer à-la-fois dans le moi et dans l’organisme vivant, ainsi que dans les lois propres à l’un et à l’autre et dans les rapports réciproques de ces lois. Nul doute que les organes vivans, surtout ceux qui servent à l’action du moi, ne soient susceptibles d’un état particulier, dont la fatigue est l’expression pour la conscience; que les forces de ces organes ne s’épuisent et n’aient besoin de se renouveler par le repos et par l’absence d’une stimulation permanente ; l’analogie générale prise de tous les organes, même de ceux qui servent spécialement à la vie organique et automatique, justifierait cette proposition ; nul doute que cet état de l’organisme ne soit la condition et la cause occasionnelle du sommeil ; mais [p. 597] aussi nul doute que le moine soit susceptible de fatigue, comme il l’est d’un travail plus ou moins actif ; nul doute que l’exercice intellectuel et moral n’amène le besoin du repos, n’en donne la raison suffisante : nous le sentons de même après de vives émotions morales.

CCCLV.

Ceux qui ont supposé que le moine devenait susceptible de fatigue que par l’intermédiaire du corps, ont abouti , en dernière analyse, au même résultat, ne pouvant pas repousser les données de l’expérience. Ils sont partis d’idées fausses sur l’inaltérabilité de l’action du moi, qu’ils ont considéré moins en lui-même que dans les idées abstraites et théologiques, qu’ils s’en formaient : ils voyaient moins l’homme dans les relations réelles de l’état actuel que dans ses relations avec une autre vie. On ne saurait trop se défaire de ces idées incomplètes et erronées qui ont été la source de mille erreurs, et entre autres du matérialisme de la plupart des auteurs, qui ne pouvant accorder leurs idées avec les opinions de plusieurs théologiens et métaphysiciens sur l’âme, rapportaient à l’action purement organique d’abord certains phénomènes., et enfin tous en général, entraînés qu’ils étaient par l’analogie et l’identité de ceux-ci. [p. 598]

CCCLVI.

Descartes, Leibnitz ont prétendu que l’âme pensait toujours, même durant le sommeil ; que du moins elle avait alors le sentiment de son existence ; mais que ce sentiment et toutes les idées qu’elle pouvait avoir y ne laissant aucune trace dans la mémoire, elle ne pouvait en conserver le souvenir. Cette opinion est démentie par le sens intime, malgré toutes les subtilités par lesquelles on a cherché à décliner son jugement : car le sens intime est juge en dernier ressort dans les matières métaphysiques, qui ne sont au fond que le domaine du sentiment même. Cette opinion singulière de Descartes vient des idées abstraites et scolastiques, qu’il s’était formées du principe de la pensée. Il avait pris, en outre, la pensée comme une modification constante et passive de l’âme, et il l’avait opposée à l’étendue considérée comme image représentative de l’essence de la matière ; mais la pensée n’est qu’un acte du principe dont elle émane, cet acte peut ne pas avoir lieu et le principe n’en exister pas moins. Un homme qui se repose, conserve toujours le principe du mouvement. On ne saurait trop distinguer deux choses si différentes ; mais quand on s’en tient obstinément aux phénomènes ou aux idées qui les représentent (Descartes ), sans jamais [p. 599] remonter de ces phénomènes à leurs principes d’action par un procédé logique légitime, on ne peut manquer de s’égarer dans les erreurs de ce genre.

§. II. Rêves.

CCCLVII.

Les rêves sont actifs et passifs : les idées qui les composent dépendent à la fois de la volonté et de l’activité automatique des fonctions morales, de l’association, soit naturelle, soit accidentelle, des idées, des jugemens et de toutes les opérations morales (Hobbes, Locke, Condillac, Darwin), de l’association des opérations morales avec l’état-des organes et leurs actions vitales. Les matérialistes n’ont connu que cette dernière loi dans les songes qu’ils ont rapportés à ce qu’ils appellent la mécanique du cerveau. Dans ce qu’ils ont d’actif, ils dépendent de l’activité libre du moi ; mais cette activité est plus ou moins enchaînée ou engourdie par l’état de sommeil. Cette activité travaille sur des sensations soit extérieures, soit intérieures, soit actuelles, soit renouvelées par la mémoire. De ce mélange de matériaux combinés par la force morale jetée dans un état si particulier, résulte le désordre et la bizarrerie des songes, et dans certains cas des phénomènes très-curieux qu’on a [p.600] cependant exagérés, tels que des calculs nouveaux de la pensée rendue plus nette et plus libre. Toutes les sensations sont plus vives dans le sommeil ; on imagine, on voit tout ce dont on se rappelle, parce que le moiest moins distrait par les objets extérieurs et par une foule de sensations. Dans cet état, le moi n’a pas l’idée réfléchie de sa propre existence , ainsi que de l’existence des corps extérieurs. Ceux qui ont prétendu que nous n’avions aucun moyen pour distinguer l’état de veille de l’état de rêve , se sont moqués du sentiment intime.

CCCLVIII.

Jusqu’ici il a été impossible de donner une théorie complète des rêves, parce que les uns n’ont vu dans les rêves qu’un état passif ; les autres en ont fait, au contraire, un état toujours actif et quelquefois le plus haut degré des fonctions morales. Ils ont été jusqu’à penser qu’alors l’âme humaine correspondait directement avec les esprits et la divinité, et jouissait d’un sens intérieur particulier (les magnétiseurs). Pour bien saisir la théorie des rêves dont on pourrait faire une histoire du plus haut intérêt (Bacon), il faudrait faire entrer toutes les données que nous avons indiquées ; on verrait alors comment les rêves peuvent se lier aux besoins du corps, à ses dérangemens les plus intérieurs [p. 601] exprimer ces besoins et les moyens que la réflexion et quelquefois même l’instinct, dans des cas très-rares, fournissent pour satisfaire les uns ou pour remédier aux autres ; comment les songes se rattachent souvent à des impressions intérieures sur lesquelles l’imagination travaille et crée les fantômes les plus bizarres.

§. III. Du Somnambulisme.

CCCLIX.

Il est à la fois actif et passif, et reçoit l’application de toutes les lois des rêves. C’est avec ces principes adroitement combinés d’après les faits, que l’on peut expliquer toutes les singularités du somnambulisme, qui jusqu’ici ont été vues sous un jour si faux et ont donné naissance aux opinions les plus hypothétiques.

CCCLX.

Dans le somnambulisme, les différentes facultés ne sont pas dans un état correspondant : les unes sont plongées dans le plus profond sommeil, tandis que les autres jouissent de toute leur activité naturelle et même quelquefois d’une activité prodigieuse, ce qui donne lieu à un mélange singulier de résultats. Certains sens sont réveillés isolément ; quelquefois même une certaine série de sensations ou d’idées occupe tellement l’attention [p. 602] d’ailleurs engourdie par l’état de sommeil, que le somnambule ne voit qu’une seule chose, qu’une seule partie de cette chose, qui absorbe en entier sa faible attention, de manière qu’il ne voit rien de tout le reste. Cette théorie ou cette manière générale de voir les faits réduits en lois, explique les observations curieuses qu’on lit dans l’Encyclopédie (article Somnambulisme), dans les ouvrages des magnétiseurs, notamment dans l’excellente Histoire du Magnétisme, par M. Deleuze. C’est encore à ces principes qu’il faut rattacher la théorie de la catalepsie, de l’extase, etc.

§.  IV. Du Délire.

CCCLXI.

Le délire n’est ni entièrement organique et vital, ni entièrement libre et moral. Quelquefois le délirant raisonne bien et d’une manière active, sur des impressions fausses, et fait des combinaisons d’après les lois que nous avons indiquées. Presque tout ce qu’on a dit sur le délire n’a été imaginé que d’après des idées absolues exclusives et des hypothèses ; on ne s’est jamais même occupé d’avoir une histoire exacte du délire, qui cependant serait de rigueur pour donner la théorie de cet important phénomène. L’auteur qui a présenté les idées les plus exactes sur ce sujet, est [p. 603] sans doute mon savant et honorable ami M. Esquirol, dans le Dictionnaire des Sciences médicales, à l’article Délire.

CCCLXII.

À entendre Cabanis et quelques autres auteurs, les organes intérieurs, sains ou malades, donnent des idées primitives analogues à celles qui sont fournies par les sens extérieurs. Mais cette opinion est inexacte : je demande si, dans le délire ou dans la manie, on aurait jamais des idées de ce qu’on n’aurait jamais vu ? Et cela devrait être cependant dans ce système. Le délirant n’a que ses idées les plus habituelles : d’où il résulte évidemment que le phénomène en question tient à une simple association d’idées ou à de nouvelles combinaisons faites sous certaines conditions. L’état intérieur des organes peut cependant produire sans cause une affection de gaité ou de tristesse, et celle-ci peut rappeler au moi les idées correspondantes.

§. V. De l’Aliénation mentale.

CCCLXIII.

L’homme est seul susceptible de manie. La fréquence de la maladie est même en raison du développement des facultés nationales et individuelles [p. 604] . C’est à tort qu’on a attribué exclusivement la manie au physique et que l’on s’est servi de cette supposition en faveur du matérialisme. La manie dépend souvent de causes morales et tient aux lois de la pensée, que quelques métaphysiciens ont considérée trop abstractivement comme raison pure et inaltérable.

CCCLXIV.

Le fou raisonne bien et activement sur des données fausses : ces données, il les tire d’idées ou de passions venues du dehors et qui ont acquis une fixité, une ténacité telle qu’elles n’obéissent plus à la volonté. La manie se rattache quelquefois à un exercice vicieux des lois de la, pensée elle-même, comme à son automatisme, à l’association des idées, à leurs rapports avec l’état des organes, à leur exaltation, etc. On devrait faire une idéologie de la manie, comme on a fait l’idéologie physiologique ; on verrait qu’elles se montrent soumises aux mêmes lois et s’éclairent beaucoup réciproquement.

CCCLXV.

Dans certains cas, la manie dépend essentiellement du physique, dont les modifications vitales sont en rapport avec les sensations et les idées, comme nous l’avons exposé ailleurs. Au reste, [p. 605] nous regrettons beaucoup de ne pas pouvoir entrer dans des détails à ce sujet et de mettre à profit les observations si curieuses et si complètes de MM. Pinel et Esquirol, qui ont associé si heureusement leurs noms pour la réforme de cette partie de la médecine, et qui ont élevé eu ce genre un monument qui honore à la fois notre art et la France.

 

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